— Antony, et au moins cinquante autres personnes. Trudy m'en a parlé. Et Rory Stewart a dit à ma mère qu'il t'avait vue avec - je cite - «une espèce de drogué». Du coup, Jenny se fait du souci pour toi.
— Il est gonflé, ce mec. Aller raconter ça à ta mère... Dis-lui de ne pas s'inquiéter, c'était juste une passade. Et puis l'attitude de Rory n'était pas exactement celle du pape, l'autre soir. Il léchait le museau d'une fille à pleine bouche.
— Oh, oui, maman m'en a parlé aussi. C'était Fiona Clarke, a précisé Debbie avec une grimace. D semblerait qu'il soit très épris. Elle doit aller passer le week-end chez les Stewart. Maman est contente qu'il ait une petite amie parce qu'il n'en a pas eu depuis...
Elle a soupiré avant de conclure :
— ... depuis qu'il est retourné s'installer là-bas. J'ai posé une main compatissante sur son épaule.
— Mais il aurait quand même pu trouver mieux, a-t-elle repris, presque en colère.
— En dehors du fait qu'elle porte des tailleurs en polyester, en quoi te déplaît-elle ?
— Ah bon, elle portait un tailleur en polyester? Elle est tellement ordinaire. Le genre de fille qui va à un match de polo avec une casquette de base-bail et trop de maquillage, dans l'espoir de rencontrer un riche mari. C'est la seule chose qui l'intéresse, le côté riche. Une arriviste pur jus. Je ne la supporte pas. Elle ne va plus se sentir, maintenant qu'elle a ferré
un Stewart, en plus.
L'effroyable snobisme de Debbie ne m'atteignait plus, et je l'ai laissée continuer sans intervenir, d'autant que je glanais une foule de renseignements sur Fiona Clarke.
— Qu'est-ce qu'elle fait?
— Elle est chargée des relations publiques d'un important promoteur qui construit d'horribles immeubles et essaie de fourguer ces cages à lapins. Ça donne des prospectus du genre « Des appartements qui donnent du style à
votre vie » ou bien « Une adresse de prestige », le vrai piège à
nouveaux riches.
— Ce n'est pas du tout le type de filles avec qui on imagine Rory.
— Oh, lui, il donnerait n'importe quoi pour tirer un coup, je suppose. Coincé comme il est à la ferme, il était mûr. Tu vois, j'ai cette théorie sur les hommes : ils mûrissent comme les fruits et quand ils sont prêts à tomber, peu importe sur les genoux de qui. Ce n'est qu'une histoire de timing.
— À vrai dire, c'est elle, qui était sur ses genoux, l'autre soir. Mais ta théorie se tient. Elle explique pourquoi parmi les hommes les plus séduisants, certains sont avec des femmes absolument terrifiantes. J'ai toujours pensé que cela avait un rapport avec leur mère. On pourrait faire un papier sur ta théorie. Il faudrait un titre un peu plus accrocheur que «
Les hommes sont comme les fruits », évidemment, mais je pense que c'est un thème porteur. Tu devrais en parler à la prochaine conférence de rédaction.
Debbie m'a regardée un instant, songeuse. Une fois de plus, je n'ai pu m'empêcher de remarquer qu'elle avait les cils les plus longs que j'avais jamais vus. Quelques vaches du Royal Easter Show auraient pu lui faire de la concurrence, mais pas un seul être humain.
— C'est très sympa de ta part, Géorgie. Si je lui en avais parlé, Liinda m'aurait piqué l'idée, et je n'y aurais plus pensé jusqu'à ce que je l'entende la proposer comme étant une idée à elle.
Donc elle faisait attention à ce qui se disait aux conférences de rédaction.
— Ne t'inquiète pas, ai-je répondu. J'ai un dossier « Idées »
dans mon ordinateur. Je vais taper celle-ci et je te la rappellerai au moment opportun.
— Ce sera bien, pour une fois, de ne pas me sentir complètement à la masse à une conférence de rédaction. Liinda et toi vous n'arrêtez pas d'aligner des idées géniales, mais moi, dès que Maxine se met à crier, je me referme comme une huître et je ne trouve plus rien à dire.
«Et tu donnes l'impression de t'en foutre royalement», aije pensé. C'est tellement facile de se méprendre sur les gens.
— Debbie, à propos de Liinda, est-ce que je peux te poser une question ?
Autant saisir les occasions quand elles se présentaient.
— Quelqu'un m'a dit qu'elle avait été follement amoureuse de Jasper O'Connor, ai-je repris, et qu'elle l'avait harcelé pendant des mois. Tu crois qu'elle l'aime toujours?
Est-ce qu'il faut que je lui dise que je sors avec lui plutôt que d'attendre qu'elle le découvre de son côté ? Elle m'a mise en garde contre lui plusieurs fois...
— Oh, c'était à se tordre de rire, cette histoire ! À l'entendre, on aurait cru que c'était la prise du siècle, même si ça a fichu la pagaille au bureau, au point qu'on a finalement dû renoncer à travailler avec lui. À l'époque, j'ai trouvé que c'était un peu dur pour lui, parce que c'était un bon photographe. Elle a laissé échapper un soupir ennuyé. Je savais qu'elle ne comprenait pas qu'on puisse consacrer ne serait-ce qu'une pensée à Jasper O'Connor, mais elle faisait des efforts pour me répondre.
— Je ne pense pas qu'elle l'aime encore, a-t-elle continué. Mais elle y est quand même allée très fort, à l'époque. Ça s'est assez mal terminé.
Elle s'est replongée dans les photos. De toute évidence, elle ne pouvait prêter attention aux problèmes des autres que durant un laps de temps assez court.
— Je te conseille de ne pas lui en parler. Pourquoi risquer une crise? Et si elle le découvre, tu n'auras qu'à lui dire que ça ne la regarde pas, ce qui est vrai. Dis donc, regarde un peu ce point noir sur le nez de Linda Evangelista ! C'est tout à fait ce qu'il nous faut.
Donc je n'avais peut-être pas besoin d'en parler à Liinda. Parfait. Mais il fallait quand même que je mette deux ou trois petites choses à plat avec Jasper. Après son attitude chez Cordelia, j'avais déjà pris un peu mes distances. Il avait couché chez moi le soir de la fête, mais je ne l'avais pas revu depuis, et je n'avais pas répondu à ses cinq derniers messages qu'il avait laissés sur mon répondeur. Il n'empêche que je voulais savoir s'il avait eu une bonne raison de ne pas me dire qu'une de mes collègues était susceptible de se transformer en virago en apprenant que nous sortions ensemble. Et puis je n'avais pas la conscience tout à fait tranquille : j'avais parlé de lui et de son comportement à tellement de gens que lui donner la possibilité de se justifier me paraissait plus fair-play. Ce soir-là, je suis allée à la villa Caledonia et je l'ai trouvé sous la coupole.
— Rosie chérie ! s'est-il exclamé avec un sourire béat, ouvrant les bras. Ton téléphone est en dérangement? Je t'ai appelée plein de fois. Assieds-toi, je viens de voir un film brésilien des années 1970, quelque chose de vraiment époustouflant. C'est l'histoire de...
Je l'ai interrompu avant qu'il ne m'entraîne dans une des histoires sans fin dont il avait le don, souvent à propos de l'univers et de la place que lui, Jasper O'Connor, devait y tenir.
— J'ai une meilleure idée, ai-je dit en m'asseyant en face de lui et en croisant les bras. Pourquoi ne pas m'avoir expli qué ce qui s'est passé lorsque tu es sorti avec mon amie et collègue Liinda Vidovic?
Sa bonne humeur s'est évanouie en une demi-seconde et sur son visage est apparue l'horrible expression qu'il avait eue chez Cordelia.
— Qui t'a raconté ça?
— Il semblerait que cela soit de notoriété publique. Publique pour tout le monde sauf pour moi.
— Alors c'est pour cette raison que tu ne m'as pas rappelé. Son visage était déformé par la colère et son poing s'est abattu violemment sur le siège d'à côté.
— Je refuse que cette femme bousille encore ce que j'ai de bien dans ma vie. Elle a déjà bousillé ma carrière, alors je ne la laisserai pas foutre en l'air notre relation. J'aime vraiment être avec toi et je ne veux pas qu'elle joue les Carrie et sorte de sa tombe pour venir me hanter.
— Peut-être que tout pourrait s'arranger si tu m'en parlais, ai-je répondu à mi-voix pour essayer de le calmer, parce que sa rage me faisait peur. Jasper, tu préfères que je croie ce que tout le monde m'a raconté, ou vas-tu me donner ta propre version des faits ?
— Baiser Liinda Vidovic est la plus grosse connerie que j'aie jamais faite, a-t-il soudain lâché après un silence. Je l'ai baisée une fois, et elle m'a baisée pour le reste de mes jours.
— Mais le problème, c'est bien qu'il n'y a pas eu de deuxième fois, n'est-ce pas ?
— Oui. Elle semblait s'attendre que je l'épouse, juste parce qu'on avait couché une fois ensemble. Je n'aurais jamais dû faire ça, mais on était complètement pétés, on avait bu et fumé comme des malades, enfin, moi, en tout cas, et on s'est retrouvés au pieu. Ça arrive... On était vraiment amis, et j'ai cru qu'elle me connaissait assez pour savoir qu'il n'y aurait pas de suite.
Pas étonnant qu'il s'entende aussi bien avec Legland.
— Et après ?
Jasper a allumé une cigarette, tiré une longue bouffée. Son visage avait repris des contours plus normaux.
— Écoute, Liinda n'est pas née de la dernière pluie, elle n'a rien de la petite paysanne qui débarque à la ville, tu es au courant, n'est-ce pas ?
Il m'a regardée d'un air interrogateur, ne sachant trop ce que je connaissais du passé de Liinda. J'ai hoché la tête affirmativement.
— Oui, Jasper, je sais.
Et le fait qu'il l'ait su aussi mais qu'il ait néanmoins pensé
qu'elle serait partante pour une petite partie de jambes en l'air sans conséquences m'horrifiait. II a haussé les épaules.
— Bon, j'ai cru qu'elle le prendrait bien. Mais elle s'est comportée comme une vierge dont on aurait abusé. Je me suis senti comme un animal traqué. Elle me suivait par tout. Elle est douée pour ça, je peux te dire. Je tournais la tête, et paf, elle était là. Elle devrait bosser pour les services secrets.
J'ai retenu un sourire.
— Elle m'envoyait des lettres, a continué Jasper. Tous les jours. Ça finissait par me foutre la pétoche. En plus, elle connaissait tout de moi. Elle arrivait à se faire inviter à la moindre fête où j'allais. J'avais des coups de fil muets sans arrêt, et j'avais beau changer de numéro, elle finissait tou jours par trouver comment me joindre.
À l'évocation de ces mauvais souvenirs, il a secoué la tête.
— Tu n'as jamais appelé la police?
— J'allais le faire quand le commandant Maxine Thane a pris les choses en main. Liinda avait délibérément fait foirer deux grosses commandes que nous étions censés faire ensemble, et apparemment elle avait pété les plombs au boulot aussi. Je crois que c'est ton amie, Lady Boue, je veux dire Debbie Brent, qui a fini par raconter ce qui se passait à
Maxine. Alors Maxine a dit à Liinda que si elle continuait à
me pourrir la vie, elle perdrait son job du jour au lendemain, et elle m'a dit à moi que je ne pouvais plus travailler pour Glow. Et j'ai dit bye bye à ma carrière.
— Mais tu ne travaillais pas que pour Glow, quand même, si ?
Il a eu l'air un peu mal à l'aise.
— Liinda est allée raconter un tas de mensonges à mon sujet. Les pires mensonges, à vrai dire, ceux qui contiennent une once de vérité. Alors peu à peu, tous mes clients ont cessé de faire appel à moi. Et quand on cesse de faire la couverture de Vogue, c'est fou comme on vous oublie vite...
— Quel genre de mensonges?
— Oh, des conneries comme quoi je salais un peu trop mes notes de frais. On venait de faire un shooting et elle savait que j'avais compté plus de rouleaux de pellicule qu'on n'en avait utilisé en réalité. Tous les photographes font ça. Mais quand les autres ont mis le nez dans les comptes, et qu'ils y ont trouvé un nombre de rouleaux qui ne corres-pondait pas, ils ont supposé que tout ce qu'elle leur avait raconté par ailleurs était vrai.
— Tu es sûr que c'est la seule raison du... ralentissement de ta carrière ? Liinda est-elle influente à ce point?
Je me faisais l'effet d'être Angela Lansbury, la romancière détective d'Arabesque, reprenant les faits un par un pour essayer de trouver le coupable.
— Cette fille est une sorcière.
Je n'étais pas certaine d'être de son avis.
— Ce qui est sûr, c'est que je vais devoir lui dire ce qui s'est passé entre nous. Elle l'apprendra, de toute façon, tôt ou tard, et je crois que c'est mieux si c'est de moi.
— Comme tu voudras. C'est toi qui travailles.avec elle. Bonne chance.
D'une pichenette, il a jeté sa cigarette et a tendu la main vers la petite boîte en métal dans laquelle il conservait son papier à rouler et son herbe. Il semblait soulagé.
— Merci de m'avoir donné les détails de cette histoire, Jasper. Je vais y aller, maintenant.
— Tu ne veux pas rester et fumer un peu avec moi?
Sur ses lèvres, un sourire éclatant avait refait son appa rition.
— Non, Jasper. Je trouve que tu t'es vraiment mal comporté avec moi, et je ne tiens pas à rester, ni à revenir.
— Alors va te faire foutre, petite conne pleine de morve.
— Et joyeux Noël à toi aussi, Jasper.
Comme je descendais l'étroit escalier, quelque chose est venu s'écraser sur le mur, à ma hauteur. C'était le seau à
glace en forme d'ananas.
— Essaie de te comporter en adulte, un jour! ai-je lancé. Et soudain, il est apparu en haut de l'escalier.
— Je ne sais pas en vertu de quoi tu te considères supé
rieure aux autres, mademoiselle Bonnes Manières, a-t-il déclaré d'une voix posée, très calme. Tu casses du sucre sur le dos de mon ami Nick Pollock dans toute la ville parce qu'il ne t'a pas rappelée après t'avoir baisée une fois, et tu as laissé
mes cinq derniers messages sans réponse après m'avoir baisé
comme une folle pendant deux mois. Les hommes ont aussi des sentiments, Georgia. Tu devrais mettre ça dans ton magazine.
Et sans me laisser le temps de répondre, il a disparu, en claquant la porte.
.'
,
Je tremblais en arrivant chez moi, mais je me suis dit qu'au fond, c'était une bonne chose d'avoir enfin vu Jasper sous son vrai jour. J'avais du mal à croire que c'était le même homme qui m'avait emmenée sur une plage déserte et écrit mon nom à la craie rose sur les trottoirs du quartier. Sa méchanceté me faisait de la peine, mais je n'avais pas le cœur brisé. Il n'avait jamais vraiment compté pour moi. Je me suis couchée et j'ai regardé une vidéo de Haute Société
qu'il avait enregistrée à mon intention en des jours meilleurs. Il savait que c'était un de mes films préférés.
Mais tandis que je regardais mon héroïne, Tracy Lord, tenter de se convaincre qu'elle voulait épouser un homme qui ne l'aimait pas, les dernières paroles de Jasper n'ont cessé de résonner dans ma tête. J!ai réalisé, non sans un certain choc, que tandis qu'il laissait des bouquets de fleurs devant chez moi et me concoctait des repas constitués exclusivement d'ingrédients roses, j'avais raconté à qui voulait l'entendre que je n'avais pas de petit ami et que Jasper O'Connor n'était qu'une façon comme une autre de me faire du bien. Finalement, plus que tous ces Chaud Lapin, Legland et autres amateurs de sexe anonyme, c'était peut-être moi qui avais le feu au derrière.
19
Le lundi matin, je suis arrivée au bureau bardée de bonnes résolutions. Je serais désormais franche et honnête dans tous les domaines, et pour commencer j'allais parler de ma liaison avec Jasper à Liinda. Mais j'ignore pourquoi, lorsqu'elle est arrivée, de retour de Hawaï, plutôt bronzée (elle n'allait jamais à la plage à Sydney) et détendue, je n'ai pas réussi à
lui cracher le morceau. Je crois que je ne l'avais jamais vue aussi heureuse (pour tout dire, elle chantait dans son bureau), et je n'ai pas pu me résoudre à lui saper le moral. Les semaines ont passé, et je me suis rendu compte que Jasper me manquait beaucoup plus que je ne l'aurais imaginé. Nos petites virées improvisées me manquaient, les messages drôles qu'il laissait sur mon répondeur me manquaient, tout comme les dessins humoristiques et stupides qu'il avait pris l'habitude de me faxer au bureau. Pour la première fois depuis notre week-end à la plage, je réalisais à
quel point j'étais seule à Sydney.
Un dimanche matin où j'étais en proie à une crise carabinée de mal du pays, j'ai appelé Hamish pour savoir quand il avait prévu de venir, et il m'a répondu, de manière abrupte, ce qui n'était pas dans ses habitudes, qu'il avait «un peu mis cette histoire de côté», J'en ai été très déçue. À force de faire les marchés et les musées seule le weekend, j'ai fini par me demander si quelque chose clochait chez moi. Pourquoi tous les hommes que j'avais rencontrés jusque-là à Sydney avaient-ils déjà partie liée avec d'autres personnes de ma connaissance ? À Londres, on pouvait toujours aller au bingo et rencontrer quelqu'un de complètement étranger à son milieu. Mais ici, cela semblait impossible.
Je savais que si j'abordais le sujet avec Antony, il me dirait juste d'arrêter de parler de choses ennuyeuses et de me resservir à boire. Liinda me proposerait d'assister à une de ses réunions et Debbie me regarderait avec des yeux de merlan frit. Alors je me suis tournée vers Zoé. En dehors de ses incursions dans l'enfer de la boulimie, c'était finalement une des personnes les plus saines d'esprit que je connaissais, et certainement la seule avec qui j'avais très peu d'amis en commun.
— Tu crois que ça vient de moi ? lui ai-je demandé un jour à la pause déjeuner. Ou est-ce qu'il est normal que les trois mecs pour qui j'ai craqué depuis mon arrivée en Australie aient des relations complexes avec d'autres personnes de mon entourage?
— C'est assez normal, a répondu Zoé en picorant dans mon assiette, ignorant la sienne. En dehors de certaines amours de vacances, en Europe, je ne suis jamais sortie avec quelqu'un qui n'était pas sorti avec au moins une de mes connaissances avant. J'étais à la maternelle avec Ben. Il est venu à la fête organisée pour mes quatre ans. Et aujourd'hui, on est ensemble.
— Sydney est une grande ville, quand même...
