6.

16.3.43 

Le lendemain matin, Campen me trouva en train de préparer de nouvelles bassines de soupe. 

— Ah, te voilà ! Anella te cherche. 

— Elle cherche une certaine Dame Nalka, et il n’y a personne de ce nom au Fort. Campen poussa un grognement réprobateur. 

— Tu sais parfaitement qu’il s’agit de toi. 

— Alors, elle doit me demander par mon nom. Sinon, je n’irai pas la voir. 

— En attendant, elle rend la vie impossible à tes sœurs, et leur mère leur manque assez sans y ajouter ses récriminations. 

Je me repentis immédiatement. Dans ma rancœur et mon chagrin, j’avais oublié que Lilla et Nia avaient besoin de ma présence et de mon soutien. 

— Il lui faut de nouvelles robes convenant à sa nouvelle situation. C’est toi qui couds le mieux. 

— Kista est la meilleure brodeuse de nous toutes, dis-je avec colère. Et Merin fait les coutures les plus droites ; mais enfin, j’irai. 

L’entrevue ne fut pas agréable, et je sais que mon attitude pouvait être critiquée sur plusieurs points. Ajoutant l’insulte à l’affront, Anella avait plusieurs Révolutions de moins que moi, et en avait une conscience aiguë, de même que de ma plus grande taille. Mais, sachant que j’avais délibérément négligé ses ordres, je supportai sa colère en silence, pas mécontente de la voir obligée de lever la tête pour s’adresser à moi. On aurait dit un wherry femelle, se pavanant dans une lourde robe d’intérieur beaucoup trop ornée pour son corps frêle, et qui glissait sur ses épaules tombantes, de sorte qu’elle devait souvent la remettre en place d’une secousse. Elle manquait de dignité, d’expérience, de bon sens et d’humour. 

— Comment expliquez-vous votre absence de ces deux derniers jours ? Où étiez-vous ? Car si vous êtes sortie en fraude pour aller voir quelque vassal. 

A cette accusation, je décidai que j’en avais assez supporté. 

— J’ai préparé des soupes fortifiantes, du sirop pour la toux, et j’ai vérifié nos réserves pharmaceutiques pour le cas où nous en aurions besoin. 

Elle rougit à ce rappel de la crise. 

— La pharmacie a toujours été ma responsabilité dans ce Fort. 

— Pourquoi ne m’a-t-on pas dit que vous étiez à la pharmacie ? Votre père… Elle referma brusquement la bouche. 

— Mon père ne sait pas que c’est ma tâche personnelle. C’était ma mère qui s’occupait des affaires domestiques. 

Elle me scruta d’un œil incisif, mais j’avais parlé d’une voix neutre et choisi soigneusement mes mots. 

— Personne ne me dit ce que j’ai besoin de savoir, geignit-elle. Si votre nom n’est pas Nalka, qu’est-ce que c’est ? 

— Nerilka. 

— Assez proche. Pourquoi n’êtes-vous pas venue quand je vous ai demandée ? Elle se remettait en colère. 

— On ne me l’a pas dit. 

— Mais ils savaient que c’était vous que je voulais voir ? 

— Le Fort tout entier est encore sous le coup de l’angoisse et du chagrin. 

Elle pinça les lèvres, mais ce qu’elle voulait dire étincelait dans ses yeux, qui s’exorbitèrent de nouveau dans ses efforts pour contenir son agitation. Elle partit vers la fenêtre dans le frou-frou de ses jupes et regarda dehors, remontant plusieurs fois son corsage sur ses épaules. Brusquement, elle pivota vers moi. 

— Votre mère avait tout si bien organisé que je suis sûre qu’elle avait des magasins de tissu et des patrons. Venez avec moi choisir ce qui convient à ma nouvelle garde-robe. 

— Tante Sira est chargée de l’atelier de Tissage. 

— Je n’ai que faire de la Tante-Tisserande. J’ai besoin de vos talents de couturière. Vous savez coudre, n’est-ce pas ? 

Je hochai la tête, et elle reprit : 

— Où sont les clés ? 

Je montrai le petit placard au-dessus de la presse à repasser. Avec un cri exaspéré, elle se rua dessus, manquant faire tomber le tiroir dans sa hâte à s’emparer des clés, emblèmes de sa nouvelle dignité. Elle dut tenir le lourd anneau à deux mains. 

— Mais laquelle ? Et laquelle ouvre le coffre aux bijoux ? Et le placard aux épices ? 

— Chaque étage a sa couleur. Les clés des magasins sont les plus petites, les clés des chambres sont plus grandes, et celles du Hall encore plus grandes, et couleur or. Toutes les réserves alimentaires sont vertes. 

Je passai le reste de la matinée à piloter ma belle-mère d’étage en étage. Je répondis complètement et de bonne grâce à toutes ses questions, mais je ne lui donnai aucun renseignement volontairement sans avoir l’air de lui en cacher aucun. Après quoi, je ne sais pas si j’étais plus dégoûtée de moi-même ou de son ignorance de la gestion générale d’un Fort. Etant la seule fille de la famille, sa mère n’avait-elle jamais rien exigé d’elle ? J’espérais seulement que mon père regretterait le jour où il avait laissé sa toquade prendre le pas sur sa raison. Et qu’il reconnaîtrait son illogisme à me refuser mon unique prétendant, Garben, issu d’une famille d’un rang plus ou moins égal à celle d’Anella. Je compris soudain, également, et avec une totale certitude, que je ne serais plus au Fort de Fort quand il reviendrait à la réalité. 

