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Évidemment, un pénis en érection, en fin de soirée, c'est plutôt bien. C'est même ce qu'on se prend à espérer, en générai. Mais ce n'est pas la première chose à laquelle on s'attend quand on arrive chez quelqu'un. Et pourtant, il était là, dressé

de toute sa gloire concupiscente, sur la tête d'un homme qui portait un petit bouc.

Je me trouvais moi-même un brin voyante avec mon chapeau mais, devant cette création, mon auréole de soixante centimètres de diamètre en plumes rose tyrien, astucieusement bricolée à partir de trois boas bon marché, m'a soudain semblé un peu fade.

— Vous avez l'air de drôlement vous amuser, ai-je dit à

Tête de Nœud en me penchant vers le buffet pour faire remplir ma flûte à Champagne.

J'avais vidé la première en trois gorgées, entre le serveur qui se tenait à la porte d'entrée et la table des boissons, installée dans un coin de la grande pièce toute blanche.

— Vous l'avez réalisé vous-même ? ai-je repris en regardant d'un peu plus près la chose en papier mâché, amoureusement peinte à la main.

H s'est tourné vers moi, m'a jaugée du regard sans chercher le moins du monde à s'en cacher.

— Vous connaissez un endroit où on pourrait acheter un truc aussi ridicule? Évidemment que je l'ai fait moi-même.

— Forcément. Mais pourquoi ?

— Parce que je viens à cette soirée tous les ans. Ce qui veut dire que depuis douze ans, pour la fête nationale australienne, je me retrouve ici, dans cette pièce, coiffé d'une connerie de chapeau. J'ai toujours eu l'impression d'être une tête de nœud, alors cette année, je me suis dit autant avoir le physique de l'emploi.

J'ai hoché la tête, ravie. Ce genre de conversation me plaisait.

— Donc, si je poursuis votre raisonnement, dois-je en déduire que le type, là-bas, qui porte une coiffe de chef indien, a toujours eu l'impression d'être l'un des membres du Village People et a décidé de le crier sur les toits?

— Haut et fort, ma chérie. Et c'est aussi pour ça que j'ai une grosse queue sur la tête. Parce que c'est de ça qu'il s'agit ce soir.

— De grosses queues ?

— Ouais. Ils discutent peut-être d'opéras, de la nouvelle loi du gouvernement sur l'allocation chômage, qui craint, soit dit en passant, mais la seule chose à laquelle pensent vraiment tous les mecs présents dans cette pièce, c'est le sexe.

— Vous comprise ?

— Surtout moi.

J'ai prié pour que ma déception ne lui saute pas aux yeux. Je n'ai rien contre les homos, à vrai dire, je suis même ce qu'on pourrait appeler une fan, mais je n'avais simplement pas envie que ce type le soit. Malgré son horrible bouc, il était très séduisant, à sa façon, et surtout très drôle. Tandis qu'il émettait quelques remarques plutôt crues, je n'ai pas pu m'empêcher de trouver qu'il avait de très beaux yeux verts, et sa façon de les plisser en léchant le papier du joint qu'il était en train de se rouler m'a tout de suite plu. J'ai aussi aimé sa façon d'allumer ledit pétard, d'en tirer une petite taffe pour le démarrer avant de le tendre à mes lèvres.

— La seule différence, m'a-t-il expliqué, c'est que je pense au mien, pas à celui des autres.

Sur ce il m'a ôté le joint des lèvres, l'a serré entre ses dents et, avec un clin d'ceil, s'est fondu dans la foule, avec dans les mains quatre verres et une bouteille de Champagne.

— Et si tu as envie de poursuivre cette passionnante conversation, a-t-il lancé par-dessus son épaule, essaie la chambre du fond.

— Plus connue sous le nom de chambre persane, a conti nué une voix derrière moi.

Je me suis retournée et j'ai vu un homme très mince, entièrement vêtu de noir. Il devait avoir environ trente-cinq ans, sa peau était d'un mat très foncé, ses cheveux courts en brosse étaient noirs, et il avait un sourcil très... ironique. On remarquait tout de suite le sourcil, parce qu'il restait en accent circonflexe, quelles que soient les expressions de son visage.

— Persane ?

J'ai tout de suite imaginé un petit salon aux tentures somptueuses, avec des danseuses du ventre et des Nubiens.

— Tapis persans. Substances psychotropes. Moi c'est Antony Maybury, tu vas bien ?

J'ai serré la main qu'il me tendait.

— Georgia Abbott, enchantée.

— Oh, la célèbre Georgiana Abbott! Je me demandais justement quand j'allais enfin te rencontrer. Belle poignée de main. Et on dirait que ton costume de chat sort tout droit de chez Pucci. Jolies chaussures aussi.

— Comment ? Oh, c'est gentil, mais je ne pense pas être si célèbre. Qu'est-ce que...

Ses deux sourcils se sont mis à fonctionner indépendamment l'un de l'autre. J'avais l'impression d'assister à un spectacle de marionnettes.

— Ma chérie, il faut bien que tu comprennes une chose : cette ville est minuscule et tu es nouvelle ici. Tu arrives de Londres, haut lieu du glamour s'il en est, à la cheville de laquelle seule New York peut arriver dans nos imaginations de colons. Tu as travaillé pour divers magazines européens, sur lesquels nous nous ruons comme la vérole sur le bas clergé, malgré leurs prix prohibitifs et le fait que, lorsqu'ils arrivent sous nos latitudes, leur parution remonte déjà à au moins trois mois, parce que nous croyons qu'ils vont nous rencarder sur tout ce qui se passe d'intéressant dans l'hémisphère de la mode. Nous avons vu ton nom imprimé sur du papier glacé, et je sais de source sûre que tu as rencontré chez Naomi Campbell et que tu possèdes le numéro personnel de Karl Lagerfeld. Pour nous, tu es célèbre.

D m'a regardée droit dans les yeux, tout en allumant une cigarette très longue à l'aide d'un briquet en or. Son sourcil était toujours en l'air, ce qui relevait de l'exploit vu l'activité

intense de ses yeux combinée à la mise à feu d'un cylindre d'herbe à Nicot.

— Mince alors, ai-je lâché.

— Je n'ajouterai qu'une chose : profites-en. Cette ville est peut-être petite, mais elle est dure. Les stylos sont aussi fielleux qu'ailleurs, et ils sont tenus par les gens les plus improbables. Deux petits conseils, enfin. Un : méfie-toi de Jasper O'Connor, c'est une tête de nœud aussi grosse que celle qu'il a sur la tête. Et deux : fais-toi manucurer. Sydney est une ville où les ongles comptent. Mais tu es futée, tu t'en rendras compte assez vite par toi-même. En attendant, si tu veux d'autres conseils gratuits, appelle-moi. Voici ma carte. Bye!

Sur une dernière révérence des sourcils, il a pris un verre vide, deux bouteilles de Champagne pleines, et s'est frayé

un chemin à travers la foule.

Je suis restée plantée là, avec le sentiment d'avoir été

agressée, et j'ai regardé la carte en question : « Antony Maybury. Costumier. » J'ai effleuré l'inscription pour voir si elle était gravée.

— Oui, elle est en braille ! a lancé mon interlocuteur. Lorsque j'ai levé les yeux, il avait disparu. C'est à ce moment-là que j'ai réalisé qu'Antony Maybury était la seule personne de cette fête à ne pas porter de chapeau. Il n'était que seize heures de l'après-midi et la fête battait son plein. Les couvre-chefs délirants donnaient l'impression que la pièce était bondée alors que ce n'était pas le cas. Le niveau sonore atteignait des sommets inimaginables, des hurlements de rire et des cris divers jaillissaient de-ci de-là, le tout couvrant quasiment les causeries du DJ. À

première vue, toutes les tranches d'âge étaient représentées, depuis les merveilleuses créatures affichant joyeusement leurs vingt ans, jusqu'aux quadra et quinqua bien dans leurs baskets. Tous semblaient beaucoup s'amuser. Ils allaient de groupe en groupe, se saluaient avec effusion, en faisaient des tonnes.

J'avais été invitée à cette fête incontournable du calendrier de l'Australien branché quelques jours plus tôt à

peine, par son organisateur, Danny Green, lors d'une soirée spéciale Presse à l'occasion d'un vernissage au musée Powerhouse.

J'ignorais que je connaissais Danny jusqu'à ce qu'il fonce vers moi avec trois appareils photo autour du cou, m'embrasse chaleureusement sur les deux joues et me colle entre les pattes de deux autres inconnus pour nous prendre en photo tous les trois. Pourquoi ? Je n'en avais pas la moindre idée, et sur le moment poser la question m'a semblé impoli. Qui que ce soit, cet homme avait l'air très gentil. Il avait persisté à m'appeler Géorgie, après m'avoir fait épeler mon prénom et malgré mes corrections répétées, et avait simplement dit :

— Géorgie, il faut que tu célèbres la fête nationale aus tralienne avec nous, ce week-end, j'organise un raout. Tu rencontreras le Tout-Sydney. Ça a lieu dans mon atelier. Tu dois porter un chapeau et apporter une bouteille. Je fournis le thé.

Et dans un grand éclat de rire, il m'avait tendu une invitation sur laquelle il apparaissait déguisé en chapelier fou d'Alice au pays des merveilles, avec un préservatif glissé dans le bandeau de son chapeau et, dans les bras, un caniche noir coiffé de la même façon.

— Ce qu'il y a de bien, avait-il ajouté avec des airs de conspirateur, c'est que même si c'est un dimanche, le lundi est férié, donc on peut se bourrer la gueule autant qu'on veut.

En rentrant chez moi ce soir-là, j'ai appelé la seule personne dont j'avais le sentiment d'avoir vraiment fait la connaissance depuis mon arrivée à Sydney, deux semaines auparavant, pour lui demander si je devais y aller. Liinda Vidovic était rédactrice à Glow, le magazine pour lequel je travaillais, un mensuel destiné aux jeunes femmes de dix-huit à vingt-six ans et bourré d'informations capitales sur l'orgasme, le rouge à lèvres et l'anatomie de l'organe sexuel masculin. En suivant nos conseils éclairés, nos lectrices les plus consciencieuses peuvent apprendre à courir en talons hauts, perdre du poids grâce aux orgasmes mul-tiples, travailler leurs abdominaux tout en faisant une pipe de vraie pro et équilibrer leurs comptes en flirtant avec leur patron (homme ou femme, nous défendons le flirt avec tous, y compris les chiens et les objets).

Quand je suis arrivée comme rédactrice en chef adjointe, Liinda et moi nous sommes tout de suite entendues parce qu'on avait le même sac Prada. (Je n'ai su que plus tard que le sien était une contrefaçon made in Bangkok.) Une chose m'intriguait : elle avait officiellement changé son prénom Linda en Liinda plus favorable en numérologie, une des nombreuses ologies qui régentaient sa vie. Le sac mis à part, Liinda était aussi contente de me rencontrer parce qu'elle savait que j'arrivais de Londres avec un cœur en mille morceaux. Liinda adore les drames sentimentaux, car elle peut toujours en tirer un article. En ce qui me concernait, elle avait déjà le titre : « Vous quittez le pays, mais quittera-t-il votre cœur? », ce qui méritait incontestablement la couverture. Et dans un magazine comme Glow, figurer en couverture, pour un article, c'est primordial. Comme le dit toujours la rédactrice en chef, Maxine Thane : « Ce sont les titres en couverture, qui font vendre, les filles, pas l'intérieur. »

Néanmoins, Liinda m'appréciait, j'en étais convaincue. Nous ne nous connaissions pas depuis une heure qu'elle me faisait mon thème astral et m'annonçait, ravie, que nous étions destinées à vivre une amitié intense, ponctuée de drames, parce qu'elle est Scorpion ascendant Scorpion et que je suis Gémeaux ascendant Scorpion. Quant à l'aspect intéressé de son amitié pour moi (« Je vais peut-être en tirer un bon papier»), je ne lui en voulais pas. Ma déroute sentimentale frisait l'horreur gothique. L'homme que je suis venue oublier en Australie s'appelle Rick Robinson. Qu'en dire? Il est directeur artistique d'une des plus grandes agences de publicité londoniennes. Très bien payé, très beau (brun, yeux bleus, sourire ravageur), très intelligent, très apprécié professionnellement pas, très branché. Nous étions ensemble depuis cinq ans, nous étions même fiancés (un terme horriblement bourgeois, d'après lui). Pourtant ce n'était ni son impressionnant CV ni sa Mercedes décapotable de collection qui m'attiraient chez lui. J'aimais vraiment Rick. JJ était drôle, attentionné. Et au lit, c'était un véritable missile Exocet. Eh oui, c'était trop beau pour être vrai. Un soir, je suis rentrée à la maison avec des envies de cocooning. Je me suis installée sur le canapé et j'ai mis une cassette. Quand j'ai appuyé sur Marche, à la place de Vacances romaines j'ai eu droit à une vidéo amateur de Rick qui se pavanait, nu, une badine à la main, tandis qu'une prostituée à double airbag, habillée en écolière avec col Claudine et socquettes blanches, mais sans culotte, était alanguie sur notre canapé. Rick a été surpris que je le quitte («Je ne pensais pas que tu le prendrais si mal, George »). Mes amis aussi - il était riche, gentil et. beau, j'avais perdu la tête ou quoi ? Moi, je ne me suis jamais sentie aussi saine d'esprit qu'à ce momentlà. Bien sûr, deux ans plus tard, ce sentiment s'était un peu érodé, dans la mesure où j'étais toujours célibataire et où

Rick avait emménagé avec une de mes amies de l'époque. J'étais seule, l'amour physique me manquait, Rick me manquait. Et puis, un jour de décembre particulièrement sinistre, lorsque le ciel gris pèse trop lourd sur votre petite tête, Tina, l'Australienne responsable photo de Kitty, le magazine pour lequel je travaillais à l'époque, est venue à mon secours. Je sanglotais toute seule dans mon bureau parce que j'avais ouvert Country Life à la page du carnet rose, où

j'avais lu l'annonce des fiançailles d'une de mes anciennes camarades d'école, une de ces filles au teint laiteux et au visage rond, avec l'héritier d'un titre de comte de seconde zone. Tina a tout de suite compris la situation. — Ce qu'il te faut, c'est du soleil et une belle tige. Après m'avoir expliqué ce qu'était une « tige » (j'ai trouvé assez champêtre cette façon d'évoquer le pénis), elle m'a dit qu'elle avait entendu parler d'un poste libre chez Glow, à Sydney. J'ai aussitôt séché mes larmes. Un petit rayon de soleil venait d'illuminer mon moral. Je connaissais ce magazine et je l'adorais. Nous nous le faisions envoyer par avion chaque mois pour pouvoir en pomper toutes les idées. «Je vais travailler pour eux, ça va être super», ai-je alors décidé. Après tout, Sydney regorgeait de mecs canon qui ressemblaient tous à Mel Gibson en plus grands, non? Là-bas, les belles tiges couraient assurément les rues.

J'ai postulé dans la journée, eu un entretien de cinq minutes au téléphone avec la rédactrice en chef et j'ai pris le job sur-le-champ. Je devais commencer le mois suivant. Tous mes amis ont cru que j'avais encore pété un plomb, mais ça n'avait pas d'importance. J'avais lu A Town Like Alice et je savais ce qui arrivait aux petites Anglaises qui s'envolent pour l'Australie. Elles rencontrent un homme merveilleux avec de gros biscoteaux, qui soulève la visière de sa casquette, leur sauve la vie et les emmène vivre dans une immense maison avec un grand porche en bois. J'avais hâte de connaître une telle aventure.

Après deux semaines à Sydney, je n'avais toujours pas rencontré mon sauveur, et je me disais que la fête de Danny Green serait peut-être l'occasion de me mettre plus sérieusement en chasse. Alors j'ai téléphoné à Liinda pour savoir ce qu'elle en pensait.

— Danny Green ? m'a-t-elle répondu de sa voix éraillée par plusieurs paquets de Marlboro quotidiens combinés à une bonne dose d'affectation. Oui, je le connais. C'est un photographe mondain qui n'a pas inventé la poudre, tu seras probablement dans les pages mondaines du Sun-Herald, ma pauvre, c'est quand même un peu la honte. Danny Green connaît tous les top models toxico, toutes les filles qui comptent sur leur physique pour se faire une place au soleil, tous les journalistes sur le retour, tous les rédacteurs corrompus, toutes les actrices reconverties en serveuses, tous les designers de mode aigris, tous les bouffeurs d'héritage, tous les golden boys accro à la coke, toutes les coiffeuses anorexiques, toutes les folles de backrooms, tous les piqueassiettes de la ville. Il est réputé pour ses fêtes, qui, si j'en crois la rumeur, finissent toujours par ressembler aux derniers jours de la cour de Caligula. On en repart avec au moins trois points de QI en moins, garanti sur facture. Je préférerais traverser nue le rayon Cosmétiques de chez David Jones que d'y aller. Tu vas adorer.

À en juger par la foule qui m'entourait, bourdonnante, glapissante, s'embrassant sans se toucher sous des cha-peaux délirants, la description de Liinda m'a semblé assez pertinente. Et elle avait raison, j'ai adoré. Ces folles pleines d'affectation et ces femmes chics et très aigries, buvant, fumant, hurlant de concert, cherchant de toute évidence à

sombrer le plus rapidement possible dans un état second, étaient exactement le genre de compagnie que je recherchais. Tous ces gens étaient fragiles, brillants, prétentieux, originaux, langues de vipère, hilarants, usés, pervers, chaleureux. « Ils forment précisément le carrefour de la mode, de l'art et des médias, me suis-je dit. Tu as trouvé ta place, ma grande. »

— Quel joli sourire ! Vous devez penser à quelque chose que vous aimez.

Juste à côté de moi, près de la table des boissons, se trouvait un homme tout droit sorti d'un poster publicitaire des années 1960 pour Quantas, la compagnie aérienne australienne. Des cheveux blonds, des dents plus que blanches, quelques taches de rousseur et des yeux bleus avec pattesd'oie labellisées «Australien pur sucre», le tout sous un chapeau Akubra qui avait connu des jours meilleurs.

— En fait, j'étais en train de me dire que j'aimais beaucoup les fêtes, ai-je répondu.

— C'est vrai ? Moi aussi. On danse ?

Sans attendre une réponse, il m'a prise par la main et m'a entraînée dans un coin de la pièce où les gens se trémoussaient aux limites de la dislocation. La plupart des hommes avaient ôté leur chemise et dansaient les bras levés, position idoine pour faire profiter les foules de leurs abdos en tablettes de chocolat et de leurs biceps surdimensionnés.

— Billy Ryan, m'a-t-il hurlé dans l'oreille en me dirigeant avec aisance dans un rock endiablé, pas du tout gêné qu'il s'agisse de techno hardcore.

— Georgia...

Comme il me repoussait pour me faire tourner, j'ai pu l'observer un peu mieux. Contrairement aux autres invités, vêtus de tee-shirts moulants, de robes lacées en élasthane ou de costumes noirs griffés, Billy Ryan portait un pantalon en peau de pêche, des bottes cavalières, et une chemise rayée bleu et blanc. L'ensemble aurait pu paraître ringard, mais cela lui allait si bien que ça n'avait pas d'importance. Il était beau à se damner. Pas vraiment le genre à inviter à

danser une fille en costume de chat rose, mais tout à fait le style à posséder une immense maison avec un grand porche en bois, alors je n'allais pas faire la difficile.

— On dirait qu'un certain nombre de chevaux ont piétiné

votre chapeau, ai-je dit tandis qu'il me faisait virevolter, puis valdinguer d'un bras à l'autre.

— C'est le cas. Et un certain nombre de vaches, aussi.

— Vous êtes agriculteur?

— Le week-end seulement.

— Et pendant la semaine ?

— Je suis agent de change.

J'ai profité d'une prise à deux mains avec passage par-dessous et remontée par-dessus les hanches pour dissimuler mon sourire. Un agent de change séduisant qui aimait la campagne au point d'avoir sa propre ferme. Exactement le genre d'homme que je cherchais. Quelqu'un comme moi, qui aimait la vie trépidante des villes mais avait aussi besoin de se ressourcer dans la nature. Quelqu'un qui aimait les chevaux, les jardins tout autant que danser et faire la fête. L'homme que j'étais venue chercher en Australie, c'était lui. À des années-lumière de M. le Génie de la Pub et de son goût pour les fausses ingénues. Un homme avec des valeurs solides, de bonnes dents et un chien de berger. L'idéal pour une fille comme moi.

Quand il m'a prise dans les bras comme pour une valse, j'en étais à me demander où faire broder notre linge de maison. B & G R, ça faisait un beau monogramme, des lettres bien rondes. Georgiana Ryan, comment allez-vous ? Je divaguais sur le prénom de notre second fils et m'inquiétais de savoir à quelle école l'inscrire lorsque Billy a fourré sa langue dans ma bouche. Une vraie invasion buccale. Mouillée et glissante, comme une anguille, pas du tout erotique.

— Vous dansez drôlement bien, a-t-il lâché tandis que je le dévisageais, éberluée. On se retrouve plus tard pour un autre quadrille, a-t-il ajouté avant de m'embrasser une nou velle fois, sur la joue, et de me planter là, seule sur la piste de danse.

Encore sous le choc, je l'ai regardé s'éloigner en direction d'un grand type mince qui portait le même style de chapeau et lui a serré la main avec enthousiasme avant de se lancer avec lui dans une espèce de manifestation primitive d'amitié

masculine, mêlant grandes tapes dans le dos, larges sourires et mouvements de tête. J'aurais aimé que David Attenborough, commentateur attitré des documentaires animaliers du National Géographie, soit là pour me rencarder un peu. En tout cas, quelque chose les faisait beaucoup rire, et j'ai espéré que ce n'était pas moi, tout en regrettant vaguement d'être venue à cette fête où je ne connaissais personne. Comme ils disparaissaient dans une autre pièce, j'ai aperçu un pénis familier, et je me suis dirigée vers lui. J'allais attirer l'attention de Jasper d'une petite tape sur l'épaule lorsque j'ai réalisé qu'il trônait devant une dizaine de personnes tassées sur un vieux canapé. Je suis restée à

l'écart et je l'ai observé.

