Il m'a souri de ce sourire si doux. Puis il a semblé revenir à la réalité et m'a demandé d'un ton sérieux :
— Tu as vu Billy, récemment ?
— Non, ai-je répondu avec un peu trop de précipitation. Pas depuis cette étrange matinée, et pas depuis que j'ai appris qu'il sortait avec ta sœur...
Un ange est passé.
— Est-ce que tu t'occupes toujours des autres, Rory? ai-je demandé. Je ne sais pas pourquoi j'ai posé cette question. J'aurais aussi bien pu faire une remarque sur le temps. Rory a eu l'air surpris.
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien... tu t'es occupé de Debbie tout à l'heure, et maintenant de moi, et je sais que, si tu n'es pas à la terrasse d'un café de Darlinghurst, c'est parce que tu t'occupes de ta mère, de ton père, de la ferme... Ça fait beaucoup.
« Et en plus, tu t'occupes de préserver le lourd secret de Billy et la réputation de ta sœur», ai-je songé sans oser l'ajouter.
— Oui, tu as sans doute raison. Je n'ai jamais considéré
les choses sous cet angle. C'est ainsi, voilà tout... La vie à
Sydney me manque, mais je n'y serais pas heureux si je savais que mes parents souffrent ici sans moi. Et puis, Georgia, m'occuper de toi, c'est un plaisir, pas un devoir. D'ailleurs, je vais aller passer un coup de fil à Jenny pour lui dire que tu es en de bonnes mains.
Il est revenu quelques instants plus tard.
— Bon, tout va bien. Debbie est au lit, ils ont appelé le médecin, qui est venu lui faire une piqûre. Jenny est désolée, ils n'iront pas au bal ce soir, mais tu peux y aller avec moi et t'amuser un peu. C'est une excellente idée, non?
— Avais-tu l'intention d'y aller? Je ne veux pas m'imposer.
— Tu rigoles ? Je serai ravi de t'y emmener. C'est très sympa, ça se passe dans une vieille grange.
— Il y aura un orchestre ?
— Bien sûr. Un bal de campagne sans orchestre, ce n'est pas un bal.
— Super, alors je suis partante. Il faut que je me change. Je ne suis pas vraiment habillée pour le bal.
— Pas du tout, tu es parfaite. Tout le monde sera en jean et en bottes, à cause du rodéo. Et de toute façon, quoi que tu portes, tu seras la plus belle fille du bal. J'ignore si c'était vrai, mais j'ai en tout cas été celle qui a le plus dansé de la soirée. Dans ce bal typique du bush australien, la danse de référence ressemblait au quadrille écossais. Même si se trémousser dans tous les sens est assez drôle, il y a quelque chose de très agréable à respecter des pas et des figures et à ne pas se tromper. Surtout si on tient les mains de Rory Stewart.
J'ai rigolé toute la soirée. J'étais très loin de chez moi, et je m'amusais. Mes grands-parents auraient été ravis de me voir avancer, reculer, tourner, le tout pratiquement au pas de charge. Ils auraient surtout été ravis que je sois avec quelqu'un qui s'appelait Rory Stewart, ai-je réalisé. Stewart était en effet le nom d'un des plus fameux clans écossais.
— Est-ce que ta famille est d'origine écossaise, Rory? ai-je demandé tandis qu'il m'entraînait au rythme d'une polka.
— On est australiens, plutôt, mais mon arrière-arrièrearrière-arrière-grand-père était un soldat écossais du nom d'Andrew Stewart.
— Ma famille est écossaise aussi.
— C'est vrai ?
— Mes grands-parents vivent sur l'île de Mull. Mon frère Hamish joue de la cornemuse.
— Moi aussi, a dit Rory, un sourire jusqu'aux oreilles.
— Tu plaisantes?
— Non, pas du tout. Je suis allée au Scots Collège, et il y avait un orchestre de cornemuses, dont j'ai fait partie. Et puis nous avons été séparés parce que c'était une de ces danses où l'on n'arrête pas de changer de cavalier. Nous nous sommes retrouvés quelques minutes plus tard, rouges comme des tomates et à bout de souffle.
— Tu as l'air de vraiment t'amuser, Georgia, je me trompe ? m'a demandé Rory alors que nous avancions en sautillant entre une haie de danseurs qui applaudissaient.
— Non, mais je ne vais pas tarder à m'effondrer. Tu permets qu'on saute la prochaine danse et qu'on aille boire un coup?
C'est le moment que l'orchestre a choisi pour attaquer La valse Tennessee, une de mes chansons préférées.
— Tu vas devoir attendre un peu pour te reposer, Geor gia, a dit Rory. J'adore ce morceau.
Et il m'a enlacée. Rory était un excellent valseur, il ne traînait pas les pieds et contrôlait parfaitement notre trajectoire. J'ai essayé de garder la tête droite et le regard fixe au-dessus de son épaule gauche, comme nous le recommandait Mlle Emerson, ma prof de danse de salon, mais quelque chose m'a poussée à tourner la tête pour regarder mon cavalier. Il avait lui aussi tourné la tête et me regardait fixement. Il n'a pas souri, n'a pas détourné les yeux. Il les a plongés dans les miens, sans les quitter. J'ai ressenti un drôle de petit frisson et c'est moi qui ai détourné le regard, tandis que mes pommettes s'empourpraient. À la fin du morceau, il m'a renversée dans ses bras. Les gens ont applaudi. Ils nous applaudissaient, nous.
— Merci, Ginger, m'a dit Rory en m'embrassant sur la joue.
— Merci, Fred.
Nous sommes allés nous reposer, et je me suis tout à
coup sentie un peu mal à l'aise, intimidée. Cette valse avait été un moment très intime, et je ne savais plus comment me comporter avec Rory. J'ai eu le sentiment qu'il éprouvait la même chose.
— Bon, je crois que je ferais mieux de te ramener à Bun-daburra, a-t-il lâché soudain, comme nous contemplions tous les deux nos mains sans rien dire. Il faut que je me lève tôt, demain.
Et on est partis. Dans l'uti, il a mis la radio très bas et j'ai regardé le paysage défiler. Dans la pénombre, j'étais plus à
l'aise.
— À quoi ressemblent tes tableaux, Rory? ai-je demandé. Il a ri. Pas d'un rire hystérique comme Antony, ni d'un caquètement comme Jasper, mais d'un rire doux, léger.
— Ce qui me plaît chez toi, Georgia, c'est que tu vas tou jours droit au but. À quoi ressemblent mes tableaux? Com ment dire... Bien sûr, je n'ai pas peint depuis un moment, mais je crois qu'ils ressemblent à ce que tu as devant les yeux en ce moment même. Mes dessins parlent de cet endroit, de ces collines. J'ai toujours essayé de capturer les formes et les couleurs de ce pays. Pas pour en faire des copies exactes, mais plutôt pour transmettre les sentiments qu'elles provoquent en moi. Le souvenir que j'en avais dans mon atelier, en ville.
— Doré.
Il s'est tourné vers moi, m'a regardée fixement.
— Oui, c'est ça, doré. En grande partie. Tu t'intéresses à
l'art?
— Oui. L'art me passionne. Un... un ami m'a emmenée à
l'Art Gallery, il y a quelques semaines. J'ai trouvé cet endroit fantastique. Tous ces grands artistes dont je n'avais jamais entendu parler...
— Qu'est-ce qui t'a plu en particulier?
— J'ai aimé les tableaux les plus anciens, je ne me souviens plus des noms des peintres, c'était le mouvement des Impressionnistes australiens, je crois. Des tableaux du bush, aussi. Mais celui que j'ai préféré, c'était Arthur Boyd. J'ai cru un instant qu'il me trouvait prétentieuse,
— Dis-moi pourquoi tu apprécies Boyd.
— Mmm... Sa façon de mélanger les paysages et les créatures mythologiques m'a plu. Tiens, au fait, comment va Scooby?
— Scooby va très bien. Elle est punie en ce moment pour un incident avec le beurrier, mais sinon, elle est en forme. Je l'ai inscrite à un concours de saut, demain. Elle a des chances de...
Il s'est arrêté net et a repris presque aussitôt.
— Oui, j'aime Boyd pour les mêmes raisons, en gros. Le musée est une des choses qui me manquent le plus, ici. Nous avons poursuivi notre route en silence, et puis le portail de Bundaburra est apparu dans la nuit.
— Nous sommes presque arrivés, a dit Rory.
Et très vite, trop presque, il s'est garé devant la maison des Brent. Rory est descendu pour m'ouvrir la portière.
— Je n'entre pas, mais salut pour moi à Jenny, tu veux bien? Et dis-lui que si Debbie veut rester quelques jours de plus, je te conduirai à l'aéroport avec joie demain.
— Merci, Rory. Tu as été tellement gentil, aujourd'hui.
— C'était un plaisir, crois-moi. J'ai rarement l'occasion de parler de la peinture d'Arthur Boyd, par ici. Nous nous sommes retrouvés face à face, souriant, les bras ballants. Et j'ai compris qu'il fallait que je rentre.
— Bon, eh bien, au revoir, ai-je soufflé avant de l'em brasser sur la joue.
Sur le perron, tandis que je le regardais partir en agitant une main, j'ai réalisé qu'il ne m'avait toujours pas demandé
mon numéro de téléphone. J'aurais bien aimé savoir pourquoi. Il
Debbie ne voulait pas rester à Bundaburra, bien au contraire. Elle avait hâte de rentrer à Sydney, hâte de se débarrasser de moi. Elle était furieuse d'avoir raté le bal. Furieuse contre ses parents qui avaient laissé le médecin lui administrer un calmant. Furieuse contre Rory Stewart qui s'était interposé alors qu'elle «s'amusait». Mais surtout, elle était furieuse contre moi.
— Je suis désolée, Debbie, ai-je plaidé contre la porte close de sa chambre, mais je ne crois pas que ce cow-boy avait les meilleures intentions à ton égard. J'ai cru bien faire. Je l'entendais jeter des objets à travers la pièce.
— Sale moucharde, a-t-elle hurlé. Je t'ai invitée ici pour qu'on prenne du bon temps et à la minute où j'ai commencé
à me divertir, justement, tu as couru tout raconter à mes parents. Bon Dieu, pourquoi est-ce que tout le monde cherche à m'empêcher de m'amuser? Je te trouvais cool, comme fille, mais tu es comme les autres, en fait. Elle a ouvert la porte un instant. Elle avait le visage tout rouge.
— Tu as passé une bonne soirée avec Rory Stewart, au bal ? C'est sans doute la raison pour laquelle tu es venue ici. Toi aussi, tu cherches à te caser dans la haute? Sale petite arriviste !
Elle a claqué la porte. J'ai eu l'impression d'avoir été
giflée. Après une telle tirade, je ne savais que faire, alors je suis allée préparer mon sac.
Par la fenêtre de ma chambre, j'ai vu Jenny et Johnny qui discutaient, pâles d'inquiétude. Puis Johnny est parti, et Jenny est entrée dans la cuisine. Je l'ai rejointe. Elle se tenait devant l'évier, et regardait par la fenêtre.
— Je suis navrée, Jenny.
— Ce n'est pas votre faute, Georgia, je vous en prie, ne vous tourmentez pas, a-t-elle répondu en se tournant vers moi. Le comportement de Debbie est complètement irrationnel, depuis l'accident. Et puis elle a subi un choc en croyant voir Drew.
— Je sais, c'était terrible.
— Elle a besoin de pleurer, a repris Jenny en plaquant une main sur l'évier, contenant visiblement sa frustration. Elle a besoin de vivre ce chagrin et de l'évacuer, mais au lieu de ça, elle le projette contre tous ceux qui l'entourent, s'en sert comme d'une arme.
Elle m'a regardée, les larmes brillaient dans ses yeux.
— J'espérais vraiment que ce week-end lui permettrait de se réconcilier avec cet endroit. Mais il n'a fait qu'aggraver la situation. Je me sens impuissante.
Je me suis approchée et j'ai passé un bras autour de ses épaules. Elle a séché ses larmes.
— Ne vous inquiétez pas, Georgia, Debbie ne sera pas fâchée contre vous très longtemps, ce n'est pas dans sa nature. Et ce serait un vrai réconfort pour moi de savoir qu'elle a une amie comme vous auprès d'elle. Notre mar ché tient toujours ? Est-ce que vous me promettez de me prévenir si vous jugez qu'elle a des ennuis ?
Après la volée de bois vert que je venais de recevoir, c'était une perspective un peu terrifiante
— Je sais que c'est une lourde responsabilité, a repris Jenny. Et puis vous nous connaissez à peine, mais j'ai le sentiment que je peux vous faire confiance.
Ses yeux étaient à nouveau humides.
— Je ferai de mon mieux, Jenny, ai-je promis, priant pour que l'occasion ne se présente pas.
— Merci, a-t-elle répondu avec un faible sourire. Au fait, comment s'est passé le bal ? Est-ce que Rory s'est occupé
de vous ?
— J'ai passé une excellente soirée. Mais j'ai beaucoup regretté que vous ne soyez pas tous là, il y avait vraiment une bonne ambiance.
Je n'ai pas osé parler de Rory. Son lien avec Drew était si fort que je ne me sentais pas le droit de m'amuser avec lui alors qu'ils luttaient aux côtés de leur fille endeuillée.
— Ça lui aura fait du bien, à Rory, d'avoir un peu de compagnie féminine, a dit Jenny. La vie doit être bien triste et solitaire là-haut, pour lui.
Et si je ne me trompe, elle m'a regardée d'un air entendu. Debbie ne m'a pas adressé la parole de tout le trajet jusqu'à l'aéroport. Lorsque nous sommes arrivées, elle est sortie de la voiture en claquant la portière, sans même dire au revoir à sa mère.
— Ne vous inquiétez pas, Jenny, elle s'en remettra vite, ai-je lâché, mal à l'aise.
— Oui, vous avez sans doute raison. En tout cas, j'ai été
ravie de vous rencontrer et j'espère que vous reviendrez nous voir. Si Debbie continue à être horrible avec vous, venez toute seule, vous serez toujours la bienvenue. Voici notre numéro de téléphone, vous n'aurez même pas à le demander à Debbie. Et ne soyez pas une Anglaise timide, notre proposition tient toujours, pour votre frère.
— Merci, Jenny, et au revoir. Tâchez de ne pas trop vous en faire.
Debbie m'a ignorée tout le voyage, et à l'arrivée à Sydney elle est partie chercher sa voiture, me plantant là. J'en ai été
quitte pour prendre un taxi. Qu'allais-je raconter à Antony?
Fallait-il tout lui dire? Je n'ai guère eu le temps d'y réfléchir, mon téléphone sonnait déjà quand j'ai glissé ma clé dans la serrure.
— Alors?
— Bonjour, Antony, comment vas-tu ? As-tu passé un bon week-end?
— Laisse tomber mon week-end. Comment était Johnny Brent?
— Eh bien, je dois reconnaître qu'il n'est pas mal... et très séduisant lorsqu'il a les cheveux mouillés.
À l'autre bout du fil, Antony s'étranglait de jalousie.
— Tu l'as vu sur un cheval? Est-ce qu'il portait ses bottes de polo? Et la maison, comment est-elle? Paradisiaque?
— C'est le mot juste. Tout est paradisiaque, là-bas. Antony, as-tu déjà rencontré Jenny Brent?
— Mon Dieu, non ! Cette épouvantable petite arriviste.
— Elle n'a rien d'épouvantable. Elle est adorable, au contraire, c'est la femme la plus sympathique qu'on puisse imaginer. Et elle est tout aussi belle que lui. Alors s'il te plaît, ne dis plus jamais rien de méchant sur elle. En plus, Johnny est fou d'elle, ça saute aux yeux.
— Pff... tout ça est d'un ennui... Au fait, Debbie m'a confié qu'elle te détestait à mort, et que tu n'es allée là-bas que pour essayer de te caser dans la bonne société.
— Vraiment? Quand t'a-t-elle dit tout ça?
— Elle m'a appelé de sa voiture il y a dix minutes. Qu'est-ce qui s'est passé?
Je lui ai tout raconté. Sauf que j'avais passé une soirée fabuleuse au bal avec Rory, parce que je ne voulais pas que cela revienne jusqu'aux oreilles de Debbie, ce qui n'aurait fait qu'empirer les choses entre nous. Mais Antony Maybury, conseiller de la Reine, avait un sixième sens pour ce genre de détail.
— Si je comprends bien, on a envoyé Debbie au lit comme une petite fille qui aurait fait une bêtise et toi, tu es partie faire la folle à son bal en compagnie du dernier des frères Stewart. Je me doute qu'elle n'a pas dû apprécier. Pas étonnant qu'elle fasse un gros caprice, maintenant.
— Elle pense vraiment que j'ai agi délibérément ? Parce qu'elle était tout de même sur le point de se faire violer par un tas de cow-boys, je te signale. Je suis tombée sur Rory par hasard alors que je cherchais Johnny pour qu'il la sorte du pétrin. Et je suis vraiment contente d'être tombée sur lui parce que, de cette manière, Johnny Brent n'a pas eu à voir sa jolie petite princesse la main plongée dans le jean d'un cow-boy.
— C'est ce qu'elle faisait ? Quelle polissonne, cette fille. Ah, ah, ah ! Il était mignon, au moins ?
— Antony, ce n'était pas drôle. Si je n'avais pas trouvé
Rory, je ne sais vraiment pas ce qui serait arrivé.
— En tout cas, une chose est sûre, elle est furieuse contre toi. Tu as empiété sur son territoire, et je t'avais prévenue, dès qu'il y a du Stewart dans l'air, elle se transforme en lionne.
— Ça, encore, je peux comprendre, mais c'est elle qui a bu. Moi je me réjouissais d'aller à ce bal avec toute la famille Brent. Je voulais voir Johnny Brent danser, pour te faire bisquer.
— Et avec Rory, alors, tu t'es bien amusée ?
Antony Maybury, la subtilité faite homme...
— Ouais, c'était pas mal, ai-je répondu sur un ton dégagé. Un petit bal sympa dans un petit bled sympa.
— Est-ce que tu as dansé la dernière valse avec Rory Stewart? Comme dans la chanson ?
Il s'est mis à fredonner l'air avec une voix de fausset, et je me suis demandé s'il avait des antennes. Comment était-il au courant? Qui avait pu le raconter à Debbie ?
— Oh, je ne m'en souviens plus, j'ai dansé avec tellement de gens ! Tu sais comment ça se passe, on n'arrête pas de changer de cavalier, à ces quadrilles. J'ai dansé avec des tas de vieillards arthritiques et des adolescents boutonneux, et même avec un gamin de six ans. C'était très drôle ! Il y avait aussi des chiens qui couraient entre les couples, et des bébés sur les genoux des femmes.