Anella exigea ma présence pour couper et commencer à assembler plusieurs robes pour elle-même. Elle n’était pas tout à fait dénuée de bon sens, car elle proposa à Lilla et Nia de se confectionner des tuniques dans les tombées du tissu, s’assurant par là leur concours sans partage. Je m’excusai dès que le travail fut bien en train, sous prétexte que mes devoirs de pharmacienne m’appelaient. 

Et c’est ainsi qu’à l’Atelier des Guérisseurs, j’entendis parler pour la première fois des injections de sérum sanguin faites la veille, et que j’appris, de façon assez confuse, comment Maître Capiam s’était souvenu de cette ancienne méthode, consistant à injecter la maladie sous forme atténuée pour en prévenir les formes plus virulentes. Maître Fortine avait contracté la peste, avait reçu une injection, et ne souffrait plus que de troubles légers. Bientôt, très bientôt, il y aurait assez de ce liquide miracle pour empêcher que les individus en bonne santé ne contractent la peste. Pern était sauvée ! 

Je pris congé, doutant de ce rapport enthousiaste, mais il est certain que toute l’atmosphère de l’Atelier vibrait de soulagement et d’espérance. Je rentrai immédiatement au Fort, soulagée de n’avoir plus à redouter la mort d’autres parents. Je remontai en hâte à la salle de couture pour annoncer la bonne nouvelle à mes sœurs. Anella était là, naturellement pour superviser le travail. Elle me soumit à un interrogatoire approfondi, me faisant répéter plusieurs fois avant de se ruer dehors. Peut-être que la santé de mon père lui importait davantage que son Fort. 

Que se passa-t-il ensuite, je ne le sais pas, mais le soir même trois guérisseurs se présentèrent au Fort et furent immédiatement conduits aux appartements de mon père, Je suppose qu’il fut inoculé le premier, Anella venant ensuite, puis ses bébés. A ma grande surprise, la famille proche reçut aussi une injection, mes plus jeunes sœurs endurant sans broncher la piqûre de l’épine creuse. 

— Il en reste assez pour quinze personnes, Dame Nerilka. A votre avis, qui dois-je inoculer ? me demanda le compagnon guérisseur. Desdra a dit que vous sauriez. 

Il m’avait parlé en particulier en me faisant ma piqûre. 

Je lui dis d’immuniser tous les adultes de la Nursery, nos trois harpistes, Felim et son principal assistant, Oncle Munchaun et Sira, car elle seule connaissait les broderies qui étaient la fierté de notre Fort. Et le régisseur en chef, Barndy, et son fils. Mon père étant toujours muré dans ses appartements, Barndy était indispensable, et son fils presque autant. Munchaun pourrait les remplacer si cela devenait nécessaire, et il était le seul à pouvoir crier plus fort que Tolocamp pour le faire taire sans encourir de représailles. 

 

17.3.43 

Je fus forcée de passer le plus clair de la matinée à coudre en présence d’Anella qui nous surveillait, mes sœurs et moi, critiquant nos points, et nous faisant défaire et recommencer — et souvent ne s’apercevant pas de nos erreurs — jusqu’au moment où je ne pus plus le supporter. Lilla, Nia et Mara étaient plus portées à la patience car elles pouvaient espérer, pensais-je, avoir des tuniques neuves pour leur peine. 

Anella eut aussi le mauvais goût de nous rapporter les ordres de Tolocamp à son régisseur et à mes frères, selon lesquels on ne devait plus rien prendre sur les réserves du Fort pour nourrir les indigents. Tout devait être réservé aux besoins de sa famille et de ses gens. On vivait une époque critique, et le Fort devait rester ferme, et donner l’exemple à tout le continent. Par exemple, raconta Anella avec délice, il était certain que les Ateliers des Harpistes et des Guérisseurs lui demanderaient une aide substantielle en nourriture et en remèdes. Il avait reçu une demande d’audience officielle émanant de Maître Capiam et de Maître Tirone pour le lendemain matin. 

Pour moi, ce fut la goutte qui fit déborder le vase. J’étais arrivée au bout de ma patience, de ma courtoisie, de ma loyauté filiale. Je ne pouvais plus supporter la présence de cette femme, ou demeurer dépendante d’un homme dont la lâcheté et la parcimonie étaient une honte pour notre Lignée. Je ne voulais pas demeurer plus longtemps dans un Fort déshonoré. 

Sous prétexte de confectionner un dessert pour le repas du soir je m’excusai. Je descendis aux cuisines d’où je continuai jusqu’à la pharmacie. J’y distillai du fellis dans le plus grand alambic et je concoctai de grandes bassines de sirop de tussilage. Pendant que tout cela mijotait, je passai les étagères en revue, sélectionnant à foison herbes, racines, tiges, feuilles, fleurs et tubercules qui pouvaient être utiles à l’Atelier des Guérisseurs. Je les empaquetai et les attachai solidement, puis je les entreposai dans un coin sombre, pour le cas peu probable où Anella viendrait inspecter les lieux. Je décantai le fellis et le sirop dans les bonbonnes, puis j’ajoutai à ces larcins un sac contenant quelques affaires personnelles. Enfin j’allai confectionner un dessert poisseux pour le repas du soir, en quantité suffisante pour qu’Anella et ses parents puissent s’en gorger. 