— Alors Toohey entre dans la pièce, comme ça... disait Jasper en louchant, dents en avant, mimant une démarche à la Neandertal. « Je veux juste t'embrasser, Raylene. Je veux juste t'embrasser. C'est ça que je veux, et rien d'autre, Raylene, promis. »

Le tout avec un accent australien très prononcé. Puis il a bombé le torse en faisant la moue.

— Alors Raylene a répondu : «Tu peux m'embrasser, Too hey, mais ne me touche pas les cheveux. »

Ses yeux brillaient, il agitait les bras pour ponctuer ses propos, tenait son public en haleine.

— Et c'est là que c'est intéressant. Toohey, c'est nous tous. C'est la quintessence de l'Australien. En étant incapable de dire à Raylene qu'il l'aime, il est l'Australie à lui tout seul, il est kangourou, jackarou, enfant aborigène jouant avec un bâton de pluie, il est Olivia Newton-John, Kylie Minogue et Natalie Imbruglia sous héro, il est la reine de Mardi gras avec un string pailleté qui lui rentre dans les fesses, il est requin, dingo, flic moulé dans son uniforme, bouée de sauvetage, il est le Harbour Bridge, Ray Martin, John Law et Molly Meldrum dans une partie fine...

— Et le pain turc, il est où ? a demandé un petit bout de bonne femme vêtue de noir et portant un fez.

— Quel pain turc ? s'est énervé Jasper, qui n'aimait visiblement pas être interrompu.

— Le pain turc qui doit apparaître dans tous les courtsmétrages pour qu'ils soient montrés au Tropfest cette année.

— Oh, ça, je n'ai pas encore décidé. Peut-être que Toohey trébuchera dessus et se cassera la figure...

— Peut-être qu'il s'étouffera avec et qu'on n'aura plus à se farcir ces dialogues assommants, a dit une voix, derrière le canapé, que j'ai immédiatement reconnue comme étant celle d'Antony Maybury.

— Et tu te sers de la caméra de qui, cette année? a demandé un homme aux lèvres fines et à grosses moustaches, portant une casquette de base-bail Key West. Tony Abrovmo m'a dit que tu avais mis des mois avant de lui rendre la sienne l'an dernier et que tu pouvais toujours te gratter pour qu'il te la prête à nouveau.

— Et puis tu as raté la date de remise des films, cette année, non ? a ajouté la femme au fez.

Au moment où son public se divisait en petits groupes médisants, Jasper m'a aperçue.

— Eh, la belle rose ! s'est-il écrié, de toute évidence sou lagé de trouver un moyen de changer de sujet. Viens par là, il faut que je te montre quelque chose. On se tutoie, hein ?

« Mais c'est quoi, cette fête ? me suis-je demandé tandis qu'il m'entraînait je ne sais où. Soit les gens me dictent ma conduite, soit ils m'agressent physiquement. » Je me suis retournée et j'ai aperçu deux sourcils bruns qui m'étaient familiers épier la foule depuis un recoin, derrière le canapé. Après un rapide aller-retour, ils ont disparu à nouveau.

— Je vais te montrer un truc que tu n'oublieras jamais, ma belle rose, a repris Jasper, souriant de toutes ses dents.

— C'est déjà fait, ai-je répondu en indiquant d'un mouvement de tête son chapeau-pénis.

— Oh, j'avais oublié que je portais ce truc ! s'est-il étonné

avant de l'ôter et de le jeter par terre. Voilà, c'est mieux, mon cerveau a plus de place. Viens avec moi, petite fille... Nous avons quitté l'atelier pour emprunter l'escalier de l'immeuble.

— Si on ne prend pas l'ascenseur, m'a expliqué Jasper, qui soufflait comme un bœuf au bout de deux étages, c'est parce que je veux que tu mérites ce qui t'attend. Mais avant, je crois qu'on va faire une petite pause.

Il s'est adossé au mur et a allumé une cigarette. Je ne fume pas vraiment, mais parfois, quand je suis en compagnie de quelqu'un qui y prend visiblement plaisir, je n'arrive pas à résister et j'en prends une, au cas où elle serait meilleure que dans mon souvenir. Alors c'est ce que j'ai fait, en piochant dans son paquet, et nous avons fumé tous les deux en silence. Comme d'habitude, j'ai trouvé ça très mauvais. De temps à autre, Jasper me lançait un coup d'œil et souriait, hochant la tête comme si nous partagions un grand secret. Je commençais à me demander s'il n'était pas un peu fêlé, mais après avoir écrasé nos deux mégots par terre du bout de son talon, il m'a pris la main et nous avons repris notre ascension.

Cinq étages plus haut, nous nous sommes heurtés à une grosse porte fermée par un énorme cadenas. Jasper a tiré

de sa poche de jean un trousseau de clés gigantesque et l'a ouverte.

— J'ai eu un atelier dans l'immeuble. J'avais gardé cette clé parce que j'étais sûr que j'en aurais besoin un jour. Et ce jour est arrivé.

Il a poussé la porte, et nous sommes sortis sur le toit. Le port de Sydney s'étendait à nos pieds, nappe bleue lumineuse sous le soleil de janvier. Au-dessus de nos têtes, le ciel était d'un azur que je n'avais vu que sur des cartes postales. Dans le port, l'eau scintillait comme du lurex. Des yachts sillonnaient la baie comme autant de petits mouchoirs blancs tandis que les ferries la traversaient résolument. On aurait dit une chorégraphie. L'ensemble s'étirait sans discontinuer vers ce que j'ai supposé être les Heads et, au-delà, l'océan Pacifique. Au loin, on distinguait le zoo de Tarongua et le quartier de Manly.

— Wouah ! ai-je soufflé, à court d'inspiration. Le ciel n'est pas aussi immense, en Angleterre. Tout est à une échelle différente.

— C'est une belle ville, n'est-ce pas ? a dit Jasper. Regarde par là.

Depuis l'autre côté du toit, nous avions une vue panoramique sur les plus beaux bâtiments de Sydney et sur le nord de la ville, jusqu'aux Blue Mountains.

— Merci, Jasper, c'est incroyable.

— Tiens donc, tu connais mon prénom ? Comment ça se fait ? Et le tien, c'est quoi ? Note bien, il est peu probable que je t'appelle autrement que Rosie, et ce jusqu'au jour où

nous mourrons dans les bras l'un de l'autre, mais j'aimerais bien le savoir quand même.

— Georgia. Georgiana Abbott.

— Géorgie Abbott. Tu es la nana qui a changé d'hémisphère pour venir travailler chez Glow?

Je n'ai même pas pris la peine de le corriger. Géorgie, George, Ringo, il pouvait bien m'appeler comme bon lui semblait.

— Dis-moi, Géorgie, a-t-il continué, qu'est-ce que tu penses de la bande de névrosées coincées avec qui tu bosses ?

Debbie Brent ne reconnaîtrait pas un photographe d'un guignol qui lui ferait un frottis, le squelette ambulant qui répond au nom de Zoé Ziegler non plus, et Maxine Thane a le porte-monnaie plus verrouillé qu'un con de bonne sœur. C'est par elle que tu sais qui je suis ? Ou est-ce que c'est cette folle de Liinda Vidovic avec ses cartes et ses dons de médium ? Elle a fait bouillir quelques lapins, dernièrement ?

— Tu connais tout le monde, chez Glow? ai-je demandé, horrifiée, mais aussi intriguée.

— On est à Sydney. Disons simplement que je connais tout le monde.

C'était vrai, mais j'étais loin de savoir à quel point-Après la tirade de Jasper, nous sommes restés un moment à

contempler la splendeur qui nous entourait. Quand il arrêtait de faire le malin, c'est-à-dire, quand il se taisait, ce qui était rare, Jasper était vraiment charmant. Il avait des cheveux raides, noirs et plutôt longs, ce qui me fait systématiquement craquer, un visage expressif et une bouche finement dessinée. Sa façon de pencher la tête sur le côté et de vous regarder à travers des yeux plissés était craquante.

La seule chose qui gâchait le paysage - il avait même une belle peau -, c'était ce stupide petit bouc d'ado à peine pubère. Mais des années d'expérience passées à choisir des couvertures de magazine penchée au-dessus d'une planche de négatifs, avant que les points noirs du mannequin ne soient effacés par ordinateur, me permettaient, en l'occurrence, de plisser les yeux à mon tour, et d'en faire abstraction. Tandis que je le regardais à la dérobée, Jasper s'est mis à

tournoyer lentement, visage levé vers le ciel, bras déployés. J'ai pu l'observer un peu mieux. Mince, bâti pour la vitesse plutôt que pour l'endurance, jambes très longues. Pantalon rose vif et blazer croisé bleu marine à boutons dorés. Chemise rose pâle. Cheveux gominés coiffés en arrière, arrivant pile sur le col de la chemise. Lunettes d'aviateur à monture dorée. Bottes de gaucho cubain. En résumé, un look complètement loufdingue. J'adorais.

— Qu'est-ce que tu fais ? ai-je demandé.

— J'essaie d'entrer en contact avec le ciel.

— Et ça marche ?

— Je crois qu'il me faut un nouveau joint.

— Tu le sors d'où, ce futal ?

Il s'est arrêté net et m'a souri, puis il a saisi les jambes de son pantalon et a tiré sur le côté, comme pour faire une petite révérence.

— C'est un pantalon de golf. Il te plaît?

— Il est délirant. Et assorti à mon chapeau.

— La belle rose et le pantalon rose, tu piges? Dès que j'ai vu ce couvre-chef, je me suis dit, la belle rose, elle est pour moi.

Je n'ai pas relevé. « Ils savent parler aux filles, ces Australiens, ai-je pensé. Et ils ont les yeux les plus brillants qui soient. » Mais après l'intrusion de la langue de Billy dans ma cavité buccale, je me méfiais un peu.

Jasper est allé jusqu'au parapet, a sorti son papier à cigarettes et s'est roulé un autre pétard, de sa seule main gauche. U ne m'avait pas semblé remarquer qu'il était gaucher.

— Ambidextre, a-t-il dit, ayant saisi mon regard. Comme Léonard de Vinci.

De la main droite, il a tordu l'extrémité du papier puis m'a glissé le joint entre les lèvres, brandissant de la gauche un Zippo dont la flamme était énorme. J'ai tiré une bouffée. ,

—Qui es-tu, Jasper? ai-je demandé. Que fais-tu? Et pourquoi es-tu si méchant avec les femmes avec qui je travaille? Tu as couché avec toutes?

— Non, bien pire. J'ai travaillé avec toutes. Je suis photographe de mode. Mais un jour, je serai un grand réalisateur et Glow me suppliera de lui accorder une interview, que bien sûr je refuserai.

— Je pourrais m'asseoir à ta table, aux Oscars ?

— Tu pourras venir le chercher sur scène avec moi. On a fini le joint, et Jasper a insisté pour que j'essaie moi aussi d'entrer en contact avec le ciel.

— Tourne, tourne, tourne, ma Rosie chérie, a-t-il chanté

en me faisant virevolter jusqu'à ce que je ne tienne plus debout.

Ensuite, nous sommes retournés admirer la vue, j'ai commencé à sentir qu'il cherchait le bon moment pour m'embrasser, et ça m'a mise mal à l'aise. Le décor était peut-être de rêve, mais je n'avais vraiment pas envie d'un autre sandwich-surprise à la langue, surtout de la part de quelqu'un qui me rappelait un peu Rick, alors j'ai suggéré qu'on retourne faire la fête avec les autres. J'ai peut-être même raconté un petit bobard à propos d'une amie que j'aurais laissée toute seule en bas. En tout cas, Jasper a semblé revenir subitement à

la réalité.

— La fête... oui, bien sûr, la fête, a-t-il dit, hochant la tête à la manière de ces chiens en plastique posés sur la plage arrière des voitures. On ferait mieux d'y aller, ma belle Rosie. Jetais heureux de partager ce moment avec toi. Peut-être que je te ferai visiter les coins les plus fous de Sydney, bientôt. Cette ville est la mienne, tu sais. On a pris l'ascenseur jusqu'au quatrième étage. Devant la porte de l'atelier, Jasper s'est arrêté, m'a fait un de ses sourires penchés et a doucettient passé un doigt sur ma joue.

— C'était sympa, belle Rosie. A plus tard, bébé. Puis il a disparu dans l'atelier, en me claquant presque la porte au nez. Je suis entrée à mon tour et je me suis faufilée entre les invités, qui m'ont semblé plus nombreux et plus bruyants qu'avant notre départ. Le techno beat monotone avait été remplacé par des tubes disco des années 1970 et beaucoup de gens dansaient. D'autres étaient affalés sur les canapés et les fauteuils installés contre les murs, et discutaient. Avec le numéro de derviche tourneur que m'avait imposé

Jasper, j'avais perdu la notion du temps, mais j'ai eu l'impression que l'ambiance générale avait changé. Un serveur qui passait m'a tendu un plateau de boissons. J'ai bu deux verres d'eau d'un trait.

Pour la première fois depuis mon arrivée, je me suis sentie mal à l'aise. Je ne connaissais pas un chat. Sous l'effet du joint de Jasper, je saisissais parfaitement des bribes des conversations qui se tenaient autour de moi.

— Tu aurais dû voir sa tête quand elle est entrée dans la pièce! disait un homme assez petit, au visage rougeaud surmonté d'une perruque à la Mme de Pompadour à une femme grande et mince portant un postiche de chauve.

— Je n'ai jamais trouvé qu'il avait du talent, de toute façon, commentait un homme d'une quarantaine d'années en petit lapin Play Boy à l'intention d'un autre, qui portait un bonnet de bain de femme, modèle fleuri.

— Encore un joli petit micheton de Peter, voilà tout.

— Mais je croyais que c'était la sœur! Alors c'est la mère?

Il a fait un sacré boulot, le chirurgien! Qui c'est, tu le connais ?

— Non, elle a retravaillé l'escarpin en flanelle avec du crêpe georgette en biais, c'était nul, on en avait la nausée...

— Il a payé quelqu'un pour faire crever ces arbres parce qu'ils lui bloquaient la vue sur le port...

J'écoutais en me disant que personne ne parlait de moi, et en essayant de respirer à fond parce qu'il me semblait qu'à n'importe quel moment mes tripes allaient me jouer un sale tour. J'ai voulu me distraire en regardant les danseurs, mais c'était une mauvaise idée, ça tournait beaucoup trop pour moi. J'ai baissé les yeux vers le sol, encore une mauvaise idée : il bougeait. Je les ai levés sur les gens. Oh non, encore en train de papoter. Inspire, expire, inspire, expire. Une bouffée de fumée de cigarette, beurk ! La musique s'est mise à être terrifiante. Mais qu'y avait-il donc, dans ce joint?

— Je crois que tu ferais bien de venir avec moi. Là, je délirais. Cette voix avait résonné au creux de mon oreille. J'ai tourné la tête et j'ai découvert qu'effectivement, on venait de me chuchoter quelque chose dans l'oreille. Antony Maybury me regardait d'un air sérieux. Il a haussé

le sourcil gauche, et du droit m'a fait signe de le suivre. J'ai obtempéré. Quelque chose chez Antony faisait que j'avais confiance en lui, même avec le cerveau plein de purée de pois. Contrairement à mes autres nouveaux petits camarades masculins, il ne m'a pas prise par la main, mais je l'ai suivi sans difficulté le long d'un couloir sur lequel s'ouvraient plusieurs pièces, avant de tourner à angle droit et de déboucher sur une toute petite pièce, vide à l'exception de grands coussins carrés posés à même le plancher. Deux grandes fenêtres donnaient sur le port. Eau étincelante. Yachts dansant sur les flots. Mouettes. Les fenêtres étaient ouvertes, et une délicieuse petite brise rafraîchissait l'air. J'ai ôté mon chapeau en plumes roses et j'ai failli me casser la figure. J'ai fermé les yeux. La pièce s'est mise à tourner autour de moi, à tourner, tourner, tourner.

— Ne bouge pas, m'a conseillé Antony avant de dispa raître.

Le calme relatif de l'endroit m'a soulagée, mais je me sentais toujours aussi mal. J'étais assaillie par des espèces de flashs qui disparaissaient aussi rapidement qu'ils étaient apparus, sans laisser de trace. C'était un peu comme essayer de s'accrocher aux nuages qui passent. Chaque pensée ne semblait durer qu'une milliseconde et puis s'évanouissait, comme si cette particule de temps n'avait jamais existé. Très déstabilisant.

Au bout de deux minutes, ou peut-être deux ères glaciaires, Antony est revenu, avec une énorme bouteille de Coca Cola, un verre avec une tranche de citron dedans, un seau à glace en argent, un gant de toilette et une grande assiette plate. D a posé le gant humide et froid sur mon front, a rempli le verre de glace puis de Coca et me l'a tendu.

— Bois. C'est la seule chose qui te fera du bien.

— Qu'est-ce que j'ai ?

— Tu as que la supersonique hydroponique ne te réussit pas.

— La quoi ?

— La marijuana. Le foin. Le chanvre. La marie-jeanne. Le kif. L'herbe. La ganja. Le spliff. Les cigarettes qui font rire. C'est comme tu veux. En pire. Aurais-tu, par hasard, joué à la fumette avec Jasper O'Connor?

— Heu... oui. J'ai effectivement tiré une ou deux bouf fées.

J'en étais déjà à mon second verre de Coca. Sur mon palais, cette boisson me faisait tout à coup l'effet d'un délicieux nectar.

— Sydney vient de te donner une nouvelle leçon, a répondu Antony en s'asseyant derrière moi. Ce n'était pas un petit joint à l'herbe de Portobello, que tu as fumé. C'était de l'herbe de Sydney, de la supersonique hydroponique, qu'on fait pousser dans de l'eau mélangée à toutes sortes de produits chimiques qui stimulent la pousse et font délirer. Quand on n'a pas l'habitude, lliydro peut faire autant d'effet qu'un cachet d'acide frelate. Un très mauvais trip.

— J'ai cru que je devenais dingue. Pendant que tu étais parti, j'ai pensé à plein de trucs que je voulais te dire sur cette fête, mais je... je ne m'en souviens plus. Antony est parti d'un rire gargantuesque.

— Ah, ah, ah, ah, ah, ah... C'est classique des angoisses provoquées par l'hydro. Tu as le sentiment que la pierre de Rosette n'a plus de secret pour toi, et pour toi uniquement, si seulement tu pouvais te rappeler son contenu. C'est un peu comme si on était hyperréceptif, et victime de la maladie d'Alzheimer, non? - Mais Jasper a fumé presque tout le joint, et c'était le deuxième que je lui voyais fumer. À ce rythmelà, je serais à l'hôpital.

— Jasper O'Connor est un herbivore notoire. Il fume toute la journée, tous les jours. Pour certains, il n'y a pas d'accoutumance à l'herbe. Jasper O'Connor et ses semblables sont la preuve que c'est de la connerie. JJ est incapable de se sortir du Ut le matin sans avoir fumé un pétard, et s'assurer qu'il ne manquera pas de carburant est sa principale raison de vivre. Plus c'est fort, meilleur c'est, voilà sa devise. Ce qui est dommage, parce c'est un photographe de talent. Enfin, c'était. C'est aussi à cause de l'herbe qu'il fait des courtsmétrages pathétiques comme celui dont il parlait tout à

l'heure, et comparé à lui Fellini est le cinéaste de la retenue. C'est également pour cela qu'il ne rend jamais son projet à

temps pour le Tropfest. Au départ, c'était quelqu'un de brillant, mais aujourd'hui il a les neurones complètement grillés. Je ne voudrais pas que ça t'arrive.

Je terminais mon troisième verre de Coca et me sentais déjà beaucoup mieux. J'ai soudain perçu de petits tapotements étranges, juste derrière moi. Je me suis retournée. Antony était penché sur l'assiette et cassait un petit tas de poudre blanche à l'aide d'une carte de crédit. Il l'a divisé en deux lignes égales, bien nettes, puis a sorti un billet de cinquante dollars de sa poche, l'a roulé, l'a fiché dans sa narine droite et s'est penché sur l'assiette.

— Mais qu'est-ce que tu fais?

— Je me fais une ligne de coke.

Il a reniflé bruyamment puis, rejetant la tête en arrière, a reniflé encore plusieurs fois. .

— Mmmm... Géant. Je crois que sa petite sœur va suivre tout de suite le même chemin. Pourquoi pas ?

Et il s'est repenché sur l'assiette. Ensuite, il a essuyé l'assiette et a léché son doigt.

— Tu m'expliques que l'herbe est très mauvaise pour la santé, et tu sniffes de la coke ?

— À chacun son truc, ma chérie. À toi la coca liquide, là, dans la bouteille, à moi la version en poudre. Et puis je n'ai jamais affirmé que c'était mal de prendre de la drogue. Moi-même, je suis un gros consommateur.

Il est à nouveau parti de ce rire incomparable, puis s'est calmé.

— Bon, qu'est-ce que j'ai fait de la bouteille de Cham pagne que je m'étais mise de côté tout à l'heure ?

Il s'est levé et a envoyé balader tous les coussins jusqu'à ce qu'il retrouve sa bouteille, qu'il a plongée dans le seau à

glace.

Je me suis allongée sur des coussins et j'ai fermé les yeux. Après quatre verres de Coca, je me sentais enfin proche de mon état normal. Je n'entendais que le boum-boum de la musique provenant de la pièce où avait lieu la fête, et un glapissement de temps à autre. Les cris d'oiseaux inconnus et le claquement irrégulier des haubans contre les mâts métalliques des yachts qui traversaient Rushcutters Bay me parvenaient par les fenêtres ouvertes. Le soleil de cette fin d'après-midi me caressait doucement le visage...

