Quant à moi, tout excitée par cette nouvelle ville, ce nouveau pays, ce nouveau job et cette nouvelle vie, j'étais prête à

dire oui à tout. Surtout si le tout en question était arrosé de quelques verres de Champagne gracieusement offerts par la maison. Mais ce qui m'a réellement laissée bouche bée, c'est qu'après une présentation de nippes hideuses, les organisateurs ne nous ont pas renvoyés dans nos foyers avec un échantillon de parfum, une gueule de bois au Champagne et un mal de tête latent, comme ça aurait été le cas à Londres. Ils ont baissé les lumières et tout le monde s'est mis à danser. Le rayon Chaussures s'est transformé en boîte de nuit. Et je dois dire que c'était assez génial de se trémousser entre les mules. C'est d'ailleurs là que j'ai rencontré M. Nick Pollock, qui remuait les hanches avec beaucoup de conviction sur Jt's Raining Men.

Il devait faire partie de ceux qu'il fallait absolument que je rencontre, parce que Debbie nous a tout de suite présentés.

— Nick chéri, voici Géorgie Abbott. Elle vient d'arriver de Londres. Elle est allée à St. Léonard, son frère est allé à

Winchester. Elle a travaillé pour Pratler, et elle vient de rejoindre l'équipe de Glow. Elle connaît beaucoup de gens dans la presse à Londres, vous avez sans doute des amis communs.

Et dans un savant mouvement de cheveux, elle est partie danser avec son golden boy du moment, me laissant face à

face avec un brun aux joues roses et au sourire faussement timide. Cheveux bruns, yeux bleus... hum... il me rappelait un peu Rick. D'abord Jasper, et maintenant ce type. Décidément étais-je condamnée à voir Ricky chez tous les hommes que je rencontrais ?

— Dansons, a-t-il dit en me prenant par la main pour me faire pivoter et se plaquer contre mon dos avec un mouve ment très suggestif du bassin.

Ces Australiens avaient tout.de même de drôles de façons de danser. Peut-être que pour eux, c'était le moyen de pratiquer un sport de contact tout en cultivant les relations. Là-dessus, il s'est mis à chanter à tue-tête, manquant de me rendre sourde d'une oreille, sans cesser de bouger le bassin en rythme contre mon postérieur. Puis sans prévenir, il m'a fait faire un demi-tour, m'a regardée droit dans les yeux comme un animal pris de folie, et a hurlé la dernière phrase de la chanson.

Je n'ai pas pu m'empêcher d'éclater de rire. Constatant que je l'écoutais, il s'est arrêté net et a dit :

— Il y en a marre de cette connerie de disco. On va prendre un verre ?

Me tenant fermement par la main, il m'a entraînée vers le bar, s'est fait servir deux verres de Champagne puis s'est dirigé vers une table, dans un coin. Il s'est assis dos à la foule et m'a dévisagée.

— Géorgie, c'est bien ça?

— Georgia, en fait. Au départ, c'est Georgiana, pas Georgina. Donc c'est Georgia.

— Géorgie. Géorgie, I've got Géorgie on my mind... Il aimait visiblement chanter. Et il ne se débrouillait pas mal. Dommage qu'il ne se souvienne pas correctement des paroles !

— Mais tu peux m'appeler George, si tu veux.

— Boy George. Girl George. Géorgie Girl. Géorgie Jolie... Excuse-moi, je me laisse emporter par mon imagination. Mais les mots, c'est mon truc. C'est l'œuvre de ma vie, la vie de mon œuvre. Les mots sont ma vie et je vis pour les mots...

— Tu travailles dans la presse ? ai-je demandé, désireuse d'orienter la conversation vers un terrain plus... concret.

— Ouais, je bosse dans la presse. Je suis dans la presse, je suis de la presse, je suis la presse. Je suis chroniqueur au Sydney Morning Herald, mais j'envisage de travailler dans ton pays, au Sunday Times, ou peut-être de filer à Washington. J'aimerais vérifier deux ou trois informations très intéressantes sur la corruption au Pentagone.

— Tu écris quel genre d'articles? Tu fais des enquêtes ?

— Bien sûr que je fais des enquêtes, et des portraits de grands artistes, et des critiques gastronomiques, et les grands rassemblements sportifs. Et j'ai aussi un édito hebdomadaire, juste des pensées et des réflexions sur la politique, la corruption, les grands problèmes de notre temps. J'aime bien avoir le champ libre.

Il était penché vers moi par-dessus la table et jouait avec le pied de son verre de façon très suggestive.

— Tu dois être très occupé... ai-je dit.

— Oui. En plus, j'ai deux projets de bouquins sur le feu. Une biographie de Paul Keating et une histoire des Wallabies. Je parle de l'équipe de rugby, pas des marsupiaux. Histoire de ne pas me rouiller la plume.

— Alors, qu'est-ce que j'ai bien pu lire de toi, dans le Herald, ces derniers temps ?

Il s'est redressé, un peu raide, a bu une grande gorgée de Champagne.

— Ces derniers temps ?

— Oui. Je suis à Sydney depuis trois semaines, et je lis les journaux tous les jours, alors j'ai bien dû tomber sur un de tes articles.

— Oh, je n'écris pas toutes les semaines ! Seulement quand il y a quelque chose de vraiment intéressant à commenter. Je suis plutôt essayiste, même s'il m'arrive de participer aux dernières pages. Tu sais, Garder le contact?

— Ah, oui, je crois que je vois ! Une sorte de rubrique Cancans ? Tu travailles là-dessus ?

Il a haussé les épaules et a vidé mon verre d'un trait.

— Oh, je les dépanne de temps en temps ! J'ai un bon carnet d'adresses, alors... Et toi, qu'est-ce que tu fais, chez Glow? Rédactrice Orgasme? Envoyée spéciale Fellation?

Je commençais à trouver ce petit malin arrogant et franchement ennuyeux, mais quelque chose chez lui m'empêchait de quitter la table.

— En fait, je suis rédactrice en chef adjointe. J'interviens sur différents aspects du magazine. J'écris, aussi. J'aime bien. J'ai même gagné un prix, l'an dernier. J'avais rédigé

un article sur des médecins de Harley Street qui prati quaient l'excision sur des princesses arabes... Visiblement, cela ne l'intéressait pas, et c'est là qu'il a fait mon analyse graphologique, me montrant à quel point mon écriture était proche de la sienne. Ensuite, il m'a demandé

quels étaient mes livres préférés, et apparemment nous avions les mêmes goûts. La Tempête était sa pièce de Shakespeare favorite aussi, et il a déclaré que, si jamais il avait une fille un jour, il l'appellerait Miranda. Pour un garçon, nous étions d'accord tous les deux sur Benedict. Ensuite, tout ce dont je me souviens, c'est qu'on est partis tous les deux. J'ai eu un éclair de lucidité suffisamment long pour courir dire à Debbie que je m'en allais. Quand elle a vu avec qui, elle a eu un sourire entendu mais elle n'a fait aucun commentaire en dehors de : «Amuse-toi bien. À demain. »

Dans l'ascenseur, Nick n'a pas arrêté de me fixer, c'en était presque gênant. Je n'étais toujours pas sûre de l'apprécier, mais j'étais attirée par lui.

— On va manger, a-t-il dit quand nous sommes sortis du magasin.

Je ne voyais aucune bonne raison de refuser. On est montés dans sa MG rouge décapotable, et dix minutes plus tard il s'est garé devant un petit bistrot à la lumière tamisée. Je n'avais pas la moindre idée d'où nous nous trouvions. Tout le personnel le connaissait et est venu le saluer, en dehors d'une serveuse qui lui a lancé un regard assez froid, m'a-til semblé. Le restaurant était bondé, mais on nous a immédiatement trouvé une table dans une petite cour, à l'arrière du restaurant. Un frangipanier en pleine floraison embaumait l'air et semait des fleurs sur notre table au moindre souffle d'air. Nick en a glissé une derrière mon oreille et s'est penché pour la humer, effleurant le creux de mon cou du bout des lèvres. J'ai trouvé ce comportement quand même un peu familier. Une bouteille de rosé est arrivée comme par miracle sur la table et Nick n'a quitté mon regard que le temps de consulter rapidement le menu et de commander une douzaine d'huîtres et deux roquettes à la vinaigrette. Je déteste les huîtres mais, comme pour le baiser dans le cou, j'ai estimé qu'il serait impoli de refuser. Je suis britannique.

— Dis-moi tout, a-t-il lâché quand le serveur est reparti.

--Quoi, tout ?

— Qui tu es, d'où tu viens, pourquoi une aussi belle femme que toi a quitté la grande métropole pour notre toute petite ville. Ce que tu aimes, ce que tu détestes et pourquoi tu n'es pas mariée...

— Tu as combien de temps devant toi ?

— Le temps qu'il faudra. Commence par où tu es née et pourquoi tu es venue t'installer à Sydney.