Le soir, j’allai trouver Oncle Munchaun et lui remis les bijoux de ma mère pour qu’il les distribue à mes sœurs. 

— Comme ça, hein ? dit-il, soupesant le petit sac de cuir où je les avais mis. Tu n’en a pas gardé pour toi ? 

— Quelques-uns. Mais je doute que j’aie besoin de bijoux là où je vais. 

— Donne-moi des nouvelles quand tu pourras, Rill. Tu me manqueras. 

— Toi aussi, mon Oncle. Veilleras-tu sur mes sœurs ? 

— Ne l’ai-je pas toujours fait ? 

— Mieux que personne. 

Je ne pouvais pas en dire plus sans affaiblir ma résolution, et je m’enfuis, descendant l’escalier en courant. 

 

18.3.43 

Le matin j’avais mis sur le feu une nouvelle bassine de soupe dans la petite cuisine, quand je vis le Maître Harpiste et le Maître Guérisseur traverser la Grande Cour pour se rendre à leur audience avec Tolocamp. J’appelai Sim et lui dis de choisir deux autres serviteurs et d’aller avec eux m’attendre à la porte de la pharmacie. Moi, j’avais une tâche à accomplir. 

Je remplaçai ma robe par une tenue convenant mieux à ce que j’espérais pouvoir faire et fourrai quelques dernières babioles dans mon aumônière. Je jetai un coup d’œil dans le petit miroir. Mes cheveux avaient été mon unique fierté. Saisissant les ciseaux, je coupai sans pitié mes longues tresses avant que ma résolution ne faiblisse, et les fourrai dans le coin le plus sombre de la pièce. Il se passerait quelque temps avant qu’on ne fouille ma chambre. Mes cheveux courts convenaient mieux à mon nouveau rôle dans la vie. 

A l’aide d’une mince lanière de cuir, j’attachai ce qui restait de mes épais cheveux noirs. Puis je quittai la chambre qui avait été mon refuge depuis mon dix-huitième anniversaire et descendis l’escalier en spirale jusqu’au premier où se trouvaient les appartements de mon père. 

Juste après sa porte, il y avait une alcôve commode dans l’épaisseur du mur. A peine m’y étais-je cachée que les tambours annoncèrent une heureuse nouvelle : Orlith avait pondu vingt-cinq œufs, dont un œuf de reine. Je supposai que tout le monde devait se réjouir au Weyr de Fort. Et c’était effectivement une nouvelle réconfortante. Pourtant, au même instant, j’entendis la voix de mon père, parlant d’un ton lugubre. N’était-il donc pas satisfait de vingt-cinq œufs, dont un de reine ? En temps ordinaire, il aurait demandé du vin pour fêter l’événement. 

Il n’y avait personne dans le Hall ; à cette heure de la matinée, tout le monde devait vaquer à ses devoirs dedans et dehors. Je m’approchai de la porte, et, appliquant mon oreille au panneau, je pus entendre pratiquement tout ce qui se disait. Capiam et Tirone avaient la voix nette et claire, et de plus en plus forte à mesure que leur contrariété s’accrut. C’était mon père qui marmonnait. 

— Vingt-cinq œufs dont un de reine, c’est une ponte superbe aussi tard dans le Passage, dit Capiam. 

— Moreta… (Marmonnements)… Kadith… Sh’gall… si malade. 

— Cela ne nous regarde pas, dit Maître Tirone. Et la maladie du maître n’affecte pas les performances du dragon. D’ailleurs, Sh’gall combat aujourd’hui les Fils à Nerat. A l’évidence, il est donc complètement rétabli. 

Je savais que les deux Chefs du Weyr avaient été malades et avaient guéri, car l’Atelier des Guérisseurs leur avait envoyé Jallora en toute hâte quand le guérisseur du Weyr était mort. Mais je ne savais pas pourquoi Sh’gall combattait à Nerat. 

— Je souhaiterais qu’ils nous informent de l’état de chaque Weyr, dit mon père. Je m’inquiète tellement. 

— Les Weyrs, dit Tirone, appuyant lourdement sur le mot, ont rempli leurs devoirs traditionnels envers leurs Forts ! 

— Est-ce que c’est moi qui ai amené la maladie dans les Weyrs ? demanda mon père, plus fort et d’un ton assez agressif. 

« Ou dans les Forts », ajoutai-je mentalement. 

— Si les chevaliers-dragons n’avaient pas volé de-ci, de-là, de Fête en Fête… reprit-il. 

— Et si les Seigneurs Régnants n’avaient pas été si impatients de…, commença Capiam avec colère. 

— L’heure n’est pas aux récriminations, les interrompit vivement Tirone. Vous savez aussi bien que personne, sinon mieux, Tolocamp, que ce sont les marins qui ont introduit cette abomination sur le continent ! ajouta le Maître Harpiste, d’un ton lourd de désapprobation. 

J’espérai que mon père s’en était aperçu. 