— Mmm... En tout cas, je te souhaite bonne chance au boulot, demain, avec Debbie. Ce n'est pas la première fois qu'elle fait un coup pareil. Elle a failli faire abattre Maxine un jour parce que cette dernière avait flashé sur un autre frère, Alex Stewart. Si j'étais toi, je l'éviterais pendant un ou deux jours, et puis elle devrait se calmer. Bon, fini avec toutes ces histoires, je voulais te parler d'autre chose. On a des tonnes de fêtes, cette semaine, va chercher ton agenda. Et tout s'est passé exactement comme il l'avait prédit. Debbie m'a complètement ignorée pendant deux jours, et puis peu à peu la glace a fondu et nous avons recommencé à
travailler ensemble. Mais elle n'a plus jamais parlé de ce week-end. C'était comme s'il n'avait jamais eu lieu. Pendant la semaine qui a suivi, la dernière avant lé festival gay et lesbien de Mardi gras, Antony et moi sommes sortis tous les soirs, nous retrouvant parfois pour le petit déjeuner ou le déjeuner afin d'autopsier la soirée de la veille. Les fêtes étaient de plus en plus folles, sorte de montée progressive d'adrénaline avant la grande explosion prévue pour le samedi soir. Toute la ville était en ébullition. La tension sexuelle était à son comble et était tangible jusque dans l'air.
Des hordes de touristes gays avaient débarqué et se promenaient main dans la main, torse nu, sac au dos, d'énormes bottes aux pieds. Des couples de lesbiennes s'embrassaient à
pleine bouche au coin des rues sans que personne ne s'arrête ou ne se retourne. Oxford Street fourmillait de monde vingtquatre heures sur vingt-quatre, et Seraphima m'a raconté
qu'elle avait vu un homme assis sur le trottoir ne portant qu'une paire de jambières et un chapeau. À l'heure du déjeuner.
Même si, au dire de la bande d'Antony, je ne pouvais que
« m'éclater à 200 % » à la fête du samedi soir, j'ai décidé
de ne pas y aller. Je savais que le spectacle était unique et que beaucoup d'hétéros seraient présents, mais au fond j'avais le sentiment qu'une grande fille toute simple comme moi n'avait pas sa place au cœur d'une manifestation festive que d'autres avaient eu tant de mal à obtenir. En revanche, j'avais bien l'intention d'assister au défilé. Ma décision a mis Antony en colère. Il m'a traitée de
«banlieusarde». Debbie a annoncé qu'elle l'accompagnerait et il s'est plongé à corps perdu dans la confection d'une tenue pour sa poupée Barbie grandeur nature préférée. Du coup, il en a oublié de m'en vouloir à mort.
Je ne savais pas avec qui aller défiler, jusqu'à ce que, à
ma grande surprise, Liinda surgisse dans mon bureau le vendredi matin et me demande si je voulais l'accompagner.
— Je croyais que tu n'aimais pas les homos, ai-je répondu. Et que tu ne sortais jamais le soir.
— Jamais de la vie. J'ai dit que je n'avais pas d'amis proches chez les gays. Mais j'adore regarder le défilé. Les gays et les lesbiennes sont des minorités opprimées, au même titre que les femmes, et je considère ce défilé comme une grande conquête. Il y a vingt ans, on aurait interdit une telle manifestation, et aujourd'hui elle est sponsorisée par les plus grandes banques et diffusée à la télévision nationale. Et puis j'aime bien voir les gouines à moto, a-t-elle ajouté avec un grand sourire. Il me reste d'une vie antérieure un faible pour les grosses cylindrées qui pétaradent.
— Alors ce sera avec plaisir. Comment est-ce qu'on s'organise ?
— En général, je pars tôt dans l'après-midi pour trouver une place sur Taylor Square, m'a expliqué Liinda. Je prends un cageot en plastique, mon baladeur, des cigarettes. Tu peux me rejoindre vers dix-neuf heures. Ça vaut le coup de venir en avance, rien que pour regarder les gens. Zoé sera là
aussi.
— Comment va-t-elle ?
— Ça va. Elle voit un psy et vient aux réunions des Alcooliques Anonymes avec moi. On n'en est qu'au début, mais elle s'en sortira.
— Tu es sûre qu'elle aura envie de venir?
Le nid d'oiseau s'est agité affirmativement.
— Oui. Elle habite chez ses parents, tu sais. Et inutile de préciser que c'est à cause d'eux qu'elle est dans cet état. Donc prendre un peu l'air lui fera le plus grand bien.
— N'en rajoute pas, je n'en peux plus de ces histoires de famille foireuses.
— Si j'ai bien compris, tu as mis le pied dans un des psychodrames de Debbie, avec dans les rôles principaux trois familles hautement perturbées.
Comment Liinda était-elle au courant? Debbie lui avaitelle raconté ce désastreux week-end à elle aussi ?
— J'entends tous les coups de fil de Debbie, a ajouté
Liinda comme si elle lisait dans mes pensées. Elle t'a habillée pour l'hiver. Enfin, passons. Zoé et toi vous devriez sortir toutes les deux, après le défilé. Moi je rentrerai finir mon tricot, mais vous, vous pouvez aller vous amuser. Ah, s'amuser, a-t-elle ajouté en secouant la tête, je m'en souviens, c'était bien ! Tu veux le numéro de Zoé ?
— Heu... oui.
J'avais passé le week-end avec une alcoolique toxicomane et nymphomane, alors pourquoi pas une folle soirée avec une boulimique névrosée ?
12
Le défilé était à mourir de rire. Je n'avais jamais rien vu de pareil, ni connu une telle atmosphère. La foule était pour le moins variée, il y avait des jeunes et des vieux, des citadins branchés et des banlieusards pépères (merci, Antony), la convivialité était de mise, de même que l'enthousiasme. La police a arrêté quelques jeunes casseurs qui hurlaient des injures homophobes, mais la plupart des gens se souriaient les uns aux autres.
Antony m'avait appelée le matin pour me souhaiter un
«joyeux Mardi gras».
— C'est notre Noël à nous, tu sais.
Je ne l'avais jamais entendu aussi excité. Il m'a décrit son costume en long en large et en travers (pantalon de cuir noir et gilet sans manche de cuir noir). Simple, confortable, mais «supertop au niveau de la qualité»
m'avait-il précisé.
— Tu ne vas pas avoir trop chaud ? avais-je demandé.
— C'est l'effet recherché, ma chérie.
— Alors amuse-toi bien. Et appelle-moi quand tu auras refait surface. Surtout, conduis-toi en mauvais garçon, Antony.
— Fais-moi confiance, Minou. Je t'adore.
Liinda avait trouvé un emplacement parfait à un coin de Taylor Square, nous étions au premier rang, ce qui fait que je n'ai même pas eu à monter sur mon cageot en plastique pour avoir une belle vue. Les premiers à défiler étaient les gouines à moto, il y en avait des centaines, aussi superbes que l'avait prédit Liinda. Ensuite venait une longue fanfare composée exclusivement de musiciens en shorts très courts, marchant en cadence.
Puis est passé un groupe d'hommes en cuir dont les costumes rivalisaient de provocation. Betty en faisait partie, avec pour seul vêtement des jambières de cow-boy mettant en valeur son derrière poilu.
— Betty ! Betty ! ai-je hurlé. Tu es magnifique ! H a tourné la tête vers moi et m'a fait coucou.
— Merci, Minou chéri ! Joyeux Mardi gras !
Puis il est venu m'embrasser en courant avant de rejoindre le groupe. J'en suis restée tout émoustillée, avec l'impression d'être quelqu'un de spécial.
Le spectacle a provoqué en moi une succession d'émotions très diverses. Ainsi, je suis passée du rire hystérique devant un char en forme de pénis géant chevauché par dix hommes en shorts à paillettes et chapeaux de cow-boy, aux larmes à
peine refoulées lorsque les parents d'enfants séropositifs ont défilé en silence, tête haute, tenant leurs enfants par la main ou les poussant dans des fauteuils roulants. J'ai pensé aux amis que j'avais perdus à Londres et j'ai fait une petite prière pour Henry, Malcolm et Lee. « Jamais je ne vous oublierai, leur ai-je promis. Jamais. »
Certains chars étaient de véritables œuvres d'art, d'autres avaient visiblement été fabriqués avec les moyens du bord, ce qui avait un côté attendrissant. D'autres encore représentaient des petites communautés ethniques de Tasmanie et de la campagne de la Nouvelle-Galles du Sud, ou étaient sponsorisés par d'énormes sociétés. Une troupe d'environ cent Monica Lewinsky est passée, composée exclusivement d'hommes en petite robe bleue et fumant le cigare. Suivaient de près des hommes-ours en jean, chemise à carreaux et bottes qui n'étaient pas sans évoquer La petite maison dans la prairie, mais sous acide. Des drag-queens marchaient nonchalamment, portant les tenues les plus extraordinaires, et de magnifiques lesbiennes ont défilé, poitrine à l'air et énormes bottes de motards aux pieds. Tout le monde avait le sourire aux lèvres.
— Joyeux Mardi gras ! ai-je crié. Joyeux Mardi gras ! ai-je lancé à Liinda et à Zoé en les serrant dans mes bras. C'était génial. Et puis soudain, tout a été terminé. Les participants au défilé ont disparu en direction du Showground, où devait se tenir la grande fête. Liinda avait raison, je n'avais pas envie de rentrer chez moi me faire un chocolat et lire un bon bouquin. J'avais envie de m'éclater. Heureusement, Zoé aussi. Je serais bien allée danser, mais où aller un soir de Mardi gras quand on est hétéro?
— Ne me demande pas, m'a répondu Liinda. Je ne suis jamais allée que dans les boîtes où je savais que je pourrais trouver de la drogue. Moi, je rentre. Salut, vous deux, amu sez-vous bien.
Et elle s'est éclipsée.
Zoé et moi on s'est regardées. J'étais bien décidée à
m'amuser, parce que je portais une robe neuve fabuleuse dans un imprimé tropical et mes talons hauts spécial fiesta. Liinda avait gentiment emporté mes baskets.
— Quelle heure est-il ? a demandé Zoé, pas mal du tout dans une robe turquoise en dentelle, bordée de rouge. Bon, il n'est que neuf heures passées, je propose qu'on fasse quelques bars, on verra bien.
On a commencé par un bar à Champagne dans un hôtel branché, puis on a traîné dans un établissement très classe proposant une longue liste de cocktails et une belle vue sur la ville. L'endroit était comble et il y avait de beaux mecs, même si, après Billy et Pollock, rencontrer l'âme sœur n'était pas dans mes projets immédiats. Zoé semblait connaître beaucoup de monde alors nous nous sommes jointes à un groupe. Ils n'étaient pas aussi drôles que les amis d'An-tony, mais la musique était excellente et l'endroit vraiment sympa.
Au bout d'un moment, j'ai remarqué que Zoé regardait autour d'elle avec une expression un peu étonnée.
— Qu'y a-t-il ? ai-je demandé.
— Depuis qu'on est arrivées, ça me turlupine. Je savais que quelque chose avait changé et j'essayais de découvrir quoi. La lumière? La moquette? Et je viens de trouver.
— C'est quoi ?
— Il n'y a pas un seul homo, ici.
J'ai regardé autour de moi. Elle avait raison.
— C'est la seule soirée de l'année où tu peux sortir à Sydney sans croiser un seul homo, a repris Zoé.
— Ça fait bizarre, hein? ai-je dit. Je me demandais, aussi, pourquoi tout le monde était si mal habillé.
On a bien rigolé. Mais maintenant qu'elle en avait parlé, je ne me sentais plus aussi à l'aise. Ce soir était probablement le meilleur soir pour rencontrer un homme à Sydney, et je n'en avais pas la moindre envie. À vrai dire, Dolorès, Betty et Trudy me manquaient. Leur humour et leur comportement excessif me manquaient. Avec eux, j'étais en sécurité. Au milieu de ces hommes, je me sentais jugée à la seule aune de mon physique. Je voyais leurs regards s'attarder sur mes jambes J'ai pensé à Antony. Ses sourcils et son rire me manquaient, même si je préférais ne pas imaginer ce que Debbie et lui étaient capables de faire... Et puis penser à Debbie m'a fait penser à Rory Stewart. Avait-il regardé le défilé à la télévision depuis sa ferme, avec le sentiment d'être coupé de tout ? Pauvre Rory !
— Terre à Géorgie. Terre à Géorgie, répondez, s'il vous plaît.
C'était Zoé. J'ai cligné des yeux et j'ai regardé autour de moi. Le groupe auquel nous nous étions jointes s'était séparé. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Les hommes discutaient football, les femmes, hommes. J'ai étouffé un bâillement.
Zoé a levé les yeux au ciel en riant.
— Tu m'as l'air d'être dans une forme olympique.
— On dirait que tu as besoin d'un petit remontant, a ajouté une des filles du groupe. On allait justement se
«repoudrer» un peu. Si tu veux venir...
— Non, merci, ça va, ai-je répondu.
Elle m'a regardée d'un drôle d'air puis elle et deux autres filles se sont éloignées dans leurs robes moulantes.
— Je crois qu'elle vient de me proposer de la drogue, ai-i je confié à Zoé.
— Je crois bien, en effet.
— Tu en prends, toi ?
— Uniquement des pilules amaigrissantes et des laxatifs. Non, je plaisante. Je prenais un peu de tout, à une époque. Sauf de l'herbe, évidemment, parce que ça donne faim. Je connais ces gens depuis l'adolescence, ils se sont toujours drogués. Surtout à la cocaïne et à I'ecstasy. Mais seulement les week-ends, et quand ils font la fête. Ce n'est pas comme Debbie. Moi, je n'ai plus le droit de prendre quoi que ce soit. C'est une des conditions de ma thérapie. J'ai dû accepter de renoncer à tous mes «penchants». On croirait entendre Liinda, non?
— Un peu, mais en plus positif.
— Je ne suis pas censée boire non plus. À la tienne !
On a fait tinter nos verres l'un contre l'autre. Les filles sont revenues. Il y avait eu tournée de rouge à
lèvres pour tout le monde. J'ai vu l'une d'entre elles passer quelque chose à l'un des mecs, et les quatre gars sont partis vers les toilettes. Entre les filles, la conversation a repris, toujours aussi inepte, mais plus rapide. Elles ont recommencé à parler de mecs, et puis l'une d'entre elles a mentionné une paire de chaussures qu'elle avait vue dans une vitrine de Double Bay, et je ne sais comment la conversation a ensuite débouché sur leurs épisodes préférés de Friends, ce qui les a ramenées sur les hommes, ceux-là mêmes qui avaient disparu aux toilettes.
Bon, j'aime les chaussures autant que n'importe qui, les hommes m'intéressent et même « Friends » peut agrémenter ma soirée quand je n'ai rien d'autre à me mettre sous l'œil, donc ce n'était pas leurs sujets de conversation qui m'agaçaient, mais leur façon d'en parler. Il n'y avait ni débat ni discussion, elles se contentaient de tourner en rond, de faire des commentaires sans attendre qu'on y réponde, revenant systématiquement à elles.
La première disait : « Oh, j'ai bien aimé l'épisode où... » et la suivante enchaînait en contrant simplement par un « Oh, non, moi je préfère celui où... », ce à quoi une troisième ajoutait : « Je trouve Joey vraiment très mignon, c'est lui que je préfère... » et la première intervenait alors pour déclarer
: « Oh, non, je préfère Ross, moi... ». Cela n'avait rien à
voir avec une conversation, c'était un monologue à
plusieurs. Pour ne rien arranger, celles qui avaient un petit ami ne parlaient qu'en utilisant le « nous ».
Et puis je commençais à avoir mal aux pieds. C'est drôle quand même, quand on s'amuse, on peut tenir la nuit entière sur des talons aiguilles, mais, dès qu'on s'ennuie, chaque seconde est un calvaire. Je sautillais d'un pied sur l'autre. Zoé l'a remarqué, mais comment pou-vais-je lui dire, que ses amis d'enfance me barbaient à
mourir ?
Les mecs sont revenus des toilettes regonflés, de la virilité
plein le nez, et les sexes se sont un peu mêlés. L'un d'entre eux a commencé à me draguer. Enfin, je pense que c'est ce qu'il essayait de faire.
— Qu'est-ce que tu as vu de bien, au ciné, dernièrement?
m'a-t-il demandé.
— Salo ou les 120 jours de Sodome.
— Vraiment ? Jamais entendu parler. Mon film préféré, c'est Terminator.
— Oh, tu devrais essayer de voir Salo, ça te plairait ! C'est un peu comme Terminator. Beaucoup de violence. Arnold a un petit rôle dedans.
Il joue un rectum.
— Alors, a-t-il repris avec un regard sémillant, j'ai entendu dire que tu travaillais avec Zoé ?
Et voilà, c'est reparti, ai-je pensé.
— Oui, je travaille à Glow. Je suis la rédactrice de la rubrique Orgasme.
— C'est vrai ?
H était tout guilleret, je l'entendais pratiquement penser : «
Elle travaille à Glow, elle ne doit pas avoir froid aux yeux, je parie qu'elle connaît des centaines de positions. »
— Excuse-moi, Ben. (Je suis presque sûre qu'il s'appelait Ben.) Je suis désolée, mais il faut que j'aille chercher mon point G.
J'ignore pourquoi les hommes comme lui m'horripilent. Il était plutôt pas mal, grand, bien habillé, beaux cheveux. Mais je ne pouvais pas supporter sa compagnie une minute de plus. Je suis allée aux toilettes et j'y suis restée un bon moment. Ensuite, je me suis remis du rouge à lèvres en m'ap-pliquant bien pour passer le temps. Je me faisais des grimaces dans la glace lorsque Zoé est sortie elle aussi des toilettes.
— Ne t'inquiète pas, m'a-t-elle dit. Je ne me faisais pas vomir.
J'aimais bien Zoé. Elle était intelligente et vive, quand elle ne s'affamait pas à mort.
— On va tous au Blue Room, a-t-elle repris. Tu viens avec nous?
— Heu... pourquoi pas ? ai-je répondu d'une petite voix. Mais lorsque nous nous sommes retrouvés dehors et qu'ils ont pris Victoria Street, j'ai attrapé Zoé par le bras et je lui ai dit que j'allais rentrer chez moi.
— Je peux encore marcher, je vais en profiter. J'ai passé
une bonne soirée, mais je n'ai pas envie de faire la fête jus qu'au bout de la nuit. On se voit lundi ? Amuse-toi bien. Je les ai regardés s'éloigner en direction d'Oxford Street, se tenant les uns les autres en parlant et en riant très fort. Pourquoi les gens gentils et simples comme eux ne m'attiraient-ils pas ? Ils avaient sûrement tous de bons boulots, souhaitaient faire un grand mariage, avoir de beaux enfants et les envoyer dans de bonnes écoles. La vie devait être bien, aux côtés d'un de ces hommes.
Et d'une tristesse insupportable.
C'était pour cette raison que je m'étais retrouvée avec Rick, à Londres. J'avais eu le choix entre lui et l'équivalent britannique de ces mecs-là. Rick n'avait rien de triste. Il était si créatif qu'à certains moments il en perdait la notion du possible, mais il n'était jamais triste. Et j'aimais Antony pour la même raison. Alors? N'y avait-il aucun autre genre d'homme? Un qui ne soit pas d'un ennui sans bornes, pas homo, et pas complètement dingue? En réfléchissant bien, c'était là que résidait le génie de Nick Pollock. Ce type m'était apparu comme le chaînon manquant.
Je me suis arrêtée à Kings Cross pour m'acheter une grande barquette de frites, que j'ai mangées en rentrant chez moi, pieds nus.
Le dimanche matin, je n'ai pas regretté de ne pas avoir fait la fête, parce que Liinda m'a appelée à huit heures.