— Ciel ! Il faut que je baisse les stores ! Tu es en plein soleil ! Les UV, c'est la mort.

Antony avait bondi en direction des fenêtres et joignait le geste à la parole. En un instant, nous nous sommes retrouvés dans la pénombre.

— Mais pourquoi? ai-je demandé. C'était tellement agréable, ce rayon de soleil.

— Encore une chose qu'il faut que tu saches. Le soleil de Sydney est impitoyable. Il n'y a pas de couche d'ozone, ici. Les ultraviolets sont violents. Tu auras le cuir tanné en quelques semaines si tu t'exposes. Je ne vais jamais à la plage et je mets une crème indice de protection 30 tous les jours sur le visage et sur les mains. Même quand il pleut. Regarde la peau des Australiennes qui ont dix ans de moins que toi. Elles ont le front... on dirait un plissé d'Issey Miyaké.

H a frissonné.

— Tu habites à Sydney et tu ne vas jamais à la plage ? ai-je répété en secouant la tête. Pas étonnant que tu te drogues.

Je me suis servi un nouveau verre de Coca.

— C'est un excellent remède. Merci, Antony. C'était très gentil de ta part de venir à mon secours.

— Je t'en prie. J'ai cru que tu allais vomir sur la piste de danse, et ça aurait fait désordre. Fini les grandes réflexions et autres pensées profondes ?

— Oui, merci. Ça doit être terriblement fatigant d'être un génie, si c'est vraiment comme ça.

— Horrible. Les gens que j'admire le plus ont tous eu des vies nulles. Il vaut bien mieux être un joyeux luron qui ne vise pas trop haut et vit bien qu'un grand personnage qui vit dans la misère et la difficulté. Regarde Coco Chanel. Venue de rien, pratiquement une fille des rues. Sympathisante nazie. Elle a fini seule. La duchesse de Windsor ressemblait à

un chien famélique. Elle a cru qu'elle épousait un roi et s'est retrouvée avec une folle refoulée. Elle a fini seule. Dorothy Parker. La misère. La bouteille. Elle a fini seule. Au moins, elle avait des chiens. Frida Kahlo. Un mari infidèle, renversé par un bus. Elle a fini seule. Georgia O'Keefe. Jamais eu d'enfants. Elle a fini seule.

— Et complètement fripée par le soleil.

On a éclaté de rire tous les deux.

Mes angoisses hydroponiques avaient pratiquement disparu, j'étais détendue, et heureuse. Il m'a vaguement semblé que j'avais la paupière en berne, j'ai prié pour que ça me donne un air séduisant plutôt que retardé.

— Tu as l'air d'aller vraiment mieux, a constaté Antony. Maintenant, je sais ce qui va finir de te remettre sur pied. Il a tiré de la poche de son pantalon un petit sac en plastique et a versé un peu de poudre sur l'assiette.

— Oh, Antony, non, je ne peux pas ! Je n'ai jamais pris de drogues dures.

Ma remarque a eu pour effet de provoquer un nouvel accès d'hilarité.

— Drogues dures ? Tu tiens ça d'où ? C'est trop marrant !

— On les appelle bien ainsi quand elles provoquent une dépendance et sont illégales ? Je n'ai pas envie de finir par terre dans des toilettes publiques. Quand j'étais à l'école, on nous montrait des films sur la drogue, les drogués mouraient sur le carrelage des toilettes publiques. Et ça n'avait rien de bien folichon.

— Ma chérie, ce n'est pas une petite ligne de temps en temps qui te fera mourir dans des toilettes publiques. À

vrai dire, trois grains de poudre te redonneraient plutôt envie de danser. Et tu avais l'air de passer un bon moment, tout à l'heure, avec Billy Ryan.

Son sourcil gauche avait grimpé jusqu'au milieu de son front. J'ai souri.

— Rien ne t'échappe, hein?

— Je l'ai toujours trouvé plutôt beau gosse, si on se réfère aux canons de la beauté BCBG. Il embrasse bien ?

— Très mal. Mais il danse comme un dieu.

Antony m'a regardée d'un air songeur tandis que ses sourcils vivaient leur vie de leur côté.

— Mmmm. Tout le temps qu'il passe à cheval et à comp ter ses billets, ça doit lui muscler les mains. Un de mes sourcils s'est cabré, en réponse aux siens.

— Ah bon ? Il fait du cheval ?

On a éclaté de rire une nouvelle fois, et avant que j'aie réalisé ce qui m'arrivait, il a glissé un doigt dans ma bouche et l'a frotté contre mes gencives. Un goût très amer s'est répandu, j'ai dégluti.

— Beurk. C'est ce à quoi je pense?

— Juste de quoi te permettre de retourner sur la piste de danse, dans les bras de ton cavalier émérite.

— Antony, franchement, tu me fais consommer des drogues dures à mon insu, et nous n'avons même pas été

officiellement présentés. Quel comportement scandaleux!

Mais je souriais. Les gencives et le bout de la langue commençaient à me picoter. J'avais une sensation bizarre dans l'estomac. Du côté des sourcils 3'Antony, l'activité était à son comble.

— Allons-y, a-t-il dit.

Il a ramassé la bouteille de Champagne, poussé l'assiette dans un coin pendant que, penchée vers le seau à glace, je me remettais un peu de brillant à lèvres, dont j'avais dissimulé

un tube dans le bandeau de mon chapeau. Je me suis trouvé

une drôle de tête, plus intéressante que d'ordinaire. L'effet du chapeau était flagrant côté cheveux, au point d'en être quasiment fascinant. J'avais un vrai matelas de crin sur la tête.

— Allez, a dit Antony en me tendant mon chapeau, tu auras tout le temps de t'occuper de toi plus tard. Tu te sens comment ?

— En pleine forme. Merci encore de t'être occupé de moi, Antony.

— Je t'en prie. C'est intéressant, cette cachette à rouge à

lèvres. Comment se fait-il que tu n'aies pas pris un de tes fameux sacs à main ?

— Comment es-tu au courant?

— Je t'ai dit que tu étais célèbre. J'ai vu ton appartement dans Elle Décoration l'an dernier. Tu avais une adorable petite armoire dans laquelle tu rangeais ta collection de sacs, et ceux que tu préférais étaient accrochés au mur, comme des œuvres d'art. Tu vivais avec une sorte de directeur artistique de génie, non ? Qu'est-ce qu'il est devenu ?

— Je suis surprise que tu ne sois pas au courant. Je croyais que tu savais tout sur moi. C'est une longue histoire. Je te la raconterai un jour, à moins que tu ne l'apprennes par tes propres moyens. Et je ne prends que très rarement un de mes sacs pour sortir. Ils sont trop précieux à

mes yeux, je ne veux pas les abîmer. Alors chaque fois que je peux, je me déplace les mains vides.

H s'est arrêté et m'a regardée, et une fois de plus j'ai eu le sentiment d'être jaugée. Puis il a eu un sourire très doux et m'a pincé la joue.

— T'es délire, comme fille, a-t-il soufflé. Tu vas adorer la vie à Sydney. On va leur montrer de quoi on est capables. 2

J'ai remis mon chapeau et on a longé le couloir en fanfaronnant, jetant un coup d'œil dans chacune des pièces tandis qu'Antony me faisait à voix haute des commentaires sur tous ceux qui tournaient vers nous des regards étonnés.

— Alors, qu'avons-nous donc là? Deux fauchés, un pla giaire et trois de mes anciens amants. Ensuite, horreur, une pièce pleine d'acteurs, filons. Voyons, là, un artiste plutôt drôle. Salut, Tracy chéri, j'ai adoré ton show. Tiens, un de tes collègues du quatrième pouvoir, M. Nick Pollock, en galante compagnie, comme d'habitude. Poursuivons. Ah, voilà la chambre persane, dont je t'ai déjà parlé, et quel qu'un que, je crois, tu connais déjà...

Antony et ses sourcils m'ont lancé un regard interrogateur. J'ai passé la tête dans l'entrebâillement de la porte et j'ai vu, dans un cercle de gens ensommeillés, Jasper O'Connor, avachi sur un vieux fauteuil avec une très jeune, très mince, très belle Asiatique sur les genoux. Elle avait noué

un énorme nœud de satin rouge dans ses très longs cheveux de jais. Ses lèvres étaient aussi rouges que le ruban. À côté

d'elle, je me suis fait l'effet d'une patate. Antony a continué

son commentaire.

— La dernière touche de Jasper, Lin Lee Smith. Dix-sept ans. Elle vient d'arriver de Broome pour s'installer à Sydney et devenir mannequin. Elle est persuadée qu'elle sort avec un célèbre photographe de mode. Tôt ou tard, quelqu'un lui dira la vérité, et Jasper ne lui jettera plus un regard. Le nou vel épisode d'une saga qui n'en finit pas.

J'ai prestement retiré ma tête. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'avais pas envie que Jasper sache que je l'avais vu avec cette fille, et je passais difficilement inaperçue, avec mon chapeau. Antony poursuivait sa visite commentée.

— Et enfin... ah, je préfère, une pièce pleine d'amis à moi, des gens adorables. De vieilles folles, des femmes qui n'ai ment que les tantes, des ivrognes, des drogués opération nels, des millionnaires, des indigents, des menteurs, des névrosés et des égomaniaques, tous étant par ailleurs des créatifs drôles, brillants et assez géniaux dans un tas de domaines.

Puis Antony m'a présentée à un tas de gens qui semblaient pendus à ses lèvres tandis que je me tenais à ses côtés avec un sourire niais.

— Voici ma nouvelle meilleure amie, Georgiana Abbott, a-t-il annoncé. Elle vient d'arriver de Londres et vous devez être sympa avec elle parce que je l'aime. Vous pouvez l'ap peler Georgia pour faire plus court. J'ai dit Georgia, hein, pas Géorgie. Elle travaille pour Glow. Vous savez tous de quoi ces chéries de Debbie, Maxine et Liinda sont capables, alors je suis sûr que vous serez très gentils avec elle, parce qu'elle va en avoir besoin.

Quand il a eu fini, ils ont lancé en chœur, et en mon honneur, un retentissant «Hip hip hip hourra». Je n'en croyais pas mes oreilles. Ensuite, tout n'a été qu'un flou mélange de visages souriants, de poignées de main, de bisous et d'invitations à dîner, de la part de ces gens que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam. Je n'ai pas pu m'empêcher de comparer cet accueil à celui que mes amis auraient réservé à n'importe lequel d'entre eux à Londres. Une brochette de visages fermés, blasés, et des «Bonjour comment allez-vous?» du bout des lèvres. Et encore, avec de la chance.

Les présentations terminées, Antony et moi nous sommes assis et avons littéralement été aspirés par la conversation, qui était très drôle, même si je n'avais pas la moindre idée de ce dont ils parlaient.

— Vous estimez que c'est juste d'avoir été mis à pied pour avoir piqué un petit roupillon sur mon heu de travail ? nous a demandé un homme au visage affable, les cheveux blonds en bataille. C'était un mercredi, et tout le monde sait que les vernissages ont lieu le mardi soir, donc que le lendemain. j'ai forcément un peu la gueule de bois... Bon, d'accord, c'était peut-être un peu osé de m'allonger dans le bureau du directeur général.

— J'adore être mis à pied, a déclaré un type au crâne rasé, avec un gros piercing à la lèvre inférieure.

Tout le monde a rigolé. Pendant qu'on conversait gaiement, une nouvelle assiette a surgi et s'est mise à tourner. C'était un peu comme quand on jouait à la patate chaude, en colonie de vacances, elle passait de main en main, et, quand elle est arrivée à moi, il m'a semblé tout à fait naturel d'humecter l'extrémité de mon index, de le poser sur la poudre puis de le frotter sur mes gencives. C'était vraiment mauvais, mais très vite j'ai ressenti ce drôle de petit chatouillis dans l'estomac, et tout m'a semblé encore plus hilarant. Les effets de l'herbe de Jasper avaient complètement disparu, et Antony me passait verre sur verre de Champagne, que je vidais allègrement. Engoncé dans des poires en skaï couleur argent bourrées de billes de polystyrène ou calé sur de gros coussins dans ce qui devait servir de loge de maquillage lors des shootings qui avaient lieu à l'atelier, ce petit groupe n'arrêtait pas de rire et de parler. Les visages changeaient constamment, selon les allées et venues, et chaque fois le nouvel arrivant était accueilli comme s'il rentrait d'une expédition en Antarctique. À un moment, je me suis aperçue qu'Antony avait disparu, mais je m'amusais tellement avec mes fabuleux nouveaux amis que je ne me suis pas posé de question. Et puis le Champagne continuait de couler à flots, l'assiette continuait de tourner, alors...

Un visage qui ne m'était pas inconnu a fini par se montrer à la porte. C'était Billy Ryan.

— Billy chéri ! me suis-je écriée, oubliant qu'il avait eu un comportement offensant, trop contente de pouvoir à mon tour accueillir quelqu'un, surtout quelqu'un d'aussi beau. Viens t'asseoir à côté de moi, ai-je ajouté en tapotant le coussin qu'avait déserté Antony.

Il a eu l'air un peu surpris d'un accueil aussi chaleureux, mais il est venu. —Alors, tu t'amuses bien? lui ai-je lancé, sûre de moi.

— Heu... pas mal, heu... Jodie.

— Non, Georgia. Georgia Abbott. Mais tu peux m'appe-ler Géorgie. J'ai trouvé ça très drôle et sans savoir pourquoi, je me suis mise à rire comme Antony : ah, ah, ah, ah, ah !

— Comment se fait-il que tu sois invitée à cette fête et que je ne t'aie jamais vue à Sydney ? m'a demandé Billy. On connaît pourtant les mêmes gens, visiblement, a-t-il ajouté

en jetant un coup d'œil à la ronde.

— En fait, je ne connais personne. Je ne te connais même pas. Je ne suis à Sydney que depuis deux semaines. Je bosse au magazine Glow.

Il a hoché la tête.

— Ah, Glow ! Tu connais la rédactrice Beauté, Debbie Brent? C'est ma cousine. Ma mère est la sœur de son père.

— Ah bon? C'est incroyable ! Bien sûr que je la connais. Elle est adorable. Je l'aime vraiment beaucoup. Ta mère doit être très belle, aussi ? Debbie est superbement belle. Tous les jours, on se demande comment elle va s'habiller, et chaque fois elle est ravissante. J'ai entendu dire que son père était canon, aussi. Tous les Brent sont beaux, à ce qu'on prétend. Et tu es à moitié Brent, donc tu dois être à moitié

beau, ah, ah, ah !

Je me trouvais irrésistible. Cela n'avait pas l'air de déranger Billy, qui affichait un sourire indulgent. Il a refusé l'assiette d'un mouvement de tête, j'ai replongé mon index dans le tas, et hop, circulez, j'ai passé le plat à mon voisin. Billy paraissait ailleurs.

— Rory ! a-t-il soudain crié. Rory !

Il a ponctué son appel d'un sifflement entre les dents, un sifflement perçant que seuls les Vrais Hommes savent produire. Le grand type en compagnie duquel je l'avais vu un peu plus tôt a passé la tête dans l'entrebâillement de la porte.

— Eh, Bill, salut ! Qu'est-ce que tu fais ?

— Je bavarde avec ma nouvelle amie Géorgie. Viens que je te présente.

Rory s'est approché et m'a serré la main. Il avait de très beaux yeux bleu pâle.

— Rory Stewart, bien le bonjour, a-t-il marmonné en ôtant son chapeau.

Il avait les sourcils très foncés, mais les cheveux complètement gris. Argentés. Du point de vue beauté, il n'était pas aussi parfait que Billy, mais il était très séduisant.

— Georgia Abbott, enchantée, ai-je répondu, réservée et un peu timide, tout à coup.

En même temps, j'avais une terrible envie d'éclater de rire parce qu'il avait réellement dit « Bien le bonjour » et avait ôté son chapeau. Il était habillé comme Billy, et j'en ai aussitôt conclu que la peau de pêche avantageait beaucoup l'homme, surtout s'il avait de longues jambes, comme ce Rory.

— Géorgie vient d'arriver de Londres, a dit Billy. Elle travaille à Glow avec Debbie.

— Ah bon? Vous n'allez pas vous ennuyer, là-bas. Saluez Debbie de ma part.

J'ai fait oui de la tête en me demandant si Debbie Brent avait l'exclusivité de tous les hommes séduisants de Sydney. Rory s'est tourné vers Billy.

— Au fait, je te cherchais pour te dire que j'y vais. J'ai laissé Scooby dans l'uti et il faut que je la sorte. On se voit à la maison, OK? Au revoir, Georgia, ravi de t'avoir rencon trée.

Et il est parti. Dommage, ai-je pensé, il avait prononcé

correctement mon prénom, lui. Au moins me restait-il Billy avec qui flirter.

— D parle un peu bizarrement, non ? ai-je commenté.

— C'est tout Rory, ça. Mon meilleur pote depuis toujours. On a grandi ensemble, on est comme des frères. C'est un type sensationnel. On a vraiment rigolé, tous les deux.

— Je m'en suis rendu compte. Tout à l'heure, après avoir plongé ta langue dans ma bouche, c'est avec lui que tu te marrais, non?

— Heu... oh... c'était autre chose.

Je l'ai laissé mariner un peu avant d'ajouter :

— En tout cas, il a l'air très sympa, mais il n'est pas un peu jeune pour avoir les cheveux gris ?

— Si. Il a le même âge que moi, mais il a subi un énorme choc, et ses cheveux sont devenus gris pratiquement du jour au lendemain.

— Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

Billy n'a pas répondu tout de suite.

— Une histoire très triste. Rory est issu d'une assez grande famille, il avait trois frères et une sœur. C'est le plus jeune. Il y a dix-huit mois, ses trois frères sont morts dans un accident d'avion de tourisme, sur leurs terres. C'était terrible, tous les journaux en ont parlé, ici. Debbie Brent était fiancée à l'aîné, Drew.

— Mon Dieu, c'est horrible! Je l'ignorais. Elle semble faire partie de ces gens à qui tout réussit, qui mènent une vie de rêve... Ça a dû être dur pour elle. Et pour vous tous.

— Oui. Cet accident a bouleversé beaucoup de gens. Le père de Rory ne s'en est jamais remis, il a eu une attaque peu de temps après, et maintenant il est hémiplégique. Rory a dû quitter Sydney pour s'occuper de la ferme, ce qui n'était pas dans ses projets. C'étaient ses frères, les paysans. Roiy était le plus jeune et voulait mener un autre genre de vie. Aujourd'hui, il passe son temps dans la bouse, mais il ne se plaint jamais. Je l'invite à la maison autant que je peux, je fais en sorte qu'il s'amuse.

C'était une histoire très triste, pourtant je dois avouer que je faisais autant attention aux mouvements des lèvres sublimes de Billy qu'à ce qu'il me racontait. Ces lèvres... miam!

— Qui est Scooby ? ai-je demandé, sans vraiment m'intéresser à la réponse.

— C'est son chien de berger. Une sacrée bestiole. J'ai jamais vu un clebs sauter aussi haut. Quand ils sont dans l'uti, elle s'assied sur le siège du passager, les deux pattes avant et le museau au vent.

— C'est quoi, l'uti ?

Je louchais presque à force d'essayer de voir un peu plus loin dans sa chemise. Il m'a regardée comme si j'étais un extraterrestre.

— Un utilitaire. Une camionnette pour la ferme, avec un habitacle à l'avant et une plate-forme à l'arrière, pour transporter des bottes de foin, des moutons, ou des femmes, tout ce qui traîne, quoi.

— Une sorte de voiture dragueuse, quoi...

— Je crois qu'on appelle ça un pick-up, chez les Yankees. Il n'avait pas compris ma plaisanterie. Antony aurait saisi, lui, ai-je pensé. Billy a changé de position et a légèrement frissonné.

— Ça continue à me faire tout drôle, de parler des frères Stewart. Drew était mon héros quand j'étais môme. Le meilleur tireur de la Nouvelle-Galles du Sud... Son regard s'est perdu dans le vague un moment, et puis tout à coup il s'est tourné vers moi avec un grand sourire.

— On danse ?

Il s'est levé et m'a tendu la main. Puis il m'a ôté mon chapeau et l'a jeté par terre avant de jeter le sien.

— Trop chaud, a-t-il expliqué.

Du côté de la piste de danse, c'était comme si le DJ avait décidé d'enchaîner tous mes morceaux préférés. Billy dansait comme un dieu, il avait tout compris de la façon d'être drôle en dansant, savait faire le guignol, caricaturer certains tics mais aussi danser de façon langoureuse et reprendre à

tue-tête certains refrains. Il connaissait par cœur les mouvements de Sharona et de Night Fever. On a dansé le twist, le mash potato et même la macarena. Quand il me prenait la main pour me faire tourner, loin d'abord, puis jusque dans ses bras, j'étais aux anges.

C'était le délire total, sur la piste de danse. Tout à coup, il m'a semblé que tout le monde dansait. Danny Green, appareils photo toujours en bandoulière, sautait dans tous les sens, sorte de Chapelier fou sous amphèt. J'ai aperçu Jasper et Lin Lee et ai noté avec satisfaction qu'elle n'avait aucun sens du rythme. Quant à lui, il avait un mouvement de hanches un peu louche.

Antony et ses sourcils sont allés et venus, accompagnés par une série de femmes toutes plus séduisantes les unes que les autres. Tous ses amis du salon de maquillage étaient là et n'arrêtaient pas de me faire la bise en plein milieu d'un morceau, sans raison apparente. « Tu t'amuses bien, Géorgie

? » me demandaient-ils.

— Vas-y, ma belle ! m'a même lancé une drag-queen en cafetan rouge à paillettes, avec une chaussure à semelle compensée en guise de chapeau, posée au sommet d'une perruque rouge sang.

— Waouh ! chantions-nous.