— Reprenons la discussion interrompue par cette bonne nouvelle. J’ai des hommes grièvement malades dans votre camp d’internement. Il n’y a pas assez de vaccin pour enrayer la maladie, mais ils pourraient au moins avoir des locaux et des soins décents. 

J’avais donc vu juste en supposant que la parcimonie de mon père s’étendait aux deux Ateliers que le Fort ravitaillait généreusement chaque fois que nécessaire. 

— Il y a des guérisseurs parmi eux, rétorqua mon père d’un ton morne. Du moins, d’après ce que vous dites. 

— Les guérisseurs ne sont pas immunisés contre cet agent viral, et ils ne peuvent pas travailler sans médicaments, dit Capiam d’un ton pressant. Vous avez d’abondantes réserves médicinales… 

— Rassemblées et préparées par ma défunte Dame… 

Comment osait-il parler de ma mère de ce ton larmoyant ? 

— Seigneur Tolocamp, dit Capiam avec irritation, nous avons besoin de ces remèdes… 

— Pour Ruatha, hein ? 

Mon père ne pouvait pourtant pas blâmer Ruatha pour la tragédie qui le frappait ? 

— Bien d’autres forts en ont besoin outre Ruatha ! répliqua Capiam, comme si Ruatha figurait en dernier sur sa liste. 

— Les produits pharmaceutiques sont la responsabilité de chaque vassal. Pas la mienne. Je ne peux pas me démunir de ressources dont je peux avoir besoin pour mes gens. 

Tirone reprit la discussion, d’une voix vibrante et persuasive. 

— Si les Weyrs, éprouvés durement, peuvent élargir leurs responsabilités pour protéger des terres ne faisant pas partie de leurs territoires assignés, comme ils le font magnifiquement, comment pouvez-vous refuser ? 

J’étais stupéfaite de l’insensibilité de mon père. 

— Très facilement. En disant non. Personne ne peut pénétrer dans le périmètre du Fort venant de l’extérieur. Car même s’ils ne sont pas atteints de la peste, ils sont porteurs d’autres maladies, tout aussi infectieuses. Je ne veux pas risquer la vie de mes gens. Je ne ferai pas d’autres contributions prises sur mes réserves. 

Mon père n’avait-il pas entendu un seul des messages annonçant les milliers de morts à Keroon, Ista, Igen, Telgar et Ruatha ? Ma mère et mes quatre sœurs étaient mortes, et très vraisemblablement les gardes et les serviteurs qui les accompagnaient, mais ils n’étaient qu’une quarantaine, pas quatre cents, ni quatre mille ou quarante mille. 

— Dans ce cas, je vais rappeler les guérisseurs postés dans votre Fort. Je faillis applaudir à cette décision. 

— Mais… mais… vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! 

— Mais si, il peut. Nous pouvons, rétorqua Maître Tirone. 

Tirone dut repousser son siège pour se lever, car j’entendis les pieds crisser sur les dalles. Je portai mes deux mains à ma bouche pour m’empêcher d’émettre un son. 

— Les Artisans sont sous l’unique juridiction de leur Atelier. Vous l’aviez oublié, n’est-ce pas ? 

Je n’eus que le temps de retourner dans l’ombre de l’alcôve ; la porte s’ouvrit brusquement et Capiam sortit en coup de vent. La lumière entrant par la fenêtre de mon père me permit de voir son visage en fureur. Maître Tirone claqua la porte derrière lui. 

— Je vais tous les rappeler ! Puis je vous rejoindrai au camp ! 

— Je n’aurais jamais cru qu’il faudrait en venir là, dit Capiam d’un air sombre. 

Je pris une profonde inspiration, craignant qu’ils ne rapportent leur décision — cette opposition ramènerait peut-être Tolocamp à la raison. 

— Tolocamp a présumé une fois de trop de la générosité des Ateliers. J’espère que cet exemple rappellera nos prérogatives à tous les autres. 

—- Rappelez vos harpistes, mais ne venez pas au camp avec moi, Tirone. Vous devez rester à l’Atelier avec vos gens et guider les miens. 

— Mes gens, dit Tirone avec un rire amer, à quelques exceptions près, languissent tous dans ce maudit camp. C’est vous qui devez commander dans nos Ateliers. 

Je sus alors où j’irais en quittant le Fort, et je sus ce que je devais faire pour réparer l’intransigeance de mon père. 

— Maître Capiam, dis-je en m’avançant. J’ai les clés de la pharmacie. 

Je lui montrai les doubles que ma mère m’avait donnés pour mon seizième anniversaire. 

— Comment… ? commença Tirone, se penchant pour mieux voir mon visage. 

Il ne savait pas plus que Capiam qui j’étais, mais ils savaient que je faisais partie de la Horde de Fort. 

— Le Seigneur Tolocamp a clairement indiqué sa position en vous refusant des médicaments. J’ai aidé à les récolter et à les conserver… 

— Dame…? 

Capiam attendit que je décline mon nom, mais il parlait avec bonté et ses manières étaient courtoises. 

— Nerilka, dis-je vivement, car je ne pouvais pas exiger qu’un homme si haut placé connût mon nom. J’ai le droit de vous offrir les fruits de mon propre travail. 

Tirone réalisait que j’avais écouté à la porte, mais peu m’importait. 

— A une seule condition, dis-je, balançant le trousseau de clés dans ma main. 