— Oui, mais ses habitants sont divisés en groupes très distincts les uns des autres. Toi, par exemple, regarde. Tu es arrivée ici et tu es allée t'installer tout droit dans les quartiers Est branchés et chics. Poots Point, Elizabeth Bay, Paddington, Woollahra et Bondi. Les gens de la mode, des arts, des média, ceux qui font de la cuisine tendance et quelques golden boys très glamour, habitent tous là. Je me trompe ?
J'ai passé silencieusement mon carnet d'adresses en revue. À une ou deux exceptions près, elle avait raison.
— Moi, je fais maintenant un peu partie de ce milieu à
cause de mon boulot, mais en réalité je suis plus des quartiers Est jeunes cadres dynamiques, la catégorie en dessous, si tu préfères. J'en fais partie depuis que je suis née. Belle-vue Hill, Vaucluse, Rose Bay, Double Bay. On est tous allés à l'école ensemble, nos parents se connaissent. C'est pas aussi glamour que ton milieu, et c'est certainement moins homo, mais c'est aussi très fric. Tu te souviens, à la fête de
Mardi gras, quand on est tombées sur un groupe de copains à moi ?
J'ai fait oui de la tête.
— Tu n'as pas vraiment accroché avec eux, n'est-ce pas ?
Tu peux être franche, tu sais, ça ne me dérange pas. Je me suis figée, fourchette en l'air.
— Eh bien... non, c'est vrai. Mais toi, je t'adore, et justement je n'arrivais pas à comprendre pourquoi je n'adorais pas tes amis aussi.
— Ce n'est pas ton milieu. Je suis sûre que tu t'es bien entendue avec tous les amis de Debbie que tu as rencontrés. C'est ta tribu, tu comprends? Les différentes
«castes» de Sydney se mêlent assez peu. Donc il y a beaucoup de gens avec qui tu pourrais sortir et qui n'auraient jamais entendu parler de Jasper O'Connor, de Nick Pollock ou d'Antony Maybury, mais tu les trouverais d'un ennui mortel. Exactement comme mes copains.
— Je suis désolée, Zoé.
Elle a aspiré un spaghetti à grand bruit.
— Ça ne me pose aucun problème. Je ne supporterais pas ton cher Antony très longtemps. Ses folles de copines encore moins.
On s'est concentrées un moment sur notre nourriture, tâchant de convoyer nos nouilles chinoises du bol à la bouche sans passer par la case tee-shirt. Ce n'était pas facile, surtout pour Zoé qui en plus cherchait à éviter les grumeaux de lait de coco et les morceaux de tofu frit.
— Je pourrais peut-être essayer dans une autre tribu, alors, ai-je finalement suggéré. Celle-là ne m'a visiblement pas réussi. Qu'est-ce que j'ai, comme choix?
Zoé a repoussé sa soupe et a ouvert sa bouteille d'eau minérale.
— Voyons... 11 y a la faune alternative, un mélange d'ho-mos et d'hétéros, principalement à Newtown, ErskinevUle et Enmore, mais je ne te vois pas au Métro à un concert de musique indienne, a-t-elle ajouté avec un petit sourire en coin. Ensuite, il y a les branchés plus « urban culture », si tu vois ce que je veux dire, qui habitent plus près du centre-ville, Darlinghurst, Surry Hills, Strawberry Hills, Redfern. Ils sont sympas, mais un peu coincés pour toi, à
mon avis.
Aucun sens de l'humour. Et puis il y a les yuppies des quartiers Ouest, jeunes avocats, cadres dynamiques de tout poil et journalistes du Sydney Morning Herald. Ils sont sympas dans l'ensemble, ils savent s'amuser, en tout cas. Mais il semblerait qu'ils se marient toujours entre eux. Certains sont vraiment cool, mais à mon avis pas assez glamour pour toi. Elle s'amusait visiblement. Et moi j'étais tout ouïe.
— Ensuite, il y a les papas et les mamans hétéros de Mosman, a-t-elle continué. Des gens bien, mais ils ont tous avalé
leur parapluie, on dirait. Tu te tirerais une balle dans la tête. Puis tu as les post-soixante-huitards de l'Upper North Shore. Le style libéral, peace and love et tout le bazar. Tu leur tirerais une balle dans la tête. Il y a des bo-bos très artistes et très bourrés de fric du côté de Balmain et de Rozelle, tu pourrais à
la rigueur les fréquenter, mais ils portent des chaussures de mauvaise qualité. En fait, je crois que tu es tombée dans la tribu qu'il te fallait. Ça ne se passe pas comme ça, à Londres?
— Eh bien, il y a aussi des cliques, forcément, mais pas autant, enfin, je ne crois pas. Et puis ce ne sont pas des groupes qui ne sortent qu'ensemble en se tenant par la main, et ils ne vivent pas systématiquement dans le même quartier. J'ai des amis aux quatre coins de Londres.
— Ah bon ! Non, ici, c'est un quartier, un groupe. Alors tu n'as rien à te reprocher si ta vie privée est compliquée. C'est comme ça à Sydney.
— Il ne me reste plus qu'à m'y faire, n'est-ce pas? Mais je dois reconnaître que j'apprécie assez le fait de rencontrer mes amis dans la rue. À Londres, il faut planifier sa vie sociale comme une campagne militaire, et quand on rencontre quelqu'un dans la rue par hasard, c'est l'événement du siècle !
Ici, ça arrive tous les jours.
Et c'est à nouveau arrivé le samedi, lorsque Antony et moi sommes allés au Grand Prix de Randwick. C'était un des événements majeurs de la scène hippique et on nous avait demandé de faire partie du jury «Modes au champ de courses». J'étais ravie, j'adorais les courses de chevaux. Antony m'avait conseillé en matière vestimentaire, insistant pour que je porte un chapeau de feutre et des gants de cuir, menaçant de ne pas m'accompagner si je refusais. Il est passé me chercher et s'est déclaré satisfait de ma robe en lainage gris perle et du manteau assorti, de mes chaussures noires en crocodile, de mon sac noir, de mes gants en daim noir et de mon chapeau en feutre mauve, orné
d'une plume de faisan. J'avais aussi pensé à mettre mon collier de perles.
— Exactement ce qui convient, a-t-il commenté. Il était lui-même d'une élégance remarquable dans son costume sombre, avec une chemise bleue et une cravate Hermès aux couleurs vives imprimée de petits chats, qu'il a déclaré avoir choisie en mon honneur. Une pochette en soie dépassait de la poche poitrine de sa veste, et il avait à la main un étui Louis Vuitton pour y glisser son guide des courses. On a bu quelques verres de bulles pour nous mettre dans l'ambiance (l'événement était sponsorisé par les plus grandes maisons de Champagne, c'était d'ailleurs ce qui avait décidé Antony à y participer), et puis nous avons pris nos places de jurés afin de juger les trente finalistes sélectionnées par des « rabatteurs » qui arpentaient l'endroit. À
peu près la moitié d'entre elles étaient en noir, et je les ai éliminées d'office.
— Gardez vos petites robes noires pour la tombée du jour, les filles, ai-je murmuré à l'intention d'Antony.
— Tu crois qu'elles vont sortir leur tablier blanc, et qu'elles vont nous servir le thé et les gâteaux secs ? a-t-il répliqué à voix haute.
La plupart portaient un chapeau de paille, Antony a failli en pleurer, et bon nombre ne portaient pas de bas. On ne comptait plus les sacs à main en skaï. Quant aux gants, elles avaient dû jardiner avec.
— Non mais, regarde-moi ça, s'est énervé Antony, très fort, cette fois. Elles n'ont pas la moindre idée de ce qu'est l'élégance. Comment ont-elles pu arriver jusque-là? C'est les rabatteurs qu'il faut abattre. Ou alors il faut leur fournir des chiens d'aveugle. Regarde-moi celle-là. Des sandales, pas de bas. Non seulement elle doit se geler, mais en plus je suis sûre qu'elle s'est dit : « Ce sont mes meilleures chaussures, donc je vais les porter, même s'il fait à peine quinze degrés. »
Tu as vu, elle s'est même fait faire un soin des pieds, pour l'occasion.
J'ai regardé. Et j'ai écarquillé les yeux. C'était Fiona Clarke. En chapeau dé paille, avec le même tailleur rouge qu'à la soirée de Cordelia, et des talons très hauts. Elle était assez jolie de visage, il fallait bien le reconnaître, et son avant-scène sautait aux yeux, pour ainsi dire.
— Tu la connais ? ai-je demandé à Antony.
— Oui. C'est une attachée de presse de la pire espèce. Toujours à essayer de me traîner à des cocktails de lancement de projets immobiliers. Spécialisée dans la cage à lapins. Une fois, elle m'a appelé et m'a demandé de lui faire une robe qu'elle puisse porter à un de ces « événements », comme elle dit. J'ai refusé. Je suis très regardant sur celles qui portent mes tenues, comme tu le sais. Tiens, cette fille, là, en tailleur gris à petites rayures blanches, elle est moins hideuse que les autres, non? Joli sac, belles dents. On n'a qu'à lui donner le prix et retourner boire un coup.
— C'est la fille avec qui Rory Stewart s'envoie en l'air, ai-je dit.
— Quoi? Ce petit machin en tailleur rayé? Un brin ordinaire pour un Stewart, non ?
— Je te parle de Fiona Clarke.
— Quoi ! Tu plaisantes. Elle est repoussante ! Lui, un Stewart, un des partis les plus convoités du pays, qu'est-ce qui lui prend de sortir avec ce nain de jardin? À tous les coups elle va tomber enceinte, et il sera piégé. Mon Dieu, quelle horreur! Exactement ce qui est arrivé à Johnny Brent. Allez, viens, cette fois, j'ai vraiment besoin d'un remontant. Moi aussi. Antony était un sale petit snobinard, mais j'avais comme lui du mal à supporter l'idée de Rory formant un couple avec Fiona Clarke. Pour d'autres raisons, bien sûr.
— À boire, à boire, a gémi Antony en feignant de se traî
ner dans le désert.
Et il a bu. Il a bu jusqu'à plus soif, et encore au-delà, à tel point que j'ai compris qu'il fallait que je lui fasse manger quelque chose si je voulais lui éviter de tomber raide. Comme les petits-fours proposés par le sponsor étaient justement très petits, je l'ai traîné dehors jusqu'à une buvette afin d'y trouver une nourriture plus roborative. Après l'avoir hissé sur un tabouret, j'ai commandé deux tourtes à la viande et deux Coca, espérant que ces bulles-là
auraient sur lui le même effet que sur moi à la fête de Danny Green.
D grommelait à mon intention qu'il n'avait aucune envie d'avaler « cette merde » lorsque j'ai levé les yeux et vu Rory Stewart. Rory m'a vue, puis a vu Antony, et a eu le même regard que le soir où j'avais quitté la soirée de Cordelia au bras de Jasper.
— Salut ! ai-je lancé platement.
Il s'est alors produit une chose très étrange : je ne suis pas arrivée à me souvenir de son prénom. J'étais tellement gênée d'être vue en compagnie d'Antony dans cet état que mes neurones avaient fait le black-out. Je suis restée muette, bouche ouverte tel le poisson rouge moyen. Je ne pouvais pas le présenter à Antony parce que premièrement j'avais oublié son prénom et deuxièmement ivre comme il l'était, Antony ne disait que des insanités. Pour couronner le tout, il s'est mis à se taper la tête sur le comptoir.
— Salut, Georgia, a répondu Rory. Ton ami a des problèmes ?
— Heu... Il a un peu forcé sur le Champagne. Ça devrait aller mieux d'ici un moment.
— Va te faire foutre, a lâché Antony, très distinctement. Je savais qu'il parlait à sa tourte parce que je connaissais Antony,-mais toute autre personne aurait pu prendre ça pour elle. Rory a soupiré et j'en ai été malade.
— Bon, eh bien, à plus tard, Georgia. Passe une bonne journée.
— Au revoir, ai-je répondu faiblement.
Je me suis assise à côté d'Antony, la tête entre les mains. Ça m'est revenu à ce moment-là. Rory. Rory Stewart. Le beau Rory Stewart. Comment avais-je pu oublier son prénom ? J'ai émis un grognement de désespoir. Antony s'est tourné vers moi et m'a regardée.
— C'était qui, cet enculé? m'a-t-il demandé avant de vomir tripes et boyaux sur sa tourte.
Génial, ai-je songé. Fiona Clarke est aux courses avec Rory Stewart. Je suis aux courses avec un homosexuel ivre. Ici Sydney, à vous les studios.
Antony m'a appelée au bureau, surexcité. J'étais encore furieuse contre lui de m'avoir humiliée devant Rory Stewart, mais il ne comprenait pas pourquoi. L'incident de la tourte gerbatoire, comme il disait, remontait déjà à plus d'une semaine. De l'histoire ancienne pour Antony.
— Minou chérie, il faut absolument que tu viennes dîner à
la maison ce soir. Debbie vient, et aussi Betty et Trudy, ce sera rien que nous quatre.
— Ça fait cinq, en tout, mais d'accord, avec plaisir. On fête quoi?
— Tu ne sais pas quel jour on est ?
— Heu... je n'y ai pas réfléchi, non. Le 26 juin, c'est ça?
— Exactement. Ça .fait cinq mois aujourd'hui qu'on s'est rencontrés.
— Diable. Cinq mois depuis la chapeaux-party, déjà ?
C'est gentil à toi de t'en souvenir, mais cinq mois, ce n'est pas vraiment significatif, comme durée. Les noces de plastique mou, peut-être ?
— C'est un prétexte pour déboucher quelques bouteilles, non?
— J'ignorais qu'il te fallait un prétexte, mais ce sera avec plaisir quand même.
— En fait, la vraie raison, c'est qu'il faut qu'on parle des tenues qu'on portera au bal Cointreau. Tu as reçu ton invitation, n'est-ce pas ?
— Je n'en sais rien. À quoi ressemble-t-elle?
— Tu ne sais pas si tu l'as reçue ? Tu es folle ou quoi ?
Enfin, de toute façon, je sais que tu en as reçu une parce que j'ai appelé les organisateurs pour vérifier, et tu es bien sur la liste des invités. Cinq mois à Sydney et déjà ton ticket d'entrée au bal Cointreau, beau travail, Minou.
— Qu'est-ce que c'est, ce truc ?
— C'est la fête de l'année. Il n'y a que quatre cents invités pour toute l'Australie, rien que la crème de la crème des gens en vue. C'est toujours une soirée fabuleuse. L'endroit où le bal a lieu reste toujours secret, ils envoient des limousines aux invités et tu ignores où tu vas tant que tu n'es pas arrivé. Ensuite, c'est décor époustouflant garanti, boissons à gogo et nourriture divine, plus deux allersretours en première classe pour Paris pour les deux meilleurs costumes. Et c'est nous qui allons gagner, ma chérie.
— C'est alléchant. Alors, à quoi elle ressemble, cette invitation?
— Demande à Debbie, moi, il faut que je me mette à mes fourneaux. Ne tardez pas, ce soir, et venez avec des idées de costume. Salut!
J'ai couru jusqu'au bureau de Debbie. Elle portait une couronne.
— Je vois qu'on t'a enfin jugée à ta juste valeur, ai-je déclaré.
— Tu penses que c'est moi, ça? m'a-t-elle demandé en faisant tourner son fauteuil.
— Charmant, Votre Altesse. C'est pour un shooting ?
— Non, c'est l'invitation au bal Cointreau. Le thème de cette année, c'est la royauté. Tu n'as pas eu la tienne?
Antony m'a dit que tu étais invitée, pourtant. Je vais appeler Seraphima.
Joignant le geste à la parole, elle a empoigné le téléphone.
— Sera ? Y aurait-il par hasard une couronne sur ton bureau, pour Géorgie ? Parfait, tu peux l'apporter, s'il te plaît?
Un peu plus tard, couronnées toutes les deux, nous cherchions des idées de déguisement.
— Ça devrait être facile, pour toi, Géorgie. D'après Antony, tes grands-parents vivaient dans un château. Tu ne peux pas leur demander de t'envoyer les bijoux de famille?
— C'est une maison fortifiée plutôt qu'un château. Ma grand-mère a bien une tiare, mais je doute qu'elle accepte de la glisser dans une boîte aux lettres. Elle m'a dit que je pourrais la porter le jour de mon mariage. J'ai eu beau lui expliquer que ça risquait de ne pas arriver tout de suite... Lorsque nous sommes arrivées chez Antony, les garçons étaient déjà là, et au comble de l'excitation. Ils avaient leurs couronnes sur la tête, Betty avait même mis quelques broches en faux diamants pour se mettre dans l'ambiance. Trudy se tenait très droit, pratiquant son port régalien, m'at-il expliqué.
— Vous n'allez pas avoir besoin de costumes, ai-je dit. Vous n'avez qu'à y aller en reines de la nuit.
Ensuite, la soirée n'a été qu'une succession de gloussements, de piaillements et de cris haut perchés.
— Je vous préviens, a annoncé Debbie tandis que nous nous mettions à table, je refuse de m'habiller en princesse Diana. D'accord, elle avait des jambes comme les miennes, mais c'est trop téléphoné.
— Dommage ! a soupiré Antony. T'aurais pu y aller en maillot de bain, avec les cheveux mouillés, pour faire la Diana des derniers mois, heureuse avec Dodi...
À l'idée de paraître en public pratiquement nue, elle a visiblement reconsidéré ses positions.
Betty a décidé de s'habiller en reine Elizabeth II parce qu'il avait déjà le bon prénom.
— Je vais chercher des éleveurs de corgi, sur Internet, a-t-il déclaré. Antony était d'accord. Betty pouvait faire la reine sur ses vieux jours, peut-être avec la tenue qu'on lui avait vue au Millenium Dôme, mais moi, je serais la jeune Lizzy glamour, parce que nous devions y aller en couple et qu'il avait décidé
d'être la jeune et belle princesse Margaret.
— On a tellement de points en commun, tous les deux, at-il expliqué. Elle adore les chaussures à semelles compensées, le gin, la fumette, les pédés...
— Je te verrais plutôt en reine mère, ai-je suggéré. Le mauve t'irait à ravir... Ou alors en prince Edward, tout le monde dit qu'il est gay... Oh, non, oublie ça, je ne tiens pas à
me déguiser en Sophie Rhys-Jones, cette fille est une horreur. Un peu la Fiona Clarke anglaise, non ? ai-je demandé à
Debbie.
— Tu as mis le doigt dessus.
— Je pourrais peut-être lui emprunter un de ses tailleurs en polyester, remarque...
— Il serait trop grand au niveau de la poitrine, a rétorqué
Debbie. Mais quand on y réfléchit, cette fille te ressemble un peu, en beaucoup plus vulgaire.
— Ah merci bien ! ai-je grogné, réalisant que c'était vrai. Nous avions effectivement certains traits communs, comme la peau claire et les cheveux blonds.
La soirée s'est poursuivie, chacun cherchant pour l'autre, le tout entrecoupé de fous rires et de délires divers et variés. Et puis Antony a mis de la musique et nous avons dansé.