Surtout moi.

— Alors, Sydney te plaît? m'a chuchoté Antony dans l'oreille sans que je l'aie vu approcher.

Est-ce que Sidney me plaisait? J'adorais ! J'en étais dingue. Je ne m'étais pas amusée comme ça depuis des années. Billy m'a fait tournoyer sans jamais perdre le rythme, jusqu'à ce que je m'écroule.

— De l'eau ! De l'eau ! ai-je crié en m'affalant sur une chaise de salon en bois doré.

Il est parti en quête de liquide rafraîchissant, et c'est alors que j'ai réalisé que dehors la nuit était tombée. Dans la pièce, la foule était moins dense. J'étais arrivé à cette fête à seize heures, et il était presque vingt-trois heures. Je m'éclatais depuis sept heures !

Billy est revenu avec de l'eau et du Champagne. Je l'ai regardé approcher. Il n'était peut-être qu'à moitié Brent, mais il était très beau. Sa chemise était maintenant déboutonnée jusqu'à la taille, révélant un torse parfaitement lisse et musclé. Il avait les jambes légèrement arquées, ce que j'ai toujours trouvé attirant chez un homme, et ses bottes de cavalier étaient usées juste comme il fallait. Une mèche de cheveux blonds un peu ondulés lui retombait sur un œil. Tout pour plaire!

— Tiens ma belle, a-t-il dit en me tendant un verre d'eau, que j'ai avalé d'un trait.

Il s'est rassis à côté de moi et nous avons siroté le Champagne en silence.

— Où est-ce que tu as appris à danser? m'a finalement demandé Billy.

— Je pourrais te poser la même question. J'ai toujours adoré danser. Toute ma famille aimait ça. Mes parents donnaient beaucoup de soirées, quand j'étais plus jeune, et on y dansait comme des fous. Pour la Saint-Sylvestre, on allait en Ecosse, chez mes grands-parents, et le quadrille était de rigueur, ce qui fait que j'ai passé une assez grande partie de ma vie à me contorsionner.

Maintenant que j'étais lancée, je n'arrivais plus à m'arrêter.

— Une des choses que je ne supportais plus à Londres, c'est qu'on ne peut danser nulle part. Les boîtes, c'est soit le style dix-huit ans et la cool attitude, soit d'horribles draguodromes avec des mecs en chaussures blanches, ou alors Annabel's, mais là, il faut vraiment que je sois d'humeur, c'est-à-dire bourrée. Mes copains n'organisent plus jamais de soirées dignes de ce nom. Ils ont tous des enfants et organisent des déjeuners d'un ennui mortel, le dimanche, avec des millions de mômes qui courent partout, ou des apéritifs dont il faut partir à vingt et une heures trente pour aller claquer quarante livres dans un restaurant où on met des plombes à vous servir... Je voyais son regard tourner au vitreux.

— Désolée. Je parle, je parle...

— Pas de souci, a-t-il répondu, visiblement ailleurs. J'adore cette chanson. Viens.

C'était un slow. Ne me demandez pas quoi. Je n'ai pratiquement rien entendu. La seule chose dont j'étais consciente, c'était l'odeur de Billy, un mélange de savon, de soleil et de chemise propre, tandis qu'il me tenait serrée contre lui. Les slows se sont succédé, et on a dansé jusqu'à ce que mes jambes se dérobent sous moi. Je sentais la fermeté du corps de Billy contre le mien. Monsieur était peut-être agent de change pendant la semaine, mais physiquement il évoquait plutôt le fermier robuste. Était-ce le Champagne, la musique, la poudre, ou un simple effet des phéromones ? À moins que cela ne vînt de la façon dont il fredonnait les airs à mon oreille. Je ne sais pas. Mais à ce moment précis, j'aurais suivi Billy sur les mains, et n'importe où. Je crois que, pour la première fois de ma vie, je comprenais réellement le sens du mot «désir».

Et puis la musique s'est arrêtée. Revenant à moi, j'ai constaté que la pièce était vide, en dehors du DJ qui remballait son matériel et de Danny Green assoupi sur le canapé, son caniche furetant entre les verres vides et les cendriers pleins. Des gloussements coquins filtraient depuis une des pièces voisines.

— On ferait mieux d'y aller, a dit Billy. Je crois que cette fête est officiellement terminée. Je te raccompagne. Tu habites où ?

J'ai levé vers lui des yeux papillonnants.

— Elizabeth Bay, ai-je murmuré. Billyard Avenue.

— Bon, on est déjà à Elizabeth Bay, donc ça ne devrait pas être compliqué. Je vais chercher nos chapeaux. Il est revenu avec le mien sur la tête et m'a tendu le sien, que j'ai mis. Dehors, la nuit était douce, et le ciel parsemé

d'étoiles.

— Cette ville n'arrête jamais de crâner, hein? ai-je dit en regardant le firmament couleur d'encre et ses constellations inconnues.

Billy semblait ailleurs.

— Mmm ? Tu as dit Billyard Avenue, c'est ça ? On va faire

le grand tour.

Il m'a prise par la main et, au lieu de se diriger vers ma rue, il a tourné à gauche, vers un escalier qui menait à un parc. Tout était si calme. Les eaux de Rushcutters Bay étaient immobiles, les lumières s'y reflétaient presque parfaitement. Même l'air semblait suspendu. On a contemplé

l'horizon un moment, puis j'ai demandé à Billy de me montrer la Croix du Sud.

— Il faut qu'on s'éloigne de la lumière artificielle, pour bien la voir.

Il m'a entraînée vers le coin le plus sombre du parc. Nous nous sommes allongés sur la pelouse.

— Bien. Tu aperçois l'étoile très brillante, là? C'est notre étoile repère. De là, il suffît de monter un peu et on trouve les cinq étoiles de la Croix du Sud. Elle est un peu penchée,

à cette époque de l'année. Tu la vois?

Je la voyais. C'était magnifique.

— Et si tu traces une ligne depuis le haut de la croix jusqu'en bas et que tu continues dans cette direction, l'autre étoile très brillante, c'est Achernar. Maintenant, reviens en arc de cercle vers la Croix du Sud, tu vois les trois étoiles à

la queue leu leu ? C'est le Paon. Ne me demande pas pourquoi on l'appelle ainsi.

— Et celle qui brille vraiment beaucoup, là?

— C'est Sirius. Les Aborigènes l'appellent l'Aigle. De là, tu suis...

Il me tenait toujours la main, indiquant de l'autre les constellations.

— Regarde les trois étoiles, là ! C'est la ceinture d'Orion. Le petit groupe d'étoiles, c'est sa tête et, si tu descends, tu arrives à son pied gauche dénommé Bételgeuse. C'est une étoile rouge. Joli nom, hein?

J'ai regardé, regardé encore, et, pendant que je regardais, il m'a embrassée. Pas un vilain baiser baveux, comme celui qu'il m'avait donné sur la piste de danse quelques heures plus tôt, mais un baiser doux et agréable. Plein de baisers doux et agréables. Lents. Assurés. Des baisers sûrs d'eux, et des mains sûres d'elles, qui parcouraient, exploraient, déboutonnaient. Je ne savais plus où j'étais. Personne ne m'avait embrassée comme ça depuis Rick. Mais est arrivé

le moment où, allongés comme nous l'étions en plein jardin public, je me suis dit qu'on risquait d'être arrêtés pour outrage aux bonnes mœurs. Billy était torse nu, et au clair de lune on aurait dit une sculpture de savon. Tout cela était des plus agréables, je le reconnais, mais tout à coup sa braguette était ouverte et le haut de mon costume avait disparu. Quand il a roulé sur moi, j'ai décidé de réagir, et vite. Alors j'ai retourné la situation, au sens propre, et je me suis retrouvée à califourchon sur lui.

— Oh, non ! Non, pas ça ! s'est-il écrié au moment où

son

dos touchait le gazon. J'ai roulé dans une crotte de chien !

Presque aussitôt, une odeur significative est venue confirmer ses dires.

— Beurk ! Mon pauvre, quelle horreur !

Pour casser l'ambiance, ça cassait l'ambiance. On s'est assis tous les deux pour constater l'ampleur des dégâts. Il en avait plein le dos. J'ai hésité entre éclater de rire et vomir,

— Pourquoi la merde de chien est-elle si terrible ? a-t-il demandé. Ça me rend malade. Attrape ma chemise, s'il te plaît, Géorgie. Tu veux bien m'essuyer le dos? Je ne supporte pas l'idée d'avoir ça collé à la peau.

— Avec ta chemise ?

— On n'a rien d'autre. Je ne vais pas me rouler dans l'herbe, ça ne servirait qu'à en remettre une couche. Je l'ai essuyé avec sa chemise, du mieux que j'ai pu.

— C'est vraiment très collant. Beurk. Et cette odeur... J'en

ai des nausées. Je crois que tu ferais mieux de venir prendre

une douche chez moi.

J'ai dit cela sans aucune arrière-pensée, je le jure. Nous nous sommes levés et nous avons retraversé le parc, Billy tenant sa chemise à bout de bras, comme si elle était radioactive.

— Une chemise comme ça, quel gâchis ! a-t-il dit en la fourrant dans la première poubelle venue. C'était une de mes préférées, en plus. Ma chemise spéciale Fête nationale. Je passais toujours de bons moments, quand je la mettais. Mais maintenant, j'aurai beau la laver, ce sera toujours la chemise merde de chien. Les gens qui ne ramassent pas les crottes de leurs chiens devraient être fusillés. De toute façon, avoir un chien en ville est une aberration. Bon Dieu, je me sens ridi cule, à me balader torse nu.

Il n'avait pas l'air ridicule du tout, même s'il avait toujours mon chapeau sur la tête. Il était magnifique. Son dos était musclé, ses épaules particulièrement bien dessinées, et j'ai noté un tigre tatoué sur son biceps gauche.

— Jolie gravure, Billy.

— Oh, ça ? J'avais dix-sept ans quand je me le suis fait faire. Rory et moi on avait bu, et on y est allés ensemble. C'était son idée.

Cela m'a surprise. Rory m'avait semblé assez collet monté.

— Et lui, il a quoi ?

— Un symbole maori qu'il a trouvé dans un livre. C'est pas mal. Ça signifie force.

— Et le tien, il veut dire quoi ?

— Grrrr ! a-t-il répondu en montrant les dents et en faisant mine de me donner un coup de griffe. En arrivant devant chez moi, j'ai soudain réalisé que je connaissais à peine cet homme et que j'étais sur le point de le laisser entrer dans mon appartement. C'était de la folie. Et puis en tournant ma clé dans la serrure, je me suis dit que Billy étant le cousin de Debbie Brent, avec qui je travaillais, je n'avais pas affaire à un complet inconnu. J'espérais juste qu'il comprendrait que je ne l'invitais que parce qu'il avait le dos couvert de déjection canine. Cela ne signifiait en rien que je l'invitais à passer la nuit avec moi.

— En temps normal, je ne me serais pas permis de monter chez toi, Géorgie, a-t-il dit au moment où j'ouvrais ma porte... Voilà qu'il lisait dans mes pensées maintenant.

— ... mais les circonstances sont un peu particulières. Et puis je dois aussi m'excuser de t'avoir embrassée, dix secondes après t'avoir rencontrée. Je suis désolé, c'était impoli, mais je frimais, pour Rory. En fait, il m'avait mis au défi de le faire...

Au défi ? Mais de quoi parlait-il ? Pourquoi Rory aurait-il mis son copain au défi de m'embrasser ? Parce que Billy me trouvait hideuse ? Pas à en croire son attitude dans le parc, en tout cas. Je ne savais plus si je devais me sentir insultée ou si je devais laisser tomber. Tout était si bizarre.

— Oh, ce n'est pas grave ! ai-je lâché, d'un ton assez sec. La salle de bains est là. Il y a des serviettes de toilette propres dans le panier, et tu peux te servir de ma brosse pour le dos. Quoique... Je vais te chercher un tee-shirt. Il a disparu dans la salle de bains. Je n'ai pas servi à

boire. Je n'ai pas mis de musique douce. Je ne me suis pas déshabillée. J'ai juste fait les cent pas dans le salon, ne sachant comment réagir. Un des hommes les plus beaux que j'aie jamais rencontrés était nu sous ma douche, je l'entendais chanter sous le jet, et mon cœur battait encore à

Mach 2 du fait des pioches à répétition dans l'assiette tournante et de nos câlins débridés sous les étoiles. Alors j'ai fait ce que je fais toujours quand je ne sais pas quoi faire. Je suis allée jusqu'à 1 évier et j'ai bu un grand verre d'eau. Quand je me suis retournée, Billy se tenait dans l'encadrement de la porte, cheveux mouillés lissés en arrière, une serviette blanche nouée autour de la taille et ce fameux sourire sur les lèvres. Trois secondes plus tard, on était dans mon lit. Je travaille depuis suffisamment longtemps dans la presse féminine pour savoir que la meilleure façon de bousiller une histoire d'amour, c'est de coucher dès le premier soir. Mais il était beau comme un dieu. J'ai cru que j'allais m'évanouir. Et puis il est arrivé quelque chose de drôle. Ou plutôt, rien n'est arrivé. Son corps était dur comme le roc, sauf à

un endroit. Là où, précisément, il aurait fallu qu'il le soit.

— Géorgie, a-t-il finalement murmuré, quand il a été évi dent pour lui comme pour moi que les choses n'allaient pas tout à fait comme il le fallait. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

— Tu as raison, ai-je répondu, soulagée. Je suis désolée, je n'aurais jamais du laisser les choses aller si loin, mais la situation était un peu particulière, n'est-ce pas?

Sans parler du fait que j'avais ingéré au moins vingt-cinq doigts d'une drogue dure aux effets puissants, plusieurs bouffées d'une herbe supersonique de production locale et deux bouteilles de Champagne.

— C'est moi qui devrais être désolé. Je ne voulais pas profiter de toi, mais la nuit était tellement magnifique, et de fil en aiguille... Je crois que je ferais mieux de rentrer. Tu ne m'en veux pas ?

— Non, c'est une bonne idée, avant qu'on fasse d'autres bêtises. Je vais te chercher un tee-shirt.

Je me suis levée aussitôt, contente qu'il s'en aille. Finalement, je n'étais pas une salope. J'étais juste un peu triste. Perdue, déçue, et gênée. Que s'était-il passé? Dans le parc, j'avais eu affaire à un étalon fougueux, et, dès que nous nous étions retrouvés dans un lieu plus approprié, tout avait basculé. S'était-il soudain rendu compte que j'étais repoussante?

Qu'est-ce que j'avais, à la fin ? A cause de moi, Rick avait pris un abonnement aux putes, et maintenant le macho Billy Ryan se transformait en flan aux œufs. Cela faisait-il aussi partie du défi lancé par Rory ?

— Géorgie, donne-moi ton numéro de téléphone, s'il te plaît. Je ne suis pas un salaud, je t'assure. J'aimerais qu'on se revoie. J'aimerais vraiment qu'on soit amis. Amis ! Que fallait-il entendre par là, exactement ? J'ai cherché une carte de visite professionnelle et je la lui ai tendue. S'il voulait qu'on soit «amis», il pouvait m'appeler au boulot. Il l'a regardée et m'a souri avec un petit air satisfait.

— Est-ce que je peux avoir ton numéro personnel, aussi ?

Je te téléphone demain. On pourrait aller prendre un brunch quelque part.

«Ouais, cause toujours», ai-je pensé. Mais j'ai quand même rajouté mon numéro au stylo sur la carte. Il m'a embrassée chaleureusement sur la joue, et il est parti. J'ai fait d'horribles grimaces à la porte close pendant un moment, et puis, après cinq autres verres d'eau, je suis allée me mettre au lit et j'ai pleuré dans l'oreiller.

3

Je ne m'étendrai pas sur ma forme physique lorsque le téléphone m'a réveillée le lendemain matin. Disons simplement qu'elle n'avait rien, mais alors rien d'olympique. Il m'a fallu un moment avant de réaliser que la lointaine sonnerie retentissant dans mon rêve était en réalité celle du téléphone. Ma voix devait être encore plus rauque que celle de Liinda.

— Arrô?

— Géorgie ! J'allais raccrocher, je croyais que tu étais allée faire un petit jogging. Comment ça va ?

— Eh...

— C'est Billy. Tu sais, Billy Merde de Chien.

— Oh... Billy, bonjour, comment ça va?

Comme c'est romantique ! ai-je songé. Billy Merde de Chien. Charmant, vraiment.

— Comment je vais ? a-t-il répondu d'une voix écœurante de dynamisme. Je meurs de faim et je pensais que ça te dirait qu'on aille prendre un petit déjeuner ensemble. Je sup pose que tu ne travailles pas, aujourd'hui. Sinon, dommage pour toi, parce qu'il est presque onze heures et demie. Ça te dit d'aller à Bondi ? Un peu d'air marin nous fera du bien, et ça te réveillera, aussi, parce que j'ai l'impression que tu en as besoin.

Je me sentais déjà mieux à la pensée de revoir le visage de Billy. Et ses épaules.

— D'accord. On se retrouve où?

— Je passe te chercher. Tu peux être prête dans quinze ?

Dans quinze ans, oui, peut-être, ai-je pensé tandis que ma bouche articulait :

— Sûr. Pas de problème. À dans... quinze, alors?

— Top ! a-t-il dit avant de raccrocher.

Je me suis laissé retomber sur mon oreiller. J'étais à

ramasser à la petite Cuillère. Bouger la tête était une torture. Mais j'avais le sourire jusqu'aux oreilles. Le beau Billy, l'agent de change paysan, le roi du disco, l'homme idéal aux bonnes manières (en dehors de l'occasionnel baiser profond venu d'on ne .sait où), m'avait appelée moins de douze heures après notre dernière entrevue. Youpi ! Il me restait douze minutes pour me préparer.

J'en ai passé six sous la douche, espérant que l'effet thérapeutique de l'eau sur ma tête serait efficace. Ensuite, je me suis forcée à avaler une banane, j'ai gobé deux aspirines et six verres d'eau en regrettant la bouteille de Coca d'Antony. Le téléphone a sonné. C'était Antony. Justement. . —

Allô ? Comment vas-tu en cette belle et glorieuse matinée?

— Je vais très mal, et toi ?

— On ne peut mieux. Je viens de rentrer, j'ai une faim de loup. Ça te dit de prendre un petit déjeuner?

Je n'en croyais pas mes oreilles.

— Tu viens de rentrer ? De la fête d'hier ?

— Heu... ben oui, a-t-il répondu comme si je lui posais une drôle de question. Et je n'ai pas vraiment sommeil, alors je me disais que peut-être ça te brancherait de boire un Bloody Mary et de manger un sandwich avec moi au Bourbon & Beefsteak.

— Ça aurait été avec plaisir, Antony, mais j'ai déjà

quelque chose de prévu. En fait, j'allais sortir, je suis en retard. Une autre fois, peut-être ?

— Comme tu veux. Bonne journée. Ciao, a-t-il répondu, imperturbable.

Un rapide coup d'œil à la fenêtre m'ayant permis de constater qu'une belle journée d'été s'annonçait, j'ai mis une petite robe tee-shirt très courte, à rayures, des sandales et mon vieux panama. Vu mon mal de crâne et le peu de temps dont je disposais, faire mieux était au-dessus de mes moyens. À 11 h 45 pile, on a sonné à l'interphone. Ce n'est qu'une fois dans l'ascenseur que je me suis souvenue que je n'avais pas donné mon numéro de téléphone à Antony. Billy m'attendait sur le trottoir, aussi séduisant en plein jour qu'à la lumière de la Voie lactée. Il portait un jean et une chemise à carreaux, ses cheveux étaient encore mouillés. Je me suis vaguement demandé quel genre de voiture un agent de change paysan conduisait et j'ai jubilé intérieurement lorsqu'il m'a ouvert la portière d'un « uti » qui avait connu des jours meilleurs, au siècle passé sans doute. Ma surprise a été grande lorsque, une fois de plus, une langue humide et chaude s'est ruée sur moi.

— Scooby! Couché! a lancé la voix de Rory depuis l'habitacle. Ne t'inquiète pas, elle est très affectueuse. Scooby, arrête tout de suite !

— Bonjour, Rory, ai-je lâché, interloquée. Bonjour, Scooby. Enchantée de faire ta connaissance. Je vois qu'en Australie, même les chiens aiment embrasser des inconnus avec la langue. Encore un défi de ta part, Rory?

Il a éclaté de rire tandis que Billy rougissait. J'ai été assez contente de ma réplique. Quelques instants plus tard, Scooby sur les genoux de Billy et moi prise en sandwich entre ces messieurs, nous avons pris la route de Bondi. En chemin, on a plaisanté sur la soirée de la veille et les chapeaux délirants. De mon côté, j'ai fait de mon mieux pour empêcher l'odeur du moteur diesel et celle de Scooby de me rendre plus malade que je ne l'étais. Et entre deux commentaires, je me posais de multiples questions. Etait-ce anormal de ma part de trouver un peu bizarre que Billy ait invité

Rory aussi?

C'était avec Billy, que j'avais fait des galipettes. C'était Billy qui avait fait un séjour nu dans mon lit (pas long, d'accord, mais quand même). Rory avait l'air très gentil, mais j'avais envisagé un petit déjeuner en tête à tête avec Billy, pour qu'on fasse plus ample connaissance, pas avec ses amis, hommes ou animaux. Peut-être étaient-ils homos ?

ai-je imaginé un instant. Et puis j'ai arrêté de me prendre le chou.

Le soleil brillait, la radio a diffusé Weather With You, de Crowded House, le solo de guitare le plus joyeux que je connaisse. Rory a monté le son en disant «j'adore ce morceau », et nous avons chanté en chœur tous les trois. Scooby a hurlé à la mort. «Bon, ai-je conclu intérieurement, faut t'y faire, ma grande, ton rendez-vous super chaud c'est un truc à

quatre, dont un chien, et tu as la bouche en carton-pâte, mais la vie pourrait être plus dure. » Et comme d'un côté la cuisse de Billy était collée à la mienne et que de l'autre la main de Rory effleurait mon genou chaque fois qu'il changeait de vitesse, je me suis dit que oui, vraiment, la vie aurait pu être beaucoup plus dure.