Il a posé sa tête entre ses mains et m'a regardée avec une expression fascinée.

— Heu... J'ai grandi dans le Wiltshfre, mais j'ai fait mes études en Ecosse...

— Oh, j'adore l'Ecosse ! a dit Nick en se redressant. J'y suis allé quand j'étais petit, avec mon père. Il est écrivain et a passé un an à l'université d'Edimbourg.

— C'est là que je suis allée. J'ai fait lettres modernes.

— Ah bon ? Alors tu dois connaître l'œuvre de mon père. James Pollock.

Ce nom me disait très vaguement quelque chose. Très, très vaguement. Et encore, je faisais un effort.

— Tu as sûrement lu Dingo Man ou La mouche bleue, a-t-il continué tandis que la serveuse au regard froid jetait quasiment nos plats sur la table. J'ai toujours trouvé que Le danseur des poussières était son meilleur roman, mais l'adap tation au cinéma a été un vrai massacre. Paul Hogan n'au rait jamais dû avoir le rôle de Slongo, il n'avait pas la gravité

nécessaire. Bryan Brown aurait été parfait.

J'avais vu ce film. Dans un avion. C'était tellement nul qu'après, j'étais allée feuilleter le roman dans une librairie. Il s'agissait d'une accumulation d'inepties à propos d'hommes, des vrais, qui se retrouvent dans le bush et finissent par se trouver tout court. La prose la plus macho qui soit, étiquetée littérature, même si j'étais forcée de reconnaître que James Pollock écrivait bien. C'était juste ses opinions sur les femmes que je jugeais agressives, offensantes. Elles n'apparaissaient dans son bouquin que lorsque Dingo ou Slingo ou je ne sais quel autre Bongo de la race des vrais hommes option Neandertal avait envie de tirer un coup vite fait. Mais Nick ne tarissait pas d'éloges sur son père, tout en se servant d'huîtres. J'aurais dû repérer tous ces signes annonçant le pire, mais son incroyable assurance suscitait en moi un intérêt certain.

— La Bibliothèque nationale organise une exposition sur lui, le mois prochain. Le public pourra voir ses manuscrits. Il écrit toujours au stylo plume, et ne fait jamais une rature. Moi, en arrivant au Herald, je voulais utiliser un stylo plume plutôt que ces ordinateurs qui emmurent la créativité dans une boîte carrée, mais ma démarche n'a pas été comprise. Je ne la comprenais pas non plus, mais je n'ai pas eu l'occasion de le lui dire. Nick continuait sur sa lancée, un sourire un peu béat remontant ses larges pommettes.

— Donc il y aura les manuscrits, et des photos du bush où papa puise son inspiration. Le soir de l'inauguration, des anciens de la tribu dans laquelle il a été initié dans le Nord sur Queensland viendront se produire. On ira tous les deux, d'accord? a-t-il conclu en me prenant la main. J'hésitais encore entre le détester et le supporter, mais j'ai toujours eu un faible pour les hommes qui mettent le futur et moi dans la même phrase.

— Papa t'aimera beaucoup, a-t-il poursuivi. Il adore les écrivains. C'est pour ça qu'il est si content que j'écrive, moi aussi. Je t'emmènerai dans notre propriété un week-end, pour que tu fasses sa connaissance. Ton seul point faible, c'est que tu es british. Il déteste les Brits. Mais il a toujours rêvé de me voir avec quelqu'un qui écrit. « Nick, il me dit, ce qu'il te faut, c'est une femme qui arrive à faire rentrer un peu de jugeote dans ta caboche. De préférence une qui sait lire et écrire. » Quelle vieille carne !

Il a secoué la tête, se souriant à lui-même, puis il a terminé les huîtres. J'en avais mangé une (enfin, je m'étais forcée, c'est vraiment répugnant, ces bêtes) et comme je mangeais ma salade un peu lentement (j'avais peur qu'un bout de feuille ne se colle sur une de mes dents de devant), il a piqué sans hésitation dans mon assiette. Ensuite, il a commandé deux espressos doubles, ce qui m'a paru déraisonnable vu l'heure avancée; Il a continué à me parler de son père et de tous les livres merveilleux que lui, Pollock bis, allait écrire lorsqu'il aurait convaincu les dirigeants du Sunday Morning Herald de le laisser partir. Mais ils trouvaient son ton unique et irremplaçable, apparemment. Il a bu son café d'un trait, et, alors que je n'avais pris que quelques précautionneuses gorgées du mien, il l'a avalé aussi. De même que les quatre petits chocolats qui accompagnaient nos tasses. Sans même attendre l'addition, il a jeté deux billets de cinquante dollars sur la table et s'est levé.

— On y va ? a-t-il dit avec un sourire, une mèche de che veux très bruns lui tombant sur le front.

Très séduisant, assurément.

Il a ramassé le dernier morceau de pain qui traînait sur la table pour le manger en route et m'a escortée jusqu'à la porte avec un signe de la main à l'intention de ses potes les serveurs, ne se renfrognant qu'imperceptiblement lorsque la serveuse un peu revêche lui a lancé :

— Bonsoir, monsieur et madame Pollock. Dormez bien. Sur le moment, j'ai trouvé ça un peu étrange, mais depuis j'ai compris qu'elle avait dû faire partie elle aussi des analysées graphologiques, et avait réellement cru, quelques heures, qu'elle serait la prochaine Mme Pollock. Pour l'instant, je n'étais qu'un nouvel agneau innocent montant de son plein gré jusqu'à l'autel du sacrifice.

Nick ne m'a même pas demandé si j'avais envie d'aller chez lui. Il m'y a emmenée, c'est tout. Bien sûr, il supposait que je le trouvais sexuellement très attirant, et il n'avait pas tort, loin de là. Cette attirance pour quelqu'un qui ne parle que de lui et de son idiot de père pendant toute la soirée peut paraître bizarre, mais c'était sa façon de parler, qui était envoûtante. Il n'avait pas son pareil pour vous donner l'impression que vous étiez la personne qu'il cherchait, la seule qui méritait d'entendre son histoire. Et puis, j'ai toujours eu un faible pour les bruns aux yeux bleus. Tout en vous abreuvant de détails sur sa formidable enfance, Nick vous regardait d'un air triste et vulnérable, comme s'il vous suppliait de comprendre qu'être le rejeton d'un génie n'était pas facile. En même temps, mine de rien, sous la table, il vous caressait la cuisse. Et bien sûr, la mèche brune qui tombait en travers de son front n'avait rien de fortuit.

Bref, ce type était un phénomène.

Le plus triste, c'est qu'il vivait dans le regret de ne pas avoir hérité du génie de son père, alors qu'il en possédait un, de talent, et un vrai. Nick Pollock aurait pu être le dragueur officiel de l'Australie. Il aurait pu séduire une statue. Le problème, c'est que je déteste qu'on prenne des décisions à ma place. Lorsque nous nous sommes garés devant un immeuble de Bondi, mon instinct de conservation est entré en scène. Après tout, il ne s'était écoulé que quelques jours depuis l'épisode Billy Ryan, et il était hors de question de me trouver une nouvelle fois au lit avec un inconnu sans l'avoir vraiment voulu.

— Heu... Nick, je n'habite pas ici. J'habite à Elizabeth Bay et il faut que je rentre, maintenant.

Il a eu l'air très étonné.

— Quoi ? Tu ne veux pas monter et voir mes poèmes ? J'ai certains manuscrits de papa, aussi. Je pensais que ça te plairait...

La version australienne des estampes japonaises ? J aurais été incapable de dire s'il plaisantait. Je m'en fichais. Je savais juste qu'il ne fallait pas que je monte avec lui.

— Une autre fois, peut-être, Nick. Il faut vraiment que je rentre et que je me couche. Un nouveau boulot, tu sais ce que c'est...

—-Oui, bien sûr. Désolé, j'aurais dû te poser la question avant. Mais j'ai cru que tu aimerais que nous poursuivions notre conversation sur ma terrasse, en face de l'océan.

— Et me montrer quelques gravures, aussi... Une autre fois, je préfère. H est déjà minuit, et dans neuf heures il faut que je sois spirituelle et créative, alors...

Il m'a regardée un moment - en y repensant, je me rends compte qu'il n'en croyait pas ses oreilles -, et puis il m'a reconduite chez moi.

6

En arrivant au bureau, le lendemain matin, j'avais un message de Nick sur ma boîte vocale. Il chantait en s'accompagnant à la guitare.