— Encore une belle soirée... a soupiré le maître des lieux en emportant quelque chose à la cuisine.
À son retour, il s'est approché, a déposé sur mes lèvres un de ses déconcertants baisers, et a murmuré :
— On sera le roi et la reine du bal Cointreau, mon Minou et moi.
20
Enfin, le grand jour est arrivé. La limousine devait passer nous prendre à dix-neuf heures, mais Antony avait insisté
pour que je sois chez lui à dix heures du matin. Il voulait qu'on passe la journée ensemble, histoire d'être fins prêts. Au programme : bain turc dans son hammam, suivi d'un massage, d'une pédicure et d'une manucure par des hommes et des femmes de l'art, tout cela suivi d'un déjeuner léger et d'une petite sieste avant de passer à la coiffure et au maquillage. Trudy, Betty, Debbie et son cavalier devaient nous rejoindre pour prendre un verre et nous devions partir tous ensemble dans nos limousines respectives.
Antony avait mis la touche finale à nos costumes vers trois heures du matin. Ma robe était un fourreau en satin gris-vert coupé en biais, avec un décolleté drapé très profond dans le dos. La sienne était en satin duchesse blanc, sans manches, légèrement cintrée avec une encolure bateau. Nous avions opté pour un hommage à Carolyn Besette Kennedy et à Jac-kie Kennedy. Mes cheveux étaient juste de la bonne couleur et de la bonne longueur, un simple brushing les avait lissés à la perfection.
— Nous incarnerons la vraie royauté, avait dit Antony. Des gens dont la noblesse réside dans la beauté. C'est tellement plus élégant que d'être né avec une couronne sur la tête!
Il était au comble de l'excitation. J'ai souri. J'adorais Antony. Il était si intelligent, si doué, si cultivé. Il connaissait l'histoire de la mode sur le bout des doigts, pouvait dater n'importe quel vêtement à cinq ans. Et grâce à ses recherches permanentes sur la mode féminine et les styles, il en connaissait plus que bien des spécialistes sur l'histoire sociale du
XXe siècle. Il se faisait peut-être passer pour une grande folle écervelée, mais c'était en réalité un puits de science.
— Tu aimes tout ça, n'est-ce pas ?
— Je joue à me déguiser depuis que je sais me tenir devant une glace. Rien ne me satisfait plus que les préparatifs pour un grand bal costumé. On s'est installés dans le hammam. J'aurais préféré garder ma culotte, mais Antony m'avait traitée de prude et se promenait en tenue d'Adam. Mon regard était résolument fixé au-dessus de sa taille, et j'avais une serviette à portée de main.
De temps à autre, il se levait et mettait la douche sur froid. Aucun moyen d'y échapper, et il était même préférable de se ruer dessous plutôt que d'être éclaboussé de gouttelettes glacées.
— Oh, ces seins ! s'est exclamé Antony en les pinçant. Tu pourrais y accrocher n'importe quoi.
— Pas touche ! ai-je hurlé en croisant les bras devant ma poitrine. C'est intime.
;— Pas pour très longtemps dans la robe que j'ai prévue pour ce soir. Il fait toujours un froid de canard au bal Cointreau. Et puis tu dois quand même bien les montrer à ce monstre de Jasper O'Connor, non ?
— Plus maintenant.
Le visage d'Antony s'est éclairé. Il a arrêté la douche et est retourné s'asseoir.
— Tu lui as donné son congé ?
— On a fait ça par consentement mutuel.
Je n'avais pas vraiment envie d'en parler. Je n'avais pas envie d'entendre la joie dans la voix d'Antony et je ne voulais pas penser à Jasper. Je n'étais pas encore très sûre de moi.
— C'est une excellente nouvelle. Cette liaison risquait de faire baisser tes actions, en ville.
— Eh bien, peut-être que maintenant, ma cote va remonter, ai-je rétorqué avec une pointe de sarcasme.
— Oui, avec des rumeurs sur une nouvelle fusion... Et il a éclaté d'un rire coquin.
Le reste de la journée s'est écoulé dans un brouillard de sensations physiques toutes plus agréables les unes que les autres. Le premier bouchon de Champagne a sauté à dixsept heures, lorsque le maquilleur et le coiffeur sont arrivés. Qu'Antony ait tenu jusque-là était en soi un exploit.
— Ce qu'il faut avant tout, ce soir, c'est doser. Dès l'arrivée, l'alcool va couler à flots. Ça commence par les premiers
cocktails, on mate les costumes des autres et on fait en sorte que les juges aient bien vu le nôtre. Ensuite, c'est le dîner, conversation civilisée de rigueur, avec un soupçon d'humour. Beaucoup de vin, on va de table en table. Après, c'est encore beaucoup de bavardage, de va-et-vient, et ce qu'il faut, c'est être juste un peu pompette au moment où on met le pied sur la piste de danse, qu'on ne quitte que vers trois heures du matin, quand on met tout le monde dehors. Ensuite, on peut aller à un after. En général, il y a quelque chose de prévu, mais je te préviens, après l'atmosphère magique du bal, farter c'est toujours un peu décevant. Il vaut bien mieux revenir ici avec un petit groupe de gens qu'on aura soigneusement sélec tionnés.
Après toute une journée de préparation, nous étions enfin prêts. Bien qu'ayant vu Antony se faire faire les ongles et se laisser maquiller, j'avais encore du mal à l'imaginer en robe. C'était une grande folle, il n'y avait aucun doute là-dessus, mais il y avait quelque chose de profondément masculin chez lui. Son sang espagnol, peut-être. Il avait les bras, les jambes et le torse couverts d'une toison noir ébène, et maintenant que je l'avais vu nu comme un ver, je savais qu'il avait aussi un corps de mâle. Pas un corps d'Apollon de salle de gym, un corps d'homme. Vivant. Beau.
Mais lorsqu'il a mis sa perruque, c'était Jackie Kennedy.
— Tu es superbe !
Il marchait différemment. Tous ses mouvements étaient plus raffinés. En fait, il était d'une grâce quasiment insupportable. Il était entré dans la peau de son personnage. Moi, j'étais encore en robe de chambre, je ne portais qu'un string riquiqui qu'il m'avait prêté, le seul sous-vêtement qu'il m'ait autorisée à mettre sous ma robe.
— À toi, Minou. Va chercher ta robe, les autres ne vont pas tarder.
Je suis allée dans son atelier et je me suis glissée dans la soie fluide. Sur ma peau, la matière était froide et douce. Je me suis regardée dans la glace. Et je me suis impressionnée. La ressemblance était troublante.
— Tu es ravissante, a commenté Jackie en apparaissant derrière moi dans le miroir. Absolument ravissante. Jack aurait été si fier...
Il a fait mine d'essuyer une larme sur sa joue avant d'ajouter :
— C'est triste... si triste...
— Jack lui aurait fait du plat, Jackie chérie, alors reprendstoi, a dit une voix derrière nous. C'était la princesse Grâce de Monaco. Une jeune princesse resplendissante dans sa robe bustier de satin bleu pâle, avec de longs gants blancs, des rubis et des diamants autour du cou et sur sa tiare,
— Oh, Majesté! a dit Antony en s'inclinant très bas devant Debbie. Vous êtes magnifique, mais ces bijoux Gri-maldi, quelle horreur! Rubis et diamants, ça porte malheur. J'étais sans voix. Debbie était la princesse Grâce. Elle lui ressemblait tellement. Même nez, mêmes yeux bleus, mêmes cheveux blonds.
— Le reste de votre famille d'un soir est-il arrivé, Votre Majesté ? a demandé Antony.
Debbie a fait un geste en direction de la grande pièce.
— Tu es belle, Géorgie, a-t-elle dit. Vraiment très belle. On va te trouver un homme fabuleux, ce soir, maintenant que tu as enfin largué ce bon à rien... Antony m'a appelée pendant que tu faisais la sieste, a-t-elle précisé en voyant ma tête.
Le cavalier de Debbie, un Français qu'elle avait péché je ne sais où, faisait un excellent jeune Rainier. Trudy était une princesse Caroline élégante en robe de soirée Chanel noire et Betty une princesse Stéphanie hilarante, bien qu'un peu en surcharge pondérale. Piqué sur la bretelle de sa robe bleu électrique, un badge annonçait : « Comme un ouragan, j'ai raté le tournant... »
On a bu du Champagne, porté des toasts, puis l'interphone a sonné. Les limousines étaient arrivées, et on est partis. Trente minutes plus tard, nous nous sommes retrouvés devant une vieille usine désaffectée, en plein milieu d'un terrain vague. Ça, c'était pour l'extérieur. À l'intérieur, on se serait crus à Versailles .ou au Palais d'Hiver ou dans le château de la Belle au Bois dormant. Des cascades de tissu dissimulaient le plafond et d'énormes lustres éclairaient la salle. Les murs étaient tapissés de miroirs à cadres dorés et des courtisans emperruqués tenaient des candélabres pour nous indiquer le chemin.
Au pied d'un tapis rouge, un page en bas de soie, redingote et perruque poudrée nous a demandé nos noms, afin de nous annoncer.
— Mme John F. Kennedy et Mme John Kennedy Junior, a lancé le maître de cérémonie d'une voix de stentor. Leurs Altesses royales le prince Rainier et la princesse Grâce de Monaco. Son Altesse royale la princesse Caroline de Monaco. La princesse Stéphanie Du Rocher. Oberon, roi des Fées et sa reine, Tîtania.
C'était Michael et Cordelia. Cette dernière portait la même robe qu'à sa soirée, et était une fois de plus resplendissante.
— Le King, monsieur Elvis Presley.
— Dieu merci, j'ai renoncé à cette idée ! s'est esclaffé
Trudy. C'est au moins le cinquième que je vois.
— Sa majesté le roi Henry VIII et les reines Catherine, Anne, Jane, Anne, Catherine et Catherine.
Les six femmes étaient des hommes, et avaient une allure formidable.
— La duchesse d'York.
— Ah, ça, c'est drôle ! a commenté Betty.
Fergie était un homme, portant la réplique exacte d'une tenue terrifiante à carreaux bleus et blancs que la duchesse avait réellement portée au début de sa royale carrière. Antony a levé les yeux au ciel. Il m'avait déjà expliqué qu'il ne comprenait pas les gens qui venaient à ce bal en oubliant d'être séduisants.
— Son Altesse royale la princesse de Galles.
— Pfff... a soupiré Antony. C'est du comique de répétition ou quoi? Les gens sont tellement prévisibles...
— Sa Majesté la plus grande, le Roi-Soleil.
Coucou Legland.
— Il a l'ego en orbite, il ne contrôle plus rien du tout, celui-là, a commenté Antony.
— Le duc et la duchesse de Cornouailles.
Antony a éclaté de son rire homérique. Il s'agissait de deux de ses amis, Joanna et Mary, dans une excellente incarnation de Charles et Camilla, période post-abdication. Charles était en costume de jardinier et parlait à une brouette de fleurs, Camilla avait sa tenue de chasse. Ils étaient suivis de :
— Sa Majesté le roi William.
Qui était Ingrid.
— C'est génial, s'est exclamé Antony. Ils ne voulaient pas me dire en quoi ils se déguiseraient. C'est très bien. Vraiment très bien. Je crois qu'on peut dire adieu au prix, Minou chérie, la concurrence est trop rude, cette année.
— Sa Majesté la reine Cléopâtre d'Egypte et M. Marc Antony.
C'était Maxine, en compagnie d'un homme assez séduisant.
— C'est qui ? ai-je demandé à Debbie.
— Aucune idée. Mais tu n'as pas remarqué qu'elle était d'excellente humeur, ces derniers temps, au bureau ? Viens, on va aller se renseigner.
On a quitté notre poste d'observation à l'entrée pour nous enfoncer dans la foule. C'était un peu comme se jeter du haut d'un toboggan, une fois qu'on est lancés, il n'y a plus moyen de s'arrêter. Le reste de la soirée n'a été qu'un tourbillon, comme l'avait prédit Antony. Papotage et ululements. Dîner et éclats de rire. Danse et piaillements. Et à
trois heures du matin, la musique s'est brusquement tue. Dehors, nos limousines nous attendaient.
— Nous allons à l'after, chez Rages, nous a annoncé Cordelia en s'enveloppant dans une cape de velours vert.
— Pas question, est intervenu Antony, venez chez moi, j'organise une petite réunion intime de têtes couronnées. Il avait déjà chargé Trudy et Betty de faire passer l'info aux quelques heureux élus qu'il avait décidé de convier, et de trouver Debbie qui avait disparu depuis le dîner
— Parfait, a dit Cordelia. On se retrouve chez toi, alors.
— On va à l'after, chez Rages, a déclaré Legland, le bras autour des épaules d'une jeune femme à l'avant-scène conséquente, en princesse Diana à la robe bleue plutôt courte.
— Super, a répondu Antony en me donnant un coup de coude. On se voit là-bas, alors?
Il a ponctué ça d'un sourire en coin à mon intention. Au même moment, j'ai réalisé que la fille en question n'était autre que Fiona Clarke (où était passée Phoebe Trill?). Décidément, à Sydney, les coïncidences se succédaient à
un rythme effréné. Je me suis demandé si Rory savait où se trouvait Fiona ce soir, et ce qu'il en aurait conclu. Je n'avais pas trouvé la réponse lorsque Antony m'a poussée dans la limousine en me disant « prends ça » avant de glisser un cachet entre mes lèvres, qu'il a chassé en me faisant boire du Champagne.
— C'était quoi ? ai-je demandé en avalant.
— Juste une demi-ecsta. Tu ne risques rien.
Une heure plus tard, tout baignait pour moi. J'étais assise par terre dans l'appartement d'Antony, les bras autour de Trudy, à qui je disais combien je l'aimais, et qui me répondait qu'il ressentait la même chose. Betty est venu s'allonger à côté de moi et a posé sa tête sur mes cuisses. Il s'est mis à me caresser le genou en souriant béatement. Et lorsque Antony est arrivé avec un petit bol en argent plein de demi-cachets, on s'est tous resservis. Il a éclaté de rire.
— Vraiment, vous faites peine à voir. Vous êtes tous amoureux les uns des autres ?
On a tous acquiescé vigoureusement et on a rigolé.
— Faites-moi une petite place, a dit Antony. Je veux jouer, moi aussi.
Il s'est faufilé entre nous. Michael et Cordelia nous ont rejoints, puis Mary et Joanna, et Ingrid, et Norma. Pour finir, on ressemblait plus à une portée de chiots dans un panier qu'à autre chose. On se caressait les cheveux, et puis Michael a embrassé Cordelia. Ensuite, Cordelia m'a embrassée. Puis elle a embrassé Antony. Antony a embrassé Michael. Et Michael m'a embrassée. De fil en aiguille, on s'est retrouvés tous les quatre au lit. Les autres ont semblé s'éparpiller çà et là, et j'ai soudain réalisé que j'étais nue dans le lit d'Antony, en compagnie d'un couple marié et d'un homosexuel notoire. On s'aimait les uns les autres, n'est-ce pas ? Alors pourquoi pas?
On n'a pas vraiment fait l'amour. Antony a été très clair là-dessus, le lendemain matin, tandis que nous prenions notre petit déjeuner dans un café de Crown Street. Il n'y avait pas eu de pénétration, pas d'orgasme, donc on ne pouvait pas dire qu'on avait fait l'amour. Tout de même, ça y avait pas mal ressemblé. On s'était beaucoup embrassés, et beaucoup caressés. Mais nous avions le sentiment d'être d'innocentes créatures à l'aube d'une ère nouvelle, donc il n'y avait rien de sordide ni de pervers. Enfin, je me posais tout de même un peu la question...
— Non ! s'est exclamé Michael. On n'est pas des échan gistes.
Il portait les vêtements d'Antony, moi aussi. Cordelia avait encore sa robe de soirée et sa cape. Michael a enfoui son visage dans le cou de sa femme et a fait mine de pleurer.
— Mon amour, tu te rends compte, on n'est mariés que depuis deux mois, on ne peut pas déjà être échangistes, si ?
On a tous rigolé. Il faut dire que l'effet des cachets ne s'était pas complètement dissipé. Antony et moi nous étions tenus par la main pour aller au café, et maintenant c'était Cordelia qui m'avait pris la main.
— Tu crois que je suis lesbienne? ai-je demandé à
Antony.
— Seulement si tu en as envie, a-t-il répondu. Et si tu es lesbienne, je crois que je le suis aussi.
On a encore beaucoup ri, et comme on n'arrivail ni à arrêter de sourire, ni à se séparer, on est tous retournés chez Antony et on s'est remis au lit, mais en culotte et tee-shirt, cette fois, pour regarder de vieux films à la télé. J'ai vu tout My Pair Lady mais je me suis endormie au milieu de Rebecca. Quand j'ai ouvert un œil, il faisait noir. Michael et Cordelia s'étaient éclipsés en laissant un message écrit au rouge à lèvres sur la table de la cuisine : « On vous aime. »
Antony m'a apporté du thé et des tartines et s'est remis au lit avec moi. On s'est regardés, et c'est reparti pour un tour de rigolade.
— Qu'est-ce qui nous prend ? ai-je demandé entre deux fous rires. Ils devraient distribuer tes cachets aux Nations unies, ça résoudrait beaucoup de problèmes dans le monde.
— Attends de voir comment tu te sentiras mardi. Tu ne seras peut-être plus du même avis. Mais c'est sympa, quand même, non ?
J'ai acquiescé.
— Alors il n'y a aucun mal à se faire du bien, a-t-il conclu en appuyant sur le bouton Marche de la télécom mande.
Les premières images de La main au collet ont défilé. Ce n'est que lorsque le beau visage de Grâce Kelly est apparu à
l'écran que nous nous sommes regardés, réalisant que nous n'avions pas la moindre idée de ce qu'était devenue Debbie. La dernière fois que nous l'avions vue, c'était juste après le dîner, au bal. Elle avait pas mal bu, mais tenait encore debout.
— Je vais lui passer un petit coup de fil, a décidé Antony. Il a raccroché presque immédiatement.
— Répondeur.
Il a rappelé pour laisser un message.
— Debbie, c'est moi. Tu peux m'appeler quand tu auras écouté ce message? À n'importe quelle heure. J'aimerais savoir comment s'est terminée ta soirée.
Ensuite, il a téléphoné à tous les gens qu'il avait vus au bal et qui étaient susceptibles de savoir où se trouvait Debbie.
— Tu es inquiet? ai-je demandé au bout du sixième appel. D'ordinaire son comportement te fait plutôt rire. Alors pourquoi te donner tant de peine, ce soir?
— Parce que d'ordinaire, je m'efforce de rester suffisamment lucide pour la ramener chez elle. Et hier soir, je ne l'ai pas fait. En plus, je me sens encore un peu coupable de l'avoir perdue à Mardi gras.
