LE PETIT PEUPLE
Je viens de consulter un fort curieux ouvrage, et je vais vous raconter l’histoire des Asiki, ou Petits Êtres, en précisant tout d’abord que le singulier est Isiki. La tradition veut que les Asiki aient été autrefois des enfants humains parfaitement normaux, mais que des sorciers ou des sorcières aient capturé ces enfants sans défense et les aient entraînés dans les profondeurs obscures de la forêt, où ils ne pouvaient espérer aucun secours, où personne ne pouvait entendre leurs cris. Les sorciers commencent par leur couper la langue, afin qu’ils perdent à jamais l’usage de la parole et ne puissent les dénoncer. Après les avoir enlevés, ils les cachent dans un endroit secret, où ils leur font subir des sortilèges qui modifient entièrement leur nature et les rendent immortels. Ils oublient alors leur foyer, leur père et leur mère, et toute leur famille. Même leur chevelure subit une métamorphose. Leurs cheveux crépus deviennent longs et raides, et leur tombent dans le dos. À l’arrière de la tête, ils portent un curieux ornement en fibre tressée, en forme de peigne. Ils considèrent que cet objet est une partie intégrante de leur vie, de la même manière que, dans un autre coin du monde, on trouve des gens qui conduisent des automobiles et chérissent des petites images, des idoles et des figures grotesques, censées constituer une protection extrêmement puissante. Il n’est pas rare, lorsque la nuit est noire, de voir les Asiki, et il arrive qu’on les croise au cours de leurs promenades. D’après la tradition, si un homme se montre assez intrépide, ou si des charmes et des sortilèges l’ont rendu assez courageux pour oser capturer un Isiki et lui arracher son peigne, la possession de ce talisman lui apportera la fortune. Mais il lui sera impossible d’en profiter en paix. On verra l’Isiki, plongé dans la détresse et le désespoir, rôder autour du lieu où on lui a dérobé le peigne magique et s’efforcer de le récupérer. Et pas plus tard qu’en 1901, à Libreville, au Congo français, on rapporta d’étranges histoires sur ce Petit Peuple. Un Français, connu pour être un franc-maçon, qui rentrait chez lui après avoir dîné un soir au restaurant, aperçut de l’autre côté de la route une petite silhouette marchant à sa hauteur, à la même allure que lui. Il demanda à voix haute : « Qui va là ? » Sa question resta sans réponse ; la petite silhouette continua de marcher, avançant et reculant devant lui.
Quelques soirs plus tard, un Noir, employé dans une maison de commerce, rencontra l’Isiki près de l’endroit où le Français l’avait aperçu. Le Petit Être le prit en chasse ; il prit ses jambes à son cou et raconta ce qui venait de lui arriver à son maître. Le marchand se contenta de lui rire au nez, mais le soir suivant, il raconta l’histoire à une société choisie d’hommes blancs et de femmes noires, en présence du franc-maçon. Le Français dit alors : « Votre employé n’a pas menti ; il vous a bien dit la vérité. J’ai moi aussi rencontré le Petit Être, mais je n’ai pas cherché à l’attraper. » Les femmes noires parlèrent alors du curieux ornement en forme de peigne, en précisant que les Asiki le gardaient jalousement, et qu’il apportait la fortune à celui qui réussirait à s’en emparer. Le Français – autrement dit, le franc-maçon – déclara alors : « Puisque l’Isiki est si petit, la prochaine fois que je le verrai, j’essaierai de l’attraper et de vous l’amener ; vous pourrez ainsi le voir et vous convaincre de la véracité de cette histoire. »
Peu de temps après, le Français et le négociant sortirent de nuit pour tenter de retrouver l’Isiki. Ils rentrèrent bredouilles mais, quelques nuits plus tard, le Français le rencontra près de l’endroit où on l’avait aperçu. Il s’élança à sa poursuite et essaya de l’attraper, mais l’Isiki réussit à lui échapper. Il parvint néanmoins à lui arracher son peigne et, l’emportant avec lui, courut vers sa maison. Le Petit Être en fut contrarié et lui courut après pour récupérer le talisman. Privé de langue, il était incapable de s’exprimer, mais il étendait la main d’un air implorant, en désignant l’arrière de sa tête ; il poussait des sons rauques et pathétiques, pour supplier qu’on lui rende son précieux trésor. Il suivit le Français jusqu’au moment où il arriva en vue des lumières de sa maison, puis disparut. Le Français montra le peigne à ses amis, noirs et blancs, et ils reconnurent qu’ils n’avaient encore jamais rien vu un tel objet. À partir de cette nuit-là, des Noirs virent fréquemment l’Isiki, et ils avaient peur de suivre ce chemin la nuit. Il suivait constamment le Français, et le suppliait de ses mains, dans une manifestation muette, en émettant seulement une sorte de grognement guttural. Le Français commença à en avoir assez et décida qu’il était temps de lui rendre le peigne. Le soir suivant, il l’emporta donc avec lui, ainsi qu’une paire de ciseaux. Le Petit Être fit son apparition et se mit à le suivre. Il lui tendit le peigne dans le creux de sa main. L’Isiki bondit sur lui et parvint à s’emparer du talisman ; le Français essaya alors d’attraper l’Isiki, mais le Petit Être était trop agile et lui échappa. Il parvint néanmoins à couper une mèche de sa longue chevelure raide avec ses ciseaux, et la rapporta chez lui, où il la fit voir à ses amis.
