2. Les yeux sur le mur
Tôt le matin, M. Dyson respira longuement l’air des collines et savoura le charme du paysage du haut de la terrasse… L’ancêtre de Vaughan avait construit au pied d’une colline élevée, à l’abri d’un bois épais d’arbres centenaires qui s’étendait sur trois côtés de la maison ; le quatrième côté, orienté au sud-ouest, donnait sur une pente douce s’enfonçant dans la vallée où serpentait un ruisseau que les aulnes dérobaient par endroits aux regards. Sur cette terrasse abritée, aucun vent ne soufflait et, très au-delà, les arbres restaient immobiles. Seul le chant du ruisseau, dont l’eau limpide et scintillante se déversait en contrebas dans les étangs sombres et profonds, rompait le silence. De l’autre côté du cours d’eau, juste au-dessous de la maison, s’élevait un pont de pierre grise, avec une voûte et des contreforts, vestige du Moyen Âge ; au-delà du pont, les collines se dressaient à nouveau, vastes et circulaires comme des bastions, couvertes ça et là de forêts sombres et de fourrés, mais leurs sommets privés d’arbres ne laissaient apparaître qu’une herbe grisâtre et des plaques de fougères avec, par endroits, la touche d’or d’un feuillage en train de se faner. Dyson regarda vers le nord puis vers le sud ; il vit toujours la muraille des collines, les bois séculaires, la vapeur qui s’élevait dans les intervalles ; tout cela plongé dans la grisaille de la brume matinale, sous un ciel plombé, dans une atmosphère silencieuse et hantée.
La voix de M. Vaughan rompit le silence :
— Je pensais que vous seriez trop fatigué pour vous lever si tôt. Je vois que vous admirez la vue. C’est très joli, n’est-ce pas ? Je suppose cependant que le vieux Meyrick Vaughan n’a pas prêté grande attention au paysage quand il a construit la maison. Elle est d’un gris curieux, ne trouvez-vous pas ?
— Oui, et comme cette couleur se marie bien avec l’entourage ; le bâtiment semble faire corps avec les collines grises et le pont gris qui se trouve au-dessus.
— Je crains de vous avoir fait descendre inutilement, Dyson, dit Vaughan alors qu’ils se mettaient à arpenter la terrasse. J’ai déjà été à l’endroit en question ; et, ce matin, on ne trouve trace de rien.
— Ah ! vraiment ? Eh bien ! si nous faisions tout de même un tour.
Ils traversèrent la pelouse et allèrent jusqu’à l’arrière de la maison en suivant un chemin qui traversait un bosquet de chênes verts. Là, Vaughan désigna un sentier descendant vers la vallée et remontant sur les hauteurs au-dessus des bois, et, peu après, ils se trouvaient contre le mur du jardin, près de la porte.
— C’était ici, voyez-vous, dit Vaughan en désignant une partie du gazon. Je me trouvais exactement là où vous êtes, le matin où j’ai vu les silex pour la première fois.
— Ce matin-là, c’était l’Armée, comme je l’appelle ; puis, ce fut le Bol, ensuite la Pyramide et, hier, la Demi-Lune. Quelle pierre curieuse », s’exclama-t-il en désignant un bloc de calcaire planté tout près du mur, sur le gazon. « On dirait une petite colonne, mais je pense que c’est naturel. »
— Moi aussi. Pourtant je suppose qu’elle a été apportée car, sous nos pieds, il n’y a que du grès rouge. Sans doute a-t-elle été utilisée dans les fondations de quelque bâtiment plus ancien.
— C’est très probable. » Dyson examinait tout avec attention, depuis le sol jusqu’au mur surplombé par les arbres du bois épais, dont l’ombre se projetait sur une partie du jardin et obscurcissait ce coin dès le matin.
— Regardez ici, dit au bout d’un instant Dyson ; cette fois, ce sont certainement des enfants. Regardez.
Penché en avant, il examinait la surface rouge foncé des briques patinées dans lesquelles le mur était construit. Vaughan s’approcha et posa un regard pénétrant sur l’endroit désigné par Dyson ; il pouvait à peine discerner une marque légère, d’un rouge plus foncé.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Je n’identifie rien.
— Regardez d’un peu plus près. Ne voyez-vous pas qu’on a essayé de figurer un œil humain ?