Trop vite, nous sommes arrivés devant un café avec une terrasse donnant juste sur la plage. C'était la seconde fois que je venais à Bondi, et à nouveau cet endroit m'a impressionnée. Des immeubles d'une laideur inimaginable, des gargotes puant la friture d'un côté, et une plage à couper le souffle de l'autre.

— Tu devrais aller piquer une tête, après le petit déjeuner, a conseillé Billy. Un petit plongeon sous un beau rouleau guérit n'importe quelle gueule de bois.

— Qu'est-ce qui te fait croire que j'ai la gueule de bois ? aije demandé d'un air niais.

— Simple supposition, a-t-il répondu, avec ce sourire, ce sourire...

Scooby est venue avec nous. Rory avait pris un os, et elle s'est installée sous la table. Le serveur, qui connaissait son nom, lui a apporté de l'eau. Rory a versé un peu de son café

au lait dans l'écuelle.

— Tu l'aimes, ton petit café du matin, hein, Scoobs ?

L'empressement qu'elle a mis à le laper était éloquent. Ensuite, quand elle s'est installée confortablement, j'ai discrètement ôté mes sandales, j'ai posé les pieds sur son dos tout chaud, tout doux, et j'ai enfoui mes orteils dans son poil épais. J'appelle ça la thérapie canine, ça fait un bien fou. Elle a tourné la tête, m'a léchée un peu et puis est retournée à son os. Les garçons ont commandé le petit déjeuner complet, mais j'avais encore la nausée, alors je me suis cantonnée à

des toasts avec un café. C'était assez inhabituel. D'ordinaire, les lendemains de fête, je dévore : œufs, bacon, fromage, petits pains... Ensuite, je passe chez Burger King pour le déjeuner. Mais ce malin-là, rien que l'idée du bacon me donnait des haut-le-cœur. Je ne voulais pas admettre que cela avait sans doute un rapport avec la poudre magique d'Antony. Rory me parlait.

—Pardon ? Tu disais ?

—Tu es à Sydney depuis combien de temps ?

—Oh, heu... deux semaines.

—Et tu t'y plais ?

— Beaucoup. J'ai trouvé un chouette appartement à Elizabeth Bay, d'où je vois la mer, ce qui est super. Et mon boulot est sympa. C'est encore très récent, mais les gens sont tellement gentils.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Je travaille à Glow...

— Ah, oui, c'est vrai, avec Debbie. Comment va-t-elle ?

— Bien. C'est une fille super, ai-je répondu en me demandant si parler de Debbie, qui, à en juger par le nombre de bouquets qu'elle recevait au bureau, ne manquait pas d'admirateurs, était un passage obligé. Billy ne disait pas grand-chose. Il lisait le journal, la page Immobilier, en plus, pas la rubrique Films ou Trucs intéressants à faire. Rory s'est penché pour donner un peu de bacon à Scooby et a souri en voyant mes pieds sur son dos.

— J'espère que tu ne m'en veux pas de... t'emprunter ton chien, ai-je dit, ayant le sentiment d'avoir agi un peu légèrement.

— Pas du tout. Je suis content qu'il te plaise. Tu as un chien, en Angleterre ?

Les larmes me sont aussitôt montées aux yeux.

— Oui. Il est chez mes parents, mais c'est mon chien. Gaston. C'est un bouledogue français.

— Quelle est la différence entre un bouledogue français et un bouledogue anglais ?

— L'accent. Non, je plaisante. Pour commencer, il est moins affreux que l'anglais, et puis il est noir comme une réglisse, avec une petite bavette blanche sur la poitrine. Il a les oreilles pointées en l'air, et quand il court, ses pattes antérieures font comme ça, et c'est le chien le plus gentil que... Un sanglot m'a échappé. Je ne savais plus où me mettre.

— Je suis désolée, mais il me manque énormément. Le poil de Scooby est pareil, au toucher...

— Tu peux m'emprunter Scooby comme repose-pieds chaque fois que Gaston te manquera, tu sais. Tu rendras service avec plaisir, hein, Scoobs ?

On a penché la tête sous la table en même temps. La chienne nous a regardés l'un après l'autre, puis a bâillé à se décrocher la mâchoire. Rory avait vraiment un sourire très doux.

Billy était maintenant plongé dans la rubrique Économie, mangeant d'une main et tenant le journal de l'autre. Rory en a déduit que c'était à lui de me faire la conversation. Je n'étais pas fâchée que quelqu'un s'en préoccupe.

— Alors, qu'est-ce qui t'a poussée à venir t'installer ici ?

m'a-t-il demandé.

Je n'avais pas encore de réponse toute faite à cette question, qui me déstabilisait toujours un peu.

— Oh... disons que j'avais besoin de me lancer un nou veau défi, et puis j'ai toujours aimé Glow, et la vie à

Londres devenait impossible, je ne supportais plus les embouteillages, tout est extrêmement cher, organiser quoi que ce soit demande des efforts titanesques, et j'ai pensé

qu'ici, j'allais m'éclater.

Sans parler du fait que mon fiancé se tapait des prostituées, que tous les hommes étaient dérangés et me détestaient... J'ai changé de sujet.

— Et toi ? Billy m'a dit que tu étais agriculteur.

— Oui, c'est ce qu'on me dit aussi.

— Mon frère est un peu agriculteur. Il a fait une école d'agronomie et s'est spécialisé dans ce qu'on appelle la

«gestion de domaines ». Cela lui permet surtout d'aller à des fêtes dans des propriétés fabuleuses et de tirer sur un tas de créatures innocentes. Toi aussi, tu as fait ce genre de formation ?

L'expression de Rory a changé. Ses épaules se sont un peu affaissées, et j'ai eu l'impression d'avoir gaffé. Mince ! Les frères, le père, la ferme... Je n'arrivais pas à me rappeler les détails de la tragique histoire que m'avait racontée Billy.

— Non, a-t-il répondu. J'ai fait les Beaux-Arts. Pas très utile pour l'élevage du bétail, mais je n'avais pas prévu d'être agriculteur.

J'ai décidé de suivre les conseils de ma grand-mère, qui disait toujours que le mieux était de prendre le taureau par les cornes plutôt que d'essayer de le contourner discrètement.

— Billy m'a raconté ce qui était arrivé à tes frères, Rory. Je suis navrée, ça a dû être horrible.

Il a eu l'air surpris, mais aussi soulagé de ne pas avoir à

expliquer le pourquoi du comment de sa situation.

— Merci, a-t-il dit doucement. Ça n'a pas été facile.

— Et aux Beaux-Arts, tu faisais quoi ?

— De la peinture. J'avais déjà mon diplôme, et j'espérais obtenir un job d'enseignant à mi-temps pour gagner ma vie tout en continuant à peindre, mais il a fallu que je retourne à

la ferme, pour aider mon père. Je ne pouvais pas accepter qu'il vende la propriété, ça aurait été la goutte d'eau dans un vase qui débordait déjà. Les terres appartiennent à notre famille depuis plus de cent ans. C'est beaucoup, cent ans, en Australie.

— Faire le bon choix est parfois tellement difficile... Est-ce que tu peins toujours ?

— Non. J'ai tourné une page sur cette partie-là de ma vie. Je ne supportais pas l'idée d'être un peintre du dimanche. La peinture n'a jamais été un hobby pour moi.

Il ne m'a pas semblé opportun de lui préciser que c'était un hobby très important pour moi, et que j'étais à la recherche d'un bon cours de dessin de nu à Sydney. La tristesse de Rory était patente. Je me suis tournée vers Billy, espérant qu'il m'aiderait. Il étudiait les cours de la bourse. Quelle situation étrange! D'abord, celui avec qui je crois sortir vient avec son copain, puis il nous ignore tous les deux. Rory était visiblement étonné lui aussi de cette attitude, et conscient de ma gêne.

— Hé, Bill, a-t-il dit en me faisant un clin d'œil, je crois que

j'ai fait 30 % de bénéfice, la semaine dernière, à la vente de moutons. Qu'est-ce que tu me conseilles, comme placement?

Billy a levé les yeux.

— Rien du tout. Accroche-toi à tes terres, c'est ce que tu as de plus précieux. Alors, Géorgie, comment tu te sens ?

Tu n'as pas fini tes toasts. Tu veux un autre café ? Rory, un autre café latte ?

Tiens, il se souvenait de ma présence? Rory a accepté et Billy est parti à la recherche du serveur, à l'intérieur du restaurant. Quand il est revenu, il replaçait son portefeuille dans sa poche arrière et regardait sa montre.

— Bon, j'ai un rendez-vous à treize heures, il vaut mieux que j'y aille. C'était sympa de te voir, Géorgie, on remet ça bientôt. J'ai tes numéros, je t'appelle. À plus, Rory, au Four in Hand, OK? J'ai tout réglé, hein. Salut !

Et voilà. Il a hélé un taxi et il est parti. Je n'étais pas mécontente d'avoir la gueule de bois. Dans l'état second qui était le mien, chercher à comprendre l'étrangeté du comportement de Billy était hors de question. Nous avions fait connaissance, nous avions dansé, nous avions flirté. Il m'avait appelée. Nous étions sortis. Il m'avait quittée. En temps normal, tout ça prend plus de douze heures. Le pompon, c'était que Rory n'avait pas l'air très surpris de la tournure qu'avaient prise les choses. J'avais sûrement raté un épisode.

— Tu as quelque chose de prévu, Georgia, ou est-ce qu'une petite balade à pied te plairait, quand on aura fini nos cafés ? Scooby aimerait beaucoup t'emmener en pro menade. Pas vrai, Scoobs ?

Génial ! Peut-être que Rory avait prévu de s'en aller lui aussi, donc il ne resterait plus que moi et le chien.

— Une balade, très bonne idée! ai-je répondu quand même.

Donc nous avons fini nos cafés, puis nous sommes descendus jusqu'à la promenade qui longe la plage. D faisait très chaud, la plage était bondée. Il y avait des familles, avec de grosses mamies en robes noires et cardigans, mais la plupart des gens avaient des corps superbes. Des filles en tout petit bikini et des mecs en maillot Speedo faisaient du roller sur la promenade, et devant le pavillon un joueur de flûte de pan faisait la manche. Un peu plus loin, un groupe de percussionnistes s'entraînait.

— Ça me fait penser aux passages piétons musicaux, ai-je confié à Rory. Je les trouve hilarants, j'ai toujours l'impression qu'il faudrait que je traverse la rue en dansant le limbo.

— Qu'est-ce qui t'a frappée, encore, quand tu es arrivée en Australie ?

Dans le ton de la question, j'ai compris que, contrairement à Billy, la veille, ma réponse l'intéressait vraiment.

— Eh bien;., tout le monde est gentil. Même le préposé

du gaz. En Angleterre, les gens vous détestent, par principe. Les chauffeurs de taxi australiens sont époustouflants. Non seulement ils connaissent toujours l'itinéraire, mais il arrive qu'Us arrondissent à la baisse le prix de la course en rendant la monnaie. C'est impossible à Londres.

Rory savait écouter, et moi, une fois lancée, j'ai du mal à

me freiner. Il n'avait pas l'air de s'ennuyer. Il m'a écoutée, a ri, souri, hoché la tête tandis que Scooby trottinait à nos côtés, reniflant tranquillement tout ce qui lui passait sous le nez.

J'aurais aimé lui poser d'autres questions, sur sa vie à la ferme, et sa vie d'avant, mais je ne voulais pas paraître indiscrète, et il m'a semblé que continuer à parler de tout et de rien était une meilleure idée. De plus, c'était l'occasion rêvée pour le cuisiner subtilement sur Billy. Depuis combien de temps se connaissaient-ils, et qu'avaient-ils fait ensemble, les tatouages, les premières cuites de jeunesse, les exploits sportifs, etc.? Jusqu'à ce que, tout naturellement, soit abordé le sujet qui m'intéressait : les petites amies. C'est utile, d'être journaliste, parfois. On a l'art de cuisiner les gens sans qu'ils s'en aperçoivent. Là, on a fait les premières petites amies, les importantes, celles dont ils étaient amoureux tous les deux, celles qui les font encore soupirer encore, et puis je l'ai orienté sur les petites amies actuelles. Autrement dit : Billy avait-il quelqu'un dans sa vie en ce moment ? Non, il n'avait pas de petite amie, et Rory non plus. Il me l'a assuré. Ensuite, j'ai changé de sujet avec brio.

— Oh, tu as vu les types en skateboard ? On s'est assis sur un banc et on les a regardés sauter, tournoyer, virevolter jusqu'à ce que Scooby décide que ça devenait barbant. Alors on a regagné l'uti. Une douce torpeur m'envahissait, j'étais prête pour une sieste. Comme Rory me ramenait chez moi, je me suis endormie, Scooby sur les genoux, la tête et les oreilles au vent.

Je me suis réveillée en sursaut lorsqu'il s'est arrêté devant mon immeuble. Avec des manières aussi impeccables que celles de Billy, Rory est descendu et m'a ouvert la portière. À Londres, aucun homme de moins de soixante ans ne se comportait aussi galamment. J'allais embrasser Scooby pour lui dire au revoir lorsque je me suis souvenue de quelque chose.

— Rory, d'après Billy Scooby saute très haut. Tu me montres ?

— Si tu veux, a-t-il répondu avec un grand sourire. Il s'est penché à l'intérieur de l'uti et en a retiré un biscuit pour chien.

— Scoobs ! a-t-il lancé en tenant la gâterie au-dessus de la tête. Biscuit !

Scooby s'est envolé. Littéralement. Sans élan. Je n'avais jamais vu un chien sauter si haut. J'ai applaudi et Rory lui a donné le biscuit.

— Tu aurais ta place aux Jeux olympiques, mon brave toutou ! ai-je dit à Scooby avant de l'embrasser entre les oreilles.

Il m'a répondu d'un coup de langue affectueux sur le visage. Rory semblait content. Il m'a accompagnée jusqu'à

ma porte. Il y a eu un petit moment de gêne.

— Heu... c'était vraiment sympa, ai-je dit, un peu intimidée. Merci de m'avoir raccompagnée, et merci pour la proposition de thérapie canine.

— C'était un plaisir, pas vrai, Scooby? Bon, ben j'y vais, alors. J'étais ravi de faire ta connaissance, Georgia. A bientôt, peut-être? La prochaine fois que je serai à Sydney?

— D'accord. Du moment que tu viens avec Scooby. Je l'ai embrassé sur la joue, et il est resté immobile un instant. Quelque chose a flotté dans l'air à ce moment précis. Je ne savais pas ce que c'était, alors je suis rentrée. J'étais complètement vannée. Quelle étrange journée ! J'ai mis ma chemise de nuit la plus confortable et je me suis allongée sur le canapé avec un paquet de chips (une envie soudaine de salé) pour me repasser les événements des dernières vingt-quatre heures, depuis mon arrivée chez Danny Green, la veille.

La tête de nœud et les joints sauvages de Jasper O'Connor, les sourcils sautillants d'Antony Maybury. Le baiser mouillé

inattendu et le pénis flasque de Billy Ryan. Au moins vingtcinq nouveaux amis dont j'avais oublié les noms. L'assiette maléfique. La super musique. Le sublime câlin. La moins sublime crotte de chien. Le «petit accident» au lit, et la gêne qui s'en est suivie. L'étonnant coup de fil du lendemain matin suivi de l'incroyable disparition de Billy. Le doux sourire de Rory Stewart. Scooby dooby doo.

À quoi Billy jouait-il exactement? Question douche écossaise, en tout cas, il avait l'air de s'y connaître. D'abord il m'embrassait à pleine bouche, puis s'en allait en riant. Ensuite, il me faisait quasiment monter au septième ciel dans un lieu public, avant de filer une nouvelle fois, pour me convier à un petit déjeuner sympa, et disparaître. S'il n'avait pas été si beau, je l'aurais classé dans la catégorie Branleur irrécupérable. Mais voilà, c'était l'homme idéal. Le type même du bel Australien pas bête. Il plairait à mes parents, et même à mon frère, c'est dire! Mon grand-père serait enchanté. Il détestait Rick, trop branché à son goût. Pour lui, un homme qui n'aimait pas aller à la pêche était une énigme. Billy aimait probablement pêcher. Peut-être pourrions-nous nous partager entre l'Ecosse et l'Australie. La vie de rêve, non ? Je me suis demandé quand il allait me rappeler. Mais en m'endormant la bouche pleine de chips ramollies, j'ai repensé au flottement qu'il y avait eu entre Rory et moi, au moment de nous dire au revoir. En réalité, il avait sans doute été sur le point de me demander mon numéro de téléphone. Et j'étais un peu déçue qu'il ne l'ait pas fait. 4

— Bon, alors, qu'est-ce que vous pensez de « Rupture : pourquoi fuir ne marche jamais » ?

— Trop déprimant, a marmonné la rédactrice en chef, Maxine Thane. C'est une constatation, ça n'apporte aucune solution. Un magazine qui promet la dépression, personne ne l'achète. J'aimerais que vous réfléchissiez, si ça ne vous fait rien. Liinda, c'était ton idée, cet article, qu'est-ce que tu proposes ?

—-Je pensais à «Vous l'avez quitté, dur, dur d'assumer».

— Pas mal, on avance. Encore un peu trop négatif à mon goût. Zoé?

— Heu... « Il était super, vous l'avez laissé filer» ?

— Quoi ? Tu veux bien faire attention à ce qu'on dit ? s'est emportée Maxine, dont le tact n'est pas le point fort. Je sais que vous avez faim, mais l'homme idéal qui s'en va, non. Remarque, ce n'est pas une mauvaise idée. Tu notes, s'il te plaît, Liinda. On pourrait demander à des femmes célibataires en fin de trentaine de parler de celui auquel elles continuent à penser. Mets ça sur la liste pour le numéro de mai. Ça serait facile, comme article, il suffirait qu'on appelle toutes nos copines et qu'on leur pose la question. Bon, revenons à nos foutus moutons. Comment est-ce qu'on va titrer cet article sur la rupture? Debbie?

Debbie contemplait ses ongles manucures et leva à peine sa crinière blonde en direction de Maxine. Elle soupira à

fendre l'âme.

— Oh, j'en sais rien, moi ! De quoi ça parle ? De larguer un mec et de ne pas s'en remettre ? Je suis incapable d'ima giner une chose pareille. Moi, je largue et je n'y pense plus jamais.

— Arrête, tu m'énerves, a dit Maxine. Je ne sais pas pour quoi je te convoque à ces réunions. Tu as peut-être des airs de Grâce Kelly, mais j'ai rencontré des sacs à main plus intel ligents. Contente-toi d'être belle, ma chérie, ça finira peut-être par inspirer quelqu'un. Bon, allez, les autres, une idée, juste une. La bonne.

Jusque-là absorbée dans la contemplation, par la fenêtre, d'un ciel d'un bleu immaculé, je me suis retournée vers les quatre autres femmes qui se trouvaient dans la pièce.

— En fait, ce qu'il nous faut, c'est une version synthétique de « Qu'est-ce qui pousse quelqu'un de parfaitement normal à partir à l'autre bout du monde pour oublier un imbécile?» ai-je résumé.

— Exactement.

— Aussi bizarre que ça puisse paraître, je pourrais vous donner d'intéressants tuyaux sur...

Une femme très pâle m'a interrompue. Surmontée d'un chignon noir savamment ébouriffé qui n'était pas sans évoquer un nid d'oiseau mal entretenu et qu'égayait une énorme fleur d'hibiscus rose : Liinda Vidovic.

— « Vous avez quitté le pays, mais avez-vous vraiment quitté Jules ? » qu'est-ce que tu en penses ? a-t-elle lancé

d'un ton péremptoire, déterminée à attirer l'attention de la rédactrice sur elle et « son » idée.

— Mmm... pas mal, un peu long, a répondu Maxine.

— J'ai une meilleure idée, ai-je repris en me tournant vers Liinda, dont le nid d'oiseau a effectué un violent mouvement de rotation dans ma direction. « Vous l'avez quitté, mais avez-vous vraiment rompu ? »

— Excellent, Georgia ! s'est exclamée Maxine avec un grand sourire. On l'a, notre titre. Allez, fichez-moi le camp, maintenant!

— Incidemment, ai-je poursuivi, la réponse est oui. J'ai rompu. Merci de votre attention.

J'étais assez contente de ma chute, mais j'avais le droit, dans la mesure où il s'agissait de ma propre expérience, dont Liinda s'était largement inspirée pour obtenir la couverture. Bien sûr, c'était honteux de sa part de se servir de mes peines de cœur pour écrire un article, et je réalisais maintenant quelles avaient été ses motivations profondes lorsqu'elle m'avait invitée à déjeuner, mon premier jour de boulot. Elle voulait tout savoir, les moindres détails, même les plus sordides. Mais j'étais tellement de bonne humeur, ce matin-là, que j'aurais pardonné n'importe quoi. Et puis après tout, j'avais trouvé le titre, satisfait la rédactrice en chef, et ça, ça lui faisait les pieds, à Mlle Vidovic. Elle avait peut-être été la langue la mieux pendue de chez Glow depuis sept ans, mais désormais elle avait de la concurrence. Si j'étais de bonne humeur, c'était à cause du fabuleux week-end que j'avais passé, mais aussi parce que la vie en Australie, avec tout ce qu'elle comportait de nouveau et d'excitant, continuait de me combler. Le simple fait de me promener dans la rue provoquait en moi des sensations inconnues, un enthousiasme sans bornes. Aller au supermarché était une expérience anthropologique. Les mêmes produits étaient vendus sous des marques différentes. Il m'a fallu trois semaines avant de comprendre que l'équivalent australien de Lotus s'appelait Sorbent. J'ai passé pas mal de temps le nez au-dessus de mon lavabo, à vérifier que l'eau tournait bien dans l'autre sens lorsque celui-ci se vidait.