— Allô, c'est moi, s'est-elle annoncée d'un ton plein d'entrain. Alors, elle était comment, cette grande soirée?
— Petite.
— Vraiment ? Je pensais que tu aurais bringue jusqu'à
l'aube avant de ramener chez toi un petit jeune afin de tester in vivo les « trucs » de notre prochain dossier Sexe.
— Tu pensais ça et tu m'appelles à huit heures ?
Elle a ignoré ma remarque.
— Alors, à quelle heure es-tu rentrée ?
— Avant minuit.
— Ah bon ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Oh, rien ! On a fait deux bars, et puis j'en ai eu assez. Plus envie. Ça doit être ton influence.
— Et Zoé, a-t-elle passé une bonne soirée ?
— Oui, je crois. Nous avons rencontré des amis à elle et elle a continué la soirée avec eux.
— Elle devait avoir envie de s'éclater un peu.
— C'est exactement ce qu'elle m'a dit. Mais j'ai adoré le défilé.
— Dis-moi, qu'est-ce que tu fais aujourd'hui ? On pourrait peut-être se voir, un peu plus tard?
— Je pensais aller visiter l'atelier-musée de Brent Whiteley, à Surrey Hills, mais on peut se retrouver après.
— Excellente idée. Je te suggère de passer par Oxford Street en y allant, histoire de jeter un œil sur ceux qui rentrent chez eux complètement déchirés. C'est très rigolo. C'est un peu l'anti-défilé. On ira manger une pizza turque dans Cleveland Street, qu'est-ce que tu en penses?
— Que du bien. Où est-ce que je te retrouve?
— Je t'appellerai sur ton portable à treize heures vingt pour t'indiquer où.
— Treize heures vingt, reçu cinq sur cinq. À plus. À neuf heures, Oxford fourmillait de rescapés du Mardi gras. Des drag-queens avec leurs chaussures à la main, le rimmel dégoulinant. Des hommes et des femmes musclés en shorts lycra, mâchant férocement du chewing-gum. Tout le monde était épuisé et pâle, mais visiblement heureux. Il y avait beaucoup de couples qui se tenaient par la main, certains très pressés - sans doute de rentrer se coucher - tandis que d'autres, immobiles, se regardaient dans les yeux comme s'ils étaient seuls au monde.
Comme l'avait affirmé Liinda, le-spectacle en valait la peine, aussi me suis-je installée à la terrasse d'un café de Taylor Square. Puis j'ai étudié mon plan pour me rendre à
l'atelier de Whiteley. Cela n'avait pas l'air très compliqué. J'ai traversé Flinders Street et pris une ruelle qui rejoignait Bourke Street, mais elle était bloquée par ce qui m'a semblé être une fête, avec DJ et tout le toutim. Un certain nombre de ceux que j'avais vus passer sur Taylor Square s'y trouvaient, et j'ai réalisé qu'il devait s'agir d'une de ces « sessions de récupération » dont j'avais entendu parler. Je me suis arrêtée pour laisser passer un groupe de très imposantes drag-queens, et ce faisant, j'ai jeté un œil sur ma gauche, où débouchait une allée très étroite et très sale. Je me suis figée. Avachie sur une caisse à bouteilles, contre un mur crasseux, se trouvait Debbie.
Hormis de gigantesques chaussures à semelles compensées et un string rose fuchsia à paillettes, elle était nue. Son visage était maculé de noir. Elle avait la tête en arrière et les yeux fermés. Son bras gauche pendait sur le côté et un homme était accroupi près d'elle. A-t-il pris quelque chose du bras de Debbie pour le jeter par terre ? Il avait fait si vite que je n'aurais su le dire. J'étais tellement surprise qu'involontairement, j'ai fait un pas en avant. À cet instant, l'homme a levé la tête et m'a vue. Il a articulé « fous le camp » à mon intention avec un tel venin dans le regard que j'ai sursauté
avant de regagner l'autre ruelle. Et puis j'ai vu Antony.
— Dolly ! ai-je lancé.
Il titubait un peu et n'a pas levé les yeux.
— Antony! C'est moi, ai-je dit en me plantant droit devant lui.
J'ai posé une main sur son épaule. Il m'a jeté un regard complètement vide.
— Va te faire foutre, a-t-il dit.
J'ai cru qu'il me prenait pour quelqu'un d'autre.
— Antony, c'est moi, Georgia... Minou.
— Je me contrefous de Minou, a-t-il répondu en m'écartant de son passage pour reprendre sa progression hésitante. J'ai eu l'impression d'avoir pris un direct du droit en plein plexus. D'abord, Debbie nue dans cette ruelle sordide, et ensuite Antony, mon cher Antony, celui que je considérais comme mon meilleur ami à Sydney, qui m'envoyait balader. La fête qui se déroulait à quelques mètres de là m'a semblé un cauchemar peuplé de créatures étranges au comportement inquiétant. Je me suis frayé un chemin à
travers la foule compacte et j'ai gagné Bourke Street le plus rapidement possible. Il faisait chaud et humide mais je grelottais.
Je suis arrivée à un café et je me suis assise. J'avais besoin d'un verre d'eau. J'étais encore sous le choc. Que faisait Debbie avec ce type horrible? Était-il en train de lui injecter quelque chose? À cette pensée, j'ai eu la nausée. Fallait-il appeler Jenny Brent pour le prévenir que Debbie se droguait? Mais en étais-je vraiment sûre? Je n'avais pas vu de seringue à proprement parler.
Quant à Antony, je pouvais à peine imaginer ce qui lui était arrivé.
C'est alors que mon portable a sonné. C'était Liinda.
— Georgia? Écoute, je vais devoir annuler. Une des filles dont je m'occupe dans mon groupe des TA ne va pas bien, je ne peux pas la laisser seule. Je suis vraiment désolée. J'étais soulagée. Je n'avais aucune envie de parler de ce que je venais de voir.
13
— C'est dommage que tu ne sois pas venue avec nous au Blue Room, m'a dit Zoé le lundi matin.
Elle avait recommencé à travailler et semblait très heureuse d'être au bureau. Assise en face de moi, elle balançait les jambes comme une gamine.
— C'est vrai ? Tu t'es couchée tard ?
Zoé a souri.
— Très. En fait, je ne suis pas rentrée. Ou plutôt, je suis rentrée avec Ben.
— Ah bon ? Et c'était comment?
Je me suis demandé s'il avait une housse de couette Terminator. Zoé, elle, était radieuse, comme je l'avais été au lendemain de mon «expérience Pollock».
— C'était divin. Il est fantastique, au lit. Un corps de rêve. Il joue au foot.
Mazette ! Peut-être qu'il aurait pu m'aider à trouver mon point G, finalement...
— C'était très important pour moi, a repris Zoé, qu'une aura de bien-être post-coïtal enveloppait littéralement. Je n'ai pas rencontré de garçon depuis presque un an, alors c'était un vrai événement.
Elle a eu l'air sérieux, tout à coup, puis a ajouté :
— Je me trouvais trop grosse, je ne voulais pas qu'un homme me voie nue.
— Ta thérapie a l'air de bien fonctionner, alors. C'est bien. Il y avait du monde, au Blue Room ?
— C'était bourré. Un type m'a demandé où tu étais...
— Vraiment ? Qui ?
Pollock Remords ? Billy Papillon?
— Jasper O'Connor, Le photographe. Je ne savais pas que
tu le connaissais. Enfin, bref, il m'a demandé où tu étais et a eu l'air très déçu quand je lui ai appris que tu étais ren trée chez toi.
«Jasper, ai-je songé. Hum. » À
midi, Antony a appelé.
— Coucou !
C'était sa voix habituelle, haut perchée et enjouée.
— Va te faire foutre, ai-je répondu.
— Comme c'est agréable ! J'appelle pour te raconter la fête et voilà comment tu m'accueilles.
— Va te faire foutre.
— Minou, quelque chose ne va pas ?
— Je me fous de Minou.
— Mais de quoi tu parles, à la fin ?
— C'est la question que je voulais te poser, parce que c'est ce que tu m'as balancé la dernière fois que nous nous sommes croisés.
— Quoi ? Va te faire foutre?
— Exactement.
— Je me souviens de t'avoir dit que je t'aimais, la dernière fois qu'on s'est parlé. Ma première ecstasy commençait à faire effet, mais j'étais sincère. Qu'est-ce que tu as, à
la fin ? Tu m'énerves, je voulais qu'on déjeune ensemble pour te raconter ce que Betty a fait à la fête.
— Donc tu ne te souviens pas de m'avoir vue dans une ruelle de Darlington ou de Surry Hills, je ne sais plus, hier matin ?
— Quoi? Hier? Où est-ce que j'étais, moi hier? Ah, oui, l'after-Mardi gras ! C'était grandiose. Tu y étais aussi ? Et je t'ai dit d'aller te faire foutre ? C'est fou ! Excuse-moi, mon Minou chéri, mais j'étais vraiment déchiré, hier. Enfin, bon, Betty est arrivé et il...
Je n'en croyais pas mes oreilles. Il passait à autre chose comme si de rien n'était. Je n'avais pratiquement pas dormi tant je m'étais fait du souci pour lui, et moi, je n'avais pas du tout l'intention de faire comme si rien ne s'était passé.
— Antony, tu m'excuses, mais j'ai beaucoup de travail ce matin. C'est le bouclage et j'ai encore les épreuves à relire. Je ne peux pas te voir pour déjeuner. Je te rappellerai. J'ai senti à sa façon de raccrocher qu'il était en colère. Bien fait pour lui. J'avais été profondément blessée par ce qu'il m'avait dit la veille. Déchiré ou pas, je trouvais choquant qu'Antony puisse être aussi méchant. Le téléphone s'est presque aussitôt remis à sonner.
— Va te faire foutre, ai-je répondu.
— Rosie?
— Jasper! Oh, je suis désolée, je croyais qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre ! Mon Dieu...
J'ai eu un fou rire.
— Eh bien, quelqu'un t'a forcément manqué de respect, pour que tu répondes comme ça. Tu veux que je m'occupe de lui refaire la façade ?
— Non, merci, je crois que la personne en question est parfaitement capable de se la refaire toute seule. Mais toi, comment vas-tu ?
— En pleine forme. C'est dommage que tu ne sois pas venue au Blue Room, samedi soir, la fête aurait été encore plus réussie.
— Vil flatteur, va.
— Dis-moi, qui t'a mise de mauvaise humeur? À qui était destinée l'aimable injonction que tu m'as hurlée dans les oreilles?
— C'est une longue histoire...
— Longue et romantique ?
— Non, juste longue et sordide.
— Tu ne m'aides pas beaucoup, Rosie. Moi qui essaie de découvrir par des moyens subtils s'il y a quelqu'un dans ta vie...
Je ne pouvais pas m'empêcher d'apprécier Jasper. Tout en frime et en épate, et puis l'instant d'après, capable de se livrer à nu.
— Il y avait et il n'y a plus. Ça te va ?
— Très bien. Donc, tu peux venir boire un verre avec moi.
— Avec plaisir.
— Vraiment ? Quand ?
— Attends, je consulte mon agenda. Mmm... Mercredi?
Où?
— Mercredi, c'est parfait. Chez moi. Elizabeth Bay Road. C'est tout près de chez toi. Je t'attendrai dehors à dix-neuf heures, ça te va? Alors à mercredi, Rosie.
En raccrochant, j'ai réalisé que je n'avais jamais dit à Jasper où j'habitais.
— Seraphima, va me chercher Debbie. On a la grande réception Estée Lauder à midi.
C'était un jour gueulante, pour Maxine. Plutôt que d'aller jusqu'au bureau de Debbie, j'ai entendu Seraphima entrer directement dans celui de Maxine.
— Comment ça, elle n'est pas là? On doit être à Rockpool dans cinq minutes !
Un lancement d'objet non identifié a suivi. Je suis allée jusqu'à la porte de mon bureau. Seraphima est passée d'un pas rapide, les yeux au ciel. Je l'ai vue composer le numéro du portable de Debbie. Pas de réponse. Ensuite, elle a essayé
son numéro personnel. Répondeur. J'ai senti l'inquiétude me gagner. Devais-je aller parler à Maxine ? Je n'étais toujours pas très sûre de ce que j'avais vu dans cette allée. Peut-être que Debbie était juste en train de se reposer quelque part. Marcher avec ces semelles compensées aurait épuisé Elton John, après tout. Bien sûr, la seule personne à qui poser la question aurait été Antony, mais s'il ne se souvenait pas de ses propres faits et gestes, en quoi pourrait-il m'aider concernant ceux de Debbie?
Je suis allée voir Liinda. Elle avait une cigarette derrière l'oreille, une autre entre les lèvres et le paquet ouvert était sur son bureau. Traduction : elle écrivait.
— Tu as vu Debbie, aujourd'hui ? ai-je demandé d'un air dégagé.
' — Non. Et je ne pense pas qu'on la voie avant mercredi. Elle doit encore être à un after de Mardi gras, aujourd'hui. Ensuite, ce sera un mardi ecstasy, il lui faudra la journée, et peut-être que mercredi, elle nous fera la grâce de sa présence.
— Un mardi ecstasy?
Elle a ôté la cigarette de sa bouche et m'a regardée d'un drôle d'air.
— Tu sors, des fois ? C'est le jour de descente. Tu prends de l'ecstasy le samedi soir et la descente ne se fait que le mardi. Le dimanche, tu aimes encore le monde entier, le lundi tu as un peu chaud et tu te sens tout drôle. Le mardi, tu as envie de te foutre par la fenêtre. J'ai réfléchi un instant.
— L'ecstasy, ça se présente uniquement sous forme de cachets, n'est-ce pas ?
Elle m'a fixée d'un regard intense, la tête penchée sur le côté.
— On peut savoir pourquoi tu t'intéresses tant aux drogues, tout à coup ?
— Est-ce qu'il est possible d'injecter de l'ecstasy?
— Je suppose, oui. J'ai entendu parler d'un truc, le GHB, qui est censé être de l'ecsta liquide. De toute façon, en réduisant un cachet en poudre, tu dois pouvoir te l'injecter n'importe quoi. Mais je ne pense pas que ce soit une pratique courante. Quand tu avales un cachet, la montée est lente mais ça fait partie du trip. Tu envisages d'essayer?
— Heu... non, je me posais juste la question.
J'ai décidé de changer de sujet, c'était plus prudent. Elle m'avait un peu rassurée sur l'absence de Debbie.
— Tu bosses sur quoi ? ai-je demandé d'un ton joyeux.
— « Le gloss : brillez, c'est la nouvelle tendance beauté».
— C'est l'article de Debbie pour le prochain numéro ?
— Oui.
— Alors pourquoi est-ce que c'est toi qui l'écris ?
— Il devait être rendu lundi dernier. Debbie a déjà assez d'ennuis avec Maxine.
— Donc tu vas faire comme si c'était Debbie qui l'avait écrit?
— Oui.
Je l'ai regardée, probablement avec un air un peu niais.
— Écoute, a-t-eïle repris, je sais que Debbie est une petite princesse gâtée pourrie. Ses airs snobinards, je ne les sup porte pas, mais au fond c'est une fille bien. Ça fait longtemps qu'on travaille ensemble. Elle était très différente avant la mort de Drew, tu sais. Il y avait une étincelle en elle qui s'est éteinte. Du jour au lendemain. Elle essaie de la rallumer à
coups d'alcool, de drogue et de sexe, mais je crois qu'elle finira par comprendre qu'elle s'égare-Tout ce que je veux, c'est qu'elle retrouve cette étincelle. Un jour.
— Tu es une fille extraordinaire, ai-je soufflé.
— Ensuite, je la forcerai à m'aider à écrire un papier intitulé « Il s'est tué accidentellement, elle a surmonté la perte d'un amour » et je gagnerai l'équivalent du Prix Pulitzer avec. Voilà qui lui ressemblait plus. J'ai éclaté de rire.
— Liinda Vidovic, tu es folle à lier, mais je t'aime bien. Elle a souri et je lui ai remis sa cigarette entre les lèvres. 14
Jasper m'attendait devant chez lui, comme promis. Et quel chez-lui ! Il habitait la seule grande et vieille maison sur Elizabeth Bay Road, par ailleurs construite d'immeubles donnant sur le port. On aurait presque pu parler d'un manoir, tant elle était grande, avec une coupole sur le toit. J'ai tout de suite songé à une maison de film d'horreur.
— C'est incroyable, que tu vives ici, ai-je dit. Je regarde cette maison depuis que je suis arrivée à Sydney en me demandant qui peut bien l'habiter.
— Maintenant, tu sais. C'est pour cette raison qu'il fallait que je t'attende devant. Je voulais partager avec toi l'effet Caledonia.
— C'est son nom?
Il m'a montré une plaque, sur le portail, sur laquelle était gravé «Villa Caledonia».
— Ça veut dire Ecosse, ai-je remarqué. Salut à toi, Villa Caledonia !
J'ai eu droit à une visite complète. L'intérieur avait à peine changé depuis sa construction, en 1905. Il y avait encore les sonnettes destinées au personnel dans l'arrière-cuisine, avec des étiquettes indiquant «salle à manger», «salon» et
«bibliothèque», juste assez écornées pour que ce soit romantique.
— J'aime tellement les vieilles maisons lorsqu'elles n'ont pas été rénovées, ai-je dit. Souvent, la rénovation dénature complètement le bâtiment, et pour finir on a un intérieur qui ressemble à une chambre d'hôtel. Moi j'aime l'ancien un peu bancal. Ça me rappelle ma famille.
Il a ri. Il y avait une entrée immense, avec un vieux gong, une bibliothèque avec des fauteuils club au cuir craquelé, une salle à manger et un joli salon plein de meubles de récupération tous plus défraîchis les uns que les autres. En bas, Jasper m'a fait visiter l'espace dont il se servait comme studio photo. En haut, il y avait tant de chambres que je n'ai pas réussi à en faire le compte, deux salles de bains avec des baignoires d'époque aux pieds griffus et deux toilettes équipées de chaînes au bout desquelles pendaient des poignées en porcelaine.
Enfin, nous sommes montés dans la coupole, qui était entièrement vitrée. La vue y était panoramique sur Sydney, son port et, au-delà, l'océan.
— Tu as encore réussi à me couper le souffle, Jasper, aije soupiré en secouant la tête, réellement stupéfaite.
— Vodka-canneberge? a-t-il proposé en guise de réponse, avec son grand sourire d'enfant.
Un plateau nous attendait, avec deux verres, un seau à
glace en plastique en forme d'ananas et un grand pichet en verre plein d'un liquide couleur rubis.
J'ai accepté et, pendant qu'il nous servait, j'ai fait le tour de la coupole une fois, puis une autre, pour ne rien perdre du spectacle.
— J'ai l'impression d'être dans le nid-de-pie d'une vieille goélette. Cet endroit est fantastique. Tu vis ici depuis longtemps?
— Seize ans. Je m'y suis installé quand j'étais un jeune blanc-bec étudiant en art, et je suis le seul à être resté aussi longtemps. Cet endroit a vu défiler des générations de bobos, depuis plus de trente ans. Elle appartient à la même famille depuis sa construction. On est six colocataires. Et on paie cent dollars la semaine, en tout.
Je n'ai pu retenir un sifflement.
— Pas mal !