— Ah ! je vois maintenant ce que vous voulez dire. Je n’ai pas très bonne vue. Oui, cela veut représenter un œil, sans aucun doute, comme vous dites. Je croyais que les enfants apprenaient le dessin à l’école.
— Oui, cet œil est assez étrange. Vous avez remarqué cette forme caractéristique, en amande ? On dirait l’œil d’un Asiatique.
Dyson regarda d’un air songeur le travail rudimentaire de l’artiste, puis il passa à nouveau le mur en revue, se mettant même à genoux pour le faire plus minutieusement.
— J’aimerais beaucoup savoir, dit-il enfin, comment un enfant vivant dans cette localité reculée peut se faire une idée de la forme d’un œil de Mongol. L’enfant ordinaire, voyez-vous, a une représentation précise de l’œil : il trace un cercle ou quelque chose d’approchant, et il met un point au centre. Je ne crois pas que l’enfant se figure qu’un œil est ainsi fait ; c’est simplement une convention dans l’art enfantin. Mais la forme de celui-ci m’intrigue énormément. Peut-être a-t-elle été inspirée par l’un de ces Chinois dorés que l’on voit chez l’épicier sur les boites de thé. Cependant, elle ne lui ressemble guère.
— Mais comment pouvez-vous être sûr que ce dessin est celui d’un enfant ?
— Voyons ! Constatez vous-même. Ces vieilles briques ont un peu plus de cinq centimètres d’épaisseur ; elles s’étagent sur vingt rangées entre le sol et le dessin – si nous désignons cette chose ainsi – cela nous donne une hauteur d’un mètre environ. Maintenant, imaginez un instant que vous vous proposiez de dessiner sur ce mur. Votre crayon viendrait en contact avec le mur quelque part au niveau de vos yeux, c’est-à-dire à plus d’un mètre cinquante du sol. Il paraît donc simple de déduire que cet œil a été dessiné par un enfant d’une dizaine d’années.
— Oui, je n’avais pas pensé à cela. C’est bien sûr l’un de ces enfants qui en est l’auteur.
— Je le suppose. Cependant, comme je le disais, il y a quelque chose de singulièrement peu enfantin dans ces deux lignes, et le globe de l’œil lui-même, comme vous voyez, est presque ovale. À mon avis, ce dessin a un air étrange, d’un autre âge et, en même temps, un aspect assez désagréable. Je ne puis m’empêcher d’imaginer que si nous voyions apparaître un visage entier tracé de la même main, il serait plutôt déplaisant. En vérité, cette idée est assez absurde et nous n’avons pas beaucoup progressé dans nos investigations. Il est curieux que la série des silex ait pris fin aussi brusquement.
Les deux hommes retournèrent vers la maison ; au moment où ils parvenaient à la porte d’entrée, une éclaircie soudaine traversa le ciel gris et un rayon de soleil vint illuminer la colline qui se dressait devant eux.
Pendant toute la journée, Dyson erra, songeur, dans les champs et les bois entourant la maison. Ces faits, pourtant banals, qu’il s’était proposé d’élucider, le déroutaient profondément ; il ne cessait de prendre dans sa poche la pointe de flèche en silex, de la retourner en tous sens et de l’examiner avec une attention soutenue. Cet objet était tout de même différent des spécimens qu’il avait observés dans les musées et les collections privées ; la forme en était caractéristique et, sur le bord, se remarquait une rangée de petits points, répondant probablement à une intention décorative. Qui, se demandait Dyson, peut se trouver en possession de tels objets dans une localité aussi reculée ; et qui, les ayant entre les mains, peut les avoir utilisés d’une manière aussi fantastique pour tracer des figures sans signification au pied du mur de Vaughan ? La totale absurdité de cette affaire le choquait profondément ; et comme les théories ne prenaient forme dans son esprit que pour être rejetées aussitôt, il éprouvait une violente tentation de sauter dans le premier train pour Londres. Il avait vu la collection de pièces d’argenterie de Vaughan, il avait examiné le bol à punch qui en était le joyau, avec la plus vive attention ; sa conversation avec le maître d’hôtel acheva de le convaincre du fait que, parmi les hypothèses envisagées par l’enquête, il fallait exclure celle d’un projet de cambriolage du coffre-fort. La boîte dans laquelle le bol était rangé, un travail massif en acajou, datant évidemment du début du siècle, faisait certes penser à une pyramide, et Dyson se sentit tout d’abord enclin à se livrer aux démarches stupides du détective ; mais, en y pensant avec plus de sang-froid, il acquit la conviction que l’hypothèse du cambriolage aboutissait à une impossibilité et il se lança avec acharnement à la recherche de quelque chose de plus satisfaisant. Il demanda à Vaughan si des bohémiens campaient dans le voisinage, mais celui-ci lui répondit qu’on n’en avait pas vu depuis des années. Dyson en éprouva une grande déception, car il connaissait l’habitude qu’ont les Romanichels de jalonner leur route d’étranges hiéroglyphes et cette idée l’avait ravi. En posant sa question, il se trouvait en face de Vaughan, devant l’âtre à l’ancienne mode ; sa théorie s’étant effondrée il se laissa aller en arrière, de découragement dans son fauteuil.