Géorgie, Géorgie... I've got Géorgie on my mind. Bon jour, ma belle. J'étais ravi de te rencontrer hier, j'appelle juste pour te souhaiter une belle journée. J'ai envie d'aller au ciné, ce soir. Ça te dit? Je te rappelle. Ciao. Je dois avouer que ça m'a fait plaisir. À part la fin. Je déteste les gens qui disent « Ciao », sauf les Italiens, évidemment, dans ce cas, j'adore. Mais le reste du message était tellement charmant que j'ai laissé passer. J'ai failli téléphoner à Antony pour lui demander ce qu'il savait de Nick mais j'ai finalement renoncé. Je n'avais pas envie d'entendre un nouveau drame victorien. Je pouvais toujours questionner Debbie, elle m'avait vue partir avec lui, mais à onze heures, elle n'était toujours pas au bureau. J'étais dans le couloir, près de la fontaine, lorsqu'elle est arrivée. Il était midi passé, elle avait un café dans chaque main et des lunettes de soleil. Encore !

— Salut, Debbie ! ai-je lancé, toute contente de la voir. J'allais enfin pouvoir avoir une mini-autopsie de ma soirée. Elle s'est contentée de secouer la tête et est passée sans s'arrêter. J'en suis restée sur le postérieur.

— Ne te vexe pas, m'a dit Seraphima, l'assistante junior, qui avait été témoin de la scène depuis son bureau, à l'entrée. Elle est en pleine journée toxines.

— Journée toxines ?

— Plus connu sous l'appellation gueule de bois. Quand Debbie en a une, il s'agit de l'élimination de toxines grâce à

une nouvelle vitamine, un nouveau régime ou une théra-pie alternative récemment découverte. Ça n'a jamais rien à

voir avec cinq bouteilles de Champagne et trois paquets de cigarettes. D'ici une heure, elle pourra parler. Ensuite, elle ira à la salle de gym, fera de l'exercice, passera au sauna, au massage, et conclura par un petit somme. À ce momentlà, il ne lui restera plus que le temps de regagner son bureau, ouvrir son courrier, appeler deux ou trois personnes et lire les bristols des bouquets arrivés pour elle dans la journée.

Elle a brandi un énorme bouquet de roses anciennes pour illustrer son propos.

— Celles-là viennent d'un certain Dominic. «À une mer veilleuse dame. Merci pour cette inoubliable nuit. » J'espère qu'il s'en souviendra, lui, parce que avec ce genre de mot, tu peux être sûre qu'il n'aura pas droit à une cession de rat trapage.

J'ai regardé Seraphima avec d'autres yeux. Elle faisait seize ans à peine, n'en avait probablement que dix-neuf de toute façon, mais elle était futée.

— Ensuite, elle se préparera pour ce soir, a-t-elle poursuivi.

— C'est une semaine normale, pour Debbie? ai-je demandé.

— Tout à fait normale, oui.

— Et où trouve-t-elle le temps de faire son boulot?

Au lieu de me répondre, Seraphima a affiché l'expression innocente qu'elle arborait en général.

— Tu veux un café, Georgia ? Du lait, pas de sucre, plutôt fort, c'est ça?

— Avec plaisir, Sera. Merci.

Je n'ai pu parler à Debbie qu'à dix-sept heures et demie. Elle semblait aller beaucoup mieux et souriait à nouveau.

— Sympa, cette soirée, Debbie. Merci encore de m'y avoir emmenée. Je me suis beaucoup amusée.

— Ah, parfait ! Tu as fait des rencontres ? Quand es-tu partie, d'abord ? Je me souviens de t'avoir aperçue, et puis plus rien, tu avais disparu.

Elle avait réellement oublié que j'avais filé avec Nick. Sans réfléchir, j'ai décidé de ne pas le lui rappeler, et de ne pas lui dire qu'il venait de me téléphoner et que nous devions boire un verre avant d'aller au cinéma. Je voulais garder pour moi cette aventure naissante. Grave erreur!

Nous avons passé une bonne soirée, nous avons dîné

ensemble après le cinéma, et puis il a consulté sa montre, a dit qu'il savait que j'aimais soigner ma beauté par le sommeil, et m'a raccompagnée chez moi. Quand je suis arrivée, il avait déjà laissé un message sur mon répondeur. Il avait téléphoné de son portable pendant que j'étais dans l'ascenseur. Ça a duré ainsi pendant une semaine. Le samedi, on a pris le petit déjeuner au même restaurant que celui où

j'étais allée avec Billy et Rory, puis on a passé la journée sur la plage, et le soir on est retournés au cinéma. Dans sa voiture, sur le chemin du retour, il a mis Perfect Day, de Lou Reed, une de mes chansons préférées. Et il m'a déposée chez moi. Le dimanche, on a été à l'Art Gallery. Le lundi, il m'a appelée au bureau et je lui ai dit que j'étais prise pour les deux soirées suivantes. Il m'a envoyé des fleurs. Des roses rose pâle. «Pour une rose anglaise... » Le mercredi, j'ai annulé

notre rendez-vous à la dernière minute parce que c'était le bouclage et qu'on était charrette. Et le jeudi soir, on a dîné

dans un restaurant magnifique de Balmoral Beach qui surplombait la mer. Il m'a tenu la main pendant presque tout le repas et entre deux anecdotes sur lui ou sur son père, il m'a fait compliment sur compliment. Comme à notre premier dîner, il a bu deux doubles espressos, mais cette fois je suis montée chez lui.

Et à cinq heures du matin, tandis que la majestueuse boule de feu montait au-dessus de Bondi Beach et qu'il me plaquait avec douceur contre la rambarde de la terrasse pour un tendre rapprochement matutinal (le quatrième d'une série assez variée depuis que nous étions chez lui), j'ai compris pourquoi Nick buvait beaucoup de café après le dîner. Il n'avait aucune intention de se coucher. C'était M. Jusqu'au bout de la nuit, Mr Action Man Piles Longue Durée. Ne s'use pas quand on s'en sert, au contraire.

Et même s'il n'avait pas le corps le plus fabuleux que j'aie jamais vu, il était très bien équipé pour mener une telle mission, si je peux me permettre un peu de légèreté. (Bon, d'accord, il avait une très belle queue, douce comme le ventre d'un chiot, longue comme l'avant-bras, dure comme du bois, raide comme un mât et grosse comme un vibromasseur, ça vous va ?) Je né pouvais pas m'empêcher de sourire. J'aurais pourtant dû me méfier quand, au cours d'un de ces multiples rapprochements au sommet, il m'a demandé de me retourner et m'a indiqué comment me positionner avec la politesse et les manières d'un maître d'hôtel. Je me suis demandé s'il ne manquait pas d'un peu de spontanéité. Mais entre les galipettes, il était très tendre, parlant sans cesse de la visite imminente que nous allions faire à la ferme de son père, au point que j'ai fini par regretter de ne pas avoir glissé mes bottes de cheval dans mon sac à main. Il voulait tout savoir de moi. Quelles étaient mes convictions en matière d'éducation des enfants ? Une mère devait-elle travailler avant que ses enfants entrent à l'école ? Il m'a même demandé mon avis à propos de la polémique sur la vaccination anticoqueluche.

Il m'a parlé de ses plages préférées et des piscines d'eau de mer dans lesquelles il avait toujours rêvé de faire l'amour, m'a promis de m'y emmener un soir sans lune. Un soir sans lune très proche, m'a-t-il semblé.

Je devais être idiote - j'étais complètement ivre, c'est certain

-, et il savait exactement ce qu'il faisait, même si son comportement était plus instinctif que réfléchi. Nick me taquinait, au sens où l'on taquine le gardon. On choisit le bon leurre, on lance la ligne et quand ça mord, on tire légèrement pour que le poisson serre bien la mâchoire et s'empale sur l'hameçon, puis on donne un petit coup sec pour qu'il s'accroche définitivement, et lentement on le ramène jusqu'au bord. Ensuite, on le sort de l'eau et on l'assomme d'un grand coup sur la tête à l'aide d'un objet contondant. À six heures du matin, nous sommes allés nous coucher. À

neuf heures, mon réveil interne a sonné, avec deux heures de retard. J'ai remué un peu pour essayer de le réveiller, mais il n'a même pas bougé un doigt de pied. J'ai attendu, pleine d'espoir, jusqu'à ce que la pendule indique 9 h 25. Il fallait que je me lève et que j'aille travailler. Je me suis lavé le visage et l'ai tartiné de la multitude de produits Clarins qui garnis-saient les étagères de la salle de bains (visiblement, Nick était un homme qui aimait prendre soin de sa peau), puis je lui ai écrit un mot.

Nick,

Merci pour le dîner. C'était super.

À bientôt (nus).

Georgia (au cas où tu te demanderais de qui est ce mot). Prophétique, pour le moins.

Quand je suis partie, il était dix heures passées. J'étais très en retard et je n'avais pas d'autre solution que d'aller travailler avec les mêmes vêtements que la veille. J'en étais quitte pour courir m'acheter une culotte à la pause déjeuner. J'ai parié que la réaction de mes collègues de Glow serait la même que celle de mes anciens collègues de Kitty : un petit soupir d'admiration, voire d'envie.