Les oiseaux chantaient différemment. Les sirènes ne faisaient pas le même bruit. Les «vieux tubes » annoncés à la radio étaient des chansons que je n'avais jamais entendues. Il fallait aller au nord pour trouver le soleil. Un vent du sud était un vent froid. J'avais acheté une carte postale qui montrait que l'Australie était aussi grande que l'Europe, et une autre avec le globe terrestre et l'Australie en haut.

«Nous n'avons plus la tête en bas », proclamait la légende. Rien que de me dire « Je suis en Australie » me mettait en transe. J'étais à l'autre bout du monde, aussi loin que possible de Rick l'Enfoiré et de ses morues siliconées. De lui et de tous les bande-mou que mon pays s'acharne à

produire en les qualifiant d'hommes.

J'étais à des années-lumière de tous ces mecs façonnés par les écoles privées, qui paniquent à la vue d'une femme qui travaille et assume sa libido. À des lustres des cols bleus qui me prenaient pour une petite conne prétentieuse à la minute où j'ouvrais la bouche. Et plus loin encore de tous les idiots qui disaient «Oh, vous êtes une de ces féministes »

quand je cochais la case « Mlle » sur les formulaires. Si Glow avait eu un bureau sur Mars, j'aurais peut-être opté pour la planète rouge, mais en l'occurrence Sydney avait été la plus lointaine destination possible. Et à en juger par ceux que j'avais entrevus à la fête de Danny Green, les hommes, ici, étaient bien plus séduisants que les Martiens. En quittant le bureau de Maxine, j'ai demandé à Liinda de venir dans mon bureau. J'avais deux mots à lui dire.

— Tu m'écœures, ai-je commencé en secouant la tête, mais avec le sourire. Tu n'as aucun scrupule. Tu t'es servie d'un événement traumatisant de ma vie pour écrire un article qui fait la couverture. Incroyable. Tu fais ça à toutes tes amies ?

— Oui.

— Et elles ne t'en veulent pas ?

Le nid d'oiseau a joué les tours de Pise tandis qu'elle hochait la tête.

— Si, mais elles continuent à me raconter leur vie amou reuse, alors je continue à m'en inspirer. C'est une sorte de marché entre nous. Et je change toujours les noms. Je n'ai pas pu m'empêcher de rire, et elle m'a souri comme un garnement qui sait qu'il va s'en sortir sans fessée.

— Voilà qui me rassure. Et qui est-ce qui écrit ce papier sur une femme qui quitte un pays pour quitter un homme ?

— C'est moi. Il est déjà écrit.

— Mais tu n'as jamais mis les pieds en dehors de l'Australie, si ?

Elle a haussé les épaules.

— Non. Mais j'ai beaucoup d'imagination.

— As-tu jamais parlé à quelqu'un de ce que c'est de changer de pays ?

— Oui. À trois psychologues. Et à toi. Et à ma mère. Elle a émigré de Croatie dans les années 1950. Elle sait ce que c'est que de changer de pays.

— Tu es drôlement gonflée, quand même.

Mais je ne pouvais pas m'empêcher d'aimer Liinda. Elle trahissait avec une telle candeur. Et, forcément, j'allais être de ces amies qui continueraient à lui raconter leurs secrets parce que, toute autre considération mise à part, elle savait écouter et j'avais besoin de quelqu'un à qui parler. Mes amies londoniennes me manquaient énormément, deux semaines m'avaient suffi pour réaliser que maintenir le contact avec elles serait difficile. Si je les appelais le soir pour papoter, elles étaient en plein travail au bureau, et vice versa. J'avais déjà eu des coups de El de copains éméchés le matin au boulot. Même avec le courrier électronique, ce n'était pas pareil. Parce que sans connaître le contexte, mes histoires romantiques n'avaient plus le même cachet. Ce n'était plus marrant s'il fallait commencer par expliquer qui était Danny Green et à

quoi ressemblaient exactement les pantalons en peau de pêche. J'avais besoin de quelqu'un qui comprenne les subtilités de la vie à Sydney, que je découvrais à peine. Comme, par exemple, le vaste fossé qui existait entre Elizabeth Bay, où j'habitais, et Paddington, où vivait Billy. Deux quartiers séparés par une seule rue, très passante, et quelques jardins, mais complètement différents. L'un bohème et raffiné mais avec des arrière-cours un peu louches, l'autre chic et raffiné, mais avec un petit côté tristounet.

— On déjeune ensemble? lui ai-je proposé.

Je brûlais d'envie de lui parler de l'étrange comportement de Billy.

— D'accord. Je t'emmène dans un des hauts lieux de Sydney. Tu aimes la cuisine chinoise?

— À la folie.

— Parfait. Parce que je ne mange que chinois.

Je n'ai même pas pris la peine de lui demander pourquoi. Elle allait me le dire.

— Parce qu'on peut fumer pendant le repas.

Le BBQ King ressemblait à un relais routier des années 1950, avec tables en formica et lino fatigué.

— Bonjour, mademoiselle ! Bonjour, Liinda! nous a lancé

un Chinois jovial lorsque nous sommes entrées.

Tout le monde connaissait Liinda dans l'établissement. Le serveur ne lui a même pas demandé ce qu'elle voulait, il l'a servie. Les chaises étaient en vinyle rouge, le sol collant et la soupe aux nouilles que j'ai commandée, un délice.

— En général, je ne déjeune pas, m'a expliqué Liinda, picorant son poulet grillé au riz blanc d'une main, fumant de l'autre, un Coca Light devant elle, le troisième, déjà. Je préfère manger seule, ou alors je vais à une réunion des TA, à

Macquarie Street. Donc c'est un grand honneur que je te fais.

— Les TA? Les Toxicomanes Anonymes?

— Oui.

— Tu vas souvent à leurs réunions ?

Elle a tiré une longue bouffée de sa cigarette.

— Pratiquement tous les jours. Je vais aux AA, aussi. Et aux Polytoxicomanes Anonymes. Il m'arrive d'aller à trois réunions par jour.

— Tu n'as pas beaucoup de temps pour sortir et voir des amis, non?

— S'il y a une chose que je veux éviter, c'est de sortir et de voir des amis. Sortir, à Sydney, c'est synonyme de drogue. Je suis sûre que tu t'en es aperçu dimanche, non ?

Tu t'es défoncée ?

— Oui, je me suis défoncée. Et j'ai bien failli défoncer ma réputation, aussi.

Cette dernière remarque a paru intéresser Liinda. Je l'ai laissée mariner un peu et j'ai savouré ma soupe.

— Je t'écoute.

— Tu connais un certain Billy Ryan?

— Oui. Il est agent de change. Il a figuré sur notre liste des 50 plus beaux partis, une année. Beau gosse, si on aime le style BCBG.

— Il a quel genre de réputation ?

— Je n'en sais rien. C'est plutôt un mec pour Debbie. Milieu surprivilégié, vie dorée à Paddington. Il connaissait son fiancé, celui qui est mort, alors je ne te conseille pas d'al-, 1er te renseigner auprès d'elle. J'ai essayé de la soutenir un peu, quand c'est arrivé, mais je me suis fait recevoir à coups de talons aiguilles. Et quand j'ai laissé quelques brochures des Polytoxicomanes Anonymes sur son bureau, elle a été

furieuse. Alors je l'ai laissée se débrouiller à sa manière, c'est-àdire à coups de drogues dures et de parties de jambes en l'air sans lendemain. Tout le monde était cassé, à la fête?

— Oui. Complètement parti. Je n'ai jamais vu une telle orgie d'alcool et de drogue. Pourquoi font-ils ça ?

Liinda a haussé les épaules.

— Aucune idée. C'est ainsi que Sydney fonctionne. Nous vivons au paradis, et la plupart d'entre nous ne cherchent qu'une chose : en sortir. Je fais partie de ces gens-là. Si je ne m'étais pas réveillée un matin au pieu avec deux Hell's Angels que je ne connaissais pas, dans une pièce bourrée de fusils à canon scié, j'aurais continué. Sauf que je serais peut-être déjà morte.

Mes baguettes sont restées en suspens. Les nouilles ont dégringolé dans le bol en faisant flop.

— Ça remonte à quand?

— Il y a sept ans. Juste avant que je rentre à Glow. Maxine est au courant. Elle m'a sauvé la vie, vraiment. Elle fait peutêtre reine des garces, mais au fond elle a un cœur énorme. Son père était alcoolique, comme le mien. D'ailleurs, je l'ai rencontrée dans un institut qui aide les adultes enfants d'alcooliques. Elle m'a parrainée et m'a donné un boulot. Je lui dois beaucoup, c'est pour ça que je tolère sa façon de me traiter. C'est pour ça que je continue à faire de mon mieux pour lui trouver le meilleur titre possible pour ses couvertures et pourquoi je n'ai pas quitté Glow alors qu'on m'a plusieurs fois proposé du travail ailleurs. Je suis restée silencieuse un instant, un peu sous le choc, il faut l'avouer. Liinda a repoussé son assiette.

— Mais pourquoi Maxine est-elle si méchante avec Debbie ? ai-je finalement demandé. Debbie a vécu une épreuve terrible, et pourtant, ce matin, elle a été odieuse avec elle. J'en étais gênée.

— Elle agit délibérément. Maxine connaît Debbie depuis toujours, elles sont allées à l'école ensemble. La famille de Maxine était encore plus riche que celle de Debbie, jusqu'à ce que son ivrogne de père perde tout au jeu et boive le reste avant de se faire sauter le caisson. À douze ans, la princesse Maxine a quitté un manoir à Bellevue Hill pour un troispièces à Bondi Junction. Si elle a continué à fréquenter son école de riches, c'est parce qu'elle a obtenu une bourse. Sa distinguée mère a dû apprendre à repasser. Voilà pourquoi elle est devenue si dure, et pourquoi elle déteste voir Debbie, dont la famille a su conserver sa fortune et ses privilèges, se bousiller la vie à cause de la mort de Drew. Je crois que par son comportement Maxine espère la forcer à réagir. Sans parler du fait, bien sûr, qu'elle est jalouse de son argent et de sa beauté.

— Eh bien... J'ai l'impression d'être sur le tournage des «

Feux de l'amour».

— Oh, c'est rien ! Une petite esquisse de ce qui se passe vraiment.

J'ai avalé quelques nouilles, Liinda a tiré encore quelques bouffées de sa cigarette avant de l'écraser. C'était plus fort que moi, il fallait que je lui pose une autre question. Toujours cette curiosité de journaliste.

— Liinda, ne le prends pas mal, mais comment es-tu devenue... heu... toxicomane?

J'ai prié pour qu'elle ne me réponde pas que tout avait commencé avec une assiette blanche et un index plongé

dans la poudre.

— Tu veux vraiment le savoir ?

— Oui, mais seulement si tu as envie d'en parler.

— Ce n'est pas un conte de fées, je te préviens, mais je l'ai raconté tellement souvent à des réunions que le raconter encore une fois n'a pas d'importance. Attention, quand même, ça risque de te couper l'appétit.

D'un geste, je lui ai fait.comprendre que je m'en fichais.

— Mon père était alcoolique, a-t-elle commencé. Il battait ma mère. Il battait mon frère. Il me battait. Et puis il est parti, et on a eu beaucoup de peine. Ce n'était pas un mau vais bougre, mais, après avoir émigré de Croatie, il n'a jamais trouvé ses marques ici. Il n'est jamais arrivé à parler correctement l'anglais. Il était frustré, coupé du reste de la société. Il pensait qu'il n'était pas à la hauteur, que ses enfants ne pouvaient pas compter sur lui, alors il nous bat tait. Mais c'était quand même mon papa, tu comprends?

Je ne comprenais pas, mais j'ai essayé de me mettre à sa place, et j'ai acquiescé, pour l'encourager à continuer.

— Après son départ, ça a été terrible, pourtant on s'en est sortis. On n'avait pas un rond, mais on était une famille unie. Et puis ma mère a eu un petit ami. Il était pire que mon père. Il battait ma mère et m'a violée. Ça te suffit?

— Non. Je veux que tu me racontes tout.

— D'accord. Quand j'ai eu quinze ans, je me suis tirée de chez moi. J'ai vécu avec une de mes profs de lycée jusqu'à ce que je décroche mon diplôme de fin d'études secondaires. Elle était géniale. J'ai terminé major de ma promotion, parmi les meilleurs élèves de l'État. Et puis je suis allée à

l'université. Happyend? Pas du tout. Parce que j'ai rencontré

un garçon, et le seul exemple que j'avais pour choisir mes petits amis, c'était ma mère. On avait fait mieux. On avait fait mieux comme petit ami aussi. Il fumait pas mal de joints. Je m'y suis mise à mon tour.

Elle s'est tue un instant, a allumé une nouvelle cigarette.

— Je n'avais jamais bu d'alcool parce que j'avais vu ce que ça pouvait faire aux gens, a-t-elle repris en rejetant une longue bouffée de fumée par le nez. Mais l'herbe, je me suis dit que c'était OK. C'est le cas, pour certains. Mais pour ceux qui ont une prédisposition pour la dépendance, rien de tout ça n'est OK.

Je remuais mes nouilles, fixant Liinda d'un regard hébété.

— J'en fumais tout le temps. J'ai arrêté d'aller en cours. J'ai laissé tomber les études. Et puis mon copain s'est mis à

l'héroïne, et j'ai suivi. Je l'ai d'abord fumée. Et puis je me suis piquée. Devenir accro à n'importe quoi était inévitable. Regarde-moi aujourd'hui. Je suis encore accro aux clopes, au Coca Light, aux réunions des TA et au boulot. Je suis accro à l'astrologie. Je suis une accro. C'est ce qui me défi nit. J'ai juste appris à choisir des dépendances qui ne met tent pas ma vie en danger.

J'étais mal à l'aise. Mon enfance banale, dorée, heureuse me faisait culpabiliser. Bien sûr, j'avais moi aussi connu des moments tristes ou difficiles, mais comparée à celle de Liinda, ma vie était un film de Disney et l'épisode Rick un sketch comique. J'avais les larmes aux yeux. Incapable de dire quoi que ce soit, je lui ai pris la main et je l'ai serrée.

— Ne sois pas triste pour moi, Georgia, a-t-elle repris. Je sais que pour toi, c'est une histoire horrible, mais c'est ma réalité et j'ai appris à vivre avec. Je suis très fière d'avoir réussi à m'en sortir. J'ai refusé de voir ma mère pendant dix ans, mais maintenant je lui reparle, et je l'aide financière ment. Mon frère va bien et a deux gamins adorables. J'ai quelques bons amis qui m'aiment, je fais mon boulot comme il faut et je ne me drogue plus. Je suis même arrivée à aider certaines personnes que j'avais rencontrées aux réunions des TA. C'est une vraie source de satisfaction.

Je la fixais, bouche bée - je ne pouvais pas m'en empêcher. C'était la première fois que j'entendais une histoire pareille. Elle m'a souri gentiment puis a poursuivi.

— Je sais que ma vie paraît bizarre à certains. Mais je suis heureuse, aujourd'hui. Plus heureuse que Debbie Brent qui, paraît-il, a tout. C'est elle qu'on voit sourire dans les pages People pendant que je prends mon train pour ma banlieue, mais c'est elle qui se bourre de substances toxiques pour avoir l'impression de s'amuser. Moi, marcher dans la rue en sachant que plus aucune de ces toxines ne court dans mes veines suffit à mon bonheur.

— Tu es époustouflante, Liinda, ai-je soufflé. Vraiment.

— Arrête tes conneries, a-t-elle rétorqué. Bon, racontemoi l'orgie de dimanche, maintenant. J'aime vivre par procuration. Pourquoi est-ce que tu t'intéresses à Billy Ryan? Tu te l'es fait?

— Non, je ne me le suis pas fait, comme tu dis si délicatement. Mais il s'en est fallu de très peu. Et même si le matin même elle s'était servie de mes déboires amoureux pour pondre son article, j'ai eu le sentiment qu'après ce qu'elle venait de me raconter, elle méritait une nouvelle confession. Alors je lui ai raconté mon week-end. Tout mon week-end. En détail. Elle a écouté, ri, levé les yeux au ciel. Et bien sûr, elle m'a demandé les signes astrologiques de tous ces gens.

— Comment veux-tu que je sache de quel signe est Billy, j'ignore même son adresse. Je ne sais pratiquement rien de lui en dehors du fait qu'il est bon danseur et connaît le nom de toutes les étoiles, qu'il est marrant et a un corps de rêve. Et un pénis étonnamment flasque.

— Tu as pratiquement couché avec ce type et tu ne connais pas son signe ?

— Comment voulais-tu que je lui demande ? Bonjour, je m'appelle Georgia, je suis Gémeaux, et toi ?

— Exactement, a-t-elle répondu du coin de la bouche, tout en allumant une cigarette.

— C'est trop nul.

— C'est toujours mieux que de tomber amoureuse de lui et de découvrir qu'il'est Taureau.

— Qu'est-ce qu'ils ont, les Taureaux? Mon grand-père est Taureau, et je l'adore.

— Ils n'ont rien du tout, mais avec toi, ça n'irait pas.

— Donc toi, dès que tu rencontres un homme vaguement séduisant, tu lui demandes sa date de naissance ?

— Non, je ne la demande qu'aux hommes séduisants. Systématiquement. Et je le ferai tant qu'une loi ne sera pas adoptée rendant obligatoire pour les hommes d'avoir leurs date et lieu de naissance tatoués sur le front. Je pose cette question à toutes les femmes, aussi.

— Bon, je te promets de l'interroger la prochaine fois que je le verrai. Et Rory, aussi. Mais tu dois savoir de quel signe est Jasper O'Connor, il m'a dit qu'il te connaissait. Elle a détourné le regard.

— Oui, je le connais, en effet. Enfin, je le connaissais. L'enfoiré. Un Gémeaux, comme toi, mais avec beaucoup de Poissons dans son thème, et comme tu es ascendant Scorpion, il peut y avoir une attraction réciproque, mais...

— C'est vraiment un enfoiré ?

— Non, pas vraiment, mais il fume trop d'herbe, et du coup il se conduit comme un enfoiré. Il oublie de rembourser les gens qui lui prêtent de l'argent. Il est toujours en retard. Il ne tient jamais ses promesses. Ça finit par être ennuyeux.

Elle continuait d'éviter mon regard, se frottait le front. Ce qui se passait autour de nous dans le restaurant semblait tout à coup l'intéresser beaucoup plus que notre conversation.

— Comment l'as-tu rencontré ? ai-je insisté.

— Oh, comme ça ! a-t-elle répondu avec un haussement d'épaules. On bossait beaucoup ensemble, à Glow.

— Pourquoi est-ce qu'il ne travaille plus pour Glow ? Il n'a pas été très flatteur envers Maxine...

Sa main gauche s'est aplatie sur la table avec un clac sonore qui m'a fait sursauter. Elle s'est penchée vers moi, m'a enfin regardée et a soupiré.

— Envers moi non plus, je suppose. Jasper est de plus en plus aigri parce qu'il sait qu'il a tout foutu en l'air. Au début. travailler avec lui, c'était super. Sur les shootings, il mettait toujours de l'ambiance. Et puis il a fait une connerie, et on n'a plus voulu de lui. Ce n'était plus drôle. Pendant un moment, on a été bons amis, mais je ne supporte pas les gens qui n'admettent pas qu'ils sont junkies. C'est tout. Je n'en étais pas persuadée, mais à son ton, j'ai compris que le sujet Jasper O'Connor était clos. Liinda a allumé une autre cigarette. J'ai essayé une autre stratégie.

— Tu connais Antony Maybury?

— Entendu parler. Il est couturier. Une vraie folle. Grand ami de Debbie. Je crois même qu'il lui avait fait sa robe de mariage... Ce n'est pas mon type.

— Pourquoi ? Parce qu'il est gay ?

Liinda a secoué la tête.

— Je n'ai rien contre les homosexuels. J'en croise souvent un, dans mes réunions, un homo très cuir, et je l'aime beau coup. Mais avec les grandes folles, j'ai plus de mal, et c'est réciproque. Tu comprends, je ne me rase pas les aisselles. J'avais du mal à imaginer ma vie sans mes amis homos. Plus ils étaient efféminés, mieux c'était. Le centre de mon univers, la moutarde sur mon hot dog, les pompons sur mes mules, c'étaient eux.

— Je croyais que les femmes de tête aimaient toujours les gays, ai-je dit. Mes amis gays, c'est ma bouffée d'oxygène. La plupart du temps, je les préfère aux hétéros.

— Voilà une pathologie intéressante, a remarqué Liinda, avec son expression de journaliste qui renifle le papier vendeur. Pourquoi?

— Parce qu'ils nous aiment comme on est. Avec les hétéros, il y a toujours des questions sous-jacentes. Est-ce qu'il me trouve à son goût ? Est-ce que je le trouve séduisant ?

Ferait-il un bon mari ? Tandis qu'avec les gays, on n'a pas ce genre de problèmes.

— Je trouve cette perception des choses vraiment bizarre, mais après tout je ne suis pas sûre d'aimer les hommes quels qu'ils soient, et je ne fais certainement pas plus confiance aux gays qu'aux hétéros. Pour moi, tout ça, c'est du pipeau. Au fond, ils détestent tous les femmes.

Je n'étais pas d'accord avec elle, mais elle venait de me raconter son enfance terrifiante, et de m'écouter m'épan-cher sur mon petit flirt de cinq minutes, alors j'ai estimé

que ce n'était pas le moment d'entamer une grande discussion. Nous sommes retournées au bureau, Liinda n'a pas cessé de fumer.