— Moi aussi, je suis inquiète. La fois où je vous ai vus tous les deux, à Mardi gras, elle était avec un type louche. J'ai essayé de me convaincre du contraire, mais je crois qu'il lui injectait quelque chose. Il m'a dit d'aller me faire foutre, quand il s'est aperçu que je les regardais.
— J'ai cherché des traces d'aiguilles, comme je te l'avais promis, et je n'ai rien trouvé. Mais j'ai un mauvais pressentiment, je crois que tu as raison. Je surveille ses pupilles de près, depuis.
— Ses pupilles?
— Oui, les junkies ont les pupilles en tête d'épingle. Ce n'est pas le cas de Debbie, donc je sais qu'elle n'est pas à
l'héro. Mais depuis quelque temps, elle a souvent les pupilles surdilatées... J'ai peur qu'elle ne s'injecte de la cocaïne. Ou des amphèt, a-t-il ajouté en me regardant.
J'ai pensé à Jenny.
— Il faut qu'on la retrouve, Antony.
Ensemble, nous avons reconstitué la soirée. La dernière fois que nous avions vu Debbie, c'était après le dîner, au bal, elle se disputait avec le prince Ramier, le traitant d'emmerdeur qui ne savait pas s'amuser. Au bout de cinq coups de fil, nous avons réussi à obtenir ses coordonnées, ce qui n'était pas une mince affaire dans la mesure où nous ne savions même pas son nom.
Nous avons joint Rainier chez lui.
— Bonjour, Thierry, ici Antony Maybury, tu es venu boire un verre chez moi hier soir, avec Debbie Brent... Comment?
Oh, oui, merci, nous avons passé une charmante soirée. Je me demandais si tu savais où je pouvais trouver Debbie ce soir. Ah, d'accord. Tu l'as vue quand, la dernière fois ?
Il a raccroché, visiblement plus inquiet encore.
— Ils ont quitté le bal peu après le dîner. Debbie voulait trouver de la dope et Thierry lui a dit qu'à son avis, ce n'était pas une bonne idée, alors elle s'est mise à l'insulter et ils sont partis.
— Il l'a raccompagnée chez elle ?
— Non, et c'est bien ça qui m'inquiète. Elle est sortie de la limousine alors qu'ils remontaient Oxford Street et s'est engouffrée au Nightshade.
— Cet horrible night-club ?
— Ouais, cet horrible night-club où l'on deale des tas de trucs très mauvais.
— Mon Dieu !
— Écoute, Minou, je ne voudrais pas dramatiser, elle a sans doute juste décroché son téléphone, ou elle est en train de regarder des vieux films chez un copain. Mais j'ai un mauvais pressentiment.
— Moi aussi. Et puis j'ai promis à quelqu'un de m'occuper de Debbie. On va chez elle. Antony était déjà debout et s'habillait.
Il m'a tenu la main pendant tout le trajet en taxi. En arrivant devant chez Debbie, nous avons d'abord été soulagés : il y avait de la lumière à l'intérieur. Mais lorsque nous avons frappé à la porte, puis sonné, et sonné encore, personne n'est venu ouvrir. Heureusement, Antony savait où elle cachait la clé de secours et nous avons pu entrer. Elle était dans sa chambre. Elle était bleue.
21
— Jenny, je suis désolée. J'aurais dû vous en parler plus tôt.
Lundi en fin d'après-midi, le lendemain du jour où nous l'avions trouvée. Nous étions à l'hôpital.
— Georgia, ne pleurez pas. Vous êtes la meilleure amie que pouvait avoir Debbie. Si Antony et vous n'étiez pas passés chez elle pour prendre de ses nouvelles, elle serait morte, à
l'heure qu'il est. Vous lui avez sauvé la vie, tous les deux. Quelques minutes de plus et c'était trop tard.
— Mais ça faisait des mois que je la soupçonnais de s'injecter de la drogue. Je n'en étais pas complètement sûre... j'ai cru que je me faisais des idées.
Elle m'a prise dans ses bras.
— Peu importe. Vous étiez là au moment où il le fallait. Et puis je la connais, si elle avait su que vous étiez derrière son dos, elle se serait arrangée pour être plus discrète encore et vous n'auriez peut-être pas pu la sauver. Johnny et moi nous ne savons pas comment vous remercier, tous les deux. Antony était de toute façon aux anges. Il prenait un verre avec Johnny Brent à la cafétéria de l'hôpital. Un cocktail de cocaïne, d'ecstasy, de kétamine et de cocaïne en injection avait failli coûter la vie à Debbie, et je savais que cela l'avait bouleversé. Mais je savais aussi que pour lui, chaque seconde passée en compagnie de Johnny Brent était une garantie de bonheur à venir, pour tous les instants où il se remémorerait cette occasion.
Jenny et moi étions assises à côté du lit de Debbie. En apprenant ce qui s'était passé, Maxine m'avait quasiment ordonné de ne pas venir travailler. Debbie n'avait toujours pas repris connaissance, mais les médecins étaient opti-mistes. Antony et moi étions restés à l'hôpital jusqu'à
l'arrivée de ses parents, mais après deux nuits blanches je commençais à ne plus très bien savoir où j'en étais. Aussi c'est avec un certain soulagement que j'ai entendu Antony, de retour de la cafétéria, littéralement rayonnant, m'annoncer qu'il me ramenait à la maison.
Il m'a effectivement ramenée à la maison. Chez lui. Et c'est le plus naturellement du monde que nous nous sommes remis au lit ensemble et que nous avons passé la nuit dans les bras l'un de l'autre.
C'est le rire d'Antony qui m'a réveillée, tard dans l'aprèsmidi du mardi.
— Quoi ? Hein ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Je ne suis pas au mieux de ma forme, au réveil.
— J'avais oublié que tu étais rentrée avec moi ! Je viens de me réveiller et de trouver une femme dans mon lit! Mon Dieu, c'est fou ! Comment tu te sens, Minou ?
J'ai cligné des yeux pour voir si les choses se stabilisaient un peu autour de moi.
— Je n'en sais trop rien. J'ai connu mieux, je crois.
— C'est le mardi-ecstasy. Je t'avais prévenue. Ce qu'il nous faut, c'est un hammam. En suant, on évacue mieux ce poison hors de prix.
Il est allé dans la salle de bains pour brancher la vapeur. Je l'ai entendu chantonner. La perspective d'une nouvelle entrevue avec Johnny Brent, sans doute. Moi, je suis restée allongée, les idées pas très claires, voire complètement floues. J'ai passé en revue les quatre hommes avec qui j'avais couché depuis mon arrivée en Australie, presque sept mois auparavant. Non, cinq, ai-je réalisé tout à coup. Cinq si on comptait Michael. Un impuissant, un priapique, un bon à rien, un homo, un marié. Quel palmarès! À
Londres, je trouvais ma vie amoureuse piteuse. Ici, elle était baroque.
. Lorsque le hammam a été prêt, je me suis carrément allongée par terre dans la salle de bains. Rester assise et droite me semblait hors de question. Antony, lui, était visiblement en pleine forme.
— Pourquoi est-ce que tu n'es pas aussi mal que moi ?
ai-je demandé.
— Parce que j'ai une constitution de fer. Je peux prendre n'importe quoi. C'est ce qui me tuera, d'ailleurs. Eh, tu ne vas pas te mettre à pleurer, hein ? Je ne le supporterais pas. C'est une des raisons pour lesquelles je suis gay. On pleure moins.
— Non, rassure-toi. Mais explique-moi une chose, Antony, toi qui sais tout. Pourquoi ma vie est-elle aussi bizarre ? Je veux dire... tu connais mon histoire avec Rick... Ensuite, U y a eu Billy le mou du zizi, Legland le marathonien, Jasper le dilettante, puis je me suis retrouvée adepte de l'amour libre, lesbienne et échangiste, et maintenant je passe mes nuits avec toi, mon meilleur ami, homo. Ce n'est pas normal. Pourquoi est-ce que je n'attire que les barjos ?
— Je suppose que sous tes allures de Mary Poppins, tu dois être un peu barjo, tu ne crois pas.
Sur ce il a ouvert la douche froide. À fond.
Lorsque nous sommes retournés à l'hôpital, un peu plus tard, Jenny nous a appris que Debbie avait repris conscience, et qu'elle avait beaucoup pleuré, demandant sans arrêt Drew. Le médecin avait dû lui administrer un calmant. II fallait qu'elle se repose, pour que son corps regagne des forces.
Il a également suggéré que nous organisions des tours de garde, afin qu'il y ait toujours quelqu'un de familier à ses côtés quand elle se réveillerait. Il a été décidé qu'Antony prendrait le premier, pour permettre à Jenny et à Johnny de manger un peu et de dormir. Je suis rentrée à la maison - la mienne, cette fois.
Après douze heures d'un sommeil de plomb, je suis allée au bureau, le lendemain matin. À dix-huit heures, je suis retournée à l'hôpital. Debbie dormait toujours, paisiblement. Je suis restée à côté d'elle en lui tenant la main et en lui parlant. Je lui ai dit combien les gens l'aimaient, et qu'elle n'arriverait à supporter la douleur du deuil qu'en acceptant l'absence de Drew, que j'étais certaine qu'elle rencontrerait quelqu'un d'autre, qu'il ne serait peut-être pas aussi beau, parce qu'à voir Rory, on se doutait qu'arriver à la cheville des frères Stewart devait être difficile, mais qu'il serait beau à sa façon. La porte s'est ouverte, et Rory Stewart est entré. J'ai prié
pour qu'il n'ait pas entendu ce que je venais de dire et je lui ai fait ma désormais habituelle imitation du homard qui sort de la casserole. Il avait à la main un lapin en peluche qui avait connu des jours meilleurs.
— Salut, Georgia. J'ai apporté Bunny de la campagne, pour qu'il lui tienne compagnie.
Il a remué la tête du lapin dans ma direction, et lui a agité
la patte. Il s'est approché de Debbie, l'a embrassée sur la joue et a glissé le lapin sous le drap, à côté d'elle.
— C'est Drew qui le lui avait offert. J'ai pensé que ça lui ferait du bien de le voir en se réveillant.
Il m'a embrassée à mon tour, et j'ai ressenti un pincement de jalousie complètement irrationnel car il avait d'abord embrassé Debbie.
— Tu as fait l'aller-retour entre ici et chez les Brent rien que pour lui apporter ce lapin ?
— Oui. Mais je vais rester quelque temps, pour vous aider dans les tours de garde. C'est le moins que je puisse faire.
On est restés un moment à la regarder dormir. Elle était si pâle.
— Jenny m'a dit que tu lui avais sauvé la vie.
— Je n'ai aucun mérite. J'aurais dû agir avant, mais...
— Georgia, nous savons tous qu'elle n'avait qu'un but, se détruire. Tu te souviens du rodéo. Ce n'était pas ce que j'appelle un comportement responsable. Tout ce qui compte, c'est que tu étais là au moment où elle avait vraiment besoin de toi. Tu savais qu'elle était au bord du gouffre et tu es partie à sa recherche. C'est ça, l'important.
— Je n'étais pas toute seule, tu sais. Antony était là aussi.
— Ah, oui ! Qui c'est cet Antony, au juste? Jenny m'en a parlé, mais...
— Tu l'as rencontré aux courses...
Les yeux de Rory se sont écarquillés.
— Je sais, je sais, il était horrible, ce jour-là, ai-je repris. Il avait trop bu.
— Alors c'est lui, le grand ami de Debbie, le fabricant de robes dont j'ai tellement entendu parler?
J'ai acquiescé avec un sourire, pensant à la réaction d'Antony s'il s'était entendu appeler « le fabricant de robes ».
— Je croyais que c'était ton petit ami, a continué Rory, souriant jusqu'aux oreilles. Et je commençais à me dire que tu avais de drôles de goûts en matière d'hommes. Au fait, tu vois toujours celui avec qui tu étais à la soirée de Cordelia?
— Non. On a arrêté. Pas de quoi en faire un drame. Et toi, où en est ta vie amoureuse? Tu avais l'air plutôt... occupé, à la fin de cette même soirée, si je ne m'abuse. Fiona est venue te voir à la ferme ?
Il a eu l'air mal à l'aise.
— Heu... oui. Elle est venue deux fois...
Je n'ai pas eu le temps de poursuivre sur le sujet. Johnny et Jenny sont arrivés, suivis de près par Antony, qui devait prendre son tour de garde. Pourquoi mes conversations avec Rory étaient-elles systématiquement interrompues, me suis-je demandé tandis qu'il embrassait Jènny et se présentait à Antony qui, cela ne m'a pas échappé, l'a observé de la tête aux pieds. Et pourquoi nous rencontrions-nous toujours par hasard ?
Il n'y avait pas vraiment de place dans la chambre de Debbie, aussi fut-il décidé que Jenny et Rory resteraient auprès d'elle tandis qu'Antony et Johnny iraient à la cafétéria. Moi, j'ai été invitée à rentrer chez moi. Je savais qu'ils ne m'excluaient pas délibérément, mais c'est l'impression que j'ai eue. Antony a quasiment tiré Johnny dehors pour l'avoir à lui tout seul. Alors je suis allée dire au revoir à Jenny et à Rory. J'étais sur le point de sortir lorsqu'il m'a prise par le bras et a murmuré :
— Tu es très jolie quand tu rougis, Georgia.
Ce que j'ai Fait derechef.
22
À Glow, l'atmosphère était très étrange. Même si elle était moins présente que nous, Debbie manquait. Tout le monde ne semblait plus parler qu'à mi-voix, et chaque fois que je sortais de mon bureau, je tombais sur des gens se vantant plus ou moins d'avoir soupçonné
quelque chose mais de n'avoir pas osé en parler. Je crois qu'ils trouvaient un certain plaisir à cette tragédie, et à voir la princesse enfant gâtée publiquement mise à mal. J'ai fini par ne plus le supporter et je suis allée voir Maxine.
— Pourrais-tu s'il te plaît faire quelque chose pour que les langues de vipères cessent de chuchoter dans les cou loirs ? Et surtout, elles n'en fichent plus rien. Je savais que ce dernier argument la ferait réagir. Maxine ne plaisantait jamais avec le travail.
— Tu as raison, Georgia. J'ai moi aussi remarqué une baisse de la productivité. Sera, tu peux venir tout de suite ?
Réunion-déjeuner aujourd'hui... tout le monde est convo qué... aucune excuse.
Mais cette atmosphère dramatique avait des côtés positifs. Maxine s'était chargée de tout organiser pour la convalescence et la désintoxication de Debbie, et j'avais réalisé
qu'il était de mon devoir de m'occuper de Liinda. Elle était ravagée par la culpabilité.
— J'aurais dû reconnaître les signes avant-coureurs, répé
tait-elle en se balançant d'avant en arrière sur sa chaise. Si quelqu'un pouvait la tirer de là, c'était moi. J'ignorais com plètement qu'elle se piquait, George. J'aurais dû voir venir...
Elle était quasiment prostrée. Comme je n'avais aucune intention d'aller au déjeuner spécial tire-au-flanc de Maxine, j'ai insisté pour que Liinda vienne avec moi au restaurant.
— Tu n'aurais pas pu l'aider, ai-je expliqué en lui allu mant une cigarette avant de la glisser entre ses lèvres. Pour reprendre une terminologie qui t'est familière, il fallait qu'elle touche le fond pour remonter. Maintenant, c'est fait, elle a touché le fond, et maintenant tu peux l'aider mieux que personne. Quand elle aura fini sa cure et reprendra le boulot, elle sera obligée d'assister à tous ces lancements de parfum et autres réjouissances du même genre. Ce sera très difficile pour elle de ne pas boire et toi, tu sauras exactement comment la soutenir dans ces moments-là.
Le visage de Liinda s'est éclairé.
— Je peux l'emmener aux réunions avec moi.
J'avais un peu de mal à imaginer Debbie à une réunion des TA en compagnie « d'un tas de gens affreux et ordinaires », comme elle ne manquerait pas de les qualifier, mais j'étais convaincue que d'avoir crevé l'abcès allait lui permettre de changer, en bien.
J'ai profité du fait que Liinda s'enthousiasmait à la perspective d'avoir une nouvelle ouaille sous son aile pour m'engager sur la voie de la confession.
— Liinda, si tu penses que tu peux encaisser un second petit choc, il y a quelque chose que j'aimerais te dire. Ce n'est pas facile. Je ne suis pas fière de moi.
— Ne t'inquiète pas, Georgia, a-t-elle répondu en ouvrant sa canette de Coca Light. Je sais déjà de quoi il s'agit.
— Ah bon ?
— Ouais. Tu sors avec Jasper O'Connor depuis juste avant Pâques. À la tienne ! a-t-elle dit en levant sa canette.
— Tu es au courant?
— Depuis le début.
— Et tu ne m'as rien dit.
— Non, j'attendais de voir si tu m'en parlerais un jour.
— J'ai échoué à une sorte de test, en somme.
— Pas du tout. En fait, tu m'as rendu un énorme service. Elle a tiré une longue bouffée de sa cigarette, et a souf flé la fumée bien en l'air. Visiblement, elle s'amusait.
— Ah bon ?
— Oui. Mais de toute évidence, tu avais des raisons de penser que cela m'embêterait. Alors dis-moi ce que tu sais de Jasper et de moi. Ou plutôt ce qu'on t'a raconté sur nous. Que dire? Tout Sydney pense que tu es une psychopathe
? Ou fallait-il plutôt lui donner une version expurgée des faits, qui ne nous aiderait pas vraiment à résoudre notre problème ? J'ai opté pour la vérité.
— Eh bien, on m'a dit que Jasper et toi étiez très bons copains, jusqu'à ce que tu couches avec lui une fois, à la suite de quoi tu t'es transformée en psychopathe. Liinda a éclaté de rire, un peu à la manière d'Antony, sauf qu'elle a terminé en toussant. Une quinte de toux titanesque.
— Oh, George c'est ce que j'aime, chez toi, la franchise. J'adorerais te voir à une session de thérapie de groupe. Là
où quelqu'un dirait : « Je pense que tu essaies de transférer sur moi toute la colère que tu ressens envers ta mère », toi, tu dirais juste : « Tu es complètement dingue, lâche-moi ! »
C'était chouette de l'entendre rire à nouveau.
— Eh oui, c'est exactement ce qui s'est produit, a-t-elle repris. J'ai pété les plombs. Mais il n'y avait pas que ça, évidemment.
— Je m'en doutais un peu.
— J'aimais vraiment Jasper. Tu comprends, je l'aimais. En plus, il est beau à mourir, n'est-ce pas?
J'ai acquiescé. Je m'en rendais compte maintenant. Sur le moment, je n'avais pas su apprécier cette beauté.
— Enfin, bref, on était très proches. Notre amitié avait un petit côté surnaturel. J'avais une chanson qui me trottait dans la tête et il se mettait justement à la fredonner, je savais toujours quand il allait m'appeler, ce genre de choses. J'étais convaincue qu'on finirait par former un couple, mais il était complètement absorbé par la mode, les mannequins, toutes ces conneries. Pour lui, une vraie femme comme moi n'avait pas sa place dans ce cadre.