Mais lorsque j'ai débarqué à la réception, Seraphima m'a regardée et a sorti de derrière son bureau un de ces horribles jouets qui émettent un rire gras quand on leur appuie sur le ventre. Ce qu'elle a fait. Aussitôt, des nanas ont surgi de tous les coins.

— C'est qui, la cochonne? a demandé Maxine en jaillis sant de son bureau.

Quand elle m'a vue, elle a semblé ravie. Debbie est arrivée sur ses talons, hilare. Cathy, la directrice artistique, a passé la tête en dehors de la salle de rédaction, et Zoé, la rédactrice Mode est apparue avec un yaourt à la main, qu'elle mangeait avec l'index en guise de cuillère. Diverses assistantes et stagiaires se sont jointes au groupe en gloussant nerveusement. La dernière à montrer le bout de son nez a été Liinda, une cigarette non allumée à la bouche.

— Beau travail, ma chère, a-t-elle dit. Quatre semaines sur le terrain, et déjà tu passes aux travaux pratiques. Je les ai regardées, éberluée. À Londres, dans des cas pareils, j'avais l'habitude de me faire un peu charrier par mes collègues, mais là c'était totalement différent.

— Tu sais ce que ça signifie, n'est-ce pas? m'a demandé

Maxine avec un grand sourire.

— Non.

Fallait-il que je vide mon bureau sur-le-champ ?

— Tu dois payer le-casse-croûte à tout le monde.

— Quoi ?

— Le casse-croûte. Un gâteau. Un gros gâteau pour nous toutes. Sera va aller l'acheter, mais c'est toi qui paies. Je t'autorise à descendre à la salle de gym pour prendre une douche, et Debbie te montrera où on range les petites culottes de secours. Au fait, c'était bien ?

Sans que je puisse me retenir, un large sourire s'est dessiné sur mes lèvres.

— Mmm... c'était très bien, apparemment, a commenté

Maxine. Essaie de t'en souvenir pour notre prochaine rubrique Sexe. Bon, tout le monde au boulot, maintenant.

•Casse-croûte à onze heures et demie dans mon bureau. Puis-je suggérer un roulé au caramel mou?

Il y a eu des murmures d'approbation et je suis allée m'avachir sur mon fauteuil de bureau, soulagée de ne plus être le centre d'attention. Je feuilletais le Herald à la recherche de la chronique de Nick, comme je l'avais fait sans succès tous les jours depuis notre rencontre, lorsque Liinda est apparue. Elle portait une des tenues qu'elle affectionnait particulièrement : une salopette en jean trois tailles trop grande sur un tee-shirt riquiqui, une multitude de petits bracelets multicolores à un bras, des tongs roses, du vernis violet aux ongles des pieds et, aujourd'hui, un gerbera orange dans les cheveux.

Elle avait toujours la même cigarette non allumée entre les lèvres, et j'ai réalisé qu'en fait Liinda ne fumait pas au bureau (elle descendait fumer en compagnie des autres accros à la nicotine, devant l'entrée de service). De retour dans son bureau, elle la remplaçait par une autre, qu'elle n'allumait pas non plus.

— Alors, il est de quel signe ? Tu as son heure exacte de naissance, j'espère ? m'a-t-elle demandé en s'asseyant.

— Je ne sais pas quel est son signe. Nous n'avons pas abordé ce sujet.

La cigarette est tombée de ses lèvres, Liinda s'est frappé le front du plat de la main.

— Quoi ? Tu ne le lui as pas demandé ? Tu as encore fait la même bêtise, tu as couché avec un homme sans savoir de quel signe il était ? Ce n'est pas ce que j'appelle du safe sex, moi.

— N'exagérons rien. On a utilisé un préservatif. Enfin, des préservatifs, plutôt...

— Ah bon ?

Elle a remis sa cigarette en place et s'est carrée sur son siège, songeuse.

— Il doit être Bélier ou Scorpion. Peut-être Vénus en Scor pion, de vrais petits diables. Je n'arrive pas à croire que tu ne te sois pas renseignée. Comment s'appelle-t-il, d'abord?

Il était vraiment bon au Ut? Et pourquoi est-ce que tu t'inté

resses tant au Herald, tout à coup ? Us ont enfin introduit une rubrique Astrologie?

— Non, pas que je sache. Je cherche sa chronique. J'étais tellement sur mon petit nuage après cette nuit de passion, que j'aurais aimé crier sur les toits que j'étais une femme comblée.

— Il travaille pour le Herald. Il s'appelle Nick et il est beau à se damner. Il habite Bondi, c'est le meilleur coup de la Terre et je regarde juste s'il y a un article de lui aujour d'hui, pour savoir s'il utilise aussi bien son stylo que son pénis.

Je souriais toujours, mais Liinda était devenue sérieuse, tout à coup, et a retiré sa cigarette de sa bouche.

— Nick, tu dis ? Bondi... Sydney Moming Herald. Mmm... Il ne s'appellerait pas Pollock, par hasard?

— Comment as-tu deviné? Tu le connais?

— Oui, je le connais. Et si tu permets que je te donne un tout petit conseil, ne dis à personne d'autre le nom de celui à cause de qui tu es arrivée en retard ce matin.

— Bon, si tu penses que c'est mieux... mais pourquoi ?

Elle commençait à m'énerver, Liinda. J'étais heureuse, moi, et je voulais juste profiter de cette euphorie.

— Oh, elles risqueraient d'être jalouses. Il est riche, son père est célèbre, tout ça... Et puis je ne perdrais pas de temps à chercher son nom dans le journal, il travaille pour le Herald depuis dix-huit mois, et ils n'ont publié que cinq papiers de lui. Il passe la majeure partie de son temps à véri fier l'orthographe du nom des célébrités qui sont mention nées dans la page People, et en général il fait des fautes. Tout le reste, c'est du vent. S'il a eu le job, c'est parce que papa a le bras long.

Liinda m'avait déballé ces horreurs avec un petit sourire assez méchant, mais soudain elle a paru inquiète. Elle a remis sa cigarette en place.

:— À tout à l'heure, pour le gâteau.

Elle s'est levée et est sortie. Elle n'avait pas disparu depuis une seconde que son chignon déglingué a refait irruption dans mon bureau.

— Au fait, il est Poissons.

J'ai jeté le journal dans la corbeille à papier et je suis restée un moment à contempler le vide, un peu sous le choc, il faut l'avouer. Pourquoi Liinda avait-elle ce comportement étrange ? Et pourquoi avait-elle été si dure envers Nick ?

D'abord, elle avait dégommé Jasper, maintenant c'était Nick. Était-elle jalouse? Dans ce cas, pourquoi cet air inquiet? Et pourquoi Nick avait-il sous-entendu qu'il possédait à lui tout seul le talent de Bernstein et de Woodward, les journalistes du Watergate? Je pouvais toujours lui poser la question la prochaine fois qu'on se verrait. Ce soir ou demain.

Comme je ne tenais pas en place, je suis partie à la recherche de Debbie et du tiroir des culottes de secours. Elle était dans son antre, au fond du bureau, une petite pièce sinistre, sans fenêtre mais qui était pour nous toutes la caverne d'Ali Baba parce qu'on y trouvait toujours de fabuleux produits de beauté gratuits, qu'il était de notre devoir d'emporter pour les essayer.

J'avais décidé que malgré son obsession d'être toujours vue au bon endroit avec la bonne personne, et son incroyable consommation d'hommes, Debbie n'était pas une mauvaise fille. Et puis elle avait une telle classe que je ne pouvais m'empêcher d'être fascinée.

Antony, très impressionné lui-même, m'avait raconté l'histoire de sa famille. Sa mère était un mannequin réputé dans les années 1960, qui avait décroché le gros lot en épousant un séduisant joueur de polo, rejeton d'une des plus grandes et des plus riches familles du pays. Car Johnny Brent était ce qu'on faisait de plus approchant de l'aristocratie en Australie, et une fois que la jeune Jenny Kelly avait passé ses longues jambes autour de son cou, elle s'y était accrochée par tous les moyens, déterminée à tourner le dos à une enfance pauvre.

Le sort avait voulu que Debbie hérite des meilleurs atouts physiques de ses deux parents, elle avait même de belles mains et de beaux pieds, ce qui finit par faire presque trop. Mais il fallait bien l'admettre, cette fille était une des plus belles réussites de la nature. Après quelques minutes passées sur les podiums des couturiers de mode, elle s'était vite lassée et avait préféré devenir styliste. Elle avait ainsi plus souvent l'occasion d'exercer son deuxième don après le stylisme, celui de donner des ordres. Comme elle avait fréquenté la même école que Maxine, qui avouait à qui voulait l'entendre qu'elle avait été amoureuse du séduisant père de Debbie dès l'âge de huit ans, elle avait décroché le rôle de rédactrice Beauté chez Glow avec la même facilité que tout ce que sa vie enchantée lui avait toujours réservé. Enchantée jusqu'à ce que ce fatal accident d'avion ne lui enlève celui qu'elle aimait.