Au moment de regagner nos aquariums respectifs, je l'ai remerciée de m'avoir raconté son histoire et d'avoir prêté

une oreille attentive à mes aventures. Trente secondes plus tard, son chignon en nid d'oiseau a reparu dans l'entrebâillement de ma porte.

— Si j'étais toi, je ne me donnerais pas la peine de cher cher la date de naissance de Billy Ryan. Il a l'air de ne pas valoir tripette, ce mec. Par contre, j'aimerais bien en savoir un peu plus sur ce Rory.

Et elle a disparu.

J'ai passé la majeure partie de l'après-midi à réécrire l'article incompréhensible de quelqu'un qui avait pourtant été

payé une fortune pour le faire. Et puis soudain, j'ai entendu Maxine aboyer mon nom depuis son bureau. Une sommation.

— Géorgie ! Géorgie, viens ici, j'ai une idée !

Quand elle s'enthousiasmait, Maxine n'avait pas besoin de téléphone. C'était un mégaphone humain. J'ai couru.

— Qu'est-ce qu'il y a?

— J'ai une idée géniale pour un article, et je veux que ce soit toi qui l'écrives. On va trouver cinq couples et demander aux hommes de relooker leur femme. Changement de coiffure, nouveau maquillage, ce genre de choses. Qu'est-ce que tu en penses ? Je trouve ça géant. « Il vous relooke, vous en dites quoi? » C'est pas mal, comme titre, non? Tu vois ça avec Debbie, il faudrait organiser une réunion la semaine prochaine, d'accord?

«Avec grand plaisir», ai-je pensé, ravie d'avoir une excuse pour aller parler à Debbie. La côtoyer d'un peu plus près me donnait le sentiment de me rapprocher de son cousin Billy. Je me suis précipitée à la rédaction Beauté. Debbie était debout sur son bureau et portait la plus belle robe que j'aie jamais vue. J'en ai sifflé d'admiration. — Elle est magnifique ! D'où vient-elle?

La partie bustier semblait sculptée sur elle et remontait sa poitrine, lui donnant une taille de guêpe, puis la robe tombait en plusieurs panneaux coupés dans le biais révélant une superposition de soie imprimée léopard et de crêpe georgette imprimé d'énormes roses rouges. Il y avait aussi de la soie écossaise et du cachemire, une association a priori osée, mais qui, en l'occurrence, se mariait à merveille. J'allais lui reposer ma question lorsqu'une tignasse noire ébouriffée a surgi de derrière le bureau, surmontant deux sourcils en plein vol.

—Antony !

—Bonjour, Georgia. Je suis ravi que ma petite création te plaise.

— Je n'ai jamais rien vu de pareil. C'est fabuleux.

— Oh, disons que je me suis bien amusé ! Tout est magni fique, sur Debbie.

Cette dernière en avait par ailleurs l'air tout à fait convaincu. Elle m'ignorait complètement, fascinée par son image reflétée dans le miroir en pied que tenait son assistante, Kylie, les joues rougies par l'effort.

— Kylie, arrête de bouger, s'il te plaît, tu me donnes le mal de mer. Antony, tu ne penses pas que le décolleté

devrait être un peu plus bas ?

— Non, ma chérie. Il faut laisser un peu de place à l'imagination. Allez, il te reste à peine une heure pour te coiffer et te maquiller, et moi, j'ai encore les ourlets à finir, on n'a pas le temps de faire quoi que ce soit d'autre. Il passe te chercher à dix-neuf heures, je te rappelle, et il est dix-huit heures moins cinq.

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— Kylie, est-ce que Christian a téléphoné ? a demandé

Debbie. C'est lui qui. doit me coiffer et me maquiller. Appelle et renseigne-toi pour savoir où il est. Ensuite, tu retourneras à la réception, voir si mes chaussures ont été

livrées.

— Christian vient d'appeler, il arrive, a répondu Kylie sans lâcher son miroir. Et Ted me fera signe dès que le coursier apportera les chaussures.

Debbie a semblé satisfaite. Tous ses larbins étaient en poste.

— Elle sort avec ce soir ? ai-je demandé à Antony. Il était évident que poser la question à la tsarine debout sur son bureau aurait été vain.

— Non, c'est pour un bal de bienfaisance, à Melbourne, samedi soir. Un truc très élégant. Ce soir, c'est la couturière. Son sourcil gauche avait pratiquement rejoint le haut de son front.

— Mais tu disais qu'on passait la chercher à dix-neuf heures... et puis le coiffeur-maquilleur arrive.

— C'est juste pour son rendez-vous de ce soir. Un dîner.

— Un truc pas « très élégant» ?

— Exactement.

Nos quatre sourcils ont fait l'accent circonflexe à l'unisson.

— D'accord... Tu es magnifique, Debbie, ai-je conclu. Je suis sûre que tu seras la reine du bal, samedi. Elle m'a adressé un sourire absent, concentrée sur le maniement d'un immense éventail, qu'elle essayait d'ouvrir et de fermer avec affectation.

— Je repasserai demain, ai-je continué. Il faut que je te parle d'une idée qu'a eue Maxine. D'accord, Debbie? ai-je ajouté en haussant un peu la voix, comme si elle était sourde. Antony, tu passes me faire un petit coucou dans mon bureau, quand tu auras fini ?

— Avec grand plaisir.

À dix-neuf heures moins cinq, après avoir supervisé le choix de la tenue, la coiffure et le maquillage de Debbie pour la soirée, Antony est venu s'affaler sur le fauteuil de mon bureau. Il me parlait, mais ses yeux bougeaient sans arrêt, notant les moindres détails de la décoration, particulièrement les photos que j'avais punaisées sur mon panneau d'affichage.

— C'est sympa de m'avoir attendu, Georgiana chérie. Elle s'y entend pour jouer les princesses, notre Debbie, hein? Il y a dix minutes, elle voulait que j'appelle la directrice de Bulgari chez elle, pour lui demander de rouvrir la boutique afin qu'elle puisse emprunter - oui, tu as bien entendu, emprunter - un collier qu'elle avait remarqué dans la vitrine aujourd'hui. Elle ne plaisantait pas.

— Comment t'es-tu sorti d'un pétrin pareil ?

— Je lui ai affirmé que c'était occupé, et ensuite je l'ai distraite en lui susurrant qu'elle était belle comme un astre. Adorable, ce toutou, a-t-il ajouté en prenant la photo encadrée de Gaston que j'avais sur mon bureau.

— Qu'est-ce qui t'oblige à la supporter? ai-je demandé.

— Debbie ? Tu sais ce qui est arrivé à son fiancé ?

J'ai eu un hochement de tête un peu las. Je commençais à

en avoir marre de cette atroce histoire.

— Est-ce que cela justifie son comportement?

— Crois-moi, Drew Stewart était absolument divin, a répondu Antony en se levant pour aller jeter un œil aux livres qui garnissaient les étagères. Personnellement, je l'aurais épousé sans problème. Et en plus, il était drôle, aussi. C'est vraiment terrible, ce qui est arrivé. J'essayais sa robe de mariée à Debbie quand elle a reçu le coup de fil. Quand on vit ce genre de choses avec quelqu'un, on ne peut plus les laisser tomber. Oh, oh ! Tu as un livre sur Cecil Beaton que je ne connais pas.

— Tu crois vraiment que céder à ses caprices l'aidera, à

long terme ? ai-je insisté tandis qu'il retournait ma tasse à

thé pour en vérifier la marque. C'est une Spode, Antony. Tu ne penses pas qu'elle a besoin d'affronter la réalité en face et de consulter un psy ?

— J'aime beaucoup ce motif. Je n'en sais rien, c'est à elle de décider, de toute façon. Moi, je suis là pour la soutenir, quel que soit son choix. Et puis je suis follement amoureux de son père, a-t-il précisé avec un grand sourire malicieux. Tu verras quand tu le rencontreras. À côté, Robert Redford est une tâche. Mais il n'y a pas que le physique. Ce mec, c'est le charme, le sexe, et l'argent personnifiés. J'ai besoin de fumer. Si on quittait cet horrible immeuble?

L'horrible immeuble quitté, nous sommes allés dans un bâtiment tout aussi horrible, mais de l'extérieur seulement. À l'intérieur, c'était très différent, je n'avais jamais rien vu de pareil. Antony vivait dans un ancien entrepôt de brique, dans une ruelle de Surry Hills. L'entrée était sombre et puait l'urine, un monte-charge hoquetant et grinçant servait d'ascenseur. L'endroit était glauque, mais lorsque Antony a ouvert la porte métallique, j'ai cru entrer au paradis. C'était immense, tout était blanc, avec d'immenses baies vitrées donnant sur une vaste terrasse, un véritable jardin en fait, avec de vrais arbres, grands, en fleurs, et même une pelouse et des plates-bandes bordées de buissons de lavande. J'ai même aperçu un petit bassin et des papillons. Pourtant, tout autour, ce n'étaient que bâtiments industriels et immeubles de bureau.

— Voilà, a simplement dit Antony en faisant coulisser un pan de baie vitrée pour que j'admire la vue. Les toits de Sydney.

— C'est magnifique. Mais comment se fait-il que tu aies des arbres de cette taille? Tu habites ici depuis longtemps?

— Depuis cinq ans, mais la personne qui y vivait avant moi y a vécu dix ans, et les arbres étaient déjà bien avancés quand il les a plantés. C'était un réalisateur de film, il avait les moyens. Il m'a légué cet endroit à sa mort. J'aurais préféré qu'il reste avec moi, mais je suis heureux que la peste ait eu au moins une conséquence heureuse.

— La peste?

— Le Sida, ma chérie. Ce petit fauteuil, là-bas, est aussi un héritage. Coucou, Stephen chéri. Et ce miroir, coucou, Roger. Et coucou, Lee chéri, bien sûr. Lee est celui qui m'a laissé cet appartement. Mais il ne l'a pas quitté complètement, lui, je sens sa présence, parfois. Les lumières se mettent à

clignoter quand il trouve que quelque chose est drôle. Bien qu'immense, la pièce principale était très peu meublée. Il y avait une cuisine, le long d'un des murs, avec un bar en acier, un frigo et un four assortis, et toute une batterie de casseroles accrochées à une étagère suspendue au plafond. D'un côté du bar étaient alignés des tabourets, et au bout était posé un grand plateau garni de toutes les bouteilles d'alcool possibles et imaginables. Sur le mur opposé, le seul mur aveugle, était fixée une tringle métallique à

laquelle étaient suspendues six robes, plus extravagantes encore que celle que j'avais vue sur Debbie. Juste au-dessus pendaient d'énormes chapeaux couverts de plumes, le genre d'accessoire tiré d'un tableau de Gainsborough. Il y avait très peu de meubles, en dehors du petit fauteuil rouge, du miroir baroque surmonté de deux aigles et d'une console en chrysocale qui croulait sous les cartons d'invitation. Le seul autre meuble était un ht, posé sur un tapis persan en plein milieu de la pièce et couvert de coussins et d'oreillers, avec un énorme lustre suspendu juste au-dessus. À côté se trouvait une petite table avec un seul livre. Cela m'a surprise, dans la mesure où je m'étais imaginé qu'Antony devait aimer la lecture.

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Il n'y avait pas de canapé, pas de grande table, pas de télé et pas de rideaux. Pas de machine à coudre, pas d'épingles, de bobines de fil ou de patrons en papier, tous ces accessoires que je m'étais attendue à voir chez celui qui fabriquait ces robes extraordinaires. De la musique s'est élevée, c'était Ella Fitzgerald, mais je ne voyais aucune chaîne hi-fi nulle part. Antony ouvrait une bouteille de Champagne et ne semblait pas trouver agaçant que je m'esbaudisse sur son appartement.

— Tu dois avoir l'habitude que les gens s'extasient, ai-je dit.

— Peu de gens en ont l'occasion, je n'invite presque jamais personne. Je fais mes essayages chez mes clients. J'ai pensé que ça te plairait, a-t-il répondu en me tendant une flûte. Tu te poses sans doute trois questions : où sont ses livres? Où fait-il ses besoins ? Et où confectionne-t-il ces drôles de robes ?

J'ai rigolé.

— Je vais te montrer.

Il est sorti sur la terrasse, et j'ai découvert qu'elle donnait accès à une autre pièce, perpendiculaire à la principale, dont elle devait faire la moitié de la taille. C'était son atelier. Des dizaines de patrons étaient pendus à des crochets métalliques, à côté d'un long plan de travail qui comprenait une table de coupe et une machine à coudre. Le long d'un mur, sur une série d'étagères, étaient rangés des dizaines de rouleaux de tissu. Il y avait aussi deux mannequins de tailleur, d'autres étagères où s'empilaient des boîtes en carton indiquant «rubans : soie, écossais, rouge», «boutons : nacre, ivoire» etc., et sur une dernière étagère étaient alignées des poupées Barbie portant des tenues fabuleuses. Les autres murs étaient couverts de... trucs. Pages déchirées dans des magazines, petits morceaux de tissu, plumes, jouets en plastique, badges, coquillages, autocollants, boîtes d'al-lumettes. Il y avait des piles de magazines dans tous les coins. Contrairement au reste de l'appartement, l'atelier était un vrai capharnaûm.

— Voilà où je fabrique mes robes, a dit Antony. Et c'est là que je fais mes ablutions.

D'un geste, il m'a indiqué deux portes, a ouvert celle de gauche, révélant une salle de bains qui ressemblait à une grotte. En dehors du siège des toilettes et d'un petit lavabo, il n'y avait que de gros rochers gris. Un pommeau de douche géant coiffait l'ensemble, et le sol était incliné en direction d'une évacuation centrale.

— C'est un hammam. Lee l'avait fait installer. Au départ, mon atelier était sa chambre, mais moi, j'aime avoir de l'espace pour dormir.

L'autre porte s'ouvrait sur une pièce carrée tapissée de livres, du sol au plafond, avec une de ces échelles de bibliothèque qui s'accrochent aux rayonnages et coulissent le long des murs. Au centre étaient installés une table couverte de livres, et un large fauteuil club en cuir visiblement très confortable.

— Qu'est-ce que c'est beau, Antony! Cet endroit est fabuleux. Mon rêve, c'est d'avoir une bibliothèque comme celleci. Chez moi, il y a des livres partout... mais dans mon nouvel appartement, ils sont par terre.

— C'était la salle de gym de Lee. Je n'ai pas les mêmes centres d'intérêt que lui. Tu as faim ?

J'ai acquiescé.

— Omelette, a-t-il annoncé.

On est retournés dans la grande pièce, et je me suis perchée sur un tabouret tandis qu'il s'affairait. Il m'a envoyée dans le jardin cueillir du basilic et de l'origan frais.

— Bravo, tu as tout juste, a-t-il déclaré lorsque je suis revenue avec mes brins d'herbes aromatiques. Tu ne m'as pas demandé où ils étaient plantés.

On a mangé notre omelette, qui était excellente, on a terminé le Champagne et on a ouvert une autre bouteille. On s'est raconté nos vies respectives. Elles n'étaient pas tellement différentes. Antony avait grandi dans la campagne de la Nouvelle-Galles du Sud, à cinq heures de Sydney. Son père était l'unique médecin d'une région immense. Le mien est notaire de province. Mes cheveux blonds et mes taches de rousseur viennent de ma mère écossaise, le teint mat et les cheveux d'Antony lui viennent de sa mère à moitié espagnole. Il a deux sœurs aînées, j'ai un grand frère. On est tous les deux allés en pension et on déteste tous les deux faire du cheval bien que l'animal en lui-même ne nous déplaise pas. Et on a tous les deux eu une période Barbie très, très prononcée. Enfin, dans le cas d'Antony, il s'agissait d'un Action Man, mais qu'il habillait systématiquement en femme, en piquant à ses sœurs les belles robes de leurs Barbies ou en les créant lui-même avec tout ce qui lui tombait sous la main.

— Je n'avais jamais entendu parler de drag-queen, m'a-t-il avoué en sortant des verres propres parce qu'il trouvait que les nôtres étaient sales. J'en ignorais l'existence, mais un jour j'ai eu l'idée de faire une perruque à mon Action Man. La première, un chignon années 1950, je l'ai confectionnée avec du coton, que j'ai coloré en jaune avec un feutre. C'était plu tôt réussi, mais je voulais de vrais cheveux que je pourrais coiffer. Alors j'ai payé une copine, à l'école, et pour un dol lar elle m'a donné une mèche de ses cheveux blonds et raides. Je l'ai montée sur un morceau de scotch et j'ai collé

le tout sur la tête de mon Action Man. Comme je n'étais pas tout à fait satisfait, j'ai fabriqué une écharpe avec un petit bout de tissu et je l'ai nouée par-dessus, pour cacher la join ture. Pour une tenue de jour, ce n'était pas mal, mais pour un dîner, par exemple, ce n'était pas satisfaisant. Il racontait cela de façon plutôt rigolote, mais il y avait un peu de tristesse dans son regard.

— Un jour, a-t-il poursuivi avec un soupir, mon père a trouvé Mme Action Man. Perruquée, en fourreau lamé

argent. C'est la seule fois qu'il m'a battu.

Sur ce il a vidé son verre d'un trait et m'a demandé de lui parler de moi.

Je lui ai raconté quelques anecdotes sur mes glorieuses années à l'université d'Edimbourg, et Antony m'a expliqué

qu'il avait fréquenté une école de stylisme pendant un an, avant de laisser tomber. La seule chose qui l'intéressait, c'était de créer des robes fabuleuses, l'aspect commercial l'indifférait complètement. Alors il a commencé à gagner trois sous en faisant des robes pour ses copines, jusqu'à ce qu'une de ses réalisations soit remarquée par une femme qui travaillait au service des costumes de l'Opéra. Après dix ans à l'Opéra, il s'était lancé en indépendant et s'était spécialisé dans les robes loufoques qu'on portait dans les soirées déguisées de Sydney - il y en avait apparemment beaucoup - et dans les galas de charité.

— Je ne gagne pas beaucoup d'argent, mais je n'ai pas besoin de grand-chose, a-t-il conclu. Lee m'a laissé un petit capital en plus de cet appartement, je peux donc me per mettre de ne travailler que lorsque j'en ai envie. En fait, si je continue, c'est uniquement pour voir de belles femmes en sous-vêtements raffinés.

J'ai dû avoir l'air étonné. Il a commencé à pouffer, ses sourcils ont entamé une impressionnante danse de SaintGuy. Il avait évidemment lu dans mes pensées.

— Oui, ma chérie, je suis homo mais la lingerie fine me fait quand même de l'effet. Et je trouve les femmes sédui santes. Il n'y a pas de mal à faire un peu de lèche-vitrines de temps en temps, si ?

J'ai ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais il ne m'en a pas laissé le temps.

— Oui, j'ai déjà couché avec une femme. D n'y en a pas eu qu'une, d'ailleurs. Non, je n'ai pas trouvé ça dégoûtant. C'était plutôt agréable, mais je préfère faire l'amour avec des hommes. J'aime leur côté un peu rude. Je ne suis pas pour mélanger amour physique et sentiments, et avec les hommes, c'est plus facile de garder ses distances. Surtout si on ne connaît pas leur nom. Ne prends pas l'air offusqué, je me pro tège. J'aime le sexe anonyme, c'est tout. Oh, bonjour, Lee !

Les lumières s'étaient mises à clignoter.

— Tu vois ? m'a dit Antony. Dis-lui bonjour.

— Bonjour, Lee, ai-je dit.

Les lumières ont clignoté une nouvelle fois et puis se sont éteintes.

— Je crois qu'il t'aime bien, a conclu Antony. Mais assez parlé de ma vie sexuelle sordide. Je veux en savoir plus sur toi. Comment as-tu commencé dans le journalisme ?

Je lui ai expliqué comment j'étais passée de secrétaire bilingue du directeur général d'une grosse entreprise de presse à journaliste. Puis il m'a demandé pourquoi j'étais venue à Sydney, et, pour la première fois depuis mon arrivée, j'ai raconté mon histoire en détail. A Liinda, je n'avais donné que les grandes lignes, mon fiancé trouvé dans les bras d'une autre, sans lui dire ni ce que l'autre exerçait comme profession, ni ce que faisait mon fiancé au moment où je les avais surpris. À Antony, je ne sais pas pourquoi, j'ai tout déballé.

Il a tellement ri que j'ai cru qu'il allait faire une crise d'apoplexie. Il en pleurait.

— C'est l'histoire la plus drôle que j'aie jamais entendue. En tenue d'écolière et il pensait que ça ne te ferait rien... Et puis soudain, il a retrouvé son sérieux et m'a regardée.

— Quel enfoiré !

— Oui et non. Rick a de bons côtés, aussi.

— De l'argent?

— C'était bien qu'il en ait, mais ce n'était pas pour ça que je restais avec lui. Il me faisait rire. Vivre à ses côtés était excitant.

— Surtout quand il sortait son fouet... Oh, excuse-moi !

Ma pauvre, ça a dû être un tel choc, tu avais ton avenir tout tracé, et du jour au lendemain, paf, une page blanche. Donc tu es venue à Sydney pour trouver un bel Australien aux larges épaules?

Je crois que j'ai rougi.

— J'espère que tu ne seras pas déçue, a poursuivi Antony. Et j'espère que tu n'imagines pas que Jasper O'Connor est la réponse à tes espérances, parce qu'il ne l'est pas. Il est beau, je suis d'accord là-dessus, mais ce mec est une branche cassée.

— Oui, j'ai déjà été mise en garde.

Ces levées de bouclier contre Jasper commençaient à

m'agacer. Je n'avais fait que lui parler, et tout le monde me conseillait de faire gaffe, comme si ce type était radioactif. Au risque de le rendre encore plus intéressant à mes yeux.