Elle a tiré une nouvelle bouffée et a soupiré.
— Donc quand il a couché avec moi, j'ai pensé qu'après mûre réflexion, il avait décidé de franchir une étape. Pas un instant je n'ai pensé qu'il l'avait fait simplement parce qu'il était ivre et que j'étais la seule nana dans les parages. Je ne pouvais pas croire qu'il me ferait une chose pareille, parce que Jasper savait tout de moi. Tout. Ce que je t'ai raconté, et beaucoup d'autres choses encore, parce qu'on fait de grosses conneries quand on est accro et qu'on a besoin de came. On va dans des endroits où il ne faudrait jamais mettre les pieds, on couche avec des gens pour obtenir de la drogue, si tu vois ce que je veux dire. Je voyais.
— Enfin, bref, tout ça finit par te faire beaucoup hésiter avant de faire l'amour avec quelqu'un, une fois que tu as renoncé à toutes ces saloperies. Un petit coup en passant, ça n'a plus rien de romantique. Et Jasper le savait, et il a quand même pensé que je serais partante pour une nuit.
— Je comprends pourquoi tu as pété les plombs.
— Merci. Ça ne justifie pas mon attitude, mais ça l'explique en partie.
— Tout à fait. Quant à moi, je suis sûre que tu comprends que, si j'avais su tout cela, je ne me serais jamais approchée de Jasper O'Connor. Tu as essayé de m'en dissuader, mais comme tu le disais, après ce qui s'était passé
avec Pollock Legland, j'avais envie d'une petite aventure sympa avec un homme séduisant. Et Jasper est très séduisant, là non plus je ne t'apprends rien.
— Un excellent coup, par-dessus le marché, si je me souviens bien... a-t-elle soupiré. Nous avons éclaté toutes les deux d'un rire à la Antony.
— Aux sœurs Sushis ! ai-je lancé comme nous trinquions.
— Aux doubles sœurs Sushis, a souligné Liinda.
— Mon Dieu, c'est vrai, j'avais oublié ! Legland et Jasper... Faut-il qu'on soit robustes, pour endurer tout ça, hein...
— C'est du passé, maintenant. Mais dis-moi, George, qui t'a parlé en premier de cette histoire ?
— Une femme qui s'appelle Tania.
— Elle a encore le béguin pour lui. C'est incroyable. Elle lui court après depuis des années. Enfin, elle essaie de le reconquérir.
— De le reconquérir ?
— Ils ont vécu ensemble pendant dix ans. Jasper l'a rencontrée en première année des Beaux-Arts. C'était la femme mûre. Elle ne s'est jamais remise de leur séparation. J'avais la tête entre les mains. On dépassait les bornes.
— Ne t'inquiète pas, m'a dit Liinda. C'est Sydney, ça. Je suis contente que tu aies passé quelques bons moments avec lui, et je suis contente aussi que cela soit terminé. Mais je ne voudrais pas que tu aies une mauvaise opinion de Jasper.
— Ah bon ? J'ai pourtant l'impression qu'il s'est conduit en parfait salaud, avec toi.
— Non. C'est un faible, voilà tout. Ce qu'il faut, maintenant, c'est qu'on se souvienne toutes les deux de ses bons côtés, et qu'on le plaigne, parce que cette absence de volonté
fout réellement sa vie en l'air. C'est ce que j'ai fini par réaliser, et ça fait partie du grand service que tu m'as rendu.
— Tu peux préciser?
Nouvelle longue bouffée de cigarette.
— Tu m'as prouvé que j'étais définitivement remise de Jasper. J'ai su que vous sortiez ensemble dès le début, et j'avais bien l'intention de me maîtriser, cette fois. Le fait que j'y sois parvenue prouve avant tout que je vais bien aujourd'hui.
— Je suis heureuse de l'apprendre.
— Et ce n'est pas tout. Tu sais, je suis allée à Hawaï, pour le boulot ? Eh bien, là-bas, j'ai rencontré quelqu'un. Un type très bien.
— C'est fantastique...
Je crois que je n'ai pas eu l'air très convaincue, malgré tout.
— Non, je t'assure, cette fois, je crois que c'est la bonne. Je l'ai rencontré à une réunion des TA, à Honolulu. Il est génial. Batteur de jazz. Bouddhiste. Super intéressant. Ça a tout de suite accroché entre nous, et il a fait le reste du voyage avec moi. Il est Cancer. Ascendant Scorpion, en plus.
— C'est une excellente nouvelle.
— Et tu ne sais pas tout. On s'envoie des e-mails depuis mon retour et il vient me voir dans deux semaines. Je lui ai pris la main.
— J'espère vraiment que ça va marcher pour toi, tu le mérites. Comment s'appelle-t-il?
Elle a éclaté de rire.
— Jasper.
Je crois que ma bouche s'est ouverte toute seule.
— Je t'assure, Jasper, a répété Liinda. Mais j'ai décidé de l'appeler Jazzpa. La numérologie est meilleure. Debbie a passé deux semaines à l'hôpital, puis, sur les conseils avisés de Maxine (qui semblait beaucoup s'y connaître en la matière), elle est entrée dans une clinique de long séjour spécialisée dans les cures de désintoxication des personnes dépendantes de la drogue et de l'alcool. Les spécialistes tablant sur une cure de six mois minimum, Jenny s'est installée dans l'appartement que les Brent possédaient à Sydney, et Johnny faisait le trajet tous les week-ends pour venir voir sa fille et sa femme. Debbie n'avait droit qu'à très peu de visites, et je me suis sentie honorée lorsqu'ils m'ont appelée pour me dire que j'étais sur la liste des personnes autorisées à la voir. Antony n'y figurait pas car il consommait encore de la drogue, m'a avoué Jenny. Il a très mal pris la nouvelle. Il n'y a que la vérité qui blesse, n'est-ce pas ? Même s'il a prétendu qu'en fait, ce qui le mettait en colère, c'était qu'il ne verrait plus Johnny Brent aussi souvent qu'il l'aurait souhaité.
— Vous ne voulez pas savoir qui d'autre figure sur la liste?
m'a demandé Jenny. Alors, voyons voir... a-t-elle poursuivi d'un ton léger. Il y a Maxine, Liinda, et Zoé, plus deux jeunes
femmes charmantes avec qui Debbie était à l'université, ma sœur Marie et, ah oui, quelqu'un du nom de Rory Stewart. Vous le connaissez, n'est-ce pas, Georgia?
Où voulait-elle en venir? me suis-je demandé en raccrochant. Et puis je me suis rendu compte que je souriais à la perspective de le rencontrer une nouvelle fois. Pourtant, je me suis forcée à ne pas y penser. Rory était toujours le charme incarné quand je le rencontrais, mais il n'avait jamais fait aucun effort pour me contacter par ailleurs, alors qu'il aille se faire voir. Et de toute façon, s'il venait à Sydney, ce n'était probablement que pour cette idiote de Fiona Clarke. Après l'épisode Jasper et les révélations de Liinda, j'avais décidé de mettre ma vie amoureuse en stand-by pour quelque temps, et de sortir beaucoup moins. Debbie étant en congé longue durée, j'avais repris ses dossiers, et je consa-crais tout mon temps au journal. J'avais enfin trouvé un cours de dessin d'après modèle vivant et je m'étais inscrite à
un programme de conférences à l'Art Gallery. J'y ai rencontré
des gens sympathiques, mais sans plus. Zoé avait raison : à
chacun sa tribu.
Je voyais encore très souvent Antony, mais toujours dans un contexte relativement « civilisé ». Je ne voulais pas être tentée par une autre de ses aventures médicamenteuses. Notre expérience ecstasy et amour libre avait au moins eu une conséquence positive : Cordelia et Michael étaient devenus de bons amis, et leur maison, mon nouveau havre, remplaçait avantageusement la villa Caledonia. Je n'avais pas reparlé à Jasper depuis le soir où nous nous étions dit nos quatre vérités, mais, comme nous vivions très près l'un de l'autre, je m'attendais toujours à tomber nez à
nez avec lui dans la rue. Finalement, un soir, mue par la curiosité, je suis passée voir s'il était toujours là. Apparemment, l'idée du petit hôtel de charme n'avait pas convaincu les promoteurs. La villa Caledonia avait été rasée. 2.3
Loin d'être une contrainte, mes visites du dimanche aprèsmidi à Debbie sont très vite devenues le moment fort du week-end. La clinique se trouvait dans une banlieue tranquille, c'était une maison ancienne avec un grand jardin, dans lequel nous nous promenions lorsque le temps le permettait.
Au début, ça n'a pas été facile. Debbie détestait l'endroit, détestait tous ceux qui s'y trouvaient et détestait devoir partager une chambre avec une «toxico débile qui n'arrête pas de se plaindre», selon ses propres mots. Pendant quelques semaines, tout s'est passé comme si son séjour ne contribuait qu'à amplifier sa colère. Certains après-midi, elle restait assise, muette tandis que je lui racontais d'un ton le plus léger possible les événements des derniers jours. Mais peu à peu, son attitude a changé, et au bout du compte Debbie s'est ouverte et s'est intéressée au programme qu'elle suivait. Elle est même devenue assez gentille avec Cheryl, celle qui partageait sa chambre. Il y avait toujours des hauts et des bas, bien sûr, mais elle faisait des progrès, la thérapie lui faisait beaucoup de bien, au point même qu'elle commençait à parler comme Liinda.
— Je ne comprends pas comment j'ai pu croire que j'avais surmonté la mort de Drew, m'a-t-elle avoué un jour, tandis que nous étions assises au soleil. J'étais réellement persuadée que si je m'amusais, c'était que je m'étais remise de son décès. Comment ai-je pu être aussi bête?
— Tu n'étais pas bête, Debbie. Tu étais en état de choc.
— C'est vrai. Il y avait le choc, et la dénégation, le refus d'assumer la vérité.
J'ai souri. C'était un des termes préférés de Liinda.
— Et j'étais persuadée que personne ne s'intéresserait plus à moi maintenant qu'il n'était plus là. Je croyais que c'était Drew, que tout le monde aimait, sans doute parce que je l'ai mais tellement... Du coup, il fallait que je sois la plus belle et la plus populaire, sinon personne ne voudrait de moi. Quand je repense à ce que j'ai fait ce jour-là à l'Australia Club... Elle a frissonné. Je lui ai pris la main.
— Mais assez parlé de moi, a-t-elle repris. Je ne parle que de moi toute la semaine, ici, et j'en ai ras le bol de Debbie Brent. Même si je ne sais pas encore tout à fait qui est cette fille, a-t-elle ajouté avec un petit rire.
Entendre ce rire faisait du bien. C'était un rire qui n'avait plus rien à voir avec les hurlements hystériques d'une paumée, un vrai rire.
— Parle-moi de toi, de ta vie. J'ai envie de vivre par procuration. Tu as un rôti sur le feu ?
— Non, personne. Je ne veux aucune particule masculine dans ma vie pour l'instant.
— À ce point?
— J'ai juste besoin d'une pause. Après une telle brochette de crétins, j'ai peur d'une nouvelle relation.
— C'est dommage, a-t-elle répondu avec un petit air malicieux. J'en connais un qui sera très déçu.
— De qui parles-tu?
— Rien, rien. Juste une rumeur.
— Eh bien, si la rumeur en question a un pénis, je ne suis pas intéressée, OK?
Je crois que j'ai dit ça d'un ton un peu dur. Debbie a eu l'air blessé.
— D'accord, d'accord. Je suis désolée, je voulais juste te taquiner un peu.
J'ai eu honte. Debbie n'avait certainement pas besoin qu'on lui réponde d'un ton sec. Elle s'est penchée vers moi et m'a regardée fixement.
— Ça va comme tu veux, Georgia? Je ne suis pas experte en la matière, mais j'ai l'impression que tu nous fais un peu de déprime.
Je suis rentrée chez moi en me demandant si elle n'avait pas raison.
La semaine suivante, Jenny m'a appelée au bureau pour m'inviter à passer le week-end à Walton.
— Les médecins disent que Debbie va suffisamment bien pour supporter un week-end à la maison, m'a-t-elle expli qué. Et nous aimerions beaucoup que vous fassiez le voyage avec elle. Cela nous éviterait de faire deux allers-retours. À l'entendre, je leur rendais un immense service, mais mon petit doigt me soufflait que Debbie avait dû lui confier qu'elle ne me trouvait pas très forme et que deux jours à la campagne me feraient le plus grand bien. Elle avait raison, je mourais d'envie de voir des chiens, des chevaux et des kangourous. Je suis une fervente adepte de la thérapie par l'animal. Et puis elle avait deviné juste : je n'allais pas bien. La campagne autour de Walton était aussi belle en ce début de printemps qu'elle l'avait été en fin d'été. Et quel bonheur de quitter la ville ! Entre l'aéroport et la maison des Brent, dans la voiture de Johnny, Debbie et moi avions la tête dehors, afin d'avaler de longues goulées d'air pur. Lé soir, nous avons dîné tous les quatre dans la cuisine, à
l'eau minérale en solidarité avec Debbie, qui avait renoncé à
la drogue, mais aussi à l'alcool et au tabac. Le lendemain, Johnny et elle sont allés faire du cheval et je suis partie me promener à pied avec Choccie le dachsund et un des chiens de berger. L'après-midi, Debbie a fait la sieste, et j'ai aidé
Jenny à préparer un gâteau.
— Nous sortons, ce soir, m'a annoncé Jenny comme je pesais la farine. Les Stewart nous ont invités à dîner. Mon cœur a fait un bond qui aurait impressionné Scooby.
— Rory ne sait pas que Debbie et toi êtes ici ce week-end, et je me suis dit que ce serait une bonne surprise pour lui.
« Et pour moi donc ! » ai-je pensé. Il m'a bien semblé qu'à
ce moment-là, les yeux de Jenny brillaient.
— Est-ce que Debbie est au courant? ai-je demandé. Vous ne pensez pas que cela va la bouleverser?
— C'est en partie pour cela que nous y allons, a répondu Jenny. Nous en avons discuté avec ses médecins, et pour eux, cela participe du processus de guérison.
Nous nous sommes mis en route vers dix-neuf heures. Dans la voiture, Debbie semblait ailleurs. Lorsque, trente minutes plus tard, nous avons franchi un large portail et un panneau annonçant « Welland Heights », je lui ai pris la main.
— Ça va? ai-je demandé.
Elle s'est tournée vers moi et a fait oui d'un rapide hochement de tête, tout en me serrant la main. Lorsque nous sommes arrivés à la maison, longue et basse comme Bundaburra, ceinte d'un porche croulant sous la glycine, M. et Mme Stewart nous attendaient sur le perron. Andrew, le père de Rory, semblait en meilleure forme que je ne l'avais imaginé. Il s'appuyait sur une canne, et malgré la légère déformation du visage qu'un infarctus laisse dans son sillage, il arrivait à parler lentement.
Debbie a jailli de la voiture à la seconde où Johnny a coupé
le contact et a couru vers eux. Ils sont restés dans lés bras les uns des autres un long moment. J'ai redouté une crise de larmes, mais j'ai rapidement constaté que ces retrouvailles faisaient du bien à Debbie, qui était au comble de l'excitation.
— Je suis tellement contente de vous voir! s'est-elle excla mée. Vous avez l'air en pleine forme, Andrew. Vous pour rez remonter à cheval en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, à ce train-là.
Un vieux labrador est apparu à un coin de la maison et s'est rué sur Debbie.
— Blackie!
Elle s'est agenouillée et a couvert la tête grisonnante de baisers.
— C'était le chien de Drew, m'a expliqué Jenny à mi-voix. Johnny a aidé Andrew à grimper les dernières marches du perron, et nous sommes entrés. Debbie était comme une petite fille, courant çà et là pour voir si rien n'avait changé, et constatant avec satisfaction que tout était comme dans son souvenir. L'espace d'un instant, apercevant les bottes de polo de Drew devant la porte du jardin, son visage s'est refermé, mais après avoir posé les mains dessus, elle a rejoint Margaret et l'a serrée dans ses bras.
— Je suis vraiment contente de vous voir. Comment ai-je pu rester si longtemps sans venir ?
— Peu importe, a répondu Margaret Stewart, une femme qui devait avoir dans les soixante-cinq ans, aux cheveux gris et au visage qui respirait la bonté. Tu es revenue, c'est tout ce qui compte.
Margaret avait préparé un punch sans alcool et nous l'avons dégusté sous le porche. La vue était à couper le souffle. J'avais une étrange impression de déjà-vu, et j'ai tout à coup réalisé pourquoi : c'était ce panorama qu'avait dessiné
Rory et qui était exposé à l'Art Gallery de Sydney.
«Au fait, où était-il, Rory? » me suis-je demandé.
— Rory sera là d'une minute à l'autre, a dit Andrew comme s'il lisait dans mes pensées. Il est allé chercher quel qu'un à l'aéroport.
Quelqu'un? Et qui ça? J'ai vu Jenny et Debbie échanger un rapide regard.
Nous étions déjà à table lorsqu'il est arrivé. Voyant Debbie, il a écarquillé les yeux, puis a couru l'embrasser.
— Debbie ! Comme je suis content de te revoir à Welland. Sois la bienvenue ! Tu es magnifique.
Il a fait la même chose en me voyant, mais n'a pas eu l'air aussi ravi.
— Georgia ! a-t-il lâché faiblement. Tu es là aussi. C'est super. Quelle bonne surprise !
Cela sonnait faux, et je l'ai vu jeter un œil gêné par-dessus mon épaule, en direction de la porte. Je me suis retournée. Fiona Clarke venait d'entrer à son tour.
— Bonjour, tout le monde, a-t-elle lancé à la cantonade, avant d'aller embrasser Margaret et Andrew avec effusion.
— Bonjour, Fiona, a répondu Margaret. Tu connais nos amis ? Voici Jenny Brent et sa fille, Debbie. Tu connais Debbie, n'est-ce pas? Et son amie Geor...
— Oui, oui, l'a interrompue Fiona sans me regarder. Salut, Debbie, ça fait plaisir. Tu es sortie de l'hôpital ?
Debbie l'a regardée comme si elle avait devant elle un tas de fumier et n'a même pas pris la peine de lui répondre.
— Bonjour, Jenny, a continué Fiona sans se démonter. J'ai tellement entendu parler de vous/par Rory. Et vous... a-t-elle poursuivi en se tortillant sur ses hauts talons, vous devez être Johnny, le célèbre Johnny Brent. Râââvie de vous rencontrer.
J'ai vu Debbie articuler «râââvie de vous rencontrer» en louchant, et Jenny lui donner un petit coup de coude dans les côtes. Rory s'est assis à côté de moi, visiblement très mal à l'aise, tandis que Fiona s'installait près de Johnny.
— Eh bien, mais c'est charmant, l'ai-je entendue s'exta sier.