Telle est l’histoire rapportée par le Dr Robert H. Nassau, un missionnaire américain, qui a travaillé quarante ans en Afrique. Il semble craindre que son récit ne soit tenu pour invraisemblable. Il me paraît, pour ma part, extrêmement vraisemblable, en prenant soin naturellement d’écarter l’épisode relatif aux opérations par lesquelles ces Petits Êtres sont créés, et le passage qui leur attribue l’immortalité. Les Petits Êtres ne furent pas créés à partir de petits négrillons crépus par les artifices magiques des sorciers ; si l’on venait à en capturer un et à l’examiner, on découvrirait vraisemblablement qu’il possède une langue dans la bouche, comme n’importe quel être humain. Le fait est qu’en l’occurrence nous sommes ici en présence d’un équivalent presque identique du Petit Peuple de notre propre tradition populaire : les Daione Sidhe d’Irlande, les Tylwydd Têg du Pays de Galles. Dans les deux cas, le substrat est identique : un peuple aborigène de petite taille, vaincu et repoussé dans les ténèbres par des envahisseurs. En Grande-Bretagne et en Irlande, ces ténèbres se traduisirent par des habitations souterraines creusées dans les collines des régions les plus sauvages et les plus reculées ; aujourd’hui encore, à Antrim, on vous montrera où se trouvent ces habitations, en vous disant que ces sont des Maisons de Fées. Et, neuf fois sur dix, vous pouvez accepter cette déclaration en toute confiance, à condition que vous définissiez les « Fées », ou « le Petit Peuple » comme des aborigènes de petite taille, bruns, qui fuirent l’envahisseur celte vers 1500-1000 av. J.-C. En Afrique, les ténèbres furent les profondeurs de la forêt : des lieux cachés dans un enchevêtrement inextricable d’arbres et de broussailles, peut-être protégés contre tous les intrus, noirs ou blancs, par un dédale de sentiers étroits s’enroulant autour d’un marais fétide. Pour ce qui est de la légende des langues arrachées, des sons gutturaux poussés par les Asiki, le Petit Peuple de la tradition celtique authentique n’est-il pas également muet ? Je n’en jurerais pas ; mais j’incline à croire que c’est effectivement le cas. Ils font des signes, ils gesticulent, des paysans irlandais les aperçoivent en train de jouer bruyamment : mais ils ne parlent pas – pour la simple raison qu’ils ne parlent pas la langue de leurs conquérants. J’ai vu un Anglais en Touraine, qui ignorait le français, dont le comportement était sensiblement identique à celui de l’Isiki avec le Français à Libreville, depuis les sons gutturaux jusqu’aux gestes cocasses. En fait, il demandait seulement qu’on lui serve du lait avec son thé. On peut encore établir cet autre parallèle entre les Petits Êtres d’Afrique et le Petit Peuple d’Irlande : tous deux se tiennent à la lisière étrange du naturel et du surnaturel. Ils ont tous deux le pouvoir de « répandre la prospérité » pour reprendre l’élégante expression du Dr Johnson. C’est le propre des Asiki ; en pays celte, nous avons la légende du changelin, la petite créature brune substituée au berceau au nourrisson celte, gros et roux. Tous deux sont également des êtres tangibles, capables de s’occuper de choses matérielles et d’en faire usage. Mlle Somerville rapporte à leur propos d’étranges anecdotes, qui sont parfaitement contemporaines. Mlle Somerville a vu de ses propres yeux la chaussure qu’on a découverte sur une colline isolée. Elle avait la pointure de celle d’un enfant d’un an, mais elle était solidement confectionnée, à la manière des chaussures de marche des ouvriers ; elle avait également beaucoup servi. Elle raconte encore l’histoire de ces deux servantes qu’on avait envoyé faire une course urgente. Elles arrivaient en voiture à l’entrée d’une ville quand brusquement leur harnais cassa. Elles trouvèrent alors un petit atelier de sellerie, ouvert en plein milieu de la nuit, avec deux petits hommes à l’intérieur – qu’elles décrivent avec un frisson comme « bizarres » –, auxquels elles racontèrent leurs ennuis. Elles étaient si terrifiées qu’elles faillirent en perdre la raison, elles ne voulaient pas rester dans la boutique. Mais le travail fut fait – et bien fait.
Nous sommes ici en présence d’un état d’esprit difficile à appréhender. Quel besoin un Immortel peut-il avoir d’une chaussure de cuir ? Et pourquoi des Êtres d’une autre nature que celle des hommes, des Êtres qu’on ne voit qu’avec un effroi et une épouvante extrême, devraient-ils se charger de réparations de sellerie à la demande ? On pourrait penser qu’il est impossible de croire que de telles choses existent ; pourtant cette croyance existe en Irlande, probablement aujourd’hui encore, et ressemble fort à la croyance des Noirs aux Asiki.
Il est intéressant de noter à cet égard qu’en Irlande, le royaume des fées a toujours été étroitement associé au travail du cuir. Il y a non seulement l’affaire de la chaussure et l’aventure des selliers, mais également le Leprechaun, qui est le cordonnier du Petit Peuple. Nous sommes manifestement en présence d’un cousin éloigné des Asiki. Et si, malgré tous ses efforts pour distraire votre attention, vous continuez à le contempler fixement, votre récompense sera une pleine cruche d’or…
Traduction de Norbert Gaulard