I
Arthur Machen est l’un des pères fondateurs de l’étrange en littérature, mais il n’a pas encore trouvé sa juste place dans la hiérarchie des lettres anglaises. Les contes macabres n’ont jamais vraiment joui du respect des critiques généralistes, qui les considèrent la plupart du temps comme une forme artistique sensationaliste et souvent grotesque. Bien que Machen ait écrit nombre de textes splendides que l’on ne peut classer dans le genre fantastique, son amour de l’étrange et de l’occulte a permis à la littérature établie de ne le considérer que comme un simple raconteur de fables effrénées. Et cependant il n’est guère surprenant que Machen ait continué d’écrire « horreurs et mystères »(1) longtemps après que ses plus belles œuvres des années 1890 ont, comme le disait H.P. Lovecraft, sombré dans la froide indifférence. Car il était né en un royaume hanté par les légendes : le comté de Gwent, aussi appelé comté de Monmouth – la terre où se rencontrent Angleterre et Galles – et où s’attardent encore les enchantements anciens. Le paysage jeta un sort sur le jeune Machen, qui grandit à quelques kilomètres de Caerleon-on-Usk, au sud du Pays de Galles, dans le presbytère isolé de Llanddewi. Comme il l’explique dans Far Off Things (1922), le premier volume de ses mémoires, Machen considérait le Gwent comme une sorte de pays féerique, de royaume sacré : « Plus je vieillis, et plus fermement me convaincs-je que tout ce que j’ai accompli en littérature est dû au fait que lorsque mes yeux, en ma plus tendre enfance, s’ouvrirent, ils avaient devant eux la vision d’une terre enchantée ». Ses contes fantastiques étaient des tentatives de reconquête des sentiments d’émerveillement, de crainte et de mystère que la campagne du Gwent avait inspirés à l’enfant Machen. Ses histoires peuvent bien ne pas être crédibles : elles sont malgré tout enracinées dans un authentique terreau : les rivières, les collines, les petites routes et les forêts de son œuvre existent vraiment : parmi les paysages, très peu sont imaginaires(2).
Les beautés du comté de Gwent sont très lyriquement décrites dans les nouvelles du présent recueil. Malgré les ravages du XXe siècle – les grandes routes, les pylônes électriques et les lotissements tentaculaires –, la campagne ressemble encore beaucoup à ce qu’elle était du vivant de Machen. On peut encore gravir les collines jusqu’à la forêt de Wentwood, jusqu’aux ruines de Bartholly – la maison dont le professeur Gregg fit sa résidence secondaire dans « Histoire du Cachet Noir » – et contempler alors un pays venu du rêve. Comme Aidan Reynolds et William Charlton l’écrivent dans leur biographie, Arthur Machen (1963) : « Si vous regardez la vallée de la Soar depuis le cimetière de Llanddewi qui la surplombe, ou vers le nord, vers les montagnes au-dessus du presbytère, vous comprendrez pourquoi il tardait au jeune Machen d’écrire. »
Machen naquit le 3 mars 1863 à Caerleon, site fameux de la cour du roi Arthur dans la légende et les livres. Au premier siècle de l’ère chrétienne, les Romains y construisirent Isca Silurum, leur ville-forteresse, sur l’Usk, tandis que dans les forêts moroses et les collines balayées par les vents demeuraient des vestiges des races anciennes. Ces éléments, joints aux lectures romantiques de Machen et à ses errances dans les vallées secrètes, enflammèrent son imagination et finirent par lui inspirer dès les années 1890 une longue série de contes d’horreurs et de merveilles. Toutes les nouvelles du présent recueil ont été écrites à Londres ou dans sa région, mais Machen emporta dans son exil les splendeurs du Gwent(3).