Elle était particulièrement ravissante ce matin, en petite robe de coton blanche, les ongles peints en blanc, un bracelet en or tout simple et des mules orange de chez Gucci. Elle se changeait tous les jours et était systématiquement resplendissante. C'est ainsi que le personnel portait des écharpes en soie pendant un mois, puis des corsaires le mois suivant. La seule personne qui ne se ralliait pas au style de Debbie, c'était Liinda, qui avait son propre style. Elle se fichait de la mode comme de l'an quarante et portait simplement ce qui lui plaisait, ce qui, la plupart du temps, se résumait à du jean, de la fripe et une coiffure extravagante. Sandales en plastique rose un jour, talons aiguilles en dentelle blanche des années 1950 le lendemain. À sa façon, elle était toujours bien, mais essayer de l'imiter aurait été très casse-gueule. Dans les bureaux de la rédaction Beauté, j'ai eu le sentiment que Debbie se comportait bizarrement avec moi, évitait mon regard, faisant signe à Kylie de me montrer le tiroir aux petites culottes avant de me tourner le dos. Je ne comprenais pas cette attitude, elle avait été si gentille avec moi, jusque-là. Liinda lui avait-elle déjà raconté que je sortais avec Nick Pollock? Peut-être était-elle jalouse, elle aussi. Après tout, c'était elle qui m'avait invitée à cette soirée, et j'avais tiré un sacré gros lot. Oh et puis zut !

En tout cas, heureusement qu'Antony m'avait conseillé

de ne pas lui parler de Billy et de Rory. J'espérais simplement que cela n'allait pas rendre la vie de bureau trop difficile. Tout en me demandant ce que Debbie pouvait avoir en tête, j'ai choisi une petite culotte dans un tiroir. J'ai eu une nouvelle bouffée de chaleur au souvenir de la nuit précédente, et j'ai oublié tout le reste. Après un instant d'hésitation, j'ai décidé de me mettre au travail plutôt que d'aller prendre une douche. En réalité, je ne voulais pas trop m'éloigner du téléphone. J'ai regagné

mon bureau à grands pas, pratiquement sûre que mon répondeur clignotait déjà. Il ne clignotait pas. Je suis allée demander à Seraphima si j'avais des messages. Elle a eu un sourire entendu et a secoué la tête.

J'ai lu l'horoscope des Poissons dans quatre magazines différents, puis j'ai fini par allumer mon ordinateur. Le téléphone a sonné, j'ai sauté sur le combiné, mais je me suis forcée à attendre quatre sonneries avant de décrocher. C'était un pigiste qui trouvait que son chèque mettait du temps à

arriver. J'ai commencé à corriger un article prévu pour le numéro suivant, intitulé « C'est l'homme qu'il vous faut : les dix signes qui ne trompent pas». J'avais complètement oublié ce titre. C'était sans doute un présage... On avait acheté l'article à un magazine américain et j'ai cherché s'il comportait des américanismes flagrants afin de les remplacer par des expressions plus australiennes. J'ai changé deux ou trois choses dans l'introduction - les boxershorts en slips kangourou, les frisbees en boomerangs, non, je plaisante -, et je suis passée au cœur du sujet : la liste. C'est l'homme qu'il vous faut : les

dix signes qui ne trompent pas

/. Vous aimez faire les mêmes choses.

Pas de problème de ce côté-là. Danser, parler, manger, la poésie, Shakespeare et... c'est certain, on aime les mêmes choses, ai-je pensé.

2. Il parle de l'avenir avec vous.

Eh bien... nous devions ailler à l'exposition sur son père ensemble, et puis il y avait ce projet piscine pour un soir sans lune, et la visite à la ferme de son père... c'était l'avenir, non ?

3. Il vous regarde dans les yeux lorsqu'il vous embrasse. J'essayais de me souvenir de ce détail lorsque Seraphima est apparue dans l'encadrement de la porte avec un grand sourire et un énorme bouquet de roses rouges.

— Pour moi ? ai-je demandé.

Elle a fait oui de la tête, l'a posé sur mon bureau et s'est assise. Je l'ai regardée avec insistance. Elle n'a pas bougé.

— Elles viennent de qui ? a fini par demander cette petite curieuse.

J'ai viré au rouge pivoine tandis que je déchirais pratiquement la carte qui était agrafée au papier. Un très joli et très chic petit bristol blanc sur lequel était écrit : « Chère Georgia, Bienvenue à Sydney. De la part de tout le personnel de Revlon. »

— Revlon, ai-je dit d'une voix cassée en me forçant à sou rire. C'est drôlement gentil de leur part, non ?

Seraphima a répondu d'une petite moue et est retournée à

son poste. Mon téléphone a sonné.

— Bonjour, Géorgie, ici Nerilyn Keyes, de l'agence de relations publiques Coup de Tonnerre. Comment allez-vous?

J'ai retenu un « Ça va du tonnerre ».

— Très bien, merci.

— Bien. Je voulais savoir si vous aviez bien reçu notre publicité sur la nouvelle tondeuse à gazon Bravington. Nous pensions que ce serait parfait pour vos pages féminines.

— Vous êtes chez Glow, Nerilyn.

— Oui...

— Toutes nos pages sont des pages féminines.

— Je suis sûre que c'est un produit qui intéresserait vos lectrices...

— Merci, c'est gentil d'avoir songé à nous, mais à moins que votre tondeuse ne fasse aussi vibromasseur et épilateur pour le maillot, je doute que cela les intéresse. Merci encore. Au revoir.

Bon, où en étais-je...

4. Il a une relation saine avec sa mère.

Mmm... Nick n'avait pas du tout mentionné sa mère, mais il n'avait pas arrêté de parler de son père. Ça devait compter pour les deux.

Le téléphone a sonné. Une pigiste. Avait-on envoyé son chèque ? Je n'en savais rien et je m'en battais l'œil. Téléphone. Attachée de presse. Encore un discours publicitaire !

Téléphone. Revlon. Avais-je reçu les fleurs ? Magnifiques, merci. Oh, un appel en attente. Attachée de presse. Viendrezvous au lancement de notre mascara? Et comment, j'en salive d'avance. Téléphone. Lectrice en colère. Pourquoi estce que vos mannequins sont si minces ? Parce, qu'elles ne mangent rien? Ouf! Appel en attente. Service comptabilité. On ne peut pas payer les factures si elles ne comportent pas les bordereaux correspondants. D'accord, je ferai attention à

ce foutu bordereau, la prochaine fois. Téléphone. Attachée de presse. Allez vous faire foutre ! Téléphone. Faux numéro. À 11 h 25, de stridents couinements ont retenti du côté de la réception. C'était Seraphima avec un autre gadget, la version Glow du gong annonçant le déjeuner. Elle nous invitait à nous rendre dans le bureau de Maxine pour le casse-croûte. Je me suis demandé combien de drôles d'instruments comme celui-ci elle cachait derrière son bureau. Peut-être une sirène de DCA pour prévenir que la direction arrive, ou un enregistrement des chœurs de l'Armée rouge chantant Le drapeau rouge lorsque toute l'équipe a ses règles en même temps.

Sur le bureau de Maxine étaient posés un énorme gâteau roulé dégoulinant de caramel et décoré de fraises, des bristols comme assiettes, et un rouleau de papier hygiénique en guise de serviettes.

Tout le monde était venu avec son thé ou son café, et Seraphima m'en avait apporté un. Liinda, qui ne buvait que d'étranges décoctions de plantes, plongeait frénétiquement un sachet dans sa tasse, sur laquelle étaient écrits «ALLEZ »

d'un côté et «VOUS FAIRE FOUTRE» de l'autre. Elle avait glissé sa cigarette derrière son oreille. Debbie avait entre les mains son habituel café latte rapporté par Kylie d'un estaminet branché du quartier. Une énorme thermos de café

était posée sur le bureau de Maxine, à côté d'une tasse et d'une soucoupe en métal. La plupart des autres filles avaient des tasses de thé, Zoé se contentait d'un verre d'eau. C'était à moi qu'il revenait de couper et de servir le gâteau. Zoé se tenait tout près de moi et semblait saliver, répétant qu'il avait l'air vraiment très appétissant et qu'elle avait hâte de le goûter.

— Alors, qui est l'heureux élu ? a demandé Maxine en se léchant les doigts, les pieds sur son bureau.

— Oh... heu... je préfère ne pas le dire, ai-je répondu, mourant d'envie de le faire, mais me souvenant du conseil de Liinda. C'est encore très frais, et...

Le téléphone a sonné dans mon bureau. J'allais m'y ruer, mais Maxine m'a arrêtée d'un geste.

— Laisse, on a une boîte vocale.