— Il y a certaines règles à respecter, a poursuivi Jasper en me tendant un verre. Pour pouvoir habiter ici, il suffit d'avoir un projet créatif, peu importe lequel. Je suis photographe et réalisateur. Nous avons deux artistes peintres, deux écrivains et un réalisateur de films d'animation. Et si le revenu de l'un d'entre nous dépasse un certain seuil, il doit partir. Ça a toujours fonctionné très bien.
— Elle doit se prêter aux grandes fêtes, cette maison.
— C'est le moins qu'on puisse dire. D'ailleurs, nous en donnerons une d'ici peu.
— Ah bon ? Vous fêtez quelque chose ?
— La fin d'une époque. Les propriétaires viennent de vendre la maison.
-—Oh, non! Tu dois être effondré. Pourquoi ont-ils décidé de vendre, après tant de temps ?
— Les promoteurs ont fini par les convaincre. Cela faisait des années qu'ils essayaient de l'acheter, et cette fois ils ont offert tellement d'argent que la famille n'a pas pu refuser. Mais j'ai tout de même eu de la chance d'y habiter un bon moment.
— Et qu'est-ce qu'ils vont en faire, les promoteurs ?
— Un « petit hôtel de charme ».
— C'est toujours mieux que de la raser, je suppose. On a siroté nos vodkas, Jasper a roulé un joint et j'ai tiré
quelques bouffées parce qu'il m'a assuré que c'était une herbe «pas méchante». Ensuite, on ajuste parlé. L'hystérie permanente d'Antony et de ses copains, c'est très bien, mais ce que je préfère c'est passer des heures à bavarder avec quelqu'un, à l'écouter parler de lui. Il n'est pas question de se concurrencer, ni de marquer des points, juste d'échanger des points de vue. Tout le monde m'avait assuré que Jasper n'était qu'un enfoiré, mais visiblement personne n'avait pris le temps de passer un moment avec lui.
On a parlé de choses et d'autres, mais rien de très personnel. Il n'a été question ni d'amours passées, ni de boulot, ni des raisons qui m'avaient poussée à venir réinstaller à Sydney, mais plutôt de nos sentiments sur ce qui se passait dans le monde. C'était un peu comme un grand verre d'eau fraîche quand on a très soif. J'ai perdu la notion du temps et je me suis refusée à consulter ma montre, je voulais juste me laisser porter par le flot de la conversation. La magie du moment a finalement été rompue par quelqu'un qui tapait sur le gong de l'entrée.
— Super, a fait Jasper en se levant d'un bond. J'ai dû avoir l'air surpris.
— Une des filles qui habitent ici travaille dans un res taurant et rapporte les restes, le soir, pour la communauté. C'est de la bonne bouffe.
Une grande table avait été installée dans le jardin, des chandelles étaient allumées et une dizaine de personnes étaient déjà assises. Jasper m'a présentée au groupe. Un assortiment varié de nourriture dans des assiettes dépareillées, était disposé sur la table, ainsi que plusieurs bouteilles de vin. Après le joint de Jasper, j'avais une faim de loup, et je me suis jetée sur le pâté, le pain et la salade, avant de conclure par une belle portion de mousse au chocolat.
— Tu n'étais pas à la fête de Danny Green, par hasard ?
m'a demandé un type assez balaise, le crâne rasé et le nez percé d'un gros anneau d'argent, comme un taureau. Je me suis souvenue de l'avoir croisé avec des oreilles de lapin.
— Je n'oublie jamais un visage, a-t-il ajouté. Ce qui est plutôt amusant dans la mesure où je travaille pour la radio. Il a pouffé comme une fille, un rire qui était à l'image de ses mains, longues et fines, mais complètement à l'opposé
de son physique. Je me suis demandé s'il connaissait Betty. Une jeune femme aux cheveux bleu vif parlait de l'Inde avec une femme d'environ quarante-cinq ans, séduisante, blonde, qui portait une robe longue en velours violet et une tiare en strass. Jasper discutait avec Matt, un artiste de happening, d'un projet qu'il avait avec le réalisateur de film d'animation. Moi, j'étais bien, j'écoutais tout en contemplant le reflet de la lune dans les eaux du port.
— Tu passes une bonne soirée, Rosie ? a murmuré Jasper en me prenant la main pour la serrer dans la sienne. Je lui ai souri.
— J'ai l'impression d'être chez moi, Jasper.
— Alors tout va bien.
Puis les convives se sont éclipsés les uns après les autres, et j'ai dit à Jasper qu'il fallait moi aussi que je rentre. J'habitais tout près, mais il a insisté pour me raccompagner. Sur le pas de ma porte, je l'ai embrassé sur la joue.
— À bientôt, Rosie, a-t-il chuchoté. Tu peux passer quand
tu veux. On ne ferme jamais la porte à clé. Même si je ne suis pas là et que tu as envie de t'asseoir dans le jardin, fais comme chez toi. Tant que nous sommes là, la villa Caledo-nia est ouverte à tous.
— C'est vraiment gentil, Jazzie. À bientôt.
Une fois au lit, j'ai eu du mal à trouver le sommeil. Le mélange vodka, herbe, vin et mousse au chocolat faisait des saltos arrière dans mon estomac et de drôles de pensées tournaient dans ma tête à propos de Jasper. Jamais autant de gens ne m'avaient mise en garde contre un homme, mais je trouvais sa compagnie stimulante, et j'étais bien avec lui...
Je ne voyais pas en Jasper un mari potentiel, comme j'avais pu l'imaginer avec Nick et Billy moins de deux secondes après les avoir rencontrés, et après Rick, s'il était une chose dont je n'avais pas besoin, c'était bien d'un type bohème, créatif et complètement imprévisible. Pourtant, je sentais quand même qu'il se développait autre chose entre nous qu'une simple amitié. Il n'avait pas caché le fait qu'il me trouvait séduisante. Après toutes les doubles vies et autres secrets peu reluisants des uns et des autres, je trouvais ça très, très rafraîchissant. À onze heures et demie, le lendemain, il m'a appelée.
— Rosie chérie, comment vas-tu ?
— Bonjour, Jasper. Je pensais justement à toi. J'ai une légère gueule de bois, mais je ne regrette rien. Merci encore pour cette soirée, j'ai vraiment passé un bon moment.
— Moi aussi, Rosette. Et j'espère que tu reviendras très bientôt. J'étais sérieux, tu sais, quand je t'ai dit que tu pouvais passer quand tu voulais.
— J'ai bien noté ton offre, et j'en profiterai, fais-moi confiance. Ah, Jasper, au fait, tu pourrais me donner ton numéro de téléphone ?
Il m'a donné celui de la maison, celui de son studio, celui de son portable et même celui de sa messagerie.
— Voilà, a-t-il conclu, maintenant, je suis entièrement à
ton service.
J'ai promis de l'appeler très bientôt.
Je m'installais juste pour relire les dernières épreuves du numéro à sortir lorsque Seraphima est arrivée avec une tasse de thé à mon intention. Elle l'a posée sur mon bureau et s'est assise en face de moi.
— Georgia, a-t-elle commencé, Debbie n'a pas mis les pieds au bureau de la semaine, et Maxine veut la voir après le déjeuner. J'ai appelé chez elle et elle m'a dit de dire à
Maxine « d'aller se faire foutre parce que c'est la semaine d'après Mardi gras et que personne de normal ne pouvait s'attendre qu'elle vienne bosser comme si c'était une semaine normale... ».
Elle s'est tue un instant, pour l'effet dramatique, puis a repris.
— Enfin, bref, Maxine est furieuse à cause du déjeuner Lauder de lundi, alors je lui ai soutenu que Debbie avait appelé pour avertir qu'elle était malade et que je n'avais trouvé le message qu'aujourd'hui, ensuite, j'ai demandé à
Zoé d'appeler Ben - il est toubib - pour qu'il lui fasse un arrêt de travail, et j'ai envoyé un coursier récupérer ce papier. D'accord?
Je l'ai regardée, interdite. Dix-neuf ans et déjà un vrai talent pour arrondir les angles. J'étais admirative.
— C'est d'accord, Georgia ?
— Tout à fait, Seraphima. Tu as bien fait, et je te remercie de m'avoir mise au courant. Je n'en parlerai pas à Maxine.
— Parfait. Je savais que tu serais cool.
Et elle a regagné son bureau.
J'ai réfléchi à ce qu'elle venait de me dire. Cette façon qu'elles avaient toutes de protéger Debbie était extraordinaire et j'étais disposée à abonder dans leur sens, mais il fallait que je sache exactement ce qui s'était passé dans cette ruelle, dimanche. Or le seul moyen d'en savoir plus était de ravaler mon orgueil et d'appeler Antony. J'étais encore furieuse contre lui mais il m'avait fourni une excellente excuse pour lui téléphoner : le matin même, il m'avait envoyé un énorme bouquet de roses mauves. La carte qui l'accompagnait disait :
Minou, je t'en prie, pardonne-moi. Je me déteste. Je suis ton esclave.
Dolly
Comment résister? En plus, depuis Nick Pollock, c'étaient les premières fleurs que je recevais ne venant pas d'une multinationale du cosmétique. Je l'ai appelé.
— Je voudrais parler à mon esclave.
— Oh, Minou, je me déteste tellement! Je me suis conduit comme un salaud. J'ai eu d'autres échos concernant mon comportement scandaleux. Tu n'as pas été la seule victime. Je ne savais vraiment pas que c'était toi, tu dois me croire.
— Je te pardonne. Mais si tu ne savais pas que c'était moi, pourquoi avoir dit « Je me contrefous de Minou » ?
C'est comme ça que tu m'appelles.
— J'ai probablement cru que tu parlais du sexe de la femme... auquel je m'intéresse assez peu.
Je n'ai pas pu m'empêcher de rire.
— Antony, tu es affreux, mais je t'aime quand même. Qu'est-ce que tu avais pris pour te retrouver dans un état pareil ? De la ciguë ?
— Un certain nombre de cachets d'ecsta...
— Je croyais qu'avec ça, on aimait le monde entier.
— un peu de cocaïne, plusieurs lignes de speed, et puis ce qui fout tout en l'air : une assez grande quantité de vodka.
— Comment ça, « ce qui fout tout en l'air » ?
— La vodka ne me réussit pas. Toutes les autres substances me rendent plus ou moins fou-fou, mais la vodka me transforme en Dracula. Je ne devrais plus en boire. Le Champagne me rend tout à fait charmant, le vin, joyeux, avec la tequila, je me déshabille (un spectacle agréable pour personne), avec la bière, je m'endors, avec le whisky, je fais le pitre, mais avec la vodka, je deviens méchant.
— Ça doit être pour ça qu'on l'appelle vodka.
— Hein?
— Oui, Vilain Olibrius Dégénéré, VOD. Le «ka» est un diminutif.
Il a poussé un petit cri ravi.
— Je suis bien content d'avoir une explication à cette histoire. Enfin, bon, je suis navré que tu m'aies vu dans cet état.
— Ne n'inquiète pas, tu es pardonné.
— Alors tu veux bien venir dîner chez moi ce soir? Rien que nous deux ?
— C'est d'accord.
— Bye!
Et il a raccroché aussi sec, comme à son habitude. Antony devait vraiment être embêté d'avoir été aussi grossier avec moi, car le dîner était grandiose. Sur la terrasse était installée une petite table ronde éclairée aux chandelles, recouverte d'une nappe amidonnée retombant jusqu'au sol, avec les serviettes assorties. Les couverts étaient en argent (j'ai reconnu un motif de chez Tiffany & Co), les verres en cristal fin (du baccarat, au dire d'Antony) et les assiettes en porcelaine de Limoges (j'ai regardé en dessous). Il m'a ouvert en petit tablier blanc à dentelle, une bouteille de Champagne à la main.
— C'est dur de trouver du personnel, de nos jours, a-t-il constaté.
La nourriture était divine. Plateau de crevettes (avec rince-doigts en argent), barracuda grillé avec une sauce au citron et pommes de terre violettes, qu'il avait achetées rien que pour rire, écrasées, et disposées en petits monticules à
l'aide d'une poche à douille.
— Tu possèdes vraiment une poche à douille? ai-je demandé. Ça fait des années que je n'ai pas vu un truc pareil.
— J'en ai hérité de Lee. Il adorait faire la cuisine et possédait tout l'attirail de la ménagère moderne des années 1970. J'ai même un service à fondue.
Après une roquette à la vinaigrette bien poivrée, Antony a apporté une énorme meringue coiffée de crème fouettée et de quantité de fraises et de kiwis.
Et puis il s'est lancé dans le récit de sa rencontre avec un steward français, avant de me décrire par le menu les différentes étapes de sa soirée. Je dois dire que sa description de Betty jouant les go-go boys sur un podium m'a fait mourir de rire. J'ai néanmoins noté qu'il parlait assez peu de Debbie.
— Et Debbie, elle n'est pas allée à la fête avec vous ?
— Oh si ! Elle était splendide. Je lui avais fait la tenue que j'aurais voulu que tu portes, elle a marché dans toute la ville avec les seins à l'air - qu'elle a beaucoup plus volumineux que toi, par ailleurs.
Je lui ai tiré la langue.
— Elle a passé une bonne soirée?
— Je ne peux pas te dire. On s'est préparés ensemble, puis on est allés chez Trudy pour une fête avant la fête, après on a regardé le défilé et ensuite on est allés au Showground. Là, je l'ai perdue de vue.
— Et tu ne l'as pas revue de toute la nuit?
— Réveille-toi, Minou. Il y a vingt mille personnes, à
cette soirée. Et des mâles absolument divins pour la plupart, alors il n'était pas question que je passe mon temps à la surveiller. Et je savais que je la verrais à la fête de récupération, de toute façon. Elle est assez grande pour se débrouiller seule.
J'avais un doute.
— J'ai cru la voir dans cette ruelle où... ai-je commencé, mais Antony m'a interrompue.
— Tu avais dit que tu n'en parlerais plus jamais !
— D'accord. Mais j'ai cru la voir.
— C'est possible. Comme je te disais, on se retrouve toujours, après.
— Elle était dans une allée sordide.
— Avec un homme, je suppose.
— Oui.
— Elle lui faisait une pipe ?
— Antonj' ! Non, elle ne lui faisait rien du tout. Ne sois pas dégoûtant.
Il a fait la grimace.
— Excuse-moi, j'avais oublié que je dînais avec Mary Poppins, ce soir. Qu'est-ce qu'elle faisait ?
— Elle se... reposait, je crois. Selon toi, elle va bien?
— Non. Elle a complètement pété les plombs.
— Tu plaisantes ?
— Absolument pas.
— Est-ce que cela signifie qu'elle pourrait se faire du mal? I — Ben, tout cet alcool ne va arranger sa peau et sa réputation est fichue pour de bon...
— Tu crois qu'elle se pique ?
Ses sourcils ont battu le record de saut en hauteur toutes catégories.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— Je ne sais pas, un truc que j'ai vu...
Antony n'avait visiblement plus du tout envie de rire.
— Ça serait la tuile. Se piquer, c'est une vraie faute de goût, de nos jours. Écouté, je dois lui essayer une robe, ce week-end, je chercherai des traces de piqûre. Mais ne compte pas sur moi pour chercher ailleurs que sur les bras et entre les orteils. Ça te va ? De toute façon, tu ne devrais pas trop te prendre la tête. Elle aime bien s'éclater, et depuis cet accident d'avion, je suis pour tout ce qui sera susceptible de la faire sourire. Mais ne t'inquiète pas, je ne la laisserai pas faire de grosses bêtises. Et si je vois une trace, je t'appelle immédiatement. À part ça, est-ce que je t'ai raconté ce que Trudy a dit quand je lui ai parlé de Jean-Luc ? Figure-toi que... Et il est reparti pour un tour.
15
Le vendredi matin, Liinda, Maxine (que le mot bidon fourni par Debbie avait complètement calmée) et moi étions en réunion lorsque Seraphima m'a apporté un message de Jasper. Il m'invitait à la villa Caledonia le soir même pour un « festival cinématographique ».
Il s'agissait en réalité de la projection, sur un grand drap tendu dans le jardin, de plusieurs courts métrages réalisés par Jasper et ses amis. Y assistait le cortège habituel d'originaux, assis sur l'herbe, qui parlaient, buvaient, fumaient en attendant qu'il fasse assez nuit pour que la projection commence. Jasper papillonnait, en hôte parfait, et est venu s'inquiéter plusieurs fois de l'état de mon verre. Il voulait surtout savoir si je m'amusais. C'était le cas. Les films étaient plutôt moyens, mais les remarques lancées à haute voix par les spectateurs étaient très distrayantes. Jasper avait réalisé deux courts métrages, dont la pertinence ne m'a hélas pas paru flagrante. J'ai même assez vite redouté le moment où il viendrait me demander mon avis. Heureusement, il m'a facilité la tâche.
— Une belle connerie, pas vrai ? a-t-il ironisé en s'asseyant à côté de moi.
— Heu... eh bien, à vrai dire, oui, ai-je répondu. Je dois t'avouer que je n'ai pas vraiment vu où tu voulais en venir. J'espérais que tu m'éclairerais sur la question. Il a éclaté de rire et s'est penché pour m'embrasser sur les lèvres.
— C'est bien, Rosie. Pas de baratin. Droit au but. Ce film ne traite de rien, c'est nul. D'ailleurs, je vais y mettre le feu pour ne pas risquer de le reprojeter un jour par erreur. Je fumais une herbe hydroponique vraiment salée depuis deux semaines, et je me prenais pour le nouveau Tarkovski. Non mais, qu'est-ce que j'avais dans le crâne ? Un plan fixe de deux minutes sur un abri bus vide. J'ai dû prendre ça pour le symbole de l'ennui dans les banlieues.
— Et c'est pour ça que les deux minutes suivantes étaient un plan fixe d'un homme essayant de démarrer un 4x4 ? Il essayait désespérément de fuir son ennui ?
Il a acquiescé et s'est mis à rire discrètement d'abord, puis de plus en plus fort, au point d'être secoué par d'incontrôlables hoquets et d'avoir les larmes aux yeux. Quand j'ai précisé que le pain turc m'avait semblé un peu incongru là, au milieu, il s'est laissé tomber dans l'herbe, à bout de souffle.
— Aaaah... quel petit con prétentieux je suis! Il faut absolument que j'arrête l'herbe, je ne vaux plus rien. Enfin, au moins, le film était muet. Parce que mes dialogues, c'est pas triste, en général.
Puis il s'est rassis et m'a regardée.
— Au fait, tu travailles pour un magazine, tu dois savoir écrire. Tu pourrais écrire un film avec moi.
— Eh bien, il m'arrive en effet de me servir d'une plume de temps en temps, mais de là à écrire un scénario...
— Je suis sûr que tu en es capable. J'ai une idée : on pourrait montrer une fille qui feuillette Gtow, et puis on coupe pour la retrouver en train de mettre en pratique ce qu'elle vient de lire.
— Ça risque de tourner au film porno.
— Parfait! Très intéressant!
Enthousiaste, il est parti chercher les spécialistes du film d'animation pour leur demander s'ils ne pourraient pas faire les scènes de sexe, de manière qu'on n'ait pas à embaucher des acteurs X. Puis il a décidé qu'en plus d'écrire le scénario, je jouerai la femme qui lit le magazine, etc. Le délire le plus total, mais drôle.