Le jeune Machen reçut une excellente éducation à la Cathedral School de Heresford ; mais il trouva la vraie vie dans les livres de son père et la campagne du Gwent. Après la publication d’un poème mystique, Eleusina (1881), il partit pour Londres, travailla pour diverses maisons d’édition et entra en littérature. Il traduisit l’Heptaméron de Marguerite de Navarre (1886), Le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville (1890) et les Mémoires de Casanova (1894). Le Grand Dieu Pan (1894), son premier grand conte macabre, lui procura une brève renommée, mais ses livres lui rapportaient peu d’argent, et il vivait tant bien que mal d’un petit héritage familial. Il écrivit son roman poétique et semi-autobiographique, La Colline des rêves, au milieu des années 1890, mais ne le publia pas avant 1907. Après que sa femme Amy eut succombé à un cancer, Machen rejoignit la société secrète de l’Ordre de la Golden Dawn, fut acteur quelques années durant, et se remaria en 1903. Il travailla alors comme journaliste aux Evening News de Londres pendant dix ans, et connut un autre bref moment de gloire lorsque sa nouvelle, « Les Archers » (1914), donna naissance à une légende de la Première Guerre mondiale, la légende des Anges de Mons. Presque immédiatement, Machen devint l’objet d’un véritable culte littéraire aux États-Unis, où des écrivains tels que Vincent Starrett, Garl Van Vechten et James Branch Cabell défendirent ses livres, le présentèrent et le louèrent comme visionnaire et déplorèrent l’obscurité qui avait terni sa carrière. The Secret Glory, sa version romancée du Saint Graal, fut publié en 1922, et son autobiographie en trois volumes parut entre 1922 et 1924. Il passa ses dernières années à Amersham, une petite ville campagnarde du comté de Buckingham, au nord-ouest de Londres, où il écrivit une dernière série de livres, dont The Green Round (1933), et The Children of the Pool and other stories (1936). Il mourut à l’âge de 84 ans, le 15 décembre 1947, dans un hôpital de Beaconsfield, près d’Amersham.
La contribution majeure de Machen à la littérature de l’étrange, ses contes du Petit Peuple, inspirèrent H.P. Lovecraft, qui, avec son mythe de Cthulhu, adopta le thème d’un très antique esprit du mal survivant à travers les siècles. Ironie du sort ; quoiqu’il eût vécu dans une obscurité plus grande encore que celle que connaissait Machen, Lovecraft est aujourd’hui bien plus connu dans le monde entier.
La science des fées fascinait Machen, et durant les cinquante ans de sa carrière littéraire, il ne cessa de revenir à ce thème. Il broda même des allusions au Petit Peuple dans le tissu de sa plus belle œuvre de fiction, La Colline des rêves. Son héros, Lucian Taylor (qui est, comme son créateur, le fils d’un pasteur des Welsh Borders), doit à sa pauvreté et à ses dons d’imagination d’être rejeté par les respectables philistins de Caermaen (le nom fictif dont Machen rebaptisa Caerleon). Dans son désespoir, Lucian s’effraie de « n’être peut-être pas humain. Il se demanda si ne coulait pas dans ses veines une goutte du sang des fées, qui le fit autre, étranger en ce monde. » Dans une autre scène, Machen décrit le Petit Peuple comme « lointaine lignée d’où descendait Lucian » : et le jeune homme les imagine rampant hors de leurs cavernes, « marmonnait des charmes et des incantations en un langage non humain, sibilant ; il fut assailli par les désirs qui avaient sommeillé en sa race des siècles durant. » L’explication de ce lien étrange se perd dans les brumes de la préhistoire, car les fantaisies de Machen ont, dans la réalité, des fondements bien fragiles. Son peuple féerique tire son origine des peuplades aborigènes et pré-celtiques de la Britannie – le peuple Ibérien, ou Méditerranéen : ethnie de petite taille, au teint sombre, aux yeux sombres, qui érigeait des tumulus funéraires et des menhirs pour le culte de ses morts. Certaines tribus vivaient dans des cavernes, et les fouilles archéologiques tendent à prouver que quelques-unes d’entre elles étaient cannibales. Il y a trois mille ans, les invasions celtes, et leurs guerriers armés de fer, reléguèrent le peuple à la peau sombre dans les collines et les landes de l’ouest, où ils devinrent de mythiques et menaçantes figures – la Tylwydd Têg ou famille des fées. Les Celtes achevèrent leur conquête, mais la race ancienne ne disparut pas complètement. H.G. Wells, dans The Outline of History (1920), écrit ceci : « On peut même se demander si le Nord de l’Angleterre n’est pas, de par ses racines, davantage pré-celtique que nordique. Il y a nombre de Gallois, petits et bruns, ainsi que certains Irlandais, qui sont Ibériens de race. »