— S’il est en mon pouvoir d’y accéder, répliqua Capiam avec tact. 

— A condition que je puisse quitter ce Fort en votre compagnie pour aller soigner les malades de cet horrible camp. J’ai été vaccinée. Le SeigneurTolocamp était d’humeur généreuse ce jour-là. Mais dans la situation présente, je ne resterai pas dans un Fort pour me faire maltraiter par une fille plus jeune que moi. Tolocamp leur a permis, à elle et sa famille, de pénétrer dans son cher Fort par les crêtes de feu, tandis qu’il laisse mourir les guérisseurs et les harpistes sans soins dans son camp maudit ! 

Je faillis ajouter : « comme il a laissé ma mère et mes sœurs mourir à Ruatha ». A la place, je tirai Capiam par la manche et dis : 

— Par ici, vite. 

Tolocamp allait bientôt se remettre du choc de leur ultimatum et appeler à grands cris Barndy ou l’un de mes frères. 

— Je rappellerai nos Artisans en partant, dit Tirone, s’éloignant dans la direction opposée. 

— Mon petit, réalisez-vous qu’après avoir quitté le Fort sans l’assentiment de votre père, surtout dans son état d’esprit actuel… 

— Maître Capiam, je doute qu’il s’aperçoive de mon départ. 

C’était peut-être lui qui avait dit à Anella que je m’appelais Nalka. 

— Attention, cet escalier est très raide, l’avertis-je, me rappelant soudain que le Maître Guérisseur n’avait pas l’habitude de passer par l’escalier de service. 

J’allumai un brandon portatif. 

Capiam trébucha une ou deux fois dans l’escalier en spirale, et je l’entendis soupirer de soulagement quand nous eûmes tourné le large couloir menant à la pharmacie. Sim m’attendait sur un banc avec les deux autres. 

— Je vois que tu es exact.  

Je rassurai de la tête Sim et les deux autres qui ne s’attendaient pas à voir ici le Maître Guérisseur. 

— Mon Père apprécie l’exactitude, ajoutai-je en ouvrant la porte. 

J’entrai la première, ouvrant les paniers de brandons, et Capiam s’écria qu’il reconnaissait maintenant la salle où il avait souvent soigné les malades du Fort avec ma mère. J’entrai dans la réserve principale. 

— Maître Capiam, admirez les fruits de mon travail depuis que je suis assez grande pour cueillir feuilles et fleurs ou déterrer bulbes et racines. Je ne dirais pas que j’ai rempli à moi seule toutes ces étagères, mais mes sœurs décédées avant moi ne me refuseraient pas leur part. Si seulement toutes ces réserves étaient utilisables ! Mais même les herbes et les racines perdent leurs propriétés avec le temps. Et la plus grande partie ne vaut plus rien, tout juste bonne à engraisser les serpents de tunnel. 

J’avais entendu en entrant le frôlement furtif des reptiles fuyant la lumière. 

— Il y a des harnais de portage dans ce coin, Sim, dis-je, élevant la voix, car mes autres remarques n’étaient destinées qu’aux oreilles de Capiam, afin qu’il sache bien que ce que j’allais lui donner aujourd’hui ne dégarnirait guère les précieuses réserves que Tolocamp devait garder pour les siens. Toi et les autres, chargez ces balles. 

Ils commencèrent à charger, et je me tournai vers Maître Capiam. 

— Maître Capiam, si vous voulez bien — voilà du jus de fellis. Moi, je vais prendre ça. 

Je soulevai l’autre bonbonne par sa lanière et me la passai sur l’épaule. 

— J’ai fait du sirop de tussilage hier soir, Maître Capiam. Très bien, Sim. Maintenant, allons-y. Nous sortirons par la cuisine. Le Seigneur Tolocamp se plaint de l’usure des tapis du Grand Hall, dis-je avec malice. Autant respecter ses instructions, même si cela oblige à faire un détour. 

Je couvris les paniers de brandons et posai la bonbonne pour fermer à clé la pharmacie, ignorant l’expression de Capiam. Je me souciais peu de ce qu’il pensait pourvu que je puisse quitter le Fort sans être vue. 

— J’aimerais en emporter plus, mais quatre domestiques se perdront dans la presse de midi et personne ne les remarquera. 

C’est alors qu’il remarqua ma tenue. 

— Personne ne fera attention si une servante continue jusqu’au camp. Et à la cuisine, personne ne trouvera bizarre que le Maître Guérisseur s’en aille avec des fournitures. 

J’avais habitué le Fort à ces échanges avec l’Atelier. 

— En fait, c’est si vous partiez les mains vides qu’ils s’étonneraient. 

J’avais fini de fermer, et je balançai les clés devant moi, indécise. Je ne pouvais quand même pas les laisser sur la porte. 

— On ne sait jamais, n’est-ce pas ? dis-je en les mettant dans mon aumônière. Ma belle-mère en a un autre trousseau. Elle croit que c’est le seul. Mais mamère trouvait que la pharmacie était pour moi une très bonne occupation. Par ici, Maître Capiam. 

Il me suivit, et je m’attendais à ses exhortations ou conseils d’une minute à l’autre. 

— Dame Nerilka, si vous partez maintenant… 

— Je pars. 