Vers une heure du matin, j'en ai quand même eu un peu marre et je lui ai annoncé que je rentrais. Une fois de plus, il a insisté pour me raccompagner.
— Vous voilà devant votre château, princesse Rosie. Un jour, peut-être accepterez-vous que votre soupirant vous accompagne jusque dans votre tour d'ivoire.
— Pour l'heure, la princesse est sur le point de se trans former en Belle au Bois dormant. Bonne nuit, Jasper. Le samedi matin, à huit heures moins cinq, mon téléphone a sonné. Liinda.
— Tu es seule ?
— Crois-moi, Liinda, le jour où je ne serai pas seule à
cette heure, mon téléphone sera décroché, en prévision de ton coup de fil, justement.
— Dieu merci, tu es seule.
— Pourquoi ? Tu débarques ?
— Non, c'est juste qu'on t'a vue apparemment très complice avec Jasper O'Connor hier soir, et j'avais peur que, vulnérable comme tu es, tu ne sois tombée sous le charme.
— Quoi? Mais d'où est-ce que tu tiens cette histoire? Et pourquoi vulnérable ?
— Vulnérable parce que en phase post-Pollock. Tu as sans doute besoin d'affirmer ton pouvoir de séduction auprès des hommes et cela t'a malencontreusement poussée à mettre Jasper dans ton lit.
Je n'en croyais pas mes oreilles.
— Tu n'as pas répondu à ma première question. D'où
tiens-tu que j'étais «complice» avec Jasper O'Connor? Et comment se fait-il qu'on te l'ait rapporté à toi?
— Donc c'est vrai !
— Liinda, à quoi joues-tu ? Est-ce que c'est ta façon de me faire comprendre que Jasper est un enfoiré encore pire que Pollock? Parce que si c'est le cas, il suffit de me le dire. Je n'ai pas envie d'un nouveau dîner des sœurs Sushis. J'aimerais être au courant à l'avance, cette fois.
— Non, Jasper n'est pas méchant, c'est juste un bon à rien qui plane en permanence. Je ne pense pas que ce soit l'homme qu'il te faut.
— J'apprécie ta sollicitude, Liinda, ai-je ironisé. Mais du coup, je trouve encore plus bizarre que tu ne m'aies pas prévenue pour Pollock. Une chose est sûre, en tout cas, c'est que cela ne te regarde pas. Néanmoins, puisque tu semblés avoir besoin d'informations détaillées, je te précise qu'il n'y a rien entre Jasper et moi. Il est très gentil, et j'aime beaucoup la faune un peu déjantée qui va et vient dans cette grande mai-son - le sale eafard qui t'a tout raconté mis à part, évidemment. C'était qui, d'abord?
— Oh, juste une connaissance !
— Elle a dû se lever tôt, ta connaissance... Et comment savait-elle que je te connaissais ? Oh, et puis je m'en fous !
Alors, dis-moi, qu'est-ce que tu comptes faire, ce week-end?
Tu as quelqu'un à épier?
Au fil des week-ends, les coups de fil matutinaux de Liinda sont devenus habituels, et ma nouvelle vie à Sydney a trouvé
son rythme. Il y avait les folles nuits en compagnie d'Antony et de sa bande, et les soirées plus calmes chez Antony, en tête à
tête avec lui, où nous discutions longuement et dansions un peu. Les lancements de mascara et les inaugurations de boutiques avec Debbie. Les pauses déjeuner pendant la semaine avec Liinda et Zoé - qui mangeait plus normalement, encouragée en cela par le Dr Ben. Et le samedi aprèsmidi, plage avec Zoé ou Debbie, ou shopping à Oxford Street.
Le tout entrecoupé de visites de plus en plus régulières à la villa Caledonia. J'y trouvais toujours quelqu'un d'intéressant, même lorsque Jasper n'était pas là. Lorsqu'il y était, nous finissions en général par nous installer sous la coupole pour parler, ou devant la télé pour regarder un vieux film en V.O. J'appréciais vraiment sa compagnie, et plus j'aimais son esprit, plus je trouvais son corps attirant. Pourtant Liinda avait raison sur un point : j'étais vulnérable après l'épisode Pollock, et même si elles m'insupportaient, ses mises en garde avaient fait leur chemin dans ma petite tête. Au bureau, la routine s'était finalement mise en place. Je travaillais sur mon quatrième numéro de Glow depuis mon arrivée. Les brainstormings pour les idées d'articles, le travail avec les pigistes, la relecture des papiers, le choix des photos avec Maxine et Cathy, la directrice artistique, tout me plaisait. Surtout quand il s'agissait de trouver des clichés pour illustrer des articles du style « Sans maquillage : les stars à nu » ou « Baleines échouées : les stars ont de la cellulite aussi ». Venait ensuite le choix de la photo de couverture, avec l'équipe, puis la réunion pour le titre de la couverture. Là, Liinda ne pouvait plus me faire de mauvaises surprises avec ses titres inattendus, et je les ai bien fait rire, toutes, en suggérant « C'est un salaud : comment s'en apercevoir avant qu'il ne soit trop tard. Les dix trucs infaillibles », qui a beaucoup plu à Maxine. J'ai tiré la langue à l'intention de Liinda.
— Coiffée au poteau, cette fois, hein ? ai-je murmuré. Elle a aussitôt répliqué en proposant une idée d'article sur le thème « Comment empêcher une amie de sortir avec un homme qui n'en vaut pas le coup». Maxine a rétorqué
que c'était une idée stupide.
— Nos lectrices ont déjà suffisamment de problèmes avec leur vie amoureuse pour ne pas s'occuper de celle de leurs copines, a-t-elle commenté.
— Et toc, ai-je articulé à l'intention de Liinda. 16
C'était un samedi matin. Ma conversation téléphonique avec Liinda avait duré une bonne heure, comme d'habitude, mais contrairement aux autres samedis, Zoé et moi n'avions pas prévu de nous retrouver plus tard, car elle en était au stade où elle tenait à passer tout son temps avec Ben. J'ai vaguement pensé à m'inspirer de Liinda et à
proposer un papier du style « L'homme-piège : les femmes qui abandonnent leurs amies pour un mâle ». Comme je n'avais pas envie de rester chez moi, j'ai décidé d'aller à
pied jusqu'à l'Art Gallery.
Dans Victoria Street, je me suis arrêtée en haut des marches qui surplombent le quartier de Woolloomooloo. C'était un de mes endroits préférés de Sydney, la vue qu'on y avait englobait la ville tout entière. Depuis les horribles immeubles qui bloquaient à demi la vue sur le parc du Domain, jusqu'aux bateaux de la marine australienne amarrés en pleine ville dans le vieux port entièrement rénové. Dans le port principal, au-delà, se trouvaient les yachts et les marins du dimanche, et derrière la tache verte de Mrs Macquaries Point, les gratte-ciel se dressaient, fiers symboles de la prospérité.
« Quelle belle ville ! » me suis-je répété pour la centième fois au moins. Sydney avait cet effet sur moi : chaque fois que je me lassais un peu de la vie que j'y menais, elle me sautait aux yeux sous un angle nouveau, une perspective encore jamais explorée, monopolisant à nouveau mon attention.
J'ai passé deux heures au musée puis j'ai été attirée par une exposition temporaire intitulée « Artistes australiens Travaux sur papier. » Un paysage pratiquement abstrait a retenu mon attention. C'était un pastel dans les tons ocre et jaune, et je l'ai contemplé un moment avant de me pencher sur la plaque vissée juste à côté : « Champs III. Rory Stewart. Pastel sur papier. »
J'avais sous les yeux le paysage doré des environs de Wal-ton, son aspect onirique parfaitement capturé. Un dessin magnifique. Je comprenais sans peine que Rory soit frustré d'avoir dû renoncer à sa carrière d'artiste. Il avait réellement du talent. Et il était modeste. Nick Pollock se vantait de livres qu'il n'avait pas encore écrits et Jasper invitait la moitié de Sydney à voir des films qu'il reconnaissait être nuls. Mais alors que nous avions ensemble parlé de l'Art Gallery, Rory n'avait pas même fait allusion au fait qu'un de ses dessins y était exposé. Tomber dessus par hasard, alors que je ne m'y attendais pas le moins du monde, m'a ébranlée. J'aurais aimé pouvoir parler à quelqu'un de cette coïncidence, quelqu'un qui en comprendrait le sens profond, mais j'ai réalisé alors que personne, dans cette nouvelle vie compartimentée qui était la mienne, à cheval sur l'Angleterre et l'Australie, ne pouvait jouer ce rôle. Du coup, un terrible coup de blues m'a envahie. J'avais le mal du pays. J'ai quitté le musée et je suis allée me promener au Jardin botanique, en compagnie de ma dernière découverte alimentaire, une glace à l'eau au chocolat.
Tout était si calme dans le jardin, il n'y avait que très peu de gens malgré le beau temps et le fait qu'on soit samedi. Quelques personnes s'installaient pour pique-niquer à
l'ombre d'arbres centenaires, des familles s'embarquaient avec leurs enfants dans le petit train multicolore qui faisait le tour du parc, mais rien ne laissait deviner qu'on se trouvait en pleine ville. C'était l'endroit rêvé pour réfléchir. J'étais invitée à une soirée, nous devions fêter les quarante ans de Trudy, au Diggers Club, à Bondi. Antony et sa bande avaient réservé l'endroit pour la soirée, ils attendaient trois cents personnes. La musique serait «hot», la nourriture abondante et l'alcool à volonté. Antony et Betty avaient passé ces derniers jours à peaufiner la décoration, sur le thème du Maroc. Trudy avait une agence de relations publiques spécialisée dans la mode et d'autres produits branchés comme
la vodka et les lunettes de soleil, donc on pouvait s'attendre que la soirée soit très glamour. D'ailleurs, sur l'invitation, il était précisé « Soyez très élégants».
Pour l'occasion, Debbie s'était acheté chez Scalan & Théodore une robe orange et rose très décolletée, et Trudy avait passé une bonne partie de sa semaine à lui chercher des chaussures assorties. Zoé avait une robe en satin rose pâle de chez Colette Dinnigan, qui lui allait à ravir, surtout depuis qu elle avait pris un peu de poids. Quant à moi, j'étais impatiente de porter pour la première fois à Sydney ma robe préférée de chez Chloé. J'étais sûre que cette fête serait phénoménale, mais j'hésitais un peu à y aller, et ce pour trois raisons. D'abord, j'avais habilement enquêté (en posant la question à Trudy alors qu'il avait bu un coup de trop) et découvert que Nick Pollock y serait, en compagnie de Phoebe Trill.
Ensuite, j'avais beau adorer Antony et ses amis, je savais qu'en dehors de Pollock Chaud Lapin, du Ben de Zoé et de l'homme du jour de Debbie, ce serait avant tout une soirée gay. Rire garanti, mais retour seule et pompette avec vague à
l'âme.
Enfin, il y avait Jasper. Vendredi après-midi, il m'avait appelée pour me demander ce que je faisais pendant le week-end. J'étais restée dans le flou, délibérément, et il m'avait répondu que si je voulais vraiment m'amuser, il fallait que je sois à la villa Caledonia samedi à quatorze heures tapantes, avec un pull et un maillot de bain. Il n'avait donné
aucune autre précision, sinon que, si j'étais en retard il partirait sans moi. Il était midi. J'avais deux heures pour me décider. Je suis allée jusqu'au bord de l'eau, à Farm Cove, et je me suis adossée à la jetée. Le clapotis de l'eau contre les pierres était très apaisant. J'avais un peu sommeil, et la perspective d'une soirée bruyante en compagnie d'Antony et de Debbie aussi déchirés l'un que l'autre ne m'enthousiasmait pas. Le plan secret de Jasper était probablement d'aller piqueniquer sur la plage, mais je m'interrogeais. Était-ce une sortie à deux, et en avais-je envie ?
Oui et non. Je n'avais certainement pas envie de me lancer dans une relation sérieuse avec qui que ce soit. Enfin... comment savoir? Pourquoi m'étais-je emballée si vite sur Nick Pollock ? Et pourquoi avais-je commencé à sélectionner les meilleures écoles quelques instants seulement après avoir rencontré Billy Ryan ? Et puis Liinda m'avait mise en garde à plusieurs reprises à propos de Jasper, l'homme avec qui, selon elle, il ne fallait surtout pas s'engager. Devais-je tenir compte de ses conseils ?
Ce dont j'avais vraiment envie, c'était d'une relation qui ne soit pas compliquée. Il me fallait un copain amoureux, voilà. Je rêvais de quelqu'un qui me serre dans ses bras. Je voulais embrasser quelqu'un. Je voulais de longs baisers, profonds et lents. En dehors d'un câlin rapide avec Billy Ryan et d'une nuit sportive avec Nick Pollock, il me semblait que je n'avais pas eu de contact physique avec un être humain depuis une éternité. Mon corps avait soif de tels contacts. Peau contre peau.
J'ai contemplé l'eau pendant un moment, tournant et retournant ces pensées dans mon esprit, un peu comme des vêtements dans un lave-linge.
Jusqu'au moment où, presque sans m'en rendre compte, j'ai pris conscience que je me dirigeais vers chez moi. Je n'avais pas pris de décision, mais mes pieds avaient décidé
pour moi. J'allais me rendre au rendez-vous de Jasper. Mais tout en marchant, le lave-linge maintenant en plein cycle essorage, je me suis imposé une clause disqualificative. Je serais en retard de dix minutes, et, si Jasper était parti sans moi, j'irais à la fête de Trudy.
En arrivant chez moi, j'ai laissé un message sur le répondeur d'Antony (j'avais appelé son numéro professionnel, pour être sûre qu'il ne répondrait pas) disant que je ne me sentais pas bien mais qu'on se verrait à la fête, si j'allais mieux, afin de ménager sa susceptibilité. Il était quatorze heures dix lorsque j'ai franchi le portail de la villa Caledonia. Jasper était assis sur le capot de sa voiture, ses lunettes de soleil sur le nez, et un Stetson en paille sur la tête. Un Stetson beaucoup plus grand que celui que je portais. Il avait mis son pantalon rose, une chemise rayée aux couleurs vives et des sandales en cuir modèle pèlerin. Il avait verni ses ongles de pieds de la même couleur que son pantalon. Je l'ai trouve mignon comme tout.
— Pinkie ! s'est-il écrié en me voyant. Tu as relevé le défi ! J'avais mis mon pantalon rose dans l'espoir qu'il te persuade à distance, et te voilà !
— Jasper, quelle élégance ! Me voilà donc, avec mon pull et mon maillot de bain. Quel est le plan secret ?
J'avais remarqué que nous étions seuls.
— Monte, je te dis tout.
La voiture de Jasper était une vieille Holden bleu ciel avec un siège-banquette à l'avant. Il n'y avait pas de radio mais il avait pris une radiocassette portable. Une grosse glacière et deux couvertures étaient posées sur le siège arrière.
— Nous allons pique-niquer? ai-je demandé.
— Eh bien... pique-niquer fait partie du programme... at-il répondu en glissant une cassette. Les B52s ont retenti à plein volume.
— On part pour le Love Shack?
Jasper a claqué sa portière et a démarré en trombe.
— On prend la route ! a-t-il hurlé en tournant dans Elizabeth Bay Road à toute vitesse. Waouh !
— Youpiiii ! ai-je hurlé à mon tour.
Je me fichais complètement de notre destination. J'adore prendre la route sans but précis. Jasper avait plein de cassettes, des compilations de bonne musique. Et en plus (j'ai eu le sentiment que cela lui faisait plaisir), je connaissais les paroles des mêmes tubes que lui. Il avait prévu une boîte de joints très légers, et la glacière contenait du thé glacé qu'il avait préparé lui-même et versé
dans des bouteilles de Coca vides. Les vitres étaient baissées, la musique à fond, et en un rien de temps, chantant à tue-tête, nous avons quitté les faubourgs pour traverser une espèce de parc national. L'océan était sur notre gauche, j'en ai donc déduit que nous allions vers le sud.
— Où va-t-on ? ai-je demandé tandis que nous passions une sortie pour Wollongong.
Jasper a haussé les épaules.
— Je le saurai quand on y sera. On fonce vers le sud et le réservoir est plein...
J'ai ôté ma montre et je l'ai glissée dans mon sac. Jasper a souri.
— Je savais que tu serais dans le ton. Pas d'heure, pas de rendez-vous, pas de projets, pas de règles.
— Pas de limites.
— Pas de soucis.
On s'est souri.
Quelques heures plus tard - les ombres s'allongeaient -, Jasper a brusquement quitté l'autoroute.
— Si on allait par là ?
Nous nous sommes très vite retrouvés sur une petite route bordée de gommiers et de gros arbustes, formant une espèce de forêt clairsemée. Après avoir traversé à grande vitesse quelques petites bourgades, nous avons débouché
au sommet d'un promontoire avec, à droite l'océan, et à
gauche une grande anse bordée de plages de sable blond. En redescendant, nous avons gagné un petit village très pittoresque, au bord de l'eau, dont les maisons étaient toutes en bois, et délavées par l'air marin. Jasper ne s'est pas arrêté, mais s'est engagé sur un chemin, ignorant le panneau indiquant Interdit. Au bout de deux ou trois kilomètres à travers un bois assez dense, il s'est garé et nous sommes restés immobiles un instant. En dehors des vagues et des rares cris d'oiseaux, un silence total régnait.
— Les seuls bruits qu'on entend sont ceux de la nature, ai-je soufflé. C'est le paradis. Est-ce que tu sais que, sur les îles Britanniques, il n'y a pratiquement plus d'endroit où
goûter ce genre de silence? Il y a toujours une autoroute au loin, ou un avion dans le ciel.
Au bout d'un moment. Jasper a dit :
— Je vais vous montrer vos appartements, madame. Il m'a prise par la main et m'a emmenée jusqu'à la plage, au-delà des arbres. Elle était immaculée. Pas une bouteille en plastique ne la défigurait, il n'y avait que des coquillages et des algues sur le sable. Et puis j'ai vu quelque chose sauter dans l'eau.
— Regarde ! s'est écrié Jasper. Des dauphins.
Il y en avait tout un groupe, venu nager et s'amuser à
quelques mètres du rivage.
— Jasper, tu as encore décroché le pompon. Tu as réussi à me couper le souffle une nouvelle fois.
Alors, le plus naturellement du monde, Jasper m'a prise dans ses bras et m'a embrassée. Longtemps, lentement et tendrement, comme je me l'étais imaginé.
On est allés se baigner. On a fait un feu et on a cuit des pommes de terre. On a bu du pinot noir dans de vrais verres (« Rien ne nous oblige à faire prolos », a dit Jasper), puis on a mangé de la salade, du jambon et de la pastèque. Lorsque la nuit est tombée, on s'est allongés comme nous l'avions fait si souvent sous la coupole, on a fumé quelques joints et on a parlé, parlé jusqu'à ce qu'on s'endorme. Enfin, pas complètement. Jasper avait un sac de couchage double dans le coffre. Il avait aussi apporté deux sacs simples, a-til précisé.
— Je ne voudrais pas que tu penses que je suis présomp tueux.