Pas vraiment, ai-je pensé. Pas du tout, même. Mais au moins Andrew et Margaret n'ont-ils pas paru remarquer que Debbie ignorait complètement Rory et Fiona, ni que Fiona m'ignorait moi. Johnny, quant à lui, semblait captivé
par Fiona, qui n'arrêtait pas de le couver du regard et avait ôté sa veste, révélant l'ampleur et la magnificence de sa poitrine moulée dans un tee-shirt blanc.
Tandis que les gloussements de Fiona augmentaient en intensité, j'ai vu Jenny se tendre et tenter de s'absorber dans sa conversation avec les Stewart. Au bout d'un moment, Debbie s'est levée, est allée murmurer quelque chose à
l'oreille de Margaret et a quitté la pièce. Je me suis tournée vers Rory avec un sourire aussi radieux que possible.
—Je suis désolée de m'imposer de cette manière. J'ignorais que nous devions venir dîner ici ce soir.
— Non. Oui. Non, a-t-il marmonné en guise de réponse. Je voyais son regard passer sans arrêt de Fiona à moi, Fiona qui, appuyée sur un coude, regardait désormais Johnny Brent dans les yeux.
Je me suis demandé si c'était la jalousie ou la gêne qui poussait Rory à se comporter si bizarrement, et s'il savait que sa petite amie avait quitté le bal Cointreau au bras de Nick Pollock.
— La campagne est magnifique, à cette époque de l'an née, ai-je commencé, histoire de changer de sujet, parce qu'il avait l'air à bout. Elle me rappelle un pastel particu lièrement beau que j'ai vu la dernière fois que je suis allée à
l'Art Gallery.
Il m'a regardé, étonné.
— Ton pastel, Rory. Tu es trop modeste. J'ai eu du mal à
y croire lorsque je l'ai vu exposé là-bas. Je ferais toutes les galeries de George Street si j'avais un dessin au musée, moi.
— Oh, je n'ai pas l'ambition de devenir un grand artiste. Il t'a vraiment plu, ce pastel ?
— Je l'ai trouvé magnifique, avant même de voir ton nom
sur la plaque.
Margaret et Jenny débarrassaient les assiettes à dessert et je me suis levée pour les aider. Jenny m'a pratiquement forcée à me rasseoir.
— Non, non, continuez à discuter, Georgia. Margaret va servir le café dehors.
Fiona et Johnny étaient toujours en grande conversation, ou plutôt il parlait, de polo principalement, et elle le regardait avec adoration. Rory les a observés un instant puis s'est retourné vers moi.
— Tu veux visiter le domaine ? m'a-t-il demandé.
— Il fait noir, dehors, non ?
— Pas vraiment. C'est la pleine lune.
Nous sommes sortis par la porte du jardin et j'ai levé les yeux. Un énorme disque jaune pâle occupait le ciel, constellé d'étoiles. L'air était d'une douceur veloutée et semblait caresser la peau.
— Tu as froid ? m'a demandé Rory voyant que je me frottais les bras.
— Non, c'est juste agréable de sentir l'air sur ma peau. J'ai l'impression de prendre un bain de lune.
— Ça te dit d'aller te balader? Je voudrais te montrer ce qu'il y a au sommet de la crête. Qu'est-ce que tu portes comme chaussures ?
J'ai levé ma jupe longue pour lui montrer mes bottines de cavalière.
— Ça devrait aller, a-t-il dit doucement.
Nous avons traversé un jardin paysager fleuri d'une multitude de rosiers, puis franchi un petit portail en fer forgé. Sur la droite se trouvait une petite retenue d'eau, dans laquelle, m'a expliqué Rory, il faisait bon se baigner aux grosses chaleurs. Puis nous nous sommes engagés sur un chemin assez raide qui montait vers la crête.
Tout était calme, mais autour de nous la campagne bruissait, frémissait. Au bout de quelques centaines de mètres, nous avons pris un autre chemin, plus étroit, à travers les fourrés.
— Ça va ? m'a demandé Rory.
J'ai juste hoché la tête. Les mots semblaient superflus, dans cet environnement. La pente est devenue de plus en plus raide, les fourrés plus denses.
— Fichues ronces, a grommelé Rory. Elles ont été intro duites ici, et puis elles ont proliféré, et maintenant, c'est l'envahissement et on n'y peut plus rien.
Le chemin n'était plus qu'une trace entre les ronciers, et je voyais qu'en approchant de la crête, il était encore plus pentu. À un moment, une pierre a roulé sous mon pied, j'ai glissé, et le plus naturellement du monde Rory m'a pris la main pour m'aider à retrouver l'équilibre. Il ne l'a pas lâchée.
En haut de la crête, je me suis arrêtée, et j'ai regardé. C'était comme si la campagne se déroulait à nos pieds, immense tapis au relief à peine heurté, des kilomètres et des kilomètres sans un clocher, sans un pylône, sans autoroute ni station-service. La beauté pure à perte de vue.
— Rory, ai-je murmuré, c'est incroyable.
Je ne trouvais pas les mots. D'ailleurs, pouvait-on les trouver devant un spectacle aussi bouleversant ?
Je me suis tournée vers lui. Il souriait de ce sourire doux et gentil que j'avais appris à reconnaître et à aimer au cours de ces derniers mois. Il m'a regardée et j'ai senti qu'imperceptiblement nous nous rapprochions l'un de l'autre. Mon cœur battait à cent à l'heure, je me suis demandé s'il l'entendait tandis que son visage s'approchait lentement du mien. Sans réfléchir, j'ai fermé les yeux. Je l'ai senti se tourner vers moi. Et au moment exact où je pensais que ses lèvres allaient frôler les miennes, il a tout à coup fait un pas en arrière.
Surprise, j'ai ouvert les yeux. Nous sommes restés immobiles, à nous regarder, la gorge serrée. Il avait lâché ma main et j'ai eu le sentiment d'une coupure brutale entre nous. Nous avions le souffle court, et chacun attendait que l'autre parle. Évidemment, nous avons parlé tous les deux en même temps.
— Ils vont se demander... ai-je commencé.
— On ferait mieux de rentrer, a dit Rory.
Et sans plus un mot, nous avons fait demi-tour. Il m'a pris la main pour le passage le plus raide, mais l'a lâchée aussi-tôt après, comme s'il risquait de s'électrocuter. Et nous sommes arrivés à la maison. Là, rassemblant toute ma dignité, je l'ai regardé et j'ai dit :
— Merci pour cette balade, Rory. C'était vraiment superbe.
Il n'a pas répondu. Au même moment, Fiona est sortie en trombe de la maison.
— Mais où étiez-vous passés, tous les deux? a-t-elle demandé d'un air pincé, presque agressif. Nous vous avons cherchés partout.
— Je montrais juste à Georgia...
Elle ne l'a pas laissé terminer, l'a pris par la main et l'a entraîné à l'intérieur.
— Viens, les Brent s'en vont, a-t-elle dit avant de se retourner pour me fusiller du regard.
— Ah, vous voilà! s'est exclamée Margaret Stewart comme nous entrions dans le salon. Vous arrivez juste à
temps, Georgia, vous avez failli rater votre taxi pour Bundaburra. Jenny et Debbie étaient assises sur le canapé, visiblement tendues. Les yeux de Debbie m'ont semblé un peu rouges, mais Johnny était comme à son habitude d'excellente humeur. Fiona Clarke avait refermé ses deux bras autour de la taille de Rory, et le tenait comme s'il risquait de s'envoler.
— Bon, eh bien, on y va, alors, a dit Jenny en se levant. Merci pour tout, Margaret. C'était une charmante soirée. Debbie s'est levée à son tour.
— Au revoir. Je reviendrai bientôt. Et je suis désolée d'avoir craqué, tout à l'heure. Mais voir la chambre de Drew...
Elle a serré Andrew dans ses bras, et il lui a caressé les cheveux.
— Rien de grave, ma belle, Reviens quand tu veux. Tu es ici chez toi.
Et nous sommes partis. Les Stewart nous ont fait au revoir depuis le porche, Fiona toujours accrochée à Rory comme une bernicle.
— Elle est gentille, cette Fiona, a dit Johnny alors que nous n'avions même pas quitté la propriété.
Debbie a répondu par un grognement et Jenny s'est retournée vers nous en secouant la tête.
— Johnny Brent, a-t-elle fini par dire en lui donnant une tape sur la cuisse, tu as toujours été un homme facile. Dans le rétroviseur, j'ai vu qu'il avait le sourire jusqu'aux oreilles.
Au bout de quatre mois Debbie est sortie de la clinique. Il était convenu qu'elle repartirait vivre à la ferme avec ses parents quelque temps, jusqu'à ce qu'elle se sente prête à
reprendre le travail. Je suis passée lui dire au revoir un samedi. C'était une belle journée de novembre, mon premier printemps à Sydney commençait, et les nuées violettes des jaracandas qui poussaient partout dans la ville me réjouissaient.
Je découvrais avec bonheur qu'avec le printemps, mes sens se réveillaient. Debbie avait eu raison, j'étais déprimée. Les mois d'hiver avaient été terriblement fades. Le mois d'août à Sydney n'avait aucun intérêt, il faisait trop frais pour aller à la plage, et pas assez pour se pelotonner sous sa couette et grignoter toute la journée des biscuits en bouquinant.
Et puis j'avais du mal à digérer la rupture avec Jasper. Je ne l'aimais pas, c'est certain, mais notre liaison avait été
très agréable, à tous points de vue. Ce qu'il m'avait lancé à
la figure lors de notre dernière entrevue m'avait longtemps trotté dans la tête, et j'avais fini par l'admettre : je m'étais servie de lui et, à ma façon, j'étais aussi dégueulasse que Legland.
Par-dessus le marché, je n'arrivais pas à surmonter un sentiment de déception vis-à-vis de Rory. Il avait toujours eu l'air si content de me voir, mais chaque fois quelque chose nous avait empêchés de poursuivre. Ce fameux soir, chez ses parents, tout s'était passé à merveille, et puis il s'était écarté, encore une fois. De toute évidence, il préférait Fiona Clarke, il fallait que je m'y fasse. Seulement, j'avais l'impression d'un nouvel échec amoureux. Un échec de trop.
Et puis voilà que j'avais des sentiments mitigés à la perspective de dire au revoir à Debbie. J'étais ravie qu'elle aille mieux, et très heureuse pour ses parents qu'elle vive quelque
temps avec eux, mais au moment de la serrer dans mes bras j'ai eu une terrible envie de pleurer.
— Je suis tellement fière de toi, Debbie. Tu as fait un sacré boulot. Continue.
— Ne t'inquiète pas, m'a-t-elle répondu. Vous n'allez pas tarder à me voir débarquer au journal, et je recommencerai à vous pourrir la vie. Mais surtout, merci, George. Tu m'as sauvé la vie, et tu as été une amie formidable. Je vais faire en sorte que tu rencontres le mec le plus fabuleux de la terre... a-t-elle ajouté, encore une fois avec l'air de celle qui a une idée derrière la tête. Je pourrai être témoin à ton mariage? a-t-elle conclu.
— Arrête tes bêtises, ai-je répondu.
Et puis je suis partie rapidement, avant de me mettre à
pleurer.
Mais en arrivant dans le parking, j'ai craqué et je n'ai pas eu d'autre solution que de laisser couler mes larmes. J'étais appuyée contre ma voiture, secouée par les sanglots, lorsque j'ai senti un bras m'enlacer la taille et une main me caresser les cheveux. C'était Rory. La dernière personne à
qui j'avais envie de me montrer pleine de morve et avec des yeux de lapin russe.
— Georgia, qu'est-ce qui ne va pas ? m'a-t-il demandé
très
doucement.
Il m'a fait pivoter pour me prendre dans ses bras comme il avait pris Debbie au rodéo. Comme j'avais voulu qu'il me prenne au sommet de la crête de Welland. C'était aussi bon que je me l'étais imaginé. Ses bras me faisaient l'effet d'un havre où j'aurais pu m'amarrer en toute sécurité. Et rien que d'y penser, j'ai redoublé de sanglots. Cette Fiona Clarke avait tellement de chance.
— Dis-moi ce qui ne va pas, a-t-il répété. Tu sais que tu peux me faire confiance.
— Oh, Rory, un tas de trucs ! Et je n'aime pas dire au revoir.
— Mais tu viendras bien voir Debbie à Bundaburra, non
? Ce n'est pas comme si tu lui disais adieu pour toujours. Et rebelote, les grandes eaux. Plus il était gentil avec moi, plus je pleurais.
Juste au moment où je sombrais dans le ridicule, j'ai entendu des bruits de pas. J'étais trop gênée pour lever les yeux. Peut-être était-ce un des médecins de la clinique, avec une camisole de force à mon intention.
— Jenny, a dit Rory, Georgia ne va pas bien, et j'ai l'im pression de ne pas lui être d'un grand secours. Peut-être devriez-vous prendre le relais?
En me prenant par le menton, il a levé mon visage vers le sien et m'a regardée fixement. Quelle humiliation !
— À plus tard, Georgia, d'accord ? Ou à Walton, très bien
tôt. C'est promis ? Scooby meurt d'envie de te voir. En entendant cela, je suis repartie pour un tour. Il m'a embrassée sur la tempe. Pourquoi continuait-il à me torturer. Finalement, il m'a lâchée, et Jenny m'a prise dans ses bras. Sa chaleur maternelle m'a fait du bien, les sanglots se sont calmés et elle m'a entraînée jusqu'aux cuisines de la clinique pour me faire un thé.
Nous sommes allées nous asseoir dehors, et nous avons observé les oiseaux volant dans tous les sens, effectuant une sorte de danse de séduction.
— Ils me rappellent mes amis de Sydney, ai-je dit après un long silence. Complètement pris dans leur danse, tournant en rond sans accomplir grand-chose, mais remuant beaucoup d'air.
Elle a souri puis, sagement, a changé de sujet.
— Comment trouvez-vous Debbie ?
— Elle s'en sort très bien. D'ailleurs, les médecins ne l'auraient pas laissée partir, sinon. Et puis c'est bien, qu'elle ait accroché des photos de Drew un peu partout. Elle revient de très loin. Et vous, qu'en pensez-vous ?
— La même chose. Je crois qu'elle parviendra à surmonter la mort de Drew, enfin. Et au bout du compte, elle sera beaucoup plus forte. Nous l'avons tellement gâtée...
— Vous n'allez pas vous reprocher quoi que ce soit, hein
? Belle comme elle est, de toute façon, Debbie était destinée à attirer tous les regards et à être l'objet de toutes les attentions.
— Vous avez sans doute raison. Elle est comme son père... En tout cas, je suis heureuse qu'elle vienne passer quelque temps à Bundaburra. Et puis c'est tellement réconfortant de
savoir qu'à son retour au journal, elle aura des amies comme vous et Liinda sur qui compter...
J'avais tellement pleuré avant, que j'ai réussi à ravaler mes larmes lorsque je lui ai appris la nouvelle.
— Je ne pense pas que je serai là, Jenny.
— Pourquoi ? Vous avez trouvé un autre travail ?
— Non. Mon contrat avec Glow s'achève mi-janvier... et je retourne en Angleterre.
Jenny m'a regardée, stupéfaite.
— Vous ne pouvez pas rester?
— Si. Maxine est furieuse, elle m'a offert la lune pour que je reste, mais... j'ai envie de rentrer chez moi.
— Vraiment? Je pensais que vous étiez heureuse, ici. Vous sembliez avoir fait votre trou. Tout le monde vous adore.
Là, c'en était trop, les vannes se sont rouvertes.
— Oh, Jenny, j'ai le sentiment d'avoir tout raté ! Venir en Australie était une occasion fantastique à tous points de vue, et je n'ai pas su en profiter.
Jenny savait exactement quand il était préférable de se taire et vous laisser vider votre sac. C'est ce que j'ai fait, entre hoquets et coups de trompette dans mon mouchoir.
— Quand je suis arrivée ici, vous n'avez pas idée comme j'étais contente. J'avais l'impression de renaître. Sydney est une ville tellement belle, et tout le monde était si gentil. Même acheter le journal, c'était devenu nouveau et agréable. Ensuite, je suis allée à cette fête et j'ai rencontré
plein de gens drôles, qui m'ont accueillie comme si je fai sais partie de la famille, et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu'à ce que tout s'écroule. Vous n'êtes peut-être pas au courant, mais je suis venue ici après une rupture. J'avais passé cinq ans avec un homme, nous étions fiancés.
Jenny a hoché la tête.
— Debbie m'a raconté.
— Je m'en doutais, ai-je répondu avec un faible sourire. Enfin, bref, j'avais l'occasion de repartir de zéro, et j'ai l'impression une nouvelle fois de n'avoir fait que des mauvais choix, comme à Londres. Le problème, c'est qu'il n'y a que les gens excessifs qui m'attirent.
— En ce qui concerne ma fille, je ne peux que m'en réjouir.
— Je ne veux pas dire que rencontrer Debbie était une erreur.
— Ce n'est pas comme ça que je l'ai pris. Vous vouliez parler des hommes, n'est-ce pas ?
Boum, je suis repartie comme en quatorze. Jenny m'a reprise dans ses bras.
— Quand je suis arrivée, j'ai cru que tous ces gens étaient parfaits, ai-je sangloté. Et je me suis aperçue qu'ils étaient aussi dérangés et compliqués que les hommes à Londres, mais d'une autre façon.
— Donc, si je comprends bien, vous rentrez en Angleterre parce que vous pensez avoir raté le coche ici en sortant avec des gens qui ne vous conviennent pas, et qu'aucun homme décent ne s'intéressera plus jamais à
vous?
J'ai fait oui de la tête, malheureuse comme les pierres.
— Et de toute façon, vous êtes persuadée qu'il n'existe pas un seul homme décent et hétérosexuel à Sydney, n'est-ce pas?
Je l'ai regardée, les yeux embués de larmes, et j'ai acquiescé.
— Eh bien, moi je ne trouve pas que vous ayez fait tellement d'erreurs, a repris Jenny. Et je connais au moins un homme tout à fait décent qui vous aime beaucoup.
— Qui?
— Rory Stewart.
— Rory? Mais il a une petite amie.
--Fiona Clarke? C'est fini depuis des lustres. Il a très vite vu clair dans son jeu. Il avait juste besoin de se distraire. Et puis de votre côté, à la même époque, vous étiez avec ce type un peu drogué sur les bords, non? Je me suis pris la tête entre les mains.
— Vous voyez ? Quand je parle de mauvais choix...
— Peu importe. Cela n'a rien changé aux sentiments qu'éprouve Rory pour vous. Il sait que Fiona était une fille pas très nette, alors pourquoi n'auriez-vous pas eu le béguin pour un garçon pas très net non plus ?
— Mais quand nous étions à Welland...
Elle a éclaté de rire.
— Vous voulez dire la fois où elle a pratiquement séduit mon mari sous nos yeux ?
J'ai ri aussi.
— Oui.