—… et de cette façon, le Seigneur Tolocamp… 

Je m’arrêtai et me tournai vers lui. Il n’aurait pas fallu qu’on m’entende le contredire en traversant la cuisine. 

—… ne regrettera ni moi ni ma dot. 

Soulevant la bonbonne, je vis Sim sortir par la porte latérale, et pensai qu’il valait mieux sortir sur ses talons pour lui éviter de flancher. 

— Je peux me rendre très utile au camp d’internement, car je sais faire les préparations médicales, les décoctions et les infusions. Je ferai quelque chose de constructif au lieu de rester confortablement assise dans un coin. 

Je n’ajoutai pas « en train de faire des robes pour parer ma belle-mère ». 

— Je sais que vos guérisseurs sont surmenés. On a besoin de tous les bras en ce moment. De plus, ajoutai-je en palpant les clés dans mon aumônière, je pourrai revenir ici en secret si c’est nécessaire. N’ayez pas l’air étonné. Les servantes le font tout le temps. Pourquoi pas moi ? 

Surtout quand je suis déguisée en servante, pensai-je avec ironie. 

Je dus presser le pas pour rejoindre Sim et les deux autres, afin de ne pas perdre ma couverture. Je me forçai aussi à adopter la démarche d’une servante. Passant la porte de la cuisine, je courbai les épaules, baissai la tête, pliai les genoux pour me donner une démarche maladroite, et, feignant de ployer sous mon fardeau, je me mis à traîner les pieds. 

Maître Capiam regardait sur notre gauche, vers l’avant-cour où Maître Tirone descendait les marches avec les guérisseurs qui soignaient nos vieillards et les trois harpistes. 

— C’est eux qu’il va surveiller, pas nous ! dis-je à Maître Capiam, car moi aussi j’avais aperçu la silhouette de mon père par sa fenêtre ouverte. Essayez de marcher moins fièrement, Maître Capiam. Pour le moment, vous n’êtes qu’un domestique, lourdement chargé et vous dirigeant à contrecœur vers le périmètre, terrifié d’attraper la maladie et de mourir comme tous ceux du camp. 

— Tous ceux du camp ne meurent pas. 

— Non, bien sûr, repris-je vivement, percevant son irritation. Mais c’est ce que pense le Seigneur Tolocamp. Il n’arrête pas de nous le répéter. Ah, un effort tardif de sa part pour prévenir l’exode ! 

J’aperçus les pointes des casques dépassant la balustrade. 

— Ne vous arrêtez pas ! 

Le Maître Guérisseur avait fait une courte pause, et je ne voulais pas attirer l’attention sur nous de quelque manière que ce fût. Le départ des guérisseurs et des harpistes constituait une diversion bienvenue. 

— Vous pouvez marcher aussi lentement que vous voulez, ça fait partie du personnage, mais ne vous arrêtez pas. 

Je gardai la tête tournée vers la gauche, mais les domestiques essayaient toujours de ne pas penser à ce qu’ils faisaient pour se concentrer sur des activités leur paraissant plus intéressantes. Et des gardes qui poursuivaient des guérisseurs et des harpistes, c’était vraiment très intéressant. Surtout des gardes qui n’avaient pas tellement envie d’exécuter ces ordres. J’imaginais la consternation de Barndy. 

— Arrêter le Maître Guérisseur, Seigneur Tolocamp ? Comment faire une chose pareille ? Les guérisseurs aussi ? N’a-t-on pas davantage besoin d’eux dans leur Atelier qu’ici même ? 

Il y eut une brève échauffourée quand Tirone franchit le barrage des gardes qui essayèrent à contrecœur de l’arrêter. Je suppose que des propos assez vifs s’échangèrent, mais personne n’interféra sérieusement avec les harpistes et, Maître Tirone à leur tête, ils s’engagèrent d’un bon pas sur la route. 

Notre chemin nous avait déjà fait traverser la route, et leurs pas couvriraient nos empreintes dans la poussière. Je continuai de ma démarche maladroite, me demandant si mon père avait seulement remarqué le passage de notre groupe. Sim et les deux autres avaient déjà atteint le périmètre interdit, et Theng regardait leurs fardeaux, l’air dégoûté. Il était sorti en hâte de sa petite hutte, mais alors il reconnut le panier repas des gardes, et il se détendit. Je commençai à m’inquiéter que Maître Capiam se fasse interner dans le camp, alors qu’il aurait dû rester dans son Atelier, quoi qu’il ait dit à Maître Tirone. 

— Si vous dépassez le périmètre, Maître Capiam, vous ne pourrez pas en ressortir. 

— S’il y a plus d’un chemin pour sortir du Fort, il doit bien y en avoir aussi plusieurs pour sortir du périmètre, me dit-il avec désinvolture. A plus tard, Dame Nerilka. 

Je me dis qu’il avait raison et j’en fus soulagée. J’étais assez proche de la déclivité de la route pour voir le camp, et les hommes et les femmes, bien en retrait de la zone gardée, qui attendaient impatiemment leur repas. 

— Halte, Maître Capiam, dit Theng en s’approchant, inquiet du pas résolu du Maître Guérisseur. Vous ne pouvez pas entrer ici sans rester… 

— Je ne veux pas que ce remède soit secoué, Theng. Assurez-vous qu’on le manipulera avec ménagement. 