Le Pays de Galles est riche en légendes féeriques, et Machen les reprit et les embellit à des fins littéraires. Ses chroniques du Petit Peuple commencèrent avec « Histoire du Cachet Noir » l’épisode le plus frappant de son roman fantastique, Les Trois Imposteurs (1895). Dans une préface à l’ouvrage, écrite des années après sa première publication, Machen écrivait :
« … J’ai si grande confiance en la tradition que je crois fort probable que les contes d’enfant et autres « volés par les fées », le Petit Peuple des Collines, sont des représentations imaginaires d’événements réels. Et le changelin ? Le blond petit nourrisson celte disparaissant de son berceau près de l’âtre, un soir obscur, tandis que père et mère celtes travaillent dur sur la montagne, à couper la tourbe, et les voilà rendus à la maison – il me faut adapter mon idiome à l’affaire – pour trouver près du feu un enfant maigre, au teint olivâtre, aux yeux noirs ? Je ne puis douter que semblable chose s’est produite à maintes reprises. »
Machen expliquait aussi que ses Petites Gens du « Cachet Noir » étaient « presque, si ce n’est complètement, pré-humains. Leurs corps ne sont pas faits comme les corps des hommes ; leurs membres peuvent s’allonger et se rétracter comme le font les cornes de l’escargot. » Cette dernière précision lui fut suggérée par les écrits de Sir Oliver Lodge, médecin et chercheur psychique (il est cité dans Les Trois Imposteurs) consacrés à l’ectoplasme prétendument produit par le médium Eusapia Palladino. L’aspect reptilien du Petit Peuple est lié peut-être à l’horreur que Machen depuis son enfance éprouvait à l’encontre des serpents.
Dans le contexte des Trois Imposteurs(4), l’histoire de la quête du professeur Gregg, à la recherche d’une race inconnue, est une supercherie raffinée, concoctée par une certaine Mademoiselle Lally, l’un des agents du Dr Lipsius, sinistre antiquaire. Encore que la richesse et l’ambiguïté du livre sont telles que les lecteurs, s’ils le préfèrent, peuvent toujours penser que le récit de Mademoiselle Lally est authentique. Elle explique à M. Phillipps qu’elle garde toujours le manuscrit du professeur sur elle, suggérant ainsi qu’une partie de son histoire est vraie. Peut-être Helen Lally était-elle en effet la secrétaire du professeur Gregg, avant de vendre son âme au docteur Lipsius.
Dans la conclusion de sa préface, Machen explique que le travail d’un auteur de contes extraordinaires est « de faire avancer le lecteur doucement, et par ruse ; d’attirer son attention en premier lieu vers des choses crédibles, et même probables, puis, pas à pas, de façon imperceptible, de le conduire dans une caverne remplie de merveilles, de façon à ce qu’il soit stupéfait en lisant la dernière ligne, de devoir se réveiller : Vois ! Ce n’était qu’un rêve ! »
Dans « Le Cachet Noir » la narration de Mademoiselle Lally commence à Leicester Square, au cœur de Londres, puis elle nous conduit des rues ternes de la grande ville jusque dans les terres enchanteresses du sud du Pays de Galles. Ce n’est que lorsque nous avons bien assimilé toutes ces scènes réalistes que Machen nous plonge dans le cauchemar, et que nous entendons parler de ceux qui vivent sous les collines des premiers âges. Même si Machen nous conduit à sa caverne des merveilles, il nous laisse libres de conjecturer sur le contenu de ladite caverne. Le mystère règne, suprême, sur ses œuvres. L’on voit rarement les gens du Petit Peuple dans ces nouvelles, et leur apparence n’est qu’esquissée. On nous donne quelques détails les concernant – ils sont troglodytes, et « à peine plus grands que les bêtes » ; ils célèbrent des rites abjects sur des collines désertes, et ne portent pas dans leur cœur l’usurpateur humain. On notera que même dans « La Main rouge » (1895), le nid souterrain du Petit Peuple n’est jamais décrit, pas même brièvement. Pour communiquer une impression d’épouvante, Machen suggère obscurément : « … Les gardiens sont toujours là, et je les ai vus » dit, en tremblant, le chasseur de trésors à Dyson et à Phillipps. Au lecteur de se faire une image de ce hideux royaume(5).