Le lendemain matin, on a été réveillés par le soleil levant et on a piqué une tête pour bien commencer la journée. Puis Jasper a disparu avec la voiture et est revenu avec du café, et des sandwiches à l'œuf et au bacon. On a passé la journée à se baigner, à se dorer, à dormir et à faire l'amour. Peau contre peau. C'était comme si le soleil coulait dans mes veines.
Lorsque le jour a décliné, j'ai commencé à redouter le moment où Jasper annoncerait le départ. Mais au lieu de cela, il s'est allongé au-dessus de moi et m'a chatouillé le visage avec une herbe en disant :
— Ça te dit de rester cette nuit ?
J'ai juste fait oui de la tête. Au diable le boulot ! J'avais couvert Debbie de nombreuses fois ces deux derniers mois, maintenant, c'était à mon tour d'avoir la «bureautite», comme disait Liinda.
J'avais délibérément laissé mon portable chez moi, donc j'ai pris la voiture de Jasper (que nous avions baptisée « La Baleine ») pour aller téléphoner depuis une cabine du village, et j'ai laissé un message sur la boîte vocale de Seraphima, au bureau, disant que j'avais eu une intoxication alimentaire samedi et que je n'étais toujours pas dans mon assiette, donc que je ne serais pas au journal lundi. Ce qui me fournissait aussi une excuse pour le samedi soir. Debbie entendrait Seraphima le dire à Maxine et le rapporterait illico à Antony. Ou comment faire d'une pierre deux coups. J'ai aussi précisé
dans le message à Seraphima que je dormais beaucoup et qu'il ne fallait donc pas s'alarmer si je ne répondais pas au téléphone. Je n'éprouvais pas une once de culpabilité. Une seule chose comptait : le plaisir d'être en compagnie de Jasper.
— J'ai l'impression d'être partie depuis des semaines, ai-je confié à Jasper le lundi matin.
— On peut revenir, a-t-il dit. Ce n'est qu'à quatre heures de Sydney. On pourrait venir tous les vendredis soir. Je lui ai souri. Il était sans doute barge, mais ses rêves étaient attendrissants. Et puis c'était un amant hors pair. Peut-être était-ce dû à l'herbe, mais il procédait de manière tellement douce, tellement tranquille qu'il faisait invariablement monter le plaisir jusqu'à des sommets. J'étais à l'aise avec lui, même lorsque nous n'étions pas peau contre peau. Je lui plaisais, parce qu'il me l'avait dit et répété de multiples fois depuis que nous nous connaissions, donc je n'étais pas obligée d'être au mieux de mes capacités physiques et intellectuelles en permanence, comme avec Nick Pollock. Et je savais que jamais je ne l'épouserais. Avec Jasper, je vivais dans l'instant, et j'en étais heureuse.
Mais le moment est finalement venu de dire au revoir à
notre lagon bleu. Il n'y a pas eu de « Bon, faut y aller, maintenant» brutal, c'est venu simplement. Nous étions allongés au soleil, et puis nous nous sommes levés pour porter les affaires jusqu'à la voiture. Quand tout a été prêt, Jasper m'a prise par la main et m'a emmenée jusqu'à l'endroit abrité où
nous avions tracé J & G dans le sable avec des coquillages. Il en a pris un et me l'a tendu.
— Chaque fois que tu regarderas ce coquillage, cette semaine, je penserai à toi.
— Cette semaine, seulement ?
— C'est à renégocier tous les lundis matin, si tu es d'accord. Le voyage du retour a été agréable, détendu, au rythme des morceaux plus lents choisis pour la circonstance. L'es-pace d'un instant, je me suis demandé s'il avait prévu une cassette pour le cas où j'aurais opté pour le sac de couchage simple. Et puis je me suis endormie, la tête sur ses cuisses. Quand j'ai rouvert les yeux, il me caressait les cheveux, et nous étions en bas de chez moi.
D a laissé le moteur allumé pendant que nous nous embrassions, j'ai hésité à lui proposer de monter chez moi. Mais je voulais conserver ce précieux week-end intact dans ma mémoire, et loin de la réalité d'un réveil qui sonne le matin. On s'est embrassés longtemps, et puis, en descendant de la voiture, je me suis retournée pour lui demander ce qu'il aurait fait si j'avais été en retard au rendez-vous.
— J'aurais attendu tout l'après-midi, a-t-il répondu. . Je suis rentrée chez moi en fredonnant L'amour est enfant de bohème.
Le lendemain matin, j'ai trouvé une brassée de bougainvillées violettes sur le pas de ma porte, sans mot, mais je savais qu'ils venaient du jardin de la Villa. J'ai souri, et mes tripes ont exécuté un petit salto vrillé, parce que en même temps m'était revenue l'image de Jasper sortant nu de l'eau et secouant ses longs cheveux bruns. J'allais devoir faire un sacré effort pour que mon aura post-coïtale ne se remarque pas trop au bureau.
Ne travailler qu'avec des femmes et devoir supporter cette espèce d'intuition collective qu'elles développent presque systématiquement, ça peut vraiment vous pourrir la vie. Pour une fois, personne n'a semblé remarquer quoi que ce soit. Pour plus de sûreté, j'ai dit à Debbie et à Zoé
que je n'étais pas encore assez remise pour déjeuner. De cette manière, elles n'ont pas eu l'occasion de m'observer sous toutes les coutures.
À quinze heures précises, Jasper était au bout du fil.
— J'ai attendu trois heures parce que je ne voulais pas que tu me trouves trop empressé, m'a-t-il dit.
À quoi il a ajouté qu'il aurait adoré me voir ce soir, mais qu'il avait quelque chose de prévu. Cela ne me dérangeait pas, au contraire, j'avais envie d'un peu de temps à moi pour pouvoir me remémorer ce week-end merveilleux. Un peu plus tard, Antony a appelé pour savoir si j'étais remise de mon intoxication (le téléphone arabe avait parfaitement fonctionné), et pour me raconter la soirée de Trudy. Un truc fou, fou, fou, ainsi que je me l'étais imaginé. Il voulait m'inviter chez lui pour boire un verre, mais une fois encore j'ai prétendu ne pas être complètement d'aplomb et nous sommes convenues d'aller ensemble aux multiples soirées de lancement de produits cosmétiques, vernissages et autres mondanités figurant au calendrier des branchés de Sydney au cours des dix jours qui suivaient.
J'avais envie de voir Antony et ses amis, mais j'avais surtout besoin de faire en sorte que mes soirées ne soient pas libres pour Jasper. Après m'être sentie tellement désemparée et larguée par Pollock, je ne voulais pas être dépendante de Jasper.
Quand nous nous sommes revus, tout a été aussi facile que la première fois. On a mangé mongol, regardé un film mongol, puis on est allés chez moi pour pratiquer ce que Jasper appelait la danse mongole, une spécialité folklorique se pratiquant à l'horizontale.
Ce n'était pas aussi romantique que sur la plage, mais Jasper avait Un don pour créer des atmosphères. En l'occurrence, il avait apporté des photophores pour égayer un peu la décoration pour le moins Spartiate de mon intérieur. Tout naturellement on s'est revues le vendredi soir, puis on a passé le samedi ensemble à faire les marchés de Surry Hills et les brocantes pour tenter de transformer ma petite cellule de nonne en appartement vivable. J'ai acheté une lampe des années 1950 dont le pied était une bohémienne en train de danser, un rideau de perles multicolores pour la cuisine et une carte du monde, vieil accessoire d'école, avec l'Australie au centre. Jasper m'a acheté un seau à glace en forme d'ananas identique au sien.
Ainsi, de fil en aiguille, on est devenus des compagnons. On ne se retrouvait pas tous les soirs, et, quand on se voyait, il venait toujours chez moi. On ne s'est pas affichés comme un couple, mais on s'installait dans notre univers secret chaque fois qu'on était ensemble, et dans deux univers séparés lorsqu'on ne l'était pas. Cela me faisait un peu penser au thème favori des chansons de country : pas vraiment de l'amour, mais pas mal quand même. Et c'était exactement ce que je voulais.
Peu de temps après notre week-end, Jasper a commencé à
parler du Royal Easter Show, sorte de foire agricole mêlant attractions foraines, artisanat et rencontres sportives. D'après lui, c'était une institution que je ne devais pas manquer. De toute façon, j'étais partante, dans la mesure où un tel événement réunissait deux de mes hobbies : les bêtes et les hommes en chapeau Akubra. J'aurais vraiment aimé qu'il m'accompagne, mais il a refusé, prétextant détester le nouvel emplacement, trop bétonné et trop excentré.
Alors j'y suis allée toute seule. J'ai d'abord été déçue. Il y avait très peu d'hommes en chapeau, et on ne sentait pas la moindre odeur de bouse de vache. Du coup, j'ai eu un coup de blues, en songeant aux foires agricoles que j'adorais quand j'étais petite. J'aurais aimé que Hamish soit avec moi (les foires agricoles, c'est son idée du bonheur) et je me suis demandé s'il avait entrepris les démarches nécessaires pour venir en Australie. Il faudrait que je l'appelle. Mais en attendant, Jasper m'avait fait une liste des attractions à ne pas rater, alors je me suis mise en route.
D'après lui, il fallait voir la coupe du bois, le concours de pâtisserie, les reconstitutions du Hall de l'Industrie, les animaux de la ferme, monter sur un manège terrifiant et manger un dagwood-dog en regardant la Grande Parade. C'est ainsi que j'ai mangé une horreur ressemblant de loin à
un hot dog enduit de pâte et frit, après m'être émerveillée devant les reconstitutions de scènes rurales réalisées entièrement à base de graines de soja, de lentilles, de potirons et de laine non filée, après avoir inspecté des dizaines de gâteaux, tremblé devant la force des bûcherons, caressé des petits cochons et choisi le manège que je décrirai à Jasper mais sur lequel je ne suis pas montée. Il ne restait que la Grande Parade, c'est-à-dire le défilé de tous les bestiaux lauréats du concours agricole. J'ai adoré. Surtout les bovins. Ils dégageaient un mélange de puissance et de douceur qui me touchait. Et lorsque je me suis approchée pour les admirer dans leurs stalles, leurs formes, leurs courbes étaient tellement belles que j'ai eu envie de les dessiner. J'ai sorti le carnet d'esquisses que j'avais toujours dans mon sac et j'ai commencé. En plus, ils ne bougeaient pratiquement pas, et très vite j'ai oublié le monde autour de moi. Les gens s'arrêtaient pour regarder, mais je n'y ai pas prêté attention, jusqu'à ce que quelqu'un m'interpelle par mon prénom.
— Tiens, tiens, mais c'est Géorgie. Eh, pas mal !
J'ai levé les yeux et j'ai vu Billy Ryan, accompagné d'une séduisante brune. Sous l'effet de la surprise, j'ai rougi.
— Bonjour, Billy. Je... je dessine les vaches, c'est tout... elles sont si belles... Bonjour, Georgiana Abbott, ai-je ajouté
en tendant la main à la jeune femme.
Tout mon attirail en a profité pour tomber par terre.
— Oh, Géorgie, a dit Billy, je te présente Lizzy... heu... Stewart.
— Bonjour, Lizzy, ai-je repris, un peu trop fort peut-être. Elle avait une poignée de main franche. Elle était habillée comme l'as de pique, avec une jupe de jean en trapèze et un chemisier blanc qui faisait cow-girl du dimanche, mais au moins elle savait serrer la main correctement. C'était donc Lizzy. Il me l'avait présentée sous son nom de jeune fille. Intéressant. Et il sortait en public avec elle. Très intéressant.
— Je ne savais pas que tu étais une artiste, Géorgie, a dit Billy. Ils sont bons, ces croquis, tu ne trouves pas, Lizzy ?
Tu devrais peut-être venir à la ferme et dessiner nos bêtes.
— Ils sont très beaux, a dit Lizzy. On voit que vous aimez les animaux.
Je lui ai souri. Elle me plaisait, finalement.
— En fait, a-t-elle ajouté en me regardant fixement, je connais quelqu'un d'autre qui dessine le bétail. Mon frère. J'ai viré au pourpre. Billy a mis les pieds dans le plat avec son tact habituel.
— Rory? Il dessine les vaches? Eh bien... je savais qu'il s'ennuyait à la ferme mais à ce point... heureusement qu'il ne fait que les dessiner, hein ? Non, je plaisante. Alors, Géorgie, comment ça va? Tu es bien installée, à Sydney, maintenant?
— Ça va, je te remercie, ai-je répondu.
C'était stupéfiant de voir à quel point un imbécile et un Apollon pouvaient cohabiter dans la même personne. Un imbécile sympathique, mais quand même.
— Je suis heureux de l'entendre. Il faudra que tu viennes manger à la maison, un de ces soirs. On peut te joindre chez Glow?
Je me suis demandé ce que son pauvre frère aurait pensé
de ce «on».
— Oui, j'en serais ravie, ai-je répondu, hypocrite. Lizzy regardait mes dessins.
—Géorgie, accepterais-tu de m'en vendre un?
— Oh, Lizzy, je t'en prie, j'accepte de t'en donner un, oui. Ce ne sont que des esquisses sans prétention. Choisis celui que tu veux.
Elle m'a répondu d'un sourire doux qui m'a rappelé celui de son frère.
— Comment va Rory ? ai-je demandé. D est venu à la foire?
— Non, pas cette année. Il a trop à faire à la ferme, et il va bien. J'ai entendu dire que vous vous étiez bien amusés, tous les deux, au rodéo.
Je crois que j'ai rougi à nouveau. C'est parfois embêtant d'avoir la peau claire.
— Oui, c'était très distrayant, cette soirée, ai-je marmonné.
— Eh bien, on y va, est intervenu Billy. Content de t'avoir vue, Picasso, a-t-il ajouté en m'embrassant sur les deux joues. À bientôt, on s'appelle pour dîner ensemble, je te présenterai des gens marrants.
— Au revoir, Billy. Au revoir, Lizzy. Le bonjour à Rory de ma part.
— Oh, je n'y manquerai pas ! a-t-elle répondu.
17
Au couis des semaines qui ont suivi. Jasper et moi nous sommes installés avec bonheur dans cette relation « qui n'engageait à rien » et, même si je trouvais souvent des fleurs sur mon seuil le matin, j'étais contente qu'il ne cherche pas à ce que les choses deviennent plus sérieuses entre nous. Nous ne nous voyions que trois soirs par semaine en général, ce qui me laissait tout le loisir d'aller courir le guilledou avec Antony, qui ne se doutait de rien. Non pas que Jasper et moi ayons quelque chose à cacher, mais je n'avais simplement pas envie d'avoir à expliquer ce qu'il y avait entre nous. Cela ne concernait personne, et c'était très amusant. Un soir, en rentrant chez moi, j'ai trouvé, écrit à la craie rose sur le trottoir, en très gros : J & G. Des flèches en partaient, longeant la rue, avec, tous les mètres environ, un cœur. Je les ai suivies jusqu'à Beare Park, où Jasper m'attendait, installé sur un plaid avec une bouteille de Champagne et deux flûtes. Un autre jour, il a déniché dans une brocante un très joli service à thé en porcelaine décoré de roses roses. Il m'a offert la théière et m'a dit qu'il avait caché
le reste du service un peu partout dans la villa Caledonia et que je devais les retrouver. Les indices étaient dans la théière. Bien sûr, si Jasper avait tant de temps à me consacrer, c'était en partie parce qu'il avait très peu de travail. De vieux amis lui commandaient régulièrement des photos, et il avait toujours un projet fou en cours, mais Jasper O'Connor, célèbre photographe de mode et portraitiste, n'avait jamais de nouveaux clients.
Néanmoins, dans la mesure où je ne considérais pas notre relation comme «sérieuse», cela ne me préoccupait pas trop.
Aussi, lorsque Jasper m'a annoncé qu'il était invité à une soirée donnée par Cordelia, une ancienne locataire de la villa Caledonia, aujourd'hui fleuriste branchée habitant dans une grande maison de Watson's Bay avec son avocat de mari, j'ai répondu que j'irais avec plaisir.
— Ce sera notre première sortie en public, a-t-il dit. Ça ne te dérange pas? Je veux dire... on ne va pas la jouer collé-serré, mais les gens comprendront forcément. J'ai réfléchi un instant et j'ai répondu que cela ne me dérangeait pas. De toute façon, mon expérience de Sydney, bien que courte, m'avait appris que rien ne restait jamais secret très longtemps dans cette ville. Et puis j'avais une autre raison d'aller à cette fête au bras de Jasper : je savais que Nick Pollock y serait.
Je le savais car Antony m'avait déjà parlé de cette soirée. Debbie et lui y avaient été invités mais ne pouvaient pas y aller parce qu'ils avaient déjà accepté une invitation à un mariage dans la bonne société de Melbourne, le même soir.
— C'est vraiment la poisse, Minou, m'avait-il dit. Nick Pollock sera chez Cordelia, et j'aurais pu t'embrasser devant lui, avec la langue, et tout, pour lui montrer combien tu te fichais de sa tronche.
— Miam... je ne sais pas si j'aurais apprécié, mais ça aurait fait parler dans les chaumières.
Un jour, à la pause déjeuner, un peu avant la soirée, je suis partie en expédition anthropologique dans le nord du quartier des affaires, où travaillaient tous les costards-cravates. Liinda m'avait raconté qu'il lui arrivait de s'y promener rien que pour le spectacle. Elle s'asseyait à une terrasse avec ses cigarettes (c'est sa façon à elle de déjeuner) et regardait le défilé. Pour elle, c'était «le top de la perversion».
Munie d'un sandwich, je suis donc allée m'asseoir à une terrasse d'Australia Square. Liinda avait raison, il y avait de beaux mecs en costume partout. L'un d'entre eux était Billy Ryan. Nos regards se sont croisés au même moment. Il était encore plus séduisant en costume qu'en tenue décontractée, et j'ai rougi comme une tomate, pour ne pas changer, lorsqu'il s'est exclamé « Géorgie ! » avant de venir s'asseoir à ma table. Après mes années de solitude à
Londres, j'avais encore
un peu de mal à mliabituer au fait qu'à Sydney, on rencontre des gens qu'on connaît dans la rue toutes les cinq secondes. J'avais l'impression d'avoir été prise en flagrant délit, mais de quoi...
— C'est incroyable, on se rencontre sans arrêt! s'est-il étonné avec ce côté bon enfant qui faisait son charme. Tu travailles dans le coin, toi aussi ?
— Heu... non, ai-je marmonné. J'avais une réunion dans le quartier et comme je mourais de faim, j'ai décidé de manger un sandwich vite fait avant de rentrer.
On a discuté quelques instants du Royal Easter Show, puis il m'a une nouvelle fois demandé si je me plaisais à
Sydney. Avec lui, j'avais constamment le sentiment de passer un entretien d'entrée à une école pour jeunes gens très bien.
— Alors, on a rencontré l'âme sœur? Je parie que les hommes se bousculent pour sortir avec toi. Moi-même, si je n'étais pas... heu... pris. Tu as quelqu'un en vue ?
Dans la mesure où je ne considérais pas Jasper comme un petit ami normal, j'ai répondu non.
—J'ai fait quelques rencontres... (Comme toi, ai-je songé.) Mais rien de sérieux, non.