— Vous savez ce qui s'est passé ce soir-là ? Elle s'était invitée. Elle a appelé Rory de l'aéroport de Tamworth, juste avant notre arrivée, et lui a dit de venir la chercher. Et bien sûr, gentil comme il est, Rory n'a pas pu lui répondre de prendre l'avion suivant pour Sydney. Alors en vrai gentleman, il est allé la chercher, s'est comporté poliment avec elle pendant la soirée, et l'a remise dans un avion le lendemain matin en lui disant qu'il ne voulait plus la revoir. Je me suis tue, laissant l'information se frayer un chemin jusqu'à mes neurones. Gentleman au point de ne pas pouvoir m'embrasser alors qu'elle était dans les parages ?
— Mais il ne m'a jamais demandé mon numéro de téléphone. Il en a pourtant souvent eu l'occasion. Je pensais qu'il n'éprouvait rien de spécial pour moi, voilà tout.
— Eh bien, moi je pense le contraire, et je suis sûre que sa réserve était motivée par diverses raisons. Peut-être a-til un peu peur de vous... Écoutez... Elle a sorti un stylo de son sac et a griffonné un numéro sur une serviette en papier, qu'elle a fourrée dans mon sac.
— C'est le numéro de Rory. Pourquoi ne faites-vous pas ce que vous conseillez sans cesse à vos lectrices, c'est-àdire l'appeler? Vous n'avez rien à perdre, si? Si votre geste lui déplaît, c'est qu'il ne vaut pas le déplacement, voilà tout. Elle venait de réussir à me faire sourire une nouvelle fois.
— Vous lisez vraiment le magazine. Je vais y réfléchir. Même si je ne suis pas convaincue de la validité de tous les conseils que nous dispensons si généreusement dans Glow... J'espère que nos lectrices sont plus heureuses que nous ! De toute façon, je rentre en Angleterre, Jenny, ma décision est prise. Mais merci de m'avoir écoutée.
— N'oubliez pas de passer nous voir avant votre départ. Au fait, vous vous souvenez qu'on avait parlé de votre frère, qui pouvait venir travailler avec Johnny ?
— Oui, mais il m'a dit que finalement il ne viendrait pas...
Un large sourire a illuminé son visage.
— Ça faisait partie de la surprise. Il arrive le mois pro chain. On pensait garder le secret jusqu'au bout, c'était pour vous remercier de tout ce que vous avez fait pour Deb-bie. Comme ça, vous aurez un membre de votre famille ici avec vous pour Noël.
Hamish est arrivé à la mi-décembre, et c'était le plus beau cadeau de Noël que j'ai jamais eu. Dès l'instant où il a atterri, je savais qu'il aimerait l'Australie autant que moi, et que l'avoir près de moi rendrait mes dernières semaines agréables, m'évitant le blues du départ. J'étais bien décidée à
tirer le plus grand parti de ces journées que nous devions passer ensemble avant qu'il ne parte pour Walton, après Noël.
À sa descente d'avion, il portait déjà un chapeau Akubra, qu'il avait acheté à l'avance pour l'user un peu avant de commencer à travailler à la ferme.
— Je ne voulais pas être l'Anglais tout rose avec le chapeau neuf, tu comprends, m'a-t-il expliqué tandis que nous regagnions la voiture.
Soudain, il s'est arrêté et a respiré à pleins poumons.
— L'air est différent, ici. Je sens les gommiers. Est-ce que l'eau tourne vraiment dans l'autre sens, dans les lavabos ?
J'ai essayé de vérifier au moment où on a franchi l'équa-teur, mais ça n'a pas marché, et puis il y avait la queue derrière moi, alors je ne pouvais pas monopoliser les toilettes
éternellement.
C'était un dimanche, il faisait beau, et je l'ai emmené
directement à Bondi pour le petit déjeuner. J'ai eu toutes les peines du monde à l'empêcher d'acheter une planche de surf, tant il avait envie d'essayer toutes affaires cessantes.
— Écoute, je ne pense pas que ça soit aussi facile que ça en a l'air, Hamish.
— Ça ne doit quand même pas être bien compliqué. C'est une histoire d'équilibre, et je te rappelle que je tiens debout sur un cheval au galop.
Il s'est ensuite étonné de la variété des cafés proposés, et puis il s'est tu. Quelques beautés australiennes, celles qui faisaient la réputation de Bondi, passaient en débardeur moulant et tout petit short.
— Elles sont belles, les filles de ce pays, hein?
Antony l'a tout de suite adoré. Un soir, nous sommes passés chez lui, Hamish portait un polo avec l'inscription École royale d'agronomie, ça l'a fait grimper au septième ciel - le côté «royal», sans doute.
— Dolorès, tu es en train de t'emballer pour rien, lui ai-je cruellement soufflé tandis qu'il nous préparait des cocktails dans la cuisine.
À côté, Hamish faisait le bonheur de Betty et de Trudy en leur racontant ses aventures dans la pampa argentine. Il avait un réel don de conteur, et aimait avoir un public.
— Mais mon Minou, tu ne m'avais pas dit qu'il était absolument divin, m'a répondu Antony en rajoutant une dose de vodka dans le verre que j'ai supposé être destiné à Hamish.
— Hamish ? Ce n'est qu'une sale tête de mule, ai-je souligné avec tendresse. Et puis tu avais vu des photos de lui.
— Eh bien, elles ne m'ont pas préparé à ça. C'est un Johnny Brent écossais, ton frère.
Muni de son plateau de verres, il est reparti papillonner autour de Tête de Mule.
Nous avons passé un Noël formidable. J'ai emmené
Hamish au marché aux poissons, à trois heures du matin, la veille de Noël, et le matin de Noël nous avons mangé des mangues les pieds dans l'eau à Camp Cove.
Après un petit déjeuner au Champagne en compagnie de Michael et de Cordelia, nous sommes rentrés chez moi et nous avons ouvert nos cadeaux - un pantalon en peau de pêche pour lui, une boîte de shortbreads faits par ma grandmère et un haggis passés en fraude pour moi, plus trois numéros de mon magazine satirique préféré. Ensuite, j'ai habillé Hamish en parfait Bushman australien, avec son pantalon en peau de pêche, ses bottines cavalières de chez RM
Williams (une récente acquisition), une chemise à rayures, sa vieille cravate aux armes de son école et son chapeau Akubra. Quelques jours sur la plage lui avaient déjà bien coloré
le teint, enfin, disons plutôt rougi, et il faisait tout à fait couleur locale. J'ai cru qu'Antony tombait raide lorsqu'il a ouvert la porte.
Ce fut un Noël très gay, mais Hamish n'y a vu aucun inconvénient. Il ne jugeait personne, du moment qu'il ne s'embêtait pas, et dans la joyeuse bande d'Antony, personne ne pouvait être taxé d'ennuyeux. Comme à
l'ordinaire, la fête a été une succession de cris, d'éclats de rire, le tout abondamment arrosé. Et comme toujours, nous avons fini par danser.
Quand j'ai vu Tête de Mule se trémousser et donner un coup de derrière à Dolly, j'ai compris qu'il serait parfaitement heureux ici. 24
—■ Qu'est-ce que vous pense/ de «Comment savoir si c'est le bon?».
— Bonne idée, Zoé. On garde. Autre chose ?
— « Il est parfait : les dix signes qui ne trompent pas » ?
— Pas mal non plus, Liinda. On peut peut-être se servir des deux, ou en garder un pour plus tard dans l'année. Vous les notez, hein?
— Ou alors... «Comment savoir si c'est le bon : notre test»... non, attends, j'ai mieux: «Il est parfait? Notre test le confirme... ou pas».
— Hou, c'est bon, ça, Liinda. J'aime tout, aujourd'hui. Qu'en penses-tu, Géorgie?
« Que faire quand vos collègues pètent les plombs ? » Je ne trouvais rien à dire de plus. Elles étaient toutes devenues folles.
— Heu... Ils sont tous... très bien, Maxine, ai-je répondu. Mais je ne sais pas si c'est très accrocheur, si on se place du point de vue de la lectrice. Je veux dire, savoir si on a trouvé l'homme de sa vie, c'est bien, mais est-ce que ça donne envie d'acheter le magazine ?
— On n'est pas obligés de toujours parler des choses qui fâchent, non plus, a répondu Maxine en passant le paquet de lïm-Tam à sa voisine. Un truc positif peut faire vendre. Certaines personnes trouvent effectivement leur bonheur dans l'amour.
Il y a eu un soupir collectif tellement intense qu'il m'a pratiquement poussée dehors.
— Je sais, a-t-elle repris, avec l'absence de Debbie, il nous
manque l'avis d'une personne. On va demander à Sera-phima. Elle a l'énergie de la jeunesse, ça va nous faire du bien. Sera chérie, tu veux bien venir une seconde s'il te plaît?
Seraphima est entrée. Elle était toujours aussi jolie, mais ces derniers temps, j'avais le sentiment qu'un nouvel ingrédient avait fait son entrée dans la composition de sa personnalité. Ça fait peut-être un peu cucul de dire ça, mais je crois qu'en un an chez Glow, la jeune fille était devenue une femme.
— Tu aurais des idées de titres, ma belle ? a demandé
Maxine, les pieds sur son bureau et les mains croisées der rière la tête. On est en train de préparer les six prochains numéros et il nous faut des trucs qui fassent tilt dans la tête des lectrices.
Sera a plissé les yeux pour se concentrer.
— Heu... «Apprivoiser un sauvage : elles ont toutes essayé, vous allez y arriver» ?
Je l'ai regardée, bouche bée. C'était un peu long, mais on pouvait facilement le couper. Le fait est que ce titre avait beaucoup de punch.
— Super, Seraphima, a dit Maxine en se redressant. Tu as noté, Géorgie ? D'autres idées ?
— « L'art de porter la culotte : l'avis d'une experte. »
Maxine et moi nous sommes regardées, stupéfaites. Nous savions toutes les deux reconnaître le talent quand il se présentait. El là, nous l'avions devant nous.
— Ou bien, a repris Seraphima, qui s'amusait visible ment : «Les filles prennent le dessus... à tous points de vue.»
On a applaudi.
— C'est génial, les filles, a dit Maxine. On a vraiment avancé. C'est fou comme une journée peut tout changer, hein?
Elle ne plaisantait pas.
— Je pense que nous sommes à la veille d'une nouvelle ère pour Glow, celle des titres positifs. La prise de pouvoir et non plus la solidarité dans le malheur. Bon, mes amies, au boulot ! Tu vois ce que tu vas rater, Géorgie ? Tu es sûre qu'on ne peut toujours pas te convaincre de rester?
J'ai secoué la tête, tristement.
— D'accord, alors va te faire foutre. Tout le monde d'ailleurs, sauf Seraphima. Tu as cinq minutes ? a-t-elle demandé avec un sourire.
Tandis que Sera négociait une augmentation et une nouvelle fonction, j'en ai profité pour jeter un œil à la multitude de bouquets qui occupaient son bureau, à la réception. J'ai regardé Zoé et Liinda s'éloigner respectivement avec une brassée de lis exotiques et un cactus en fleur, puis j'ai examiné ce qui restait. Il y avait une énorme composition florale pour Maxine, réalisée par Cordelia, selon la carte agrafée à la cellophane, et, encore plus énorme, une forêt de roses rouges à longues queues destinée à Sera. J'ai regardé la carte, je n'ai pas pu m'en empêcher.
« À mon ange, gloria in excelsis. H. »
Intéressant. Qui était N? Norman? Nigel? Neddy? Il y avait un autre bouquet, un peu moins imposant, et surprise, elles étaient pour moi. De la part de Nivea. « Merci pour l'excellent papier sur notre ligne pour le corps. » Je vous en prie.
C'était ma dernière semaine à Glow, et j'avais du mal à
me faire à cette idée. Deux jours pour boucler mon dernier numéro, et j'en aurais terminé. Mon année en Australie s'achevait. Restait une chose, et pas des moindres : mon pot de départ.
Un an plus tard. Même endroit, même chapeau, et pour la plupart, mêmes visages. Sauf que cette fois, je les connaissais pratiquement tous. J'étais chez Danny Green, le jour de la fête nationale australienne, qui se trouvait être aussi la fête officielle de mon départ. Lorsqu'il avait appris que je rentrais à
Londres, il m'avait spontanément proposé de me «prêter» sa fête. Voilà pourquoi je me trouvais dans son atelier d'Elizabeth Bay, mon chapeau à plumes roses sur la tête et mon costume de chat de chez Pucci sur le dos. Porter la même chose m'avait paru naturel, c'était ainsi qu'ils m'avaient rencontrée et c'est ainsi que je voulais qu'ils se souviennent de moi.
J'avais aussi décidé d'arriver seule à la fête, comme l'année précédente, pour voir si cela se passait différemment. Je n'ai pas été déçue. À la seconde où ma tête emplumée a passé la porte, tout le monde s'est mis à crier « hourra ! »
avant de se précipiter sur moi pour me souhaiter bon retour et me demander mon adresse à Londres. Heureusement, Antony, qui pense à tout, m'avait offert de magnifiques cartes de visite sur lesquelles il avait fait graver ma nouvelle adresse. J'ai souri en me souvenant comment il m'avait «prise en main», un an auparavant, alors que les effets du joint de Jasper menaçaient de me faire regretter d'être venue. Je l'ai cherché du regard, mais je ne l'ai pas trouvé.
J'ai trouvé Danny, en revanche, avec, sur la tête, une réplique exacte de la théière du chapelier fou d'Alice au pays des merveilles. Betty et Trudy étaient resplendissants avec deux créations luxuriantes d'Antony sur la tête. Cordelia portait un grand chapeau de paille recouvert de lierre, et Michael avait mis sa perruque d'avocat.
Antony s'était occupé de la liste des invités, et je reconnaissais des gens qui avaient compté pour moi d'une façon ou d'une autre au cours de l'année écoulée, y compris Jasper, couronné d'une énorme amanite phalloïde blanc et rouge. Il s'est approché et m'a embrassée sur la joue. J'étais très heureuse de le voir.
— Ma Rosie plus vraie que nature, a-t-il dit. Plus rose et pimpante que jamais. Je suis désolé d'avoir été si méchant avec toi, tu sais. J'ai eu l'impression d'être un rat pris dans une cage et ça m'a rendu bête. Enfin bref, je veux que tu saches que je garde un très bon souvenir des moments pas sés ensemble, de nos petites folies. Tu es toujours un amour, tu sais. Un amour avec un cerveau, voilà ce qu'elle est, ma Rosie.
Je l'ai embrassé à mon tour.
— Merci, Jasper. Je n'oublierai jamais notre lagon bleu. C'était vraiment spécial, cet endroit, ce week-end. Et puis tu n'as pas été si méchant que ça, je le méritais. Au fait, je suis désolée, pour la Villa Caledonia.
— Les salauds, hein ? Mais c'est pas grave. On habite une cabane de pêcheur sur Scotland Island. C'est assez cool. À
plus tard dans la chambre persane, ma Rosie.
Et il s'est éloigné, tandis que je me demandais qui était le
« on » dont il avait parlé.
J'ai regardé une nouvelle fois autour de moi. Maxine était là. Elle portait un feutre mou dans le bandeau duquel était glissée une carte annonçant « PRESSE », et j'ai enfin pu faire connaissance avec celui qui la rendait si sentimentale au bureau. C'était un des thérapeutes de la clinique où avait séjourné Debbie, ce qui expliquait les connaissances pointues de Debbie sur le sujet. Zoé portait une petite toque d'infirmière et tenait la main du Dr Ben, coiffé d'un bonnet de chirurgien vert. Il y avait aussi Liinda, et son Jazzpa, qui venait de s'installer à Sydney. Ils vivaient ensemble un bonheur numérologique, astrologique et non toxique, que rêver de mieux ? Il n'avait pas eu besoin de se coiffer d'un chapeau particulier, dans la mesure où il était rasta et portait un grand béret tricoté rouge, vert et or dans lequel il mettait ses dreadlocks. Liinda avait planté
un gerbera rouge, un souci jaune et une grande feuille verte dans son nid d'oiseau, histoire d'être dans les mêmes tons. Tous ceux que j'aimais étaient là, j'aurais dû m'amuser comme une petite folle, mais j'étais un peu dans le brouillard. Que dire à des gens qu'on a vus pratiquement tous les deux jours pendant un an et qu'on ne reverra peutêtre jamais ? J'avais l'impression de répéter sans arrêt les mêmes choses : « Oui, je suis très triste de partir. Oui, je reviendrai, on se reverra. Viens me voir à Londres, je t'hébergerai sans problème. Voilà mon adresse. Oui, j'ai un email. Tu vas me manquer aussi.» Un peu comme une poupée qui parle et qui marche. Il suffit de tirer sur la ficelle ou de la remonter. J'avais mal au visage à force de sourire et je commençais à me souvenir de ma soirée d'adieu, à
Londres, que j'avais détestée. C'est pourquoi j'ai été ravie lorsque Liinda a déboulé tout à coup et m'a prise par le bras.
— Vite, vite, il faut que je te dise un truc avant que tu nous fasses un infarctus.
— Quoi?
— Sera est là, ce soir, non ?
— Oui...
— Avec son nouveau petit ami.
— Nigel, Norman ou je ne sais qui. Celui qui ne porte pas la culotte, quoi.
—, C'est NickPollock.
— Legland? Chaud Lapin? Priape Pollock?
— En personne.
— S'il fait du mal à cette gamine, je le fais abattre...
— Georgia, ça n'est pas du tout ça. Il est complètement accro. C'est son esclave. Elle l'a rencontré à une soirée et il a essayé de lui faire le coup de l'analyse graphologique. Elle lui a dit d'aller se faire voir, que de toute façon elle savait très bien qu'il n'était qu'un connard et qu'elle ne risquait pas de se laisser berner par un salaud de son genre. Il a dû la poursuivre sans relâche, et encore, elle ne rappelle qu'une fois sur deux quand il laisse un message sur son répondeur.
— Alors là, j'en suis baba.
Je les ai aperçus à ce moment-là. Seraphima portait une robe blanche très courte et une immense paire d'ailes en plumes, ainsi qu'une auréole dorée. Un ange, jusqu'à ce qu'on remarque les talons aiguilles un rien provocants de chez Gucci. Legland avait des cornes de diable et la regardait «comme un singe regarde une banane », dixit Liinda.
.Je me suis retournée en souriant, et j'ai vu Jasper se diriger vers le bar, Tania à son bras. Elle avait sur la tête une version plus petite de l'amanite phalloïde, et s'accrochait visiblement de toutes ses forces à Jasper. Sans doute cela expliquait-il le « on». J'ai soudain réalisé que tout le monde était venu à deux, formant des couples ma foi bien sympathiques. J'étais ravie pour eux, mais moi, je n'avais même pas Antony avec qui jouer au couple. Où était-il donc passé ?