J'ai senti un horrible rictus se dessiner sur mes lèvres, et j'ai aperçu Liinda et Debbie échanger un regard. Que se passait-il ?

Plusieurs filles se sont resservies, moi j'étais incapable d'avaler une bouchée, j'ai même pensé à ajouter un onzième signe à la liste : « Vous êtes incapable de manger quand vous pensez à lui. »

Zoé semblait amoureuse elle aussi. Elle avait déjà regagné son bureau, laissant intacte la part de gâteau qu'elle avait pourtant attendue avec impatience. Elle n'avait mangé que la fraise. Maxine a vu que je le remarquais.

— Zoé s'est encore bâfrée, a-t-elle dit. Toute la fraise, lu te rends compte. Même la queue, j'en suis sûre.

— Elle a effectivement l'air de se nourrir d'une drôle de manière, ai-je répondu. Je ne peux pas croire qu'elle fasse un régime, tout de même.

— Zoé est terrifiée à l'idée de voir la grosse qui sommeille en elle surgir et prendre le dessus dès qu'elle relâchera son attention. C'est pour cette raison qu'elle passe tout son temps libre à la salle de gym. Elle est magnifique, mais franchement elle devient difficile à supporter. J'ai essayé de lui en parler, elle est montée sur ses grands chevaux et m'a dit que ça ne me regardait pas si elle avait envie de vivre sainement.

Elle a haussé les épaules et s'est resservie.

Bien qu'étant ce qu'on pourrait gentiment appeler « charpentée », Maxine n'avait absolument aucun complexe quant à

son apparence. Elle était très grande, avec un corps qu'on aurait aisément imaginé en tenue de hockeyeur et un visage aux traits tout aussi puissants. Mais l'ensemble n'en était pas moins séduisant, particulièrement auprès des hommes qui aimaient être dominés, dhc.it Liinda.

— Qu'est-ce que je fais de ce qui reste ? lui ai-je demandé

en débarrassant les reliefs du casse-croûte.

— Tu n'as qu'à tout mettre dans la cuisine. Au fait, tu en es où avec les articles que je t'ai donnés ? Il nous faut toute la copie du numéro d'avril d'ici la semaine prochaine pour préparer la maquette.

— J'avance bien. Je termine de relire et je dois revoir l'ensemble avec Liinda cet après-midi. Je crois que certains

. papiers auraient besoin de cases à cocher et de listes. Des tests.

— Parfait. Tiens, encore ton téléphone qui sonne. Cette fois, j'ai couru. Attachée de presse. J'avais trois messages sur ma boîte vocale. Danny Green qui m'invitait à une soirée, encore un pigiste en colère (il allait vraiment falloir que je demande à Seraphima de m'expliquer le système des bordereaux), et Antony qui me demandait si j'aimerais aller à

la même soirée que celle à laquelle me conviait Danny. C'était étrange. Jusque-là, tous les jours depuis notre rencontre, j'avais eu des messages de Nick à mon arrivée au bureau, et j'étais sûre d'avoir un coup de fil avant le déjeuner. Je mourais d'envie de l'appeler, mais je me demandais dans combien de temps il me téléphonerait, lui. D'un autre côté, j'étais prête à contacter tous les hôpitaux de la ville pour savoir si quelqu'un ayant pour initiales NP n'avait pas été admis chez eux les deux bras cassés.

À treize heures, je commençais à craquer. J'ai décidé de prendre une douche à la salle de gym. Et un peu d'exercice ne me ferait pas de mal, tant qu'on y était. Ça me changerait les idées. Je suis allée chercher Zoé pour voir si elle voulait bien m'accompagner. Elle n'était pas dans la salle de rédaction Mode, j'ai demandé à Seraphima si elle l'avait vue. Seraphima a regardé sa montre, m'a fixée de son regard innocent et m'a conseillé de jeter un coup d'œil dans les toilettes. Ça n'a pas manqué, une minute plus tard Zoé

est sortie de chez les Dames. Elle s'était remis du rouge à

lèvres.

— Tu vas à la salle de gym ? lui ai-je demandé.

— Oui. Maintenant. Tu viens ?

Nous y sommes donc allées ensemble. Tandis que je travaillais mes abdos en pensant à Nick, Zoé a fait au moins cent kilomètres sur le tapis de course. Elle a couru pendant une heure sans s'arrêter. C'était étrange, habillée, elle avait vraiment de l'allure, mais en petit haut en lycra moulant et petit short large, elle avait juste l'air maigre. Son visage n'était qu'une grimace et elle dégoulinait de sueur. Elle courait encore lorsque je suis ressortie des vestiaires douchée, cheveux séchés, prête à retourner travailler.

Je n'avais toujours pas de message de Nick. Peut-être qu'un événement de première importance s'était produit et que le journal l'avait envoyé en Papouasie pour couvrir l'affaire. J'ai décidé de téléphoner à son bureau, au cas où il aurait laissé un message spécial sur sa boîte vocale, mais j'ai eu droit à l'habituel :

« Salut. Vous êtes bien sur la boîte vocale de Nick Pollock, éditorialiste et essayiste au Sydney Morning Herald. Soit je suis déjà en ligne, soit je suis à l'extérieur, sur un gros coup, alors laissez-moi un message, je vous rappellerai. Ciao. »

Je n'ai pas laissé de message. Sur le coup de seize heures, les effets d'une nuit sans sommeil ont commencé à se faire réellement sentir, et j'ai eu envie de reprendre un peu de roulé au caramel, histoire de remédier au coup de barre par une bonne dose de sucre. Mais dans la cuisine, il n'y avait plus que le plateau, vide, lavé, essuyé. Personne ne savait ce qu'il était advenu des restes du gâteau, j'ai même regardé

dans la poubelle au cas où une obsédée du rangement l'aurait balancé. Rien, pas une miette, Bizarre. En retournant à mon bureau, j'ai demandé à Seraphima si elle savait où il était passé.

— Tu pourrais poser la question à Zoé, a-t-elle répondu. Mais je te le déconseille.

— Zoé ? Mais Zoé n'en a pas mangé. Et elle ne l'a pas jeté, j'ai regardé dans la poubelle.

— Zoé n'en a pas mangé devant toi, Georgia. Et elle l'a peut-être jeté quelque part, mais pas dans la poubelle. Et d'un mouvement de tête, elle a indiqué les toilettes. Je suis restée un moment immobile, le temps d'enregistrer le sens de ses propos.

— Tu veux dire qu'elle a tout mangé et qu'ensuite elle a vomi? C'est pour ça qu'elle était aux toilettes, tout à

l'heure?

Seraphima a haussé les épaules.

— Possible. Je l'ai vu manger des carottes avant le cassecroûte, ce matin. C'est un signe qui ne trompe pas, en général.

— Un signe de quoi ?

— Le signe qu'une boulimique s'apprête à engloutir tout ce qui se trouvera sur son passage. La carotte, c'est un repère. Dès qu'elle apparaît, tu sais ce qui va suivre. Je l'ai regardée, horrifiée.

— Mon Dieu, c'est terrible ! Tu es sûre ?

— Non, mais j'ai vu les carottes, je l'ai vue aller aux toilettes, en ressortir un long moment après et partir à la salle de gym.

Le visage de petit singe désespéré de Zoé m'est revenu à

l'esprit.

— Comment es-tu arrivée à cette conclusion? Pour les carottes, surtout. C'est tellement horrible que c'en est génial. Je n'y aurais jamais pensé, moi.

— Ma sœur a été boulimique. On finit par apprendre à

reconnaître certains signes.

Je suis retournée à mon bureau. Antony avait rappelé. Pas Nick. J'ai joint Antony pour lui dire que j'étais trop crevée pour aller où que ce soit mais que je le reverrais avec plaisir, une autre fois. J'ai appelé Danny Green pour lui dire la même chose. En réalité, je ne voulais pas être absente au moment où Nick appellerait.

Seulement il n'a pas appelé. Ni ce soir-là ni le week-end qui a suivi. J'ai passé mon temps à osciller entre un sentiment de révolte du style «Va te faire foutre Nick Pollock, je ne veux plus jamais te voir», et des crises de larmes. Dans les bons moments, quand je reprenais un peu d'assurance, je me disais bon sang, je vais l'appeler, c'est pas compliqué. On est adultes tous les deux. Je vais juste laisser un message sur son répondeur du style « Salut, comment tu vas ? Tu me rappelles ? ». Mais je me savais incapable d'être aussi détachée. Le ton serait forcé, absolument pas naturel, trahissant un état proche de l'hystérie. Et s'il décrochait?

Le samedi soir, j'ai honte d'avouer qu'après avoir bu une bouteille de vin à moi toute seule, j'ai appelé chez lui. J'ai eu le répondeur. J'ai eu le répondeur tout le dimanche, aussi.

Le lundi, j'ai appelé à son bureau et je suis tombée sur sa boîte vocale.