— Tu as rencontré quelqu'un d'autre, dimanche? a demandé Antony. Avec qui tu dansais, au fait? Je ne me sou viens plus. J'ai un peu abusé de substances diverses et variées, en fin de journée, et ma mémoire n'a pas tout enregistré. J'ai hésité à lui répondre. Il pouvait en parler à Debbie, et je ne voulais pas risquer de tout ficher en l'air. À supposer que ce «tout» ait un avenir... Alors même que je réfléchissais, je me suis entendue répondre : « Billy Ryan. »

— Billy ! Ah, oui, je me souviens, maintenant. Tu vas vite en besogne, toi.

Il a plissé les yeux, froncé les sourcils.

— À moins que ce soit lui qui ail craqué sur toi ?

— Eh bien, il m'a entraînée sur la piste de danse et a fourré sa langue dans ma bouche.

Antony a soupiré.

— Qu'est-ce qu'il y a? Il est connu pour rouler des pelles aux filles qu'il connaît à peine ?

— Non, il n'a pas cette réputation. C'est juste que par Debbie, je le connais un peu mieux que les autres. C'est un type charmant, mais qui ne sait pas trop où il en est. Qu'est-ce qui s'est passé, entre vous ?

Je lui ai raconté. J'ai donné un ton comique à l'histoire, en précisant même que je m'étais endormie la bouche pleine de chips. J'ai attendu les ah, ah, ah, mais ils ne sont pas venus. Par contre, une autre bouteille de Champagne est arrivée, et Antony semblait avoir perdu toute envie de rire.

— Georgia, je ne te connais que depuis cinq minutes, mais je t'aime bien. On va être amis, tous les deux, c'est sûr. Je ne me fais pas de nouveaux amis souvent, mais quand je ren contre quelqu'un et que le courant passe, c'est pour toujours. Alors je vais te dire pourquoi exactement Billy s'est comporté

de la sorte, parce que je ne veux pas que tu sois déçue. Je ne me sentais pas très bien.

— Il est homo?

. — Non, il n'est pas gay. Ça serait plus facile s'il l'était Non, le problème de Billy, c'est qu'il est amoureux de la femme de son propre frère.

— Il est quoi? Mais cette ville est incroyable! Son meilleur ami, c'est Rory Stewart, dont le frère était fiancé à

Debbie Brent, qui est la cousine de Billy... oh et puis je renonce à comprendre.

— Il y a mieux. Ou pire. La femme dont Billy est amoureux, celle qui a épousé son frère Tom, est... attention... la I sœur de Rory.

— La sœur de Rory ? Si je suis bien, c'est aussi la sœur du fiancé disparu de Debbie, non ?

Antony a acquiescé.

— C'est ridicule, ai-je repris. Il faut que tu me dessines un arbre généalogique. Est-ce que tout le monde est de la même famille, à Sydney?

— Plus ou moins. Les grandes familles sont toutes liées les unes aux autres, c'est certain. Les Ryan, les Stewart et les Brent sont trois des plus grandes familles d'Australie. Ils ont tous grandi ensemble. Et le fait est que depuis cent ans ils se marient entre eux. C'est pour ça que la mère de Debbie, cette petite bonne femme vulgaire comme tout, a été une bonne chose. Elle a apporté du sang neuf. Les enfants de Debbie et de Drew auraient vraiment été sublimes, mais je crois que ce serait mieux que Debbie choisisse quelqu'un en dehors du clan, maintenant.

— Dis-m'en plus sur Billy. Il est amoureux de sa bellesœur, la sœur de Rory. Elle s'appelle comment, d'abord ?

— Elizabeth Ryan, née Stewart, plus connue sous le nom de Lizzy.

— Et cette Lizzy est amoureuse de lui ?

— Oui.

— Et ils sortent ensemble ?

Antony a fait oui tout en vidant son verre.

— Est-ce que son mari, le frère de Billy, est au courant?

— Non, Tom n'est pas au courant, mais il doit avoir des soupçons.

C'était incroyable.

— Est-ce que Rory est au courant?

— Oui.

— Et il en pense quoi ?

— On ne peut pas dire qu'il soit ravi, mais il se tait. Rappelletoi, il n'a plus que sa sœur, et elle a beaucoup souffert, elle aussi, après l'accident. Je suppose qu'il considère que c'est son affaire à elle, donc Billy et lui n'en parlent jamais. Ils font comme de rien n'était. C'est pour ça que Billy t'a embrassée, l'autre soir. Pour montrer à Rory qu'il courait toujours les jupons.

— Mais c'est Rory qui l'a mis au défi de le faire...

— Il espère que Billy finira par rencontrer quelqu'un et laissera Lizzy tranquille. C'est une sorte de jeu entre eux. J'ai dû avoir l'air vraiment effondré. Je n'étais qu'un pion sur leur échiquier.

— Mais pourquoi s'est-il montré si passionné, dans le parc?

Antony m'a regardée fixement.

— Georgia, tu es une femme très séduisante, tu sais. J'ai fait une grosse grimace. Il m'a agité sa serviette en papier sous le nez.

— Je suis certain que Billy t'aurait couru après pour de vrai, il y a quelques mois, avant qu'il n'ait une liaison avec Lizzy. Mais en fait, leur histoire dure depuis l'adolescence. Tout le monde a été très surpris, quand elle a annoncé

qu'elle épousait Tom. On s'est dit : « Comment ? Mais elle se goure de frère. » C'est la faute de Billy, il a mis trop longtemps à la demander en mariage. Il voulait continuer à

vivre sa vie, encore un an, juste un an, et puis encore un an... Alors elle a fini par épouser Tom, parce que lui, il s'est déclaré.

— Un tiens vaut mieux...

— que deux galipettes dans un parc, comme tu l'auras constaté toi-même.

— J'ai l'impression d'être une courge. Tu crois qu'il allait voir Lizzy, lundi, lorsqu'il nous a plantés au café, Rory et moi?

— Sans aucun doute. Tom devait être au golf.

— Est-ce que tout Sydney est au courant?

Je commençais à me demander si Liinda savait et si c'était pour cette raison qu'elle m'avait conseillé de tirer un trait sur Billy.

Antony m'a tapoté la main en signe de réconfort.

— Non. Je ne suis au courant que parce que Debbie me dit tout. Et si je t'en ai parlé, c'est uniquement parce que je veux que tu oublies ce gaillard-là. Il est sympa, c'est indé

niable. Pas toujours très fin, mais très séduisant, je le reconnais. Et d'après Debbie, agir de la sorte lui coûte vrai ment beaucoup. Mais il aime profondément Lizzy. Tout ça finira par sortir au grand jour, j'en suis sûr. ,

— Donc j'en déduis qu'il ne m'appellera pas.

— Si, il t'appellera parce que c'est un gentleman et que je suis certain qu'il a apprécié ta compagnie. Et puis comme couverture, être vu en ville avec une belle fille comme toi, c'est l'idéal.

— Antony, tu es tellement galant. J'aimerais que ce soit vrai. En tout cas, c'est agréable d'entendre des choses si gentilles après avoir découvert que l'homme de mes rêves est partie prenante dans un triangle amoureux à la limite de l'inceste. Bon Dieu, quel micmac, cette histoire! Je dois dire que je le trouvais un peu limité intellectuellement, c'est surtout l'extérieur qui m'a emballée. Allez, barman, un autre, ai-je conclu en tendant mon verre à Antony.

Était-ce le Champagne ou la compagnie d'Antony? Je n'étais pas complètement désespérée d'avoir appris la vérité

sur Billy. Sa situation était tellement compliquée que je ne me sentais pas vexée de son attitude envers moi, mais j'étais quand même bien contente de ne pas avoir couché avec lui. Parce que là, j'aurais eu le sentiment qu'il s'était servi de moi. Et puis je ne sais pas pourquoi, mais le fait que ce soit Antony qui m'apprenne tout ça rendait la pilule plus facile à avaler. Pour l'heure, il avait disparu derrière le bar et bricolait je ne sais quoi. La musique a changé tout à coup, et Astrud Gilberto a cédé la place aux premiers accords de We Are Family.

— Viens, on va danser, a proposé Antony.

Il s'est mis à tournoyer dans cette grande pièce blanche, c'était très rigolo. Nous avons dansé jusqu'à épuisement, et on s'est laissés tomber sur le grand lit d'Antony, parce qu'il n'y avait nulle part ailleurs où se laisser tomber. La tête et le pied du lit étaient en bois sculpté et lasuré de blanc, on pouvait s'y adosser très confortablement.

Puisque j'y étais, j'en ai profité pour lui poser d'autres questions sur les gens que j'avais rencontrés à la fête.

— Qu'est-ce que tu sais de Rory Stewart ? ai-je demandé

en me calant confortablement sur un oreiller.

— Un type très bien. Il m'arrive de penser que c'est lui que Debbie devrait épouser, mais en fait il est trop intelligent pour elle. Elle le rendrait dingue. Même s'ils sont effectivement sortis ensemble quand ils avaient seize ans et qu'elle avait temporairement rompu avec Drew...

— Mon Dieu, arrête ! C'est un miracle que tous ces gens n'aient pas deux têtes.

Antony m'a regardée fixement.

— C'est dommage, vraiment, parce que Rory aurait été

bien, pour toi.

Cette fois, ce sont mes sourcils à moi qui ont fait un '

double salto arrière.

— Je dois admettre qu'il est pas mal. Il n'est pas aussi beau gosse que Billy, à première vue, mais une fois qu'on le connaît un-peu mieux, qu'on se rend compte qu'il est gentil, attentionné, on le trouve très beau à sa façon. Pour être honnête, j'ai été un peu déçue qu'il ne me demande pas mon numéro de téléphone...

Les sourcils d'Antony dansaient le french cancan.

— Il n'aurait jamais pu faire une chose pareille ! s'est-il écrié. Tu es la touche de Billy !

— Quoi ? Mais Rory sait que Billy s'envoie en l'air avec sa sœur. Donc il sait qu'il ne s'intéresse pas vraiment à moi.

— Je le sais, tu le sais, ils le savent, mais ils font comme s'il ne se passait rien, je te rappelle. C'est ainsi que fonctionne le double bluff : Rory ne peut pas t'inviter, parce qu'il marcherait sur les plates-bandes de Billy. Ils sont potes. Les potes, c'est une grande tradition australienne. Un vrai Australien pur sucre fait passer ses potes avant sa copine. Et Billy et Rory sont amis depuis qu'ils sont nés. J'ai secoué la tête, amusée.

— Ils sont surtout très dérangés. Au premier abord, ils font peut-être maris idéals, mais en fait ils sont cinglés. Je trouvais que la classe moyenne britannique était frustrée jusqu'à la moelle, mais c'est peut-être pire. Je crois que je vais me tenir à l'écart de ce beau monde.

— En effet, c'est sage. Et quoi que tu fasses, n'en parle pas à

Debbie. Ne lui dis même pas que tu les as rencontrés. Elle en serait jalouse comme un pou. Elle considère que tous ces hommes lui appartiennent, et d'une certaine manière elle n'a pas tort. Plus rien n'a vraiment tourné rond dans ces trois familles depuis que les seins de Debbie Brent ont commencé

à pousser.

J'ai regardé ma montre. Il était une heure passée et je sentais ma deuxième gueule de bois de la semaine arriver à

grands pas. En plus, il y avait école le lendemain. «Beau travail, Georgia, ai-je pensé. Tu es en Australie depuis quinze jours et te voilà déjà alcoolique, toxicomane et impliquée dans un horrible scandale familial. » J'ai dit à Antony qu'il fallait que j'y aille. Il a appelé un taxi et est descendu avec moi.

— Bonne nuit, ma chérie, a-t-il murmuré en m'embrassant chaleureusement sur les deux joues. Puis il s'est arrêté, m'a regardée un instant, et m'a embrassée une nouvelle fois. Sur les lèvres.

5

. Le lendemain, côté forme j étais beaucoup mieux que le lundi matin. J'ai avalé un sandwich au bacon pour commencer la journée. Puis je me suis souvenue qu'il fallait que je coince Debbie pour lui parler du shooting pour l'article qui enthousiasmait tant Maxine.

Je suis allée faire un tour du côté de la rédaction Beauté. Elle n'était pas encore arrivée. Il était dix heures et demie, et Kylie avait l'air un peu embarrassé. C'était une fille trop gentille pour pouvoir mentir avec conviction, et j'ai eu la nette impression que Debbie n'était pas « en rendez-vous à l'extérieur », comme elle venait de me l'annoncer. Debbie est arrivée sur ces entrefaites, les cheveux encore mouillés. J'ai haussé un sourcil en direction de Kylie, me demandant si Antony m'avait refilé son tic. Debbie affichait un grand sourire radieux. Mais elle a gardé ses lunettes noires.

— Salut, les filles ! Comment ça va, aujourd'hui ? On papote? Vous avez des choses intéressantes à me raconter?

— Oui, ai-je répondu. On complote pour te voler ta robe de bal. Comment s'est passé ton dîner, hier?

Une grimace a retroussé son adorable petit nez.

— Ennui mortel. J'ai rencontré Peter à une fête, à Bowral. Je le trouvais marrant, mais en fait il est rasoir comme pas deux. En plus, il n'avait pas de coke et a refusé quand je lui en ai proposé, franchement grossier. Pour couronner le tout, il n'a pas voulu aller en boîte après le dîner. Il voulait «

parler». Rasoir à mort, je vous dis.

— Donc tu es rentrée tôt et tu t'es mise au lit, Debbie ? a demandé Liinda qui venait de passer la tête dans l'entrebâillement de la porte.

— Pas vraiment. Cinq heures du mat'. Je lui ai demandé

de m'emmener boire un verre au Blue Room, et là j'ai ren contré un type très sympa et mignon à croquer. On s'est bien amusés, tous les deux. On a fini la soirée au Midnight Shift, vous vous rendez compte ?

Là-dessus, elle s'est mise à chanter Believe, de Cher, en claquant des doigts pour marquer la mesure. Liinda m'a regardée en louchant et a articulé le mot «ecstasy».

— Debbie, ai-je demandé en essayant de respecter la cadence, Maxine a une idée pour un shooting avec dix per sonnes. Des non-professionnels.

Elle s'est tournée vers moi, a fait la moue.

— Les vraies gens sont toujours moches, les photos seront hideuses. C'est quoi, cette idée débile ?

Liinda s'est éclipsée. Pas assez d'action pour elle, je suppose.

— Elle veut qu'on déniche cinq couples et qu'on demande aux hommes de relooker leur femme, pour voir quel genre de coiffure et de maquillage les mecs aiment vraiment sur les nanas.

Le visage de Debbie s'est éclairé.

— Génial ! S'ils se relookent les uns les autres, vous n'au rez pas besoin de moi, la styliste, si? Kylie peut organiser la séance, ils peuvent s'enlaidir à plaisir, et pendant ce temps je ferai quelque chose d'utile. Kylie, tu pourrais aller me cher cher deux cafés? Deux latte, sans sucre. Tu en veux un café, Georgia? OK, tu rajoutes un latte sucré, Kylie, et tu prends ce que tu désires. Je te filerai les sous plus tard, il faut que j'aille au distributeur. D'ailleurs, tiens, tu pourrais y aller pour moi. Voilà ma carte, retire cinq cents dollars, tu connais le code. Alors, Géorgie, comment ça va, toi ? Tu te sens bien chez Glow et à Sydney?

« Quelle attitude chaleureuse ! » ai-je pensé. Debbie me souriait, et, même si c'était sous l'influence d'un psychotrope quelconque, j'appréciais. Personne ne pouvait rester insensible au sourire radieux de Debbie.

— Tout se passe très bien, merci. Pour l'instant, j'adore ce pays. Tout le monde est tellement gentil...

— Parfait. Je suis certaine que tu feras ton trou. Tu as déjà rencontré de séduisants Australiens ?

— Un ou deux. Je suis allée à la fête de Danny Green, dimanche, c'était vraiment sympa.

— J'y vais aussi, d'habitude, mais cette année ça ne me disait rien. J'avais une grande soirée samedi, et en plus j'ai oublié de demander à Antony de me faire un chapeau, ce qui fait que je n'avais rien à me mettre.

— J'ai rencontré ton ami Antony. Il est vraiment charmant.

— Tu peux faire une croix dessus tout de suite, il est gay. Alors ne perds pas ton temps.

— Je voulais dire charmant en tant qu'ami. Il est tellement drôle.

— Oui. Il fait de très belles robes, aussi, mais ne te montre pas trop en public avec des homos. Ça repousse les vrais mecs. Tu as rencontré qui d'autre ?

— Jasper O'Connor.

— Mazette ! Une folle déjantée et un looser irrécupérable. Ce n'est pas brillant, comme pêche. Je sais que les petites Anglaises viennent toutes ici pour s'envoyer en l'air, alors il va falloir s'en occuper sérieusement. On ne peut pas vous en vouloir, remarque. J'ai passé un an à Londres après mes études, et au lit je n'ai pas trouvé un Rosbif pour racheter l'autre. Il y en avait même un qui passait son temps à s'excuser. Elle s'est mise à rire, puis a poursuivi en prenant un accent pointu, très distingué.

— «Je suis désolé, j'ai bien peur d'avoir eu un petit orgasme, là, tout de suite. Ça ne vous dérange pas ? »

Nouveau fou rire.

— Quelle perte de temps ! Je comprends pourquoi tu es venue t'installer ici. Je me demande si on a des amis com muns, à Londres. J'y vais très souvent. Tu as fait ton secon daire où ?

Mon obscur pensionnat écossais ne l'a pas impressionnée, mais, quand je lui ai dit que mon frère était allé à Winchester, elle a dressé l'oreille.

— Alors, tu connais Freddie Swinton et Toby Ayres?

Beaux comme des dieux. La mère de Toby est Italienne... Et elle a continué à papoter un bon moment, puis elle a ouvert son agenda et en a tiré une poignée de cartons d'invitation.

— Voyons, qu'avons-nous cette semaine? Où est-ce que je vais pouvoir t'emmener en étant sûre qu'il y aura de beaux Australiens. Mmm... Un vernissage à la galerie Glenmore Road. Ah, non, c'était la semaine dernière ! Le lancement d'un nouveau parfum Ralph Lauren, ce soir. J'y vais, mais il n'y aura pas de mecs, juste des rédactrices Beauté célibataires. Et du parfum gratuit, aussi, ce qui peut valoir la peine. Je ne sais qui lance un nouveau téléphone portable la semaine prochaine, ça attire les mâles en costume, c'est bien, on ira. Mais je voudrais trouver quelque chose cette semaine, pour que tu voies qu'il y a des vrais hommes à Sydney, pas seulement des tantes et des amateurs de chanvre. Tiens, un autre vernissage, ce soir, j'y passerai en allant chez Ralph Lauren. Ça te dit?

— Merci, mais je suis trop fatiguée. Et puis j'ai une mine à faire peur, j'ai fait la fête hier soir.

Elle m'a regardée par-dessus ses lunettes de soleil.

— Effectivement, c'est un peu bouffi. Bon, quoi d'autre?

Une fête de bienvenue pour un raseur de l'Opéra, non merci, ce genre de sauterie est monopolisé par les folles. Inaugura tion d'un magasin de chaussures à Mosman, c'est de l'autre côté du pont, on laisse tomber. Ah ! Voilà, c'est parfait : demain soir, défilé de mode aux grands magasins David Jones. C'est l'avant-première de la nouvelle collection automne-hiver, et c'est toujours très bien organisé. Avec plein d'hommes. Ça marche? On partira d'ici, pas le temps d'aller se faire maquiller et coiffer, je demanderai à Marco de me coiffer le matin. Mais il va falloir que tu t'habilles un peu plus... habillé, quoi.

Elle m'a examinée sous toutes les coutures, comme un maquignon jauge un cheval qu'il hésite à acheter. J'ai failli ouvrir la bouche pour lui montrer mes dents.

— Mets une robe. Et puis tu pourrais peut-être essayer de te coiffer. Ça t'arrive, d'aller chez le coiffeur?

— De temps en temps. Ne t'inquiète pas, je vais me laver les cheveux. Et merci, Debbie, c'est très sympa de ta part de m'inviter.

J'avais glissé mes mains sous mes cuisses pour qu'elle ne voie pas mes ongles.

— De rien. Je ne voudrais pas que tu aies une mauvaise impression de Sydney. Et puis la prochaine fois que j'irai à

Londres, tu me présenteras tous les copains de ton frère. Bon, en attendant, tu diras à Maxine que Kylie va s'occuper de son shooting, d'accord ?

Elle m'a gratifiée d'un de ses éblouissants sourires, et une fois encore j'ai compris pourquoi tous les membres des familles Stewart et Ryan avaient à un moment ou à un autre été amoureux d'elle. J'ai acquiescé, consciente du fait que mon audience auprès de Sa Majesté était close.

« Pas de problème, Debbie, ai-je songé en regagnant mon bureau, je veux bien me faire enguirlander par la rédac'chef parce que tu n'as pas envie de faire un shooting, du moment que tu me présentes de beaux petits gars. »

Non mais, qu'est-ce qui me prenait?

Debbie avait raison à propos de la palanquée de messieurs très présentables au défilé de mode David Jones. J'ai juste regretté de ne pas avoir étudié le buffet d'un peu plus près, parce que celui que j'ai choisi s'appelait Nick Pollock, alias, pour une grande partie de la population féminine de Sydney, Chaud Lapin. Mais ça, je l'ignorais.

Je dois dire que la soirée était très réussie. Beaucoup de dames en tailleur Chanel accompagnées de leurs maris sinistres, et une bonne dose de Jeunes et Belles Choses pour que ça ait moins l'air d'une convention sur les progrès de la chirurgie esthétique. J'étais une JBC honoraire, et je suivais Debbie partout. Debbie qui avait fréquenté les meilleures écoles et connaissait tous ceux qu'il fallait absolument que je rencontre. Comme j'avais fait une école « pas mal » en Ecosse et que mon frère en avait fait une «très bien» en Angleterre, je suis devenue instantanément membre de son petit groupe très exclusif de copains qui ne juraient que par le polo, les maisons en bord de mer, les BMW, le boursicotage et la cocaïne.