Je n'avais absolument pas le sentiment de trahir Jasper. C'était l'idée que je me faisais de notre relation. Et puis Billy m'a demandé si j'allais à la soirée de Cordelia et de Michael, le samedi suivant.
— Cordelia, la fleuriste? ai-je demandé. C'est drôle, mais oui, ai-je repris quand il a répondu d'un hochement de tête. Quelle coïncidence !
Il n'avait pas l'air du tout surpris.
— Cordelia est de plus en plus en vue dans le milieu de la mode, donc je ne suis pas étonné que tu la connaisses. C'est une fille bien. Très artiste. Je suis allé à la fac avec Michael. À samedi, alors. On pourra danser ensemble. Sur ce, il m'a embrassée sur la joue et est parti. Le jour de la fête, Jasper m'a appelée pour m'inviter à la villa afin de boire un verre avec ses copains. Nous irions tous ensemble à la soirée ensuite. Il m'a aussi précisé que le thème vestimentaire était «Brillant et beau ».
— Ce qui signifie que tu n'as pas besoin de costume, évi demment, ma Rosie.
En arrivant, j'ai immédiatement constaté que tout le monde était sur son-trente et un. Un groupe d'amis s'était même habillé en fleurs, en hommage à la profession de leur hôtesse. Lulu, l'artiste aux cheveux bleus, avait peint une fleur violette au pochoir sur le sommet de sa coupe en brosse, ce qui formait un ensemble assez saisissant avec une vieille robe à fleurs et les grosses boots noires qu'elle ne quittait pratiquement jamais. Tania, la plus âgée des locataires, ressemblait à une égérie du flowerpower avec son débardeur à
fleurs psychédélique, et un des réalisateurs de films d'animation portait une chemise hawaïenne avec un motif hibiscus aux couleurs très vives. Jasper était resplendissant avec son pantalon à fleurs et une chemise vert pomme, les ongles des pieds vernis, une fois de plus.
— Jasper, mais où dégotes-tu tes pantalons? ai-je demandé.
Il portait toujours les vêtements les plus ridicules qu'on puisse imaginer, mais bizarrement cela lui allait bien.
— Dans des endroits où personne ne pense jamais à
regarder, m'a-t-il répondu avec un clin d'œil.
Sur ses conseils, j'avais mis ma tenue la plus criarde : une robe de flamenco écarlate à énormes pois roses, qui découvrait mon dos et moulait mon postérieur de façon avantageuse. Rick me l'avait rapportée d'un voyage en Espagne, des années plus tôt. C'était du 100 % polyester et du 100 % fabuleux, avait-il déclaré en me l'offrant, et j'étais ravie d'avoir une occasion de la porter. Jasper a glissé une fleur d'hibiscus derrière mon oreille et nous nous sommes tous entassés dans sa voiture.
Dès notre arrivée. Jasper a été happé par une multitude de connaissances, aussi ai-je préféré le laisser à ses mondanités et suivre Lulu et Tania en direction d'une immense terrasse qui donnait sur le port. Nous étions dans une vieille maison pleine de charme, dont les jardins descendaient jusqu'à Camp Cove, ma plage préférée. J'ai pris un verre de Champagne et j'ai observé ce qui se passait dans la salle.
À ma grande surprise, je connaissais pas mal de monde moi aussi, et je me suis bientôt retrouvée à discuter avec un tas de gens. Jasper est venu me rejoindre. Je l'ai rassuré
en lui disant que je me débrouillais très bien toute seule et que je n'avais pas besoin de le suivre comme un petit chien.
— J'étais sûr que tu ne t'accrocherais pas à mes basques, Rosie. Retrouve-moi quand tu veux, si tu as envie d'un petit pétard, a-t-il répondu avant de disparaître.
Il y avait de tout parmi les invités, des bo-bos, des déjantés comme Antony et des plus sérieux, dont j'ai supposé qu'ils étaient des amis juristes de Michael, mais je n'ai pas vu Billy. Betty et Trudy étaient là et ils m'ont présentée à
beaucoup de gens.
Et puis Nick Pollock a fait son entrée. J'ai eu un haut-lecceur. J'aurais dû demander à Jasper de rester avec moi jusqu'à son arrivée. Je m'étais imaginée riant à ses côtés au moment où Nick m'aurait vue. Là, j'étais complètement seule, et je ne riais pas du tout.
C'était un de ces moments dans les soirées où les convives se séparent naturellement en petits groupes, et moi, clouée sur place par l'arrivée de Pollock, je n'en avais rejoint aucun. J'ai vu son regard glisser sur la foule, s'arrêter sur moi une fraction de seconde et passer aussitôt à autre chose. Peut-être était-il simplement en train de compter combien il y avait dans cette pièce de femmes ayant cédé à
ses charmes.
La très séduisante Phoebe Trill ne semblait pas l'accompagner, il n'allait donc probablement pas tarder à se mettre en chasse. J'étais bien certaine qu'il ne chasserait pas dans mes parages, mais je me sentais encore tellement humiliée par la façon dont il m'avait traitée que je doutais de pouvoir trouver la repartie nécessaire au cas où il me ferait l'affront de m'adresser la parole. Je savais que je serais muette et pathétique.
Mon Dieu, il s'avançait dans ma direction ! Je l'ai entendu remercier Trudy pour sa soirée. J'ai bondi.
J'avais besoin de quelques instants de calme pour reprendre mes esprits, aussi me suis-je dirigée vers l'escalier menant au jardin. J'avais repéré un banc de pierre que l'on ne voyait pas de la terrasse. J'allais m'y précipiter lorsque quelqu'un, descendu par l'autre escalier, s'y est assis avant moi. C'était Rory Stewart.
— Rory!
J'ai descendu les dernières marches deux à deux. Il s'est levé et m'a embrassée sur les joues.
— Bonsoir, Georgia. Je me demandais justement quand est-ce que j'allais te voir. Billy m'avait dit que tu serais là
ce
soir. Waouh, superbe ta robe ! Tourne un peu, pour voir. J'ai fait deux tours sur moi-même en tapant des pieds et je me suis figée en posant comme une danseuse de flamenco. Rory a éclaté de rire et m'a applaudie.
— Ole ! Elle te va très bien. Comment se fait-il que tu ne sois pas là-haut à éclipser toutes les autres femmes ?
Nous nous sommes assis.
— Je pourrais te retourner la question... enfin, presque. Pourquoi n'es-tu pas là-haut à charmer toutes les femmes?
— C'est moi qui ai posé la question en premier. Malgré moi, je me suis un peu affaissée.
— Oh, quelqu'un vient d'arriver que je n'ai pas envie de voir.
— Un homme?
—
Je n'irais pas jusqu'à lui faire l'honneur de l'appeler comme ça. Un gland serait plus proche de la réalité. Il a ri de nouveau.
—
Un vrai rustre, s'il t'a blessée, alors.
— Assez parlé de ce vilain crapaud. Que fais-tu là, tout seul dans ton coin.
Il est resté silencieux un instant, comme s'il hésitait.
— Un petit coup de blues, c'est tout, a-t-il enfin expliqué
d'un ton calme. Cordelia était la fiancée d'Alastair, un autre de mes frères, tué dans l'accident lui aussi. Je suis ravi qu'elle
ait rencontré Michael. Il était avec nous à l'école. Je ne le connaissais pas beaucoup parce qu'il est plus âgé. Elle a l'air
très heureuse. Mais je ne peux pas m'empêcher d'être très triste, malgré tout.
J'ai pris sa main droite et je l'ai serrée fort.
— Donc Debbie n'était pas la seule fiancée endeuillée. Il m'a regardée avec un air qui m'a rappelé celui de sa sœur Lizzy au Royal Easter Show.
— C'est exact. Tout le monde parle de Drew, parce que c'était l'aîné et que lui et Debbie formaient le couple phare de la bonne société de Sydney. Mais ça m'insupporte, des fois, parce qu'ils sont trois à avoir péri ce jour-là. Drew et Alex étaient sportifs, ils jouaient au polo, et on les voyait toujours dans les pages People des magazines. Alastair, lui, était beaucoup plus réservé. Et parfois, j'ai l'impression que tout le monde a oublié jusqu'à son existence même.
— Parle-moi d'Alastair. Il était comment ?
— Il était botaniste et biologiste. Depuis qu'il était tout petit, les insectes et les plantes le fascinaient. Il terminait une thèse de doctorat sur l'agriculture bio. Il essayait de convaincre Drew de lui confier une partie de nos terres pour se lancer dans la production de légumes bio, pour prouver que c'était plus rentable, à terme, pour les hommes et pour la planète. Alastair était un idéaliste, il voulait changer le monde.
— Comment a-t-il rencontré Cordelia ?
— Par les plantes. Elle était à la recherche de fleurs « bio
», pour sa boutique, et c'est comme ça qu'ils se sont rencontrés. Ils formaient un beau couple. Un peu comme Drew et Debbie, mais en plus tendre, en moins tape-à1'œil. Sa voix avait tremblé. Il s'est tu, et j'ai serré une nouvelle fois sa main.
— Alastair est le frère dont j'étais le plus proche, c'est celui
qui me manque le plus. Pour être honnête, je n'arrive pas à
imaginer Cordelia avec un avocat m'as-tu-vu. Je pense qu'elle
ne l'a épousé que pour ce jardin.
Une grosse larme a roulé sur sa joue. J'ai passé mon bras par-dessus ses épaules et je lui ai caressé les cheveux. Il s'est essuyé les yeux.
— Merci, Georgia. Je suis désolé de t'accabler avec mes états d'âme, mais parfois, le vide laissé par Alastair est tel lement grand... et puis lorsque j'ai vu Cordelia, tout à
l'heure, je n'ai pas pu m'empêcher de me dire que c'est mon frère qui aurait dû être à ses côtés.
Il a poussé un long soupir, puis a inspiré profondément.
— Tu devrais remonter faire la fête, je te rejoindrai dans une minute. Je ne veux pas te gêner.
— Arrête, je t'en prie. Et si jamais tu as un autre coup de blues, Rory, appelle-moi, n'hésite pas. J'aurai toujours une oreille attentive à t'offrir.
Je me suis alors souvenue qu'il ne m'avait jamais demandé mon numéro de téléphone, et en ce moment un peu particulier, je n'ai pas eu l'audace de le lui donner, j'aurais eu l'impression de lui forcer la main.
— Tu peux toujours me joindre à Glow, ai-je ajouté. Quant à retourner faire la fête, tu ne me gênes pas le moins du monde. À vrai dire, tu me rendrais même un grand service en remontant cet escalier avec moi et en faisant comme si j'étais pour toi la femme la plus fascinante du monde. Juste pour le cas où M. Legland serait dans les parages.
— Ah, oui, c'est vrai ! La stratégie antigland. Ce sera avec plaisir. Et je dois t'avouer que je n'aurai pas à me forcer pour jouer mon rôle...
Ça a fonctionné comme sur des roulettes. On a fait un petit tour dans le jardin parce que Rory ne voulait pas qu'on voie qu'il avait les yeux rouges, puis il m'a offert son bras et nous avons monté les marches comme si nous nous rendions à une soirée de l'ambassadeur. Nick Legland était juste où il fallait pour nous voir au moment où Rory se penchait vers moi pour me murmurer des supposés mots doux à
l'oreille.
«Rien, rien, rien» est en fait ce qu'il a chuchoté, du coup j'ai éclaté d'un petit rire provoquant du meilleur effet. En réalité, avec le visage de Rory si proche du mien, je n'ai eu aucun mal à avoir l'air épanoui.
Malheureusement, Legland discutait avec Jasper.
— Ah ! Rosie, te voilà ! s'est écrié ce dernier. Viens là que je te présente mon ami Nick Pollock.
Puis, à ma grande surprise, il a manœuvré de manière à
empêcher Rory de se joindre au petit groupe. J'ai fait un pas de côté pour qu'il puisse s'approcher.
— Nick et moi nous sommes déjà rencontrés, ai-je dit avec un sourire de glace. Où est donc ta charmante fiancée, ce soir, Nick ? Elle fait tourner une roue quelque part, je suppose?
Sur ce, imitant la manœuvre de Jasper, j'ai fait en sorte de tourner le dos à Pollock Legland.
— Jasper, ai-je repris, je te présente Rory Stewart, un très bon ami à moi.
Rory a tendu la main. Jasper l'a serrée comme s'il s'agissait d'un poisson mort. Je n'en croyais pas mes yeux. Il se tenait très mal et mâchait ostensiblement du chewing-gum. C'était la première fois que je le voyais mâcher du chewinggum.
— Ouais, d'accord. Rory, comment ça va? Allez, on se voit tout à l'heure mec, OK? Nick et moi il faut qu'on cause. À plus.
Et il a fait mine de me prendre par la taille, histoire de montrer que j'étais sa possession. Je me suis dégagée. Il n'était pas question pour moi de me retrouver coincée à les écouter «causer» lui et Legland. Mec? Mais qu'est-ce qui lui prenait?
— Rory allait justement me présenter à Cordelia, me suis-je empressée de dire en me tournant vers Rory pour articu ler « À l'aide ! » en louchant.
Il a tout de suite compris.
— Oui, et justement, je l'aperçois. Viens, Georgia. Nous sommes rentrés dans la maison, bras dessus bras dessous.
— Je comprends pourquoi tu l'appelles Legland, a-t-il repris. Et puis cette façon de s'habiller, c'est pas triste, hein... Oups, il y avait erreur sur la personne. Mais comme gland, Jasper s'était posé là. J'avais du mal à croire que Legland Premier soit son ami. J'oubliais trop souvent qu'à
Sydney, tout le monde était ami avec tout le monde.
— On va chercher à boire ? ai-je suggéré. Et si on voit Cordelia, j'aimerais vraiment la rencontrer.
— Eh bien justement, la voilà...
Elle correspondait exactement à l'image que je me faisais d'une personne portant ce prénom. Grande, fine, avec de longs cheveux auburn ondulés. Elle portait une robe longue verte brodée de minuscules perles, et une coiffe de fleurs naturelles. Elle a embrassé chaleureusement Rory.
— Mmm... toujours aussi beau, toi, a-t-elle murmuré. Je suis tellement contente que tu aies finalement décidé de venir. Je voudrais vraiment que tu passes une bonne soi rée... et que tu apprécies Michael. Ce n'est pas un méchant avocat cupide, c'est un gentil avocat, sinon, je ne l'aurais pas épousé.
Elle s'est tue et a fixé Rory droit dans les yeux.
— Je n'aurais jamais épousé qui que ce soit sans être sûre qu'Alastair aurait approuvé, Rory, a-t-elle ajouté doucement. Il lui a répondu d'un sourire triste avant de se reprendre.
— J'ai hâte de le rencontrer, alors. Je ne l'ai pas revu depuis mes treize ans, et à l'époque c'était un grand de ter minale qui nous fichait la pétoche. Cordelia, je voudrais te présenter Georgia Abbott.
Elle m'a embrassée d'emblée, ce que j'ai trouvé charmant.
— Bonsoir, Georgia. Je suis contente de te rencontrer, j'ai tellement entendu parler de toi. Il faudra venir dîner, un soir. Je suppose que je peux me procurer ton numéro auprès de Rory...
Mais pas du tout. J'ai jeté un œil en direction de Rory, qui regardait au loin.
— De toute façon, tu peux me joindre à Glow, ai-je répondu. En passant par le standard.
— Ça, c'est facile, je connais leur numéro par cœur. On envoie tellement de bouquets à Debbie... J'ai pris l'habitude de toujours appeler avant, parce qu'elle est si souvent en rendez-vous à l'extérieur...
Si on veut, oui.
Cordelia nous a ensuite présenté Michael, qui était effectivement gentil. En plus de ses gros clients bourrés aux as, il défendait gratuitement des associations de protection de la nature, et c'était par ce biais que Cordelia et lui s'étaient rencontrés.
Malgré ses réticences, Rory semblait apprécier Michael, aussi ai-je décidé de les laisser discuter et je suis partie à la recherche des toilettes. Elle s étaient en haut, et j'y ai trouvé Jasper, qui prenait de la cocaïne avec Legland Premier.
— Ah, Rosie, chérie, te voilà ! s'est-il exclamé en ouvrant les bras.
Je n'ai pas couru m'y jeter, mais j'ai bien vu que Legland tiquait en comprenant à quel point Jasper et moi étions intimes. Il ne me restait plus qu'à prier pour qu'il ne lui parle pas de notre folle nuit. Je me sentais un peu garce, dans cette histoire. Évidemment, à en croire ce qu'on racontait, la plus grande garce de Sydney, c'était Legland, pas moi, mais ce n'était pas grave, parce que lui c'était un mec.
— Je vois que vous vous repoudrez le nez, ai-je lâché. On se retrouve, en bas, Jasper?
— T'en veux pas un peu ? m'a demandé El Glando.
— Plutôt m'immoler par le feu, ai-je rétorqué avec un grand sourire cent pour cent factice avant de les laisser. En bas, la soirée s'animait, les gens commençaient à danser. Trudy et Betty se trémoussaient sur la piste, et je les ai rejoints. Rory était assis sur un canapé et discutait gaiement avec une fille aux cheveux clairs que je n'ai pas reconnue. Un peu plus tard, alors que je dansais avec Trudy, j'ai vu que Rory et la jeune fille blonde dansaient eux aussi. J'ai demandé à Trudy s'il la connaissait mais il ne l'avait jamais vue, ce qui signifiait qu'elle ne faisait pas partie de la jungle branchée qu'il fréquentait. Mine de rien, entre deux passes de rock, je l'ai observée de loin.
Elle portait un tailleur rouge foncé dont la jupe était très courte, des collants couleur chair et des escarpins noirs. Beaucoup de bijoux clinquants. Et trop de rouge à lèvres. Drôle de genre !
Ils ont dansé plusieurs fois ensemble, puis je l'ai vue quitter la pièce, et Rory s'est approché.
— Auriez-vous l'obligeance de m'accorder la prochaine danse ? a-t-il demandé en s'inclinant.
— Avec grand plaisir, ai-je répondu en faisant la révérence. Entre deux rocks et un twist, j'ai aperçu la fille en rouge qui rentrait. Elle nous a vus et est aussitôt ressortie. Rory n'avait rien remarqué. Un remix de I've Got You Under My Skin venait de commencer, il m'a prise par la taille et m'a fait tournoyer comme s'il s'agissait d'une valse, pour finir par le renversé auquel je commençais à m'habituer. C'est là que je me suis aperçue que je n'arrivais pas à le quitter des yeux. Mais au moment où un autre morceau démarrait, quelqu'un m'a attrapée par-derrière, assez rudement.
— Ah, te voilà, Rosie chérie ! a dit Jasper en me plaquant contre lui, écartant Rory d'un bras. Désolé, mec, mais je crois qu'il est temps pour moi de danser avec ma copine. Allez, du balai !
J'ai ouvert la bouche pour rouspéter, mais Japser m'avait déjà entraînée à l'autre bout de la pièce, où il s'est mis à se déhancher de la plus vulgaire des façons. Rory nous fixait, stupéfait. Puis il a tourné les talons.
— Jasper, tu te prends pour qui?
— Oh, désolé, j'ai froissé ton ami bon chic bon genre. J'ai peur de ne pas connaître l'étiquette, avec ces gens-là. Il avait dit ça sur un ton extrêmement déplaisant, et son regard était dur. C'était peut-être la coke, ou la mauvaise influence de Nick Legland, mais en tout cas je ne l'avais jamais vu ainsi. Et cela m'a ôté l'envie de danser.