Mardi, toujours rien. Mon portable était allumé en permanence et j'appelais mon répondeur à la maison toutes les heures. Si ça ne m'avait pas franchement miné, il y aurait eu de quoi en rire. Je crois qu'au bureau, les filles se doutaient que quelque chose ne tournait pas rond. Debbie et Liinda m'évitaient, et se taisaient dès qu'elles me voyaient approcher.

Un peu plus tard dans la journée, Seraphima est venue dans mon bureau et m'a dit :

— Estée Lauder t'a envoyé des fleurs. J'ai regardé la carte à

ta place, parce que je sais à quel point on est déçu, parfois. Je l'ai remerciée sincèrement et lui ai dit qu'elle pouvait garder le bouquet. Et puis la journée s'est écoulée. Zoé est venue me chercher pour aller à la salle de gym à l'heure du déjeuner. Même Maxine s'est montrée très gentille avec moi. Elle est passée deux ou trois fois pour me demander si tout allait bien, si j'étais heureuse à Sydney et m'a invitée à venir boire un verre chez elle après le boulot. C'était quoi, ce binz, à

la fin?

Mercredi, j'étais toujours sans nouvelles. On allait fêter notre première semaine ensemble, sauf que j'étais toute seule. J'ai alors eu la merveilleuse idée de lui envoyer un mot plutôt que d'essayer de l'appeler. Un petit mot percutant, intelligent, drôle, qui pouvait tout aussi bien passer pour un mot de remerciement après un agréable dîner. Il m'a fallu tout l'après-midi pour l'écrire, ce petit mot percutant, intelligent et drôle, les différentes versions s'alignant sur l'écran de mon ordinateur. Nick, je suis étonnée que tu n'aies pas...

Nick, et si tu m'appelais ?

Nick, ce soir est une nuit sans lune, je crois. Coogee nous attend. Bisous, Georgia.

Nick, es-tu mort ? Appelle-moi. Georgia.

Nick, c'était super de te voir la semaine dernière. Si on remettait ça très vite ? (On peut dîner, aussi). G. Nick, merci pour ce super dîner. À refaire ? Appelle-moi. Georgia.

Voilà. La dernière version était la bonne. C'est celle que j'ai envoyée. Sur une carte postale, une reproduction d'un tableau xixe de la Scottish National Gallery représentant un vicaire faisant du patin à glace. On avait discuté de ce tableau. Nous l'aimions tous les deux beaucoup. J'avais mal au cœur en glissant l'enveloppe dans la boîte aux lettres, mais au moins j'avais agi.

Non, il faut que j'arrête de raconter des craques. Je ne sais pas mentir, de toute façon. J'aurais aimé que ce soit cette carte-là. Mais en fait, je lui ai envoyé une carte d'adolescente énamourée. Celle du couple qui s'embrasse à Paris, une photo de Brassai. Ah, qu'est-ce que j'avais dans la tête? Comment ai-je pu me faire ça à moi-même ?

Mais je l'ai fait, et il n'a pas appelé pour autant. Le dimanche matin, une semaine et demie après qu'on avait couché ensemble, j'ai compris qu'il n'appellerait pas. Et je savais qu'il n'était pas en Papouasie parce que j'avais vu une photo de lui dans les pages People des journaux du dimanche. Des photos de lui à l'inauguration de l'exposition consacrée à son père à la Bibliothèque nationale. Des photos de lui avec une fille qui n'était pas si différente de moi, sauf qu'elle portait une robe vraiment très courte et qu'elle avait des bagues à l'index.

« L'artisan des mots Nick Pollock et sa fiancée Phoebe THll, de retour d'un séjour de deux mois en Europe », disait la légende. Fiancée. Et à en croire la photo, Phoebe avait une très belle peau, ce qui expliquait la collection de produits de beauté dans la salle de bains de Nick.

J'ai pleuré pendant une heure. J'ai tourné en rond comme une lionne en cage, j'ai jeté des trucs à travers mon appartement. Je n'arrivais pas à y croire. J'ai appelé sa boîte vocale avec l'intention de lui laisser un message au vitriol au dernier moment je me suis dégonflée. C'était trop humiliant. J'ai pleuré encore un peu et puis j'ai appelé chez lui. Il avait changé le message. Le nouveau disait : « Phoebe et Nick sont absents, mais vous rappelleront... » et patati et patata. J'ai repleuré un peu parce que je ne pouvais joindre aucun de mes amis à Londres pour leur raconter mes malheurs, vu qu'il était trois heures du matin là-bas. Alors j'ai appelé la seule personne susceptible de me comprendre : Liinda Vidovic. Elle était chez elle.

— Allô ? m'a répondu la voix du cow-boy Marlboro. J'ai éclaté en sanglots.

— Li-ii-ii-iinda... C'est Georgia. Je suis désolée... sniff... de t'appeler comme ça... sniff, sniff, mais je ne sais pas à

qui parler.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? Est-ce que ça aurait à voir avec Nick Pollock, par hasard ?

— Ouii... ii.

Et je suis repartie pour un tour, gémissements, sanglots, ce qui évidemment plaisait beaucoup à Liinda.

— Il est dans le... le journaaa... al, ai-je beuglé. Avec sa fian... an... cée.

Je l'ai entendue allumer une cigarette. .— Oh non ! Je me doutais que ça finirait par arriver. J'aurais dû te prévenir, mais je n'en ai pas eu le courage. Tu te souviens du matin où tu as payé le casse-croûte, au bureau, je t'avais conseillé

de ne rien dire ? Je voulais te protéger. Mais comme ensuite, tu n'en as plus reparlé, j'ai pensé que, peut-être, tout allait bien se passer. Tu l'avais rencontré la veille ?

— Non. Une semaine avant et on s'est vus pratiquement tous les soirs ensuite. Au début, je n'étais pas très sûre, mais il était tellement adorable. Il m'a envoyé des fleurs. Il m'a téléphoné cinq fois par jour. On est sortis ensemble en tout bien tout honneur pendant une semaine. Et puis un soir, il m'a invitée à dîner, et c'était formidable, j'ai eu l'im-pression de vraiment le connaître. Je croyais que je pouvais avoir confiance. (Cette dernière remarque a provoqué une nouvelle crise de larmes.) Mais pourquoi tu ne m'as pas dit qu'il était fiancé?

— Je l'ignorais jusqu'à ce matin, quand j'ai lu le journal. Je savais qu'il sortait avec Phoebe Trill, mais...

— Qui c'est cette fille? Elle s'habille comme une pute.

— Elle est animatrice de jeu, à la télé.

— Je parie que papa Pollock est très impressionné par ses prouesses intellectuelles.

— Il a sûrement essayé de se la faire. C'est congénital, chez ces deux-là. Écoute, je suis désolée, George, j'aurais dû te mettre en garde. Debbie et moi on ne savait pas quoi faire, On n'avait pas lé courage de te dire : « Le type dont tu es dingue est le plus grand dragueur de Sydney. » Debbie était particulièrement embêtée, parce qu'elle s'est souvenue que c'était elle qui te l'avait présenté.

— Qu'est-ce que tu entends par le plus grand dragueur de Sydney?

J'avais la nausée.

Liinda a laissé échapper un long soupir.

— Bon. Est-ce qu'il a analysé ton écriture?

— Oui.

— Est-ce qu'il t'a demandé quelles étaient tes convictions en matière d'éducation des enfants?

— Oui.

— Est-ce qu'il a laissé un message sur ta boîte vocale en s'accompagnant à la guitare et en chantant Georgia On My Mind ?

— Oui. Mais comment es-tu au courant? Même si avec mon prénom, ça paraît logique.

— Il chante la même chose à toutes les filles, il change juste le prénom.

J'en suis restée sans voix et j'ai arrêté de pleurer.

— Si j'avais su que tu l'avais rencontré, je t'aurais conseillé dès le départ de l'éviter comme la peste. Mais tu avais déjà couché avec lui quand je l'ai appris, et puis, même avec un lascar comme lui, il y a toujours un petit espoir qu'une fois dans sa fichue existence, il essaie de se comporter correctement. Après tout, même les enfoirés comme Nick Pollock tombent amoureux un jour ou l'autre, et tu aurais pu décrocher la timbale. Qu'est-ce que tu aurais pensé de moi si je t'avais dit que c'était un salaud ? Seulement quand j'ai vu que tu commençais à te morfondre, j'ai craint le pire.

— C'est sa façon de fonctionner, donc ? Adoration jusqu'à

ce que la fille s'allonge, et ensuite, plus rien ?

— Oui. Qu'est-ce qui s'est passé, exactement ?

Je lui ai tout raconté. Liinda m'a écoutée attentivement, m'a consolée.