Je me retournai, feignant de décharger ma bonbonne. Theng m’avait vue assez souvent pour me reconnaître et donner l’alarme. 

— Je peux bien faire ça pour vous, répondit Theng. 

Il posa la bonbonne à côté des balles, puis cria aux internés qui attendaient : 

— C’est à manier avec précaution, et de préférence par un guérisseur. Maître Capiam dit que c’est un remède. 

J’aurais voulu assurer Capiam que je veillerais à ce que le médicament soit administré à qui de droit, mais je n’osais pas m’approcher trop près de Theng, qui raccompagnait maintenant Maître Capiam vers la route. Je profitai de l’occasion pour rejoindre les gens du camp. 

— Non, Maître Capiam, disait Theng tandis que je m’esquivais, vous savez que je ne peux vous permettre aucun contact avec vos guérisseurs. 

Je fus soulagée de l’intervention de Theng. C’était peut-être présomptueux de ma part, mais je trouvais que Maître Capiam devait rester en un lieu où il serait accessible aux messages tambourinés et aux autres Maître d’Ateliers, surtout maintenant qu’il avait rappelé tous ses hommes du Fort. Malgré son dévouement, il était trop précieux pour risquer sa vie dans ce maudit camp. D’ailleurs, maintenant qu’on fabriquait du vaccin, peut-être fermerait-on le camp d’ici quelques jours. Mais il faudrait longtemps avant que Weyrs, Forts et Ateliers puissent reprendre leur routine et effacer les stigmates de la peste. 

J’avais une raison très égoïste de me réjouir que Maître Capiam soit resté dehors. Je voulais changer d’identité en même temps que de Fort. Un ou deux harpistes ou guérisseurs pouvaient me reconnaître pour m’avoir vue au Fort, mais ils n’iraient pas chercher Dame Nerilka au camp d’internement, entourée d’infections et exposée à l’inconfort aussi bien qu’à la mort. 

Bien qu’elle ne me l’ait pas dit explicitement, Desdra avait sans aucun doute refusé mes offres d’assistance parce qu’elle savait que les jeunes filles appartenant à une Lignée Régnante ne pouvaient pas se livrer publiquement à ces activités. Elle me considérait sans doute comme une personne incapable et frivole, et peut-être l’étais-je : certaines de mes pensées et décisions récentes pouvaient passer pour mesquines. Mais je n’avais pas l’impression de sacrifier mon rang et ma situation. Je pensais plutôt que j’allais me rendre utile, au lieu de rester murée dans un Fort, protégée et oisive, gaspillant mon énergie à des vétilles, comme de coudre pour ma belle-mère. N’importe quelle servante attachée à la lingerie pouvait s’acquitter aussi bien que moi de cette « occupation convenable » pour une fille de mon rang. 

Ces pensées me trottaient dans la tête tandis que je continuais à avancer de la même démarche empruntée — quelle ironie, car on apprenait aux filles de la Lignée à marcher à si petits pas qu’elles semblaient flotter plutôt que marcher. Je n’avais jamais bien maîtrisé la technique. Je suivis les hommes et les femmes venus prendre les paniers au périmètre. Maintenant, je voyais que la plupart portaient les nœuds des harpistes. L’un d’eux portait aussi les couleurs du Fort de la Rivière, et un autre celles du Fort Maritime. Voyageurs venus demander des secours à Tolocamp et restés bloqués au camp ? Le sentier tournait dans le petit bois, et je voyais maintenant les abris de fortune érigés à leur intention. Encore une chance que le temps soit resté clément, car le troisième mois était souvent venteux, neigeux et glacial. Chaque feu de bois entouré de son cercle de pierre supportait une bouilloire ou une broche. Est-ce là qu’avaient fini mes soupes fortifiantes ? Puis je réalisai que les gens enroulés dans des couvertures ou des peaux près de chaque feu avaient le teint gris et l’air abattu des convalescents. 

Un grand abri, fait de matériaux disparates, se dressait à la lisière du petit bois, et il en sortait un chœur de toux et de gémissements qui le désignaient comme l’infirmerie principale. C’est là qu’on apporta la bonbonne de jus de fellis. Les porteurs de paniers se mirent à distribuer le pain aux convalescents allongés près des feux. Trois femmes commencèrent à trier les restes de viandes et de légumes. Le pire, c’était le silence. 

Je me hâtai en direction de l’infirmerie, et je rencontrai à la porte un grand guérisseur pas rasé. 

— Du fellis, des herbes ? Qu’est-ce que vous apportez ? me demanda-t-il d’un ton pressant. 

— Du sirop de tussilage. Dame Nerilka l’a préparé hier. 

Il fit la grimace et me prit la bonbonne. 

— C’est réconfortant de savoir que tout le monde n’est pas d’accord avec le Seigneur du Fort. 

— C’est un lâche hypocrite. 

Le guérisseur haussa les sourcils, étonné. 

— Jeune femme, il est malavisé de parler ainsi de ton Seigneur, quelles que soient les circonstances. 

— Il n’est pas mon Seigneur, répondis-je, le regardant dans les yeux sans ciller. Je suis venue t’apporter mon aide. J’ai de solides connaissances sur les propriétés des herbes et leur préparation. Je… j’ai aidé Dame Nerilka à préparer le tussilage… Elle m’a appris tout ce que je sais. Elle et sa mère, maintenant morte à Ruatha. Je sais soigner et je n’ai pas peur de la peste. Tous ceux que j’aimais sont morts. 