— Jasper, je vais aller m'asseoir un peu, ai-je annoncé
froidement.
— Qu'est-ce qu'il y a? Je ne suis pas assez bien pour toi, maintenant? Tu ne danses plus qu'avec les jeunes gens de bonne famille ?
— Arrête tes salades, Jasper. Je vais prendre l'air, l'atmosphère est irrespirable, tout à coup. Dehors, je me suis assise sur le mur de la terrasse. Mais qu'est-ce qu'il lui avait pris ? Je n'avais jamais vu cette facette de Jasper, et elle ne me plaisait pas du tout. Par les portes ouvertes, je l'ai aperçu en train de danser avec Tanià et Lulu, il semblait beaucoup s'amuser. Legland est arrivé avec une gamine qui ne devait pas avoir plus de dix-sept ans. Il la regardait dans les yeux en chantant, ça m'a rappelé quelque chose. Cordelia et Michael dansaient enlacés, visiblement seuls au monde. Au bout d'un moment, Rory est revenu sur la piste de danse avec la fille en rouge. Elle avait refermé ses bras autour de son cou, et plaquait son opulente poitrine contre son torse, ce qui n'avait pas l'air de lui déplaire. À
moi, ça me déplaisait.
À la fin de la danse, Jasper est parti je ne sais où, et Tania est sortie sur la terrasse pour s'asseoir à côté de moi. De la petite aumônière en tissu brodé qu'elle avait toujours avec elle, elle a sorti de quoi se rouler une cigarette
— Tu fais la tronche, Géorgie ? m'a-t-elle demandé. Tu semblais bien t'amuser, pourtant, tout à l'heure.
— Oh, j'ai plus tellement envie de danser.
— Jasper se conduit en salaud ? Je
l'ai regardée, surprise.
— Oui. Comment as-tu deviné?
— C'est la cocaïne.
— Comment sais-tu qu'il a pris de la coke ?
— Je le connais depuis qu'il a vingt ans. Je le connais mieux que quiconque, je crois, a-t-elle précisé avec un drôle de sourire. Et quand il prend de la coke, il est insupportable. Il devient parano et toute la colère qu'il accumule le reste du temps explose. Et passer des soirées dans des maisons comme celle-ci ne fait qu'aggraver la chose.
— Mais il habite une maison bien plus grande.
— Oui, mais il n'en est pas propriétaire. Il aime qu'on le prenne pour Mr cool, roi des bo-bos, et quand il fume de l'herbe, c'est ce qu'il est, mais au fond il est très aigri car sa carrière est fichue. Pour lui, tout a commencé à aller mal quand il est sorti avec cette Liinda Vidovic, a-t-elle précisé
avant de tirer une longue bouffée de sa cigarette. Je l'ai regardée, interdite.
— Quoi?
— Elle travaille avec toi à Glow, non ? Une Croate. Cheveux longs. Une bonne plume, mais complètement folle. Elle a été toxico jusqu'à la moelle, et maintenant c'est une vraie mère Teresa.
— Qu'est-ce que tu veux dire par « sortir» ?
— Elle était folle amoureuse de lui. Il sautait tous les top models de la ville et ne là voyait même pas. Il l'appréciait intellectuellement, mais il n'avait pas envie de se la faire. Jasper aime les blondes... comme toi. Et moi. Enfin, bref, un soir, il était stone, et c'était la seule fille dans les parages, alors il l'a baisée. Énorme erreur. Elle ne l'a plus lâché. Elle croyait qu'ils allaient se marier parce qu'ils avaient couché
ensemble une fois. Elle s'est mise à le harceler, à le suivre, à
l'appeler jour et nuit, à laisser des messages de menace sur les répondeurs de celles qui l'approchaient de trop près à
son goût. Complètement barge.
Incroyable. Je comprenais maintenant pourquoi Liinda m'avait mise en garde avec une telle véhémence.
— Elle l'aime toujours ?
— Je n'en sais rien. Mais si c'est le cas, elle le montre moins. Ce qui est sûr, c'est que c'est à cause d'elle que les portes de Glow et d'autres magazines se sont fermées pour Jasper. Tu devrais poser la question à Terry.
— QuiestTerry?
— Tu sais, un grand type, crâne rasé, anneau dans le nez, qui travaille à Radio National, tu l'as rencontré à la Villa. C'est un bon copain de Liinda, ils sont tous les deux aux AA, aux TA et autres assemblées du même style.
Tiens, tiens, un mystère de résolu. Je savais maintenant comment Liinda avait eu vent de ma présence à la villa Caledonia. Je me demandais ce qu'il avait bien pu lui dire d'autre.
— Ça fait longtemps que je ne l'ai pas vu à la Villa.
— C'est parce qu'il est à Melbourne depuis plusieurs semaines pour assister à une convention des AA. Tania a continué à fumer en silence, tandis que j'encaissais sans rien dire, un peu groggy quand même. J'aimais beaucoup Liinda, je ne voulais pas devenir sa rivale. Tout affrontement prenait toujours un tour sérieux, avec elle. Et puis elle avait ce couteau. Jusqu'à ce soir, j'avais beaucoup aimé ma relation avec Jasper, mais pas assez pour courir le risque de vivre un enfer au bureau.
— Merci pour ces informations, Tania. Je me demande pourquoi Jasper ne m'a pas conseillé de ne rien dire à
Liinda, il sait que je travaille avec elle. J'aurais très bien pu arriver au bureau un matin et lui parler du type merveilleux que je venais de rencontrer.
— Il a dû se dire que tu étais suffisamment costaud pour l'affronter.
— Et moi je pense qu'il m'a surestimée...
Alors là, c'était le pompon. Tous les hommes de Sydney trimballaient-ils des casseroles sentimentales aussi lourdes ? Je n'en pouvais plus, moi, j'avais suffisamment à faire avec les miennes...
— J'espère que je n'ai pas foutu ta soirée en l'air, a repris Tania en écrasant son mégot sur la terrasse. Jasper est un mec sympa, mais sa carrière est dans les orties et il a besoin de mettre ça sur le dos de quelqu'un. Il a aussi besoin de toute l'aide possible pour la faire redémarrer, a-t-elle conclu en me regardant avec un sourire innocent.
Qu'essayait-elle de me dire, exactement ? Que Jasper ne sortait avec moi que dans l'espoir de décrocher des contrats avec Glow ? J'avais pris suffisamment de coups sur la tête ce soir pour décider de ne pas poursuivre mon raisonnement dans cette direction. Peut-être Tania était-elle un brin manipulatrice, aussi ? Et peut-être qu'elle avait des vues sur Jasper, pourquoi pas ? Je l'avais plusieurs fois surprise en train de le regarder d'une certaine façon, et pour quelqu'un qui n'habitait pas à la Villa, elle semblait y passer beaucoup, beaucoup de temps.
À force de vivre dans un milieu où rien de ce qui était sentimental n'était simple, j'avais fini par m'aguerrir. J'ai décidé
de vérifier ces dires avant d'agir en conséquence.
— Eh bien, merci de m'avoir mise au parfum, Tania. Je comprends mieux certaines choses. Je crois que je vais aller voir si Jasper est de meilleure humeur, maintenant. À la façon dont elle m'a regardée, j'ai senti que je ne m'étais pas trompée. Elle avait peut-être cru qu'après ses révélations sordides je rentrerais seule chez moi. Perdu. J'ai retrouvé Jasper sur la piste de danse.
— Rosie, Rosie, te voilà. Viens danser avec moi. Je sais que je me suis conduit comme un mufle, tout à l'heure. Je dois t'avouer que j'étais jaloux. À côté de ces beaux jeunes gens BCBG j'ai l'impression d'être un plouc, ce que je suis d'ailleurs. Est-ce que tu me pardonnes ?
— Pas complètement, mais je l'envisagerai si tu arrêtes la coke pour ce soir. Ça te rend trop agressif.
Il a reculé d'un pas et s'est incliné.
— Bien madame. Plus de cocaïne, madame.
— Repos. Et arrête de danser comme un satyre en rut, c'est très gênant.
Je ne savais plus très bien où j'en étais de mes sentiments vis-à-vis de Jasper. D'un côté j'avais envie de quitter cette maison et de ne plus jamais le revoir, mais d'un autre côté je me demandais si ce n'était pas démesuré comme réaction. Et puis la soirée était sympa et je comptais en profiter jusqu'au bout. J'ai dansé avec Trudy et Betty pendant un moment, mais lorsque les premières mesures d'un slow se sont fait entendre, Jasper m'a prise dans ses bras. Par-dessus son épaule, j'ai vu Rory enlacer Tailleur rouge. Nos regards se sont croisés et j'ai lu... de la surprise ? de l'indignation ? Probablement la même chose que ce qu'il avait lu dans les miens, en tout cas. J'ai aussitôt tourné la tête et me suis laissé bercer par la musique et le mouvement sensuel des hanches de Jasper. Puis il m'a embrassée, un de ces longs baisers lents et romantiques, et j'ai oublié tout le reste. Il était peut-être plus compliqué que je ne l'avais cru au départ, mais Jasper embrassait comme un dieu.
Au bout de quelques slows, le sommeil m'a gagnée, et Jasper, tendre et attentif - il savait qu'il avait dépassé les limites et faisait visiblement tout pour se racheter -, m'a proposé de rentrer.
— Ma petite Rosie est fatiguée ? Tu t'es assez amusée pour ce soir?
J'ai hoché la tête, les yeux mi-clos.
— Alors on y va, chérie.
Je me suis laissé conduire jusqu'à la porte. Nous sommes passés près de Rory, assis sur un canapé avec Tailleur rouge sur les genoux. Ils s'embrassaient.
— Salut, Grand Vizir. Amuse-toi bien, a lancé Jasper en le taxant d'une petite tape sur le genou.
J'aurais préféré qu'il se dispense de ce commentaire. Je me suis retournée et j'ai vu Rory ouvrir un œil qui s'est ouvert plus grand lorsqu'il a découvert qui venait de parler et qui l'accompagnait, puis qui s'est refermé. Hermétiquement. 18
J'étais debout sur un tabouret dans l'atelier d'Antony, lequel était agenouillé à mes pieds, la bouche pleine d'épingles, vêtu de la blouse blanche qu'il portait toujours pour travailler, comme dans les grandes maisons de couture parisiennes.
Il marquait l'ourlet de la robe de soirée qu'il avait insisté
pour me confectionner après avoir appris que je portais une robe de flamenco en polyester à la fête de Cordelia.
— Non mais, qu'est-ce qui t'a pris, Minou ? m'a-t-il redemandé pour la centième fois, ôtant les épingles de sa bouche et prenant un peu de recul pour juger de l'effet produit. Je ne permets à aucune de mes amies de sortir en haillons. C'est mauvais pour mon image de marque. Au fait, c'est moi qui ai réalisé la robe de Cordelia, comment tu l'as trouvée? Ces broderies de perles m'ont coûté une fortune. Oh, bien sûr, je sais pourquoi tu avais mis des fripes pareilles. C'est l'influence de ce débraillé de Jasper O'Connor. La touche polyester, il adore. Je parie qu'il a des draps en nylon noir. Je n'en reviens pas que tu sortes avec ce type, après tout ce que je t'ai raconté sur lui. Et je suis fâché que tu ne m'aies rien dit.
— Oh, arrête, un peu, Antony !
J'étais encore en colère contre Jasper pour ce qui s'était passé ce soir-là et je n'avais pas envie de le défendre.
— Si je ne t'en ai pas parlé, c'est justement parce que je savais que tu n'aurais de cesse que d'essayer de m'en dégoû
ter, de me démontrer que ce n'est pas un homme conve nable, etc. Comme si toi tu étais convenable. Rassure-toi, je n'ai pas l'intention de l'épouser, et de toute façon on se voit moins souvent. J'avais juste envie d'une compagnie mascu-Une. C'est terriblement contraignant de ne sortir qu'avec des maris potentiels et de devoir être fascinante en permanence. C'est épuisant, aussi. Une relation qui n'engage à rien, ça fait du bien, de temps en temps. Ça détend.
— Tu voulais juste t'envoyer en l'air, donc. Alors, c'est un bon coup?
— Mon Dieu, qu'en termes élégants ces choses-là sont dites... Oui, si tu veux savoir. C'est un excellent coup.
— Et par rapport à Nick Pollock et à son pénis pneumatique ?
— Je dois reconnaître que Nick pourrait concourir sur la scène internationale, ses performances sont spectaculaires. Mais elles perdent un peu de leur attrait quand on réalise que ce n'est qu'une question d'entraînement. Jasper est beaucoup plus sincère, spontané, quand il fait l'amour. Il ne cherche pas à décrocher une médaille en appliquant les quelques règles qui ont toujours marché jusque-là, comme Legland.
— Ah, ah, ah... Legland. J'adore.
Ce qui signifiait que très bientôt, tout Sydney adorerait aussi. Parfait.
— Oh, et puis après tout, si c'est un bon coup... a repris Antony. Amuse-toi, mais souviens-toi qu'un mec comme ça risque de faire baisser ton cours.
— Je suis à une vente de bétail ?
— En gros, oui.
— Charmant. Je suppose que Betty et Trudy t'ont raconté
qu'ils m'avaient vue avec lui à la soirée de Cordelia.
— C'est exact. Je dois dire que tu t'es bien débrouillée pour garder le secret.
— Je te répète que ce n'est pas sérieux.
— Parfait. Restes-en là, alors.
— Oui, mon chéri, ai-je répondu humblement.
Une fois l'essayage terminé, nous sommes allés nous asseoir sur la terrasse, et Antony a débouché une bouteille de Champagne, comme à l'accoutumée.
— En fait, j'ai des ragots bien plus intéressants que toi et ce photographe mal fagoté.
— Sur qui ?
— Tu sais, ton ami Billy Ryan ?
— Oui, je l'ai rencontré deux fois par hasard, récemment. La première fois, c'était au Royal Easter Show, il était en compagnie de la fameuse Lizzy Ryan. Il me l'a présentée sous le nom de Lizzy Stewart, intéressant tu ne trouves pas?
— C'est ça, justement ! s'est exclamé Antony. Ils ont décidé de ne plus se cacher. Tu imagines ? Billy a dit à son frère qu'il était amoureux de sa femme, qu'ils avaient une liaison depuis un an et qu'elle le quittait pour venir s'installer chez lui. Ça s'est passé le soir de la fête chez Cordelia.
— Voilà pourquoi il n'y était pas. Mais comment se faitil qu'il soit allé au Royal Easter Show avec elle ? C'était il y a deux semaines, au moins.
— Tom était en voyage d'affaires à New York. Billy lui a annoncé la nouvelle à son retour.
— Pauvre Tom ! Comment a-t-il réagi ?
— Il lui a mis un direct du droit bien appuyé. Billy a eu droit à trois points de suture. Sur l'arcade sourcilière, évidemment, il n'en sera que plus séduisant. Oh, j'aurais aimé
être là ! Imagine, ces deux gaillards en train de se flanquer unebeigne...
Il s'est tu et m'a regardée.
— Bien sûr, cela signifie que la voie est libre pour Rory Stewart et toi.
— De quoi parles-tu ?
— Billy n'est plus obligé de faire comme s'il voyait d'autres femmes, donc Rory peut s'intéresser à toutes les donzelles qui auparavant constituaient le pré carré de Billy, en d'autres termes son harem de fausses conquêtes, et cela sans trahir son «pote ». Tu faisais partie du lot, ma chérie.
— Je crois que c'est un peu tard.
— Pourquoi ?
— Je considère Rory plutôt comme un ami, maintenant. Tu sais, l'attirance initiale finit par s emousser si on ne fait rien pour l'entretenir. Il était à la soirée de Cordelia, en fait. Quand je suis partie, il embrassait une fille à gros nichons vêtue d'un horrible tailleur. Et il avait l'air d'apprécier. Le sourcil gauche d'Antony a exécuté un saut périlleux. J'ai senti qu'il m'observait, me sondait, exactement comme la première fois où nous nous étions rencontrés, chez Danny Green. Je l'ai regardé droit dans les yeux et j'ai vidé
mon verre.
— L'attirance faiblit... Vraiment, Georgia? Je me demande qui était cette fille. Très riche, sans doute, pour être aussi mal habillée. H va falloir qu'on résolve cette énigme. Pose la question à Debbie. Au fait, vous la voyez, au bureau, ces temps-ci ?
— Debbie ? De temps en temps, oui. Pas tous les jours, jamais avant onze heures du matin, et souvent d'une humeur de chien, mais elle vient. Comment était le mariage, à Melbourne?
— Fabuleux. On s'est amusés comme des petits fous. Et on s'est très, très mal conduits. Debbie a été bannie de l'Australia Club à vie.
Il a dû lire sur mon visage que cela ne me plaisait pas.
— C'est un club hyper snob. Les membres sont majoritairement des avocats de renom, il faut porter une cravate à
dîner, tu vois le genre. Très petit doigt en l'air. Magnifique manoir, avec billard, fumoir, etc.
— Et qu'a fait Debbie pour en être bannie à vie ?
— Elle a fait une pipe au garçon d'honneur dans la salle du petit déjeuner - où des membres prenaient justement leur petit déjeuner !
J'en suis restée bouche bée.
— Elle est follement drôle, cette fille, non ?
— Elle est folle tout court, Antony. Et elle a besoin d'aide. Toi, tu ne fais que l'encourager à s'enfoncer un peu plus. Elle va finir au poste de police, avec des histoires pareilles. Mais qu'est-ce qu'elle va encore inventer pour attirer l'attention ? Elle était en plein trip, je suppose ?
— Quel rabat-joie tu fais, des fois, Minou ! Elle avait peut-être pris un peu de coke et un ou deux cachets d'ecsta, et puis beaucoup de Champagne, mais je ne l'aurais pas laissée faire de grosse bêtise, quand même.
Devais-je appeler Jenny? Je n'en savais rien. Qu'allais-je lui dire ? « Votre fille a été prise en flagrant délit de caresse buccale dans la salle à manger d'un établissement de grande renommée. » Je ne pouvais pas. Et puis se conduire de la sorte ne mettait pas sa santé en danger. Juste sa réputation, qui en avait vu d'autres. Malgré ses récents déboires, Debbie semblait être d'assez bonne humeur au bureau, et j'ai profité de l'absence de Liinda, partie faire un shooting à Hawaï, pour lui parler de Jasper.
— C'est dommage que tu aies raté la soirée de Cordelia, ai-je commencé d'un air détaché tandis que nous sélectionnions des photos pour son prochain dossier Beauté « Les stars et leur peau ».
— Oui, on m'a dit que ça s'était bien passé. Et que tu t'y étais montrée en excellents termes avec Jasper O'Connor. Tu as vraiment mauvais goût, question mecs. D'après Antony, tu avais juste envie de te faire sauter, mais franchement on peut prendre son pied avec des agents de change et des internationaux de rugby sans que ça porte à conséquence. Pas besoin d'avoir recours à des photographes ratés et fauchés.
— Donc c'est Antony qui t'a raconté tout ça ?
Je voulais comprendre le fonctionnement précis des tambours de la jungle australienne.