J'ai regardé autour de moi, et j'ai vu un autre couple heureux : Billy Ryan, portant exactement la même tenue qu'un an plus tôt, sauf que cette fois, il avait un nouvel accessoire : Lizzy Stewart, avec le même chapeau que lui.
— Ah, Géorgie, te voilà ! s'est exclamé Billy. Tu rentres à
Londres et nous n'avons même pas eu l'occasion de t'inviter à dîner. Quand pars-tu ? Tu reviendras nous voir, n'est-ce pas ? Tu peux nous donner ton adresse, pour le cas où on aurait besoin d'un gîte gratuit à Londres? Non, je plaisante. Tu as un e-mail?
J'ai répondu à toutes les questions, et puis Lizzy m'a demandé :
— Rory est déjà là ?
— Heu... je ne l'ai pas vu, ai-je bredouillé. Je... je ne savais pas qu'il venait, à vrai dire.
— Oh si, si, il doit venir, c'est sûr. Il devait faire la route avec ton frère et Debbie... hé ! pourquoi tu me donnes un coup de pied, Lizzy?
— Ah bon ? Hamish ne m'en a pas parlé. Il m'a dit qu'il venait avec Debbie, c'est tout.
— Tiens, justement, je crois que les voilà, est intervenue Lizzy en fusillant Billy du regard.
À l'autre bout de la pièce, trois Akubra en plus ou moins bon état ont fait leur apparition.
— Ohé ! a lancé Hamish avant de se ruer sur moi. Après les effusions de rigueur, Rory est allé chercher à
boire pour tout le monde, et Hamish a été kidnappé par Trudy et Betty qui voulaient tout savoir de sa vie à la ferme. J'ai regardé Debbie. Elle était ravissante, resplendissante, plus dorée que jamais maintenant que la fatigue avait disparu de son regard.
— Debbie, tu as l'air en pleine forme.
— Merci. Je me sens en pleine forme. Plus d'alcool, plus de drogue, plus d'hommes, plus de soins du visage gratuits, je ne m'étais pas sentie aussi bien depuis des années. C'est sympa d'avoir Hamish, à la ferme. Papa l'adore et moi j'ai l'impression d'avoir un frère. Au fait, il m'a dit que tu t'appelais Georgia, et pas Géorgie. Je suis désolée.
— Ce n'est pas grave. J'ai fini par m'y faire... ai-je commencé avant de me rendre compte qu'elle ne m'écoutait plus.
Elle regardait Hamish raconter ses aventures à grand renfort de moulinets.
Rory est revenu avec des verres, mais n'a pas eu le temps de les distribuer. Hamish est arrivé et a entraîné Debbie sur la piste de danse. Sa chanson préférée venait de commencer.
— Trois verres de Champagne et une eau minérale, ça t'intéresse ? m'a-t-il demandé comme nous les regardions s'éloigner.
— Je veux bien, merci, même si je fais un peu plus attention à ma consommation d'alcool depuis cette soirée, l'an dernier...
Je me suis sentie intimidée, les paroles de Jenny me revenant en mémoire en même temps que la pleine lune au sommet de la crête.
— Ton frère est quelqu'un de bien, Georgia, a-t-il dit. Les Brent sont ravis de l'avoir avec eux, et il est venu plusieurs fois à la maison. Mes parents l'aiment beaucoup aussi. Il a vraiment trouvé sa place, ici.
Ensemble, nous avons regardé Hamish et Debbie sur la piste. Tiens, tiens, tiens... me suis-je dit, avant de me tourner vers Rory.
— J'ai du mal à croire que ça fait déjà un an...
— Un an que nous nous sommes rencontrés, a fini Rory à
ma place.
— Et regarde, ai-je ajouté un peu précipitamment. Voilà
Billy et Lizzy ensemble. À l'époque, jamais on aurait pensé...
— Moi le premier!
Il a ri en secouant la tête, avant de reprendre, songeur :
— Et aujourd'hui, tu rentres à Londres, alors qui sait où
tu seras, dans un an, hein, Georgia ? Quand pars-tu, exactement?
— Demain après-midi.
— Le vol numéro 1 de Quantas, c'est ça?
— Oui. Comment le sais-tu?
— Le vol de l'après-midi pour Londres, c'est forcément celui-là. Tu as fini tes bagages ?
— Tout est emballé, à part mon chapeau.
— Et tes dessins, tu les emmènes aussi ?
— Comment sais-tu que j'ai des dessins ?
— Lizzy m'a donné celui des vaches. Il est excellent. Je dessine les vaches, moi aussi, tu sais. >
— C'est ce qu'elle m'a dit. Je n'en reviens pas qu'elle t'ait donné celui-là. Ce n'était qu'un gribouillage pour rire. Je ne suis pas une vrai artiste, comme toi.
— Eh bien, en tout cas, il me plaît beaucoup. Je l'ai mis sur la porte du frigo.
À nouveau, je me suis sentie tout intimidée, et c'est avec un certain soulagement que j'ai vu arriver un groupe d'amis d'Antony qui m'ont prise dans leurs bras et assaillie de questions. Quand j'en ai eu terminé avec eux, Rory avait disparu. C'est bien lui, ça, ai-je pensé.
Je suis restée à la fête jusqu'à une heure du matin et puis je me suis éclipsée sans rien dire à personne. Je ne pouvais pas dire au revoir à tout le monde, et de toute façon je n'ai jamais su comment m'y prendre. J'ai fait un dernier tour à
la recherche d'Antony - et, pour être honnête, de Rory -, puis j'ai ôté mon chapeau pour qu'on ne me remarque pas, et je suis partie.
Dans l'escalier, je me sentais toute molle. J'avais déjà
pleuré toutes les larmes de mon corps, et maintenant je n'étais plus fixée que sur une chose : mon départ. Ce n'est qu'une fois dans la rue que j'ai réalisé que Rory Stewart était à peu près la seule personne à ne pas m'avoir demandé
ma nouvelle adresse à Londres. Tant pis pour lui. De retour chez moi, j'étais bien trop énervée pour dormir, donc j'ai terminé de ranger ce qui n'avait pas encore été
emballé. Et puis j'étais furieuse contre Antony, qui n'était pas venu. Tellement furieuse, qu'à deux heures du matin j'ai pris mon téléphone et je l'ai appelé. J'ai été surprise qu'il réponde, d'une voix légèrement hésitante.
— Oh, Minou chéri, je suis désolé, je n'ai pas pu venir à
ta petite fête. Appelle-moi demain.
Et il a raccroché.
Le lendemain, plutôt que d'appeler, je suis passée chez lui. J'ai dû sonner très longtemps à l'interphone avant qu'une voix me réponde :
— Allez vous faire foutre, qui que vous soyez !
— Antony, c'est moi. Laisse-moi entrer. Je ne partirai pas sans t'avoir dit au revoir.
Il a débloqué la porte, et lorsque je suis arrivée à son étage, j'ai trouvé la porte ouverte, mais Antony était retourné se coucher. Avec son masque pour les yeux. Son appartement était sens dessus dessous, c'était la première fois que je le voyais dans cet état. Il y avait un carton de pizza sur le bar de la cuisine, des cendriers pleins, des verres et des bouteilles de vin vides partout. Je me suis laissée tomber de tout mon poids sur le lit, puis j'ai fait du trampoline jusqu'à ce que j'obtienne une réaction. Une sorte de aaaeeeuuueergh qui laissait augurer du pire.
— Dolorès, enfin, qu'est-ce qui te prend ? Pourquoi est-ce que tu n'es pas venu à ma fête? Visiblement, tu en as donné
une, de fête, ici. Tu ne veux pas que je te raconte? J'ai plein de cancans très juteux...
Il a reniflé bruyamment.
— Bon, je te les dis quand même. Devine de qui Pollock Legland est follement, profondément, passionnément amoureux?
— Un miroir?
— Non. L'assistante éditoriale de Clow, Seraphima, dixneuf ans. Il la suit partout comme un toutou à sa mémère. C'est pathétique.
Il a bâillé, pas vraiment impressionné.
— Et Jasper O'Connor s'est remis avec Tania. Le nouveau mec de Liinda Vidovic est un magnifique rasta. Et Maxine a une liaison échevelée avec un des psys de la clinique de Debbie.
Nouveau bâillement.
— Et puis il y a une autre liaison passionnée. Mon frère Hamish...
Un sourcil a grimpé au-dessus du masque.
— est fiancé à...
Le second a fait irruption à son tour.
— ... DebbieBrent!
J'étais sûre qu'il réagirait à cette nouvelle. Il s'est assis dans son lit et a arraché son masque.
— Quoi ? Mais c'est fabuleux. Mon Dieu ! Quand est-ce que c'est arrivé? Tu imagines leurs enfants... Tu les imagines au pieu tous les deux, aaaaah...
Il s'est laissé retomber sur l'oreiller. Il avait les yeux injectés de sang, et pas bonne mine du tout.
— Bon, en fait, ça n'est pas encore vraiment arrivé, mais il se pourrait bien que... on ne sait jamais. Ils sont beaux à
mourir tous les deux.
Je n'y allais pas avec le dos de la cuillère.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé, aux yeux ?
— Rien. Parle-moi encore de ton frère et de la future Mme Hamish Abbott. Quelle chance elle a, cette garce !
— Ce ne sont que des vœux pieux pour l'instant, mais quand on les voit ensemble, on se dit qu'ils sont faits l'un pour l'autre.
— Je n'en doute pas. Et je suppose que Johnny l'adore, lui.
— Eh oui!
— Tu les imagines, tous ensemble... Non, c'est trop. C'est divin. Ça me rend malade.
— Tu as effectivement l'air malade. Qu'est-ce que tu as fabriqué, hier soir? Pourquoi as-tu fait une fête ici alors que je t'avais invité à la mienne ?
— Je n'ai pas fait de fête. J'ai passé la soirée seul. Je ne supporte pas les pots de départ, comme on dit. J'espère que tu t'es amusée.
J'ai regardé une nouvelle fois toutes les bouteilles vides. Il s'était saoulé, seul. Ça m'a fait de la peine.
— Oh, c'était pas mal, ai-je répondu. Mais ça aurait été
beaucoup mieux si tu étais venu. Est-ce que tu m'accompagneras à l'aéroport, au moins ?
— Non. Tu dois y aller seule. Dire au revoir c'est toujours une source de frustration, et tu verras, ce sera plus facile d'être courageuse si tu es seule. Fais-moi confiance. Là, j'étais vraiment furieuse contre lui, et je crois que ça s'est vu. Il s'est tu un instant avant de reprendre, d'un ton encore plus sec :
— Ce que tu ne comprends pas, Minou, c'est que je déteste dire adieu. C'est pathologique, chez moi. Je l'ai dit trop de fois à des gens que j'aimais et qui ne reviendront jamais. C'est pour ça que je ne suis pas venu hier soir, et que je ne vais pas te dire au revoir maintenant. Je vais me lever et aller aux toilettes, et, quand je reviendrai, tu seras partie, d'accord?
Je voyais qu'il ne plaisantait pas. Et je savais qu'il était inutile de discuter avec Antony une fois qu'il avait décidé
quelque chose, mais j'avais du mal à croire à son attitude. Un an d'amitié ne comptait donc pas pour lui?
— Bon, d'accord, ai-je répondu avec un gros soupir. Mais avant, j'aimerais te demander un service.
Les sourcils ont bondi, éloquents comme jamais.
— Rory Stewart était à la soirée, mais il ne m'a pas demandé mon numéro à Londres. Tous les autres l'ont fait. Je sais qu'il pourrait l'obtenir auprès de Billy ou de Debbie, mais je tiens à ce qu'il sache que je veux qu'il l'ait. Pourrais-tu l'appeler et le lui donner? Voilà son numéro. Je lui ai tendu un morceau de papier. Il l'a ignoré.
— Non, a-t-il répondu fermement.
Puis il s'est levé, est sorti sur la terrasse, l'a traversée pour entrer dans la salle de bains, et a claqué la porte derrière lui. C'est la dernière image que j'ai eue d'Antony Maybury. Mais comme je jetais un ultime regard sur son appartement avant de le quitter, j'ai remarqué, posée sur la table de nuit où d'ordinaire il n'y avait rien, une photo dans un petit cadre en argent. Une photo de nous deux, au bal Cointreau. Beaucoup de gens m'ont appelée pour me proposer de m'accompagner à l'aéroport, mais j'ai décidé de suivre le conseil d'Antony. H est plus facile d'être courageux quand on est seul. Alors à tous j'ai répondu qu'Antony m'accompagnait et que nous voulions être seuls, et pour plus de sûreté, j'ai dit que je partais deux heures plus tard qu'en réalité, au cas où certains auraient eu des envies de,me faire une surprise. Autant que la coupure soit nette.
Enfin, le moment de partir est venu. J'ai pris mes quelques bagages (j'avais distribué à mon entourage tout ce que j'avais acheté sur place pour rendre mon petit chezmoi un peu plus confortable), dit au revoir à mon appartement, et je suis descendue chercher un taxi. Chaque instant du trajet fut source d'émotion et de souvenirs. Victoria Street, Darlinghurst, où j'avais bu tant de cafés latte. L'Albury, où Antony, Betty et Trudy m'avaient emmenée voir un spectacle de drag-queens. Le Grand Pacific Blue Room, où j'avais sifflé tant de cocktails. Tiens, un gommier. Et là, un frangipanier. Et là, le ciel bleu sans nuage. Oh, Sydney ! Oh, l'Australie ! Quand reverrais-je tout cela?
Quand j'ai enfin pénétré dans le terminal des départs internationaux, je pleurais comme une madeleine. Heureusement, j'étais tellement en avance qu'il n'y avait personne alentour, en dehors d'un homme charmant qui s'est approché du comptoir d'enregistrement sur lequel je venais de poser mon billet en sanglotant, et m'a tendu un mouchoir en tissu blanc. C'était Rory Stewart.
— Je n'y crois pas, ai-je hoqueté en prenant le mouchoir. Je te rencontre tout le temps par hasard, et chaque fois je me ridiculise dans les grandes largeurs.
— C'est ce que tu penses, Georgia. Mais on peut parfois donner un coup de pouce au hasard.
Je l'ai regardé avec des yeux comme des soucoupes.
— Nous ne nous sommes rencontrés par hasard qu'une seule fois, a-t-il continué. La première.
— Mais combien de fois on est tombés nez à nez tous les deux ? Au rodéo, à l'hôpital, chez Michael et Cordelia, aux courses, à la clinique de Debbie...
Il secouait la tête en souriant.
— Tout cela était pour ainsi dire organisé, Georgia. Je savais que tu allais au rodéo. J'ai juste traîné un peu en attendant de te trouver. Billy m'avait dit que tu allais chez Michael et Cordelia, sauf qu'il m'avait dit que tu y serais seule, et Debbie m'avait dit que tu serais aux courses. Ensuite, Jenny m'a informé des jours où tu serais à l'hôpital, et à la clinique, pour que je puisse m'y trouver au même moment, comme par hasard. Et Antony Maybury m'a dit que tu serais à ce comptoir d'enregistrement aujourd'hui. Je l'ai regardé fixement, avec un sourire très niais, j'en ai peur. Antony, mon cher Antony.
— C'est comme ça que tu savais que je serais sur le vol numéro 1 de la Quantas?
Il a hoché la tête affirmativement.
J'ai essayé de récapituler à toute vitesse.
— Mais la fois où je suis venue chez tes parents ? Tu as semblé surpris de me voir.
Il a fait une grimace.
— Oui, tu as raison. C'était une surprise. J'en ai eu plusieurs, ce soir-là. Disons juste que tu étais la bonne. J'ai continué à le regarder, essayant de comprendre.
— Bon, ai-je fini par dire. En tout cas, c'est bien que tu sois là, parce que comme ça, je vais pouvoir te donner mes nouvelles coordonnées, même si tu ne me les as jamais demandées.
Je me suis baissée pour fouiller dans mon sac à la recherche des cartes d'Antony. Rory s'est penché et m'a forcée à me relever.
— Je n'ai pas besoin de ton numéro, Georgia.
Mais qu'est-ce qu'il avait, ce type, à la fin ? La phobie du téléphone ?
— Et je n'ai pas besoin de ton adresse non plus. Parce que je viens avec toi.
Il a donné un coup de pied dans quelque chose et j'ai baissé les yeux. Posées à côté de lui se trouvaient deux valises. Il a tiré un billet d'avion de sa poche et l'a posé sur le comptoir, à côté du mien.
— Deux sièges, à côté l'un de l'autre, s'il vous plaît, a-t-il dit à l'hôtesse chargée de l'enregistrement.
Je le regardais, complètement abasourdie.
— Et la ferme ? Et tes parents ? Et Scooby ?
— Tu m'as dit un jour que je faisais les choses pour les autres, alors j'ai enfin décidé de les faire pour moi. J'ai décroché une place au Royal Collège of Art de Londres. Et tu n'as pas à t'inquiéter pour la ferme, papa est plutôt soulagé que je m'en aille. Il dit que je suis le pire agriculteur qu'il ait jamais rencontré et qu'il est ravi à l'idée de ne plus me voir traîner mon amertume du matin au soir. Ils ont embauché ton frère pour gérer le domaine, et il m'a promis de bien s'occuper de Scooby.
Je le fixais toujours, bouche ouverte, telle une carpe en état de catalepsie.
— Rory, je suis tellement contente pour toi. C'est fantastique que tu puisses reprendre la peinture. Il a ri une nouvelle fois et a posé ses mains sur mes épaules.
— Tu n'as toujours pas compris, hein, Georgia ? Je viens à Londres pour être avec toi.
Il avait raison. L'information avait le plus grand mal à se frayer un chemin jusqu'à mon cerveau et à ne pas en revenir avec l'inscription «Plaisanterie» inscrite en travers.
— Mais pourquoi ne m'as-tu pas parlé de tout ça avant ?
Tu ne m'as même pas demandé mon numéro de téléphone !
Tu as pourtant eu souvent l'occasion de le faire. Là, il a dû se dire que je faisais une fixation, avec le téléphone.
— Est-ce que ça a vraiment de l'importance ?
— Oui.
— D'accord. Au départ, je ne pouvais pas parce que tu étais en quelque sorte la petite amie de Billy. Ensuite, j'en ai eu envie, mais tu m'avais vu avec heu... une autre femme, et je ne voulais pas que tu penses que j'étais un coureur de jupons. En plus, de ton côté, tu sortais avec ce drôle de type et du coup j'ai cru que je ne t'intéressais pas. Pour finir, j'ai lu un article dans Glow intitulé « La torture du téléphone » ou quelque chose d'approchant. Ça parlait des femmes qui donnent leur numéro aux hommes qu'elles rencontrent et qui ensuite agonisent à côté de leur téléphone en attendant qu'ils appellent. Et j'ai décidé que jamais je ne te ferais subir une chose pareille. Il s'est tu, a pris mon visage entre ses mains et m'a regardée de la même façon qu'au sommet de la crête, à Welland.
— Parce que je t'aime.
Et cette fois, il m'a embrassée