— Ne sois pas trop dure avec toi-même, George. Tu n'as rien fait de mal. Au moins, tu as lutté un certain temps. Très peu de ses victimes tiennent une semaine. Je hais ce mec, mais je dois reconnaître qu'il est canon. D'une beauté un peu trop évidente, peut-être, mais quand même. Et puis il a un sacré baratin. C'est dommage qu'il n'écrive pas aussi bien. D'un point de vue, c'est quelqu'un de complètement désé

quilibré. Je lui ai envoyé des brochures sur la dépendance, une fois. Anonymement, bien sûr. Il est venu à une des réunions, figure-toi. Il nous a raconté que c'était difficile d'avoir un père très riche et très célèbre. Toutes les femmes présentes ce soir-là se pâmaient devant lui.

« Après, je l'ai vu draguer la plus séduisante du lot, qui venait de nous avouer qu'elle se remettait difficilement d'une relation nocive et que son thérapeute lui avait conseillé de rester célibataire pendant un an. Il lui avait mis le grappin dessus comme une sangsue. Je l'ai rattrapé sur le parking et je lui ai ordonné de ne jamais revenir s'il tenait à

l'intégrité physique de ses fameux bijoux de famille. J'avais un grand couteau à la main, et il a compris que je ne plaisantais pas.

Elle venait de réussir à me faire rire.

— Un grand couteau ? Comment ça ?

— J'ai toujours un couteau sur moi. J'ai pas mal traîné

dans la rue, tu te souviens ? Je sais ce qui s'y passe.

— Mais ce n'est pas illégal ?

— Il est illégal d'acheter, de vendre ou de consommer de l'héroïne, et j'ai fait tout ça pendant bien assez longtemps. Je ne le sors jamais en public, j'aime juste le savoir à portée de main.

— Tu es incroyable. Merci de m'avoir écoutée. J'ai l'impression d'être la plus grosse imbécile de la planète, mais maintenant je sais pourquoi il n'appelait pas. C'était ça, qui me tuait. C'était de la torture. La torture du téléphone qui ne sonne pas.

— La torture du téléphone, a répété lentement Liinda. Mouais... terrible. Par curiosité, est-ce que je peux te demander pourquoi tu ne l'as pas appelé, toi ? J'aurais couché sur son paillasson, moi.

— Avec ton couteau ?

Elle a rigolé.

— Oui. Alors, pourquoi tu ne l'as pas appelé ? Tu as l'air plutôt d'en vouloir, comme fille. Tu n'es pas une cruche.

— En général, non. Mais là, je me sentais tellement idiote... J'aurais eu l'impression de perdre ma dignité en lui demandant : « Pourquoi ne m'as-tu pas appelée ? Tu ne m'aimes plus? » C'était une façon comme une autre de préserver ce qui me restait d'amour-propre. Et vu ce que tu viens de me dire, je ne regrette pas. Même si j'ai failli me casser tous les ongles à force d'appeler sa boîte vocale.

— Evidemment, si c'était moi, à l'heure qu'il est je serais dans le bus pour Bondi pour lui dire en face ce que je pense de lui, mais j'imagine que tu ne ferais pas une chose pareille.

— Non. J'en serais malade de honte. Je ne veux plus jamais le revoir, c'est tout.

— À Sydney, ça risque d'être dur. Mais tu pourras toujours avoir le plaisir de l'ignorer en public. Enfin bon, je suis désolée que tu aies appris la vérité sur Chaud Lapin de cette façon. Tu veux venir à une réunion avec moi, cet après-midi? Il y en a une très intéressante, non mixte, à

Chatswood, à quinze heures...

J'ai décliné son offre. J'avais envie de rester chez moi à

me lamenter sur mon sort. Toute cette histoire m'avait replongée dans l'état de dépression que j'avais connu après Rick et durant mes années de célibat à Londres. J'ai passé la journée enfermée à manger de la glace et à

regarder du cricket à la télé. C'était si abrutissant que ça m'empêchait de penser. J'avais aussi un œil sur les aiguilles de la pendule, qui s'acheminaient lentement vers une position indiquant que je pouvais joindre la seule personne qui me remontait toujours le moral, mon frère, Hamish. Enfin, dix heures ont sonné en Angleterre. C'était assez tard.

« Allô, vous êtes chez Hamish Abbott, vous connaissez la procédure...» J'allais hurler ma frustration lorsqu'il a décroché.

— Mmm... ? a répondu une voix d'outre-tombe.

— Hamish ? ai-je demandé, pas très sûre de moi.

— Mmmmm...

— Tête de Mule?

— Hé, Popotin, c'est toi ?

— Oui, c'est moi. Mais qu'est-ce que t'as?

— Tournée des grands ducs. Bande d'arrêt d'urgence. E.T. rentrer maison à six heures, grosse douleur entre les oreilles. J'ai cru que c'était un pote qui m'appelait pour me rappeler ce que j'ai fait hier soir. J'essayais de me garder une porte de sortie, c'est-à-dire l'anonymat.

J'avais des larmes aux yeux tant tout ça me donnait le mal du pays, mais j'avais aussi le sourire jusqu'aux oreilles. Les Billy Ryan et autres Nick Pollock pouvaient aller et venir, certaines choses ne changeraient jamais, comme mon bringueur de frère, le chic qu'il avait pour se mettre dans des situations impossibles et son don de me faire rire.

— Hamish, tu exagères ! Combien de filles as-tu draguées?

— Heurrrrgh...

— Tant que ça ?

— Je suis un vilain garçon, sœurette. Je crois que quelqu'un a mis quelque chose dans mon verre. J'ai rigolé.

— De l'alcool, par exemple?

— Mmm... et toi, comment ça va? Comment vont nos colonies ? Tu m'as trouvé un boulot chez les kangourous ?

Tu t'es trouvé un mari ?

— Non, rien de tout ça. Nos colonies vont bien, mais... Un sanglot m'a échappé.

— Oh, Hamish, pourquoi est-ce que les mecs sont si méchants ?

— J'aimerais le savoir. Comme ça, je pourrais peut-être me conduire un peu mieux. C'est juste que les femmes sont tellement séduisantes... Tu veux que je vienne le supprimer?

— Oui.

— Trouve-moi un job dans une de ces grandes fermes australiennes où je pourrai passer mon temps à faire du cheval, avec un pub digne de ce nom à moins de deux jours de marche, et je te vengerai. Je le fouetterai, tiens, plutôt que de le tuer. Ça ne ternira pas l'honneur des Abbott, comme ça.

Comment ne pas sourire ? Hamish finissait toujours par me mettre de bonne humeur.

— D'accord, marché conclu. Maintenant, retourne te coucher et essaie de ne pas briser plus de cœurs que néces saire.

— Je vais tâcher. Salut, Popotin. Gros bisous.

— Gros bisous à toi. Tête de Mule.

7

Voilà donc comment s'est passé mon dimanche. Le lundi matin, au bureau, il y avait conférence de rédaction, réunion au cours de laquelle on met en commun toutes les idées qu'on a pu avoir dans la semaine. Elle avait commencé lorsque je suis arrivée, et je n'en ai pas cru mes oreilles.

Liinda était en train de suggérer comme article : « La torture du téléphone : pourquoi les mecs n'appellent pas. »

— Pas mal, a dit Maxine. « Torture », c'est un bon mot, on sent qu'on va avoir du vécu, mais c'est un peu sec, comme titre. Zoé, tu as des idées ?

— Heu... « Comment le forcer à vous appeler » ?

— Non, ça manque de torture, là, pour le coup. On a besoin de douleur et de souffrance, d'espoir et de drame. Il faut qu'on sente l'angoisse du téléphone qui ne sonne pas. Debbie?

— De quoi s'agit-il ? D'hommes qui n'appellent pas alors qu'ils disent qu'ils le feront? Ça ne m arrive jamais...

— Quelqu'un veut bien la frapper pour moi ? Je ne sais même pas pourquoi je t'ai posé la question. Allez, retourne te coucher, je.te réveillerai quand on travaillera sur «La vie d'une déesse ». Bon, les autres, des idées ?

J'en avais une, excellente. Elle concernait un objet contondant et la tête de Liinda Vidovic. Dans la mesure où nous étions dans un lieu public, j'ai préféré m'abstenir.

— Donc, si j'ai bien compris, ai-je dit sans desserrer les dents, le sujet, c'est « Pourquoi des salauds finis perdent-ils l'usage de leurs mains et n'appellent pas alors qu'ils ont promis de le faire » ?

— Exactement.

— D'accord, ai-je continué. Qu'est-ce que vous pensez de...

— Qu'est-ce que vous pensez de « Pourquoi disent-ils qu'ils appellent alors qu'ils ne le font jamais ».

C'était Liinda, bien sûr.

— Liinda, tu veux bien la fermer deux secondes ? ai-je lâché d'un ton sec avant de me tourner vers Maxine. Je son geais à «Vous avez passé une soirée de rêve, mais rappellera-t-il?». Maxine m'a gratifiée d'un sourire rayonnant