Ceux qui exigent de leurs lectures d’épouvante des frissons viscéraux plutôt que des énigmes poétiques se satisferont sans doute difficilement des réticences de Machen. Pour de tels lecteurs, il existe une myriade de romans d’horreur modernes, où leur esprit pourra se repaître de violence descriptive, et leur imagination rester inactive. Cependant le lecteur sagace chérira, lui, la technique de Machen. Toute sa vie durant, il a cherché à décrire l’indescriptible, mais bien souvent, ce qu’il ne dit pas est tout aussi important que ce qu’il révèle. Ses nouvelles suggèrent toutes sortes d’hypothèses. Il évoque une scène d’épouvante puis jette un voile. C’est comme s’il nous conduisait par une porte grande ouverte dans une labyrinthique maison des démons : mais il nous laisse imaginer les choses épouvantables qui rôdent au-delà. Il y a quelques scènes très explicites dans les œuvres de Machen, et notamment la descente d’Helen Vaughan dans le chaos primal (voir Le Grand Dieu Pan) et la métamorphose de Francis Leicester dans « Histoire de la poudre blanche » (l’un des épisodes des Trois Imposteurs). Dans « La Pyramide de feu » (1895), nous voyons le peuple des collines grouiller tout autour du lieu de leur épouvantable sacrifice ; mais Machen manie ces scènes avec réserve et subtilité.
Bien sûr, Machen ne cherche jamais à nous convaincre par ses histoires que des créatures féeriques aient pu survivre jusqu’aux temps modernes. Il les utilise comme des symboles, par lesquels l’univers s’avère être le lieu de mystères imposants. Dans sa préface à The House of Souls (1906), un recueil de ses principales nouvelles fantastiques, Machen écrit : « Je crois qu’il apparaîtra progressivement à nombre de mes lecteurs que chaque page ou presque contient une allusion (cachée sous quelque image ou symbole) à ma croyance en un monde qui n’est pas celui de l’expérience ordinaire et quotidienne… » Dans un de ses articles, « Magie celte » (in Notes and Queries, 1926), il déclarait aussi : « Pour le Celte, et ceux qui épousent cet esprit, l’univers matériel tout entier semble un immense symbole ; et l’art est une grande incantation qui peut faire retrouver, d’une certaine manière, le paradis qui fut perdu. »
Machen chercha également à montrer que les choses ordinaires pouvaient, tout autant que les choses extraordinaires, receler du miraculeux. Dans Things near and far (1923), le deuxième volume de ses mémoires, il affirme que les merveilles du monde se trouvent à deux pas de Gray’s Inn Road, dans ce quartier du nord de Londres où il écrivit La Colline des rêves et « Le Peuple blanc » : « Celui qui ne peut trouver l’émerveillement, le mystère, la crainte, le sens d’un royaume jamais découvert dans les alentours de Gray’s Inn Road ne trouvera jamais ces secrets ailleurs, ni au cour de l’Afrique, ni dans les cités cachées et légendaires du Tibet… Les merveilles gisent toutes à un jet de pierre de la gare de King’s Cross. »
Machen dit aussi que chaque atome de création est aussi merveilleux que n’importe quelle romanesque légende du peuple des fées. Le motif répété dans son œuvre, explique-t-il dans The London Adventure (1924), c’est « le sens des mystères éternels, la beauté éternelle dissimulée sous la croûte des choses banales et ordinaires ; dissimulée, et cependant brûlante, rayonnant sans cesse si vous voulez bien la voir d’yeux purifiés. »