— C’est curieux, dit Vaughan, mais nous ne sommes jamais importunés ici par les Bohémiens. De temps à autre, les cultivateurs trouvent des vestiges de feux dans les parties les plus sauvages des collines, mais personne ne semble savoir qui allume ces foyers.
— Vous êtes sûr que cela ressemble à des feux de Bohémiens ?
— Non, pas dans ce genre d’endroits. Les rétameurs, les Romanichels, et les rôdeurs de toutes sortes restent à proximité des routes et ne s’éloignent jamais beaucoup des fermes.
— Bon, je ne peux rien tirer de cela. J’ai vu des enfants passer cet après-midi et comme vous l’avez dit, ils passent tout droit, en courant. En tous cas, nous n’aurons plus d’yeux sur le mur.
— Non. Il faut que je les suive, un de ces jours, pour découvrir qui parmi eux est l’artiste.
Le lendemain matin, quand Vaughan partit pour sa promenade habituelle, de la pelouse jusqu’à l’arrière de la maison, il trouva Dyson qui l’attendait déjà à la porte du jardin ; il était dans un évident état de surexcitation, car il l’appela aussitôt en gesticulant avec vigueur.
— Qu’y a-t-il ? demanda Vaughan. Toujours les silex ?
— Non, mais regardez, là, sur le mur. Vous ne voyez pas ?
— Encore un de ces yeux !
— C’est cela. Dessiné, regardez, à une petite distance du premier, presque au même niveau, mais légèrement plus bas.
— Qui diable peut l’avoir fait ? Sûrement pas les enfants ; ce dessin ne se trouvait pas là hier au soir et ils ne passeront que dans une heure. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?
— Je crois que le Diable lui-même est à la base de tout cela, dit Dyson. Bien entendu, on ne peut s’empêcher de conclure que ces yeux démoniaques en amande doivent être attribués à la même opération que les figures tracées à l’aide des pointes de flèches. Où cette conclusion doit nous conduire ? C’est plus que je ne puis dire. Pour ma part, il faut que je réfrène énergiquement mon imagination, de crainte de devenir fou.
Ils s’éloignaient du mur. Dyson ajouta :
— Vaughan, avez-vous été frappé par le fait qu’il existe un point commun très curieux entre les figures faites de silex et les yeux dessinés sur le mur ?
— Lequel ? demanda Vaughan dont le visage venait de s’assombrir de crainte.
— Celui-ci : les symboles de l’Armée, du Bol, de la Pyramide doivent, nous le savons, avoir été tracés la nuit. Nous pouvons présumer qu’ils étaient destinés à être vus dans l’obscurité. Eh bien ! le même raisonnement s’applique précisément à ces yeux sur le mur.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— Bien sûr. Actuellement, les nuits sont noires et le ciel a été très nuageux, je le sais, depuis mon arrivée. De plus, ces arbres qui surplombent le mur doivent le plonger dans une ombre épaisse, même par une nuit claire.
— Et alors ?
— J’ai été frappé par ceci : quelle vue particulièrement perçante doivent-« ils » (quels qu’ils soient) avoir, ceux qui ont pu disposer les pointes de flèches dans cet ordre minutieux au plus épais de l’ombre des arbres et dessiner ensuite ces yeux sur le mur sans trace de bavure ni ligne inutile.
— J’ai lu que les gens enfermés dans des donjons pendant de longues années étaient devenus capables de voir clair la nuit, dit Vaughan.
— Oui, répliqua Dyson, il y a l’abbé Faria dans Monte-Cristo. Mais c’est un exemple unique.