Il posa une main réconfortante sur mon épaule. Personne n’aurait osé une telle familiarité envers Dame Nerilka, et pourtant je ne fus pas choquée. Cela prouvait que j’étais un être humain. 

— Tu n’es pas seule dans ce cas.  

Il fit une pause pour que je puisse lui dire mon nom. 

— Très bien, Rill. J’accepte tous les volontaires. Ma meilleure infirmière vient d’être terrassée… 

De la tête il me montra une femme immobile et livide allongée sur une paillasse. 

— On ne peut pas faire grand-chose, à part soulager les symptômes, dit-il, tapotant affectueusement la bonbonne de tussilage, et j’espère qu’il n’y aura pas d’infection secondaire. Car c’est elle qui cause la mort, pas la peste elle-même. 

— Il y aura bientôt assez de vaccin pour tout le monde, dis-je pour le réconforter, car, à l’évidence, il regrettait son impuissance en face de l’épidémie. 

— D’où tiens-tu cela, Rill ? Il avait baissé la voix et m’avait saisi le bras d’une poigne de fer. Tous les contacts humains ne sont pas rassurants. 

— C’est connu. Hier, tous les gens de la Lignée ont été inoculés. Et l’on prépare d’autre sérum. Le camp est proche… 

Il haussa les épaules, amer. 

— Proche, mais pas prioritaire. 

L’infirmière malade s’agita dans sa fièvre et rejeta ses couvertures. Je m’approchai immédiatement. Et ainsi commença mon premier jour de vingt-quatre heures de travail ininterrompues. Nous étions trois, plus Macabir, le compagnon guérisseur, pour soigner les soixante malades de cette infirmerie de fortune. Je ne sus jamais combien d’autres il y en avait dans le camp, car la population y évoluait très vite. Certains étaient arrivés à pied ou à dos de coureur, espérant demander assistance au Fort ou aux Ateliers, et étaient repartis quand ils avaient compris qu’ils ne pourraient pas atteindre leur objectif. Je me demandais souvent combien de gens avaient strictement respecté la quarantaine. Mais l’ouest du continent où nous sommes est plus peuplé que l’est. Et le territoire sous la juridiction de Fort essuya beaucoup moins de pertes que Ruatha. Et l’on disait que seule la présence de Maître Capiam à Boll Sud au début de l’épidémie l’avait empêchée de ravager aussi cette province. Enfin, pour certains, Ratoshigan aurait mérité le destin de Ruatha et d’Alessan. 

J’appris qu’il était encore en vie. Mais lui et sa plus jeune sœur étaient les seuls survivants de leur Lignée. Ses pertes étaient donc encore plus lourdes que les miennes. Ses gains seraient-ils aussi grands ? 

Car bien qu’angoissée, surmenée, épuisée, sous-alimentée et privée de sommeil, je n’avais jamais été si heureuse. Heureuse ? Le mot pourra surprendre étant donné la situation dans le camp, car, ce jour-là et le suivant, nous perdîmes douze des soixante malades de l’infirmerie, et quinze autres vinrent aussitôt les remplacer. Mais pour la première fois de ma vie, j’étais utile et nécessaire, et je m’étonnais de la gratitude muette de mes patients. Pour quelqu’un élevé comme je l’avais été, cette expérience fut une révélation sur le plan personnel, mais qui n’avait pas que des avantages. Car je n’avais jamais été confrontée aux fonctions corporelles intimes des hommes ou des femmes, et je devais maintenant m’en occuper comme du reste. Je réprimai mon dégoût initial, coupai mes cheveux encore plus court, retroussai mes manches et m’attelai à la tâche. Car si cela en faisait partie, il n’était pas question de m’y soustraire. 

Je jouissais également d’une certaine tranquillité d’esprit, sachant que j’étais immunisée contre la maladie que je soignais, de sorte que Macabir m’embarrassait parfois en louant mon courage. Puis un compagnon guérisseur se présenta au camp avec le sérum nécessaire à l’inoculation de tous, et annonça que le camp serait fermé. Les malades seraient transportés à l’Atelier des Harpistes, où l’on évacuait et préparait les quartiers des apprentis à leur intention. On y accueillerait aussi pour la nuit les voyageurs bloqués depuis le début de l’épidémie, avant de les renvoyer chez eux au matin. Et s’ils voulaient bien profiter de l’occasion pour emporter des vivres de secours… 

Je me portai volontaire, bien que Macabir m’encourageât vivement à entreprendre une formation en règle à l’Atelier. 

— Tu es naturellement douée pour notre profession, Rill. 

— Je suis beaucoup trop vieille pour être apprentie, Macabir. 

— Trop vieille, qu’est-ce que ça veut dire quand on a vraiment le don ? Une Révolution, et tu aurais terminé la formation préliminaire. Trois, et il n’y aurait pas un seul guérisseur qui ne serait heureux de t’avoir pour assistante. 

— Mais maintenant, je suis libre de visiter tout le continent, sans m’en tenir à un seul Fort, Macabir. 

Il soupira, passant la main sur son visage las. 

— Enfin, penses-y quand même pendant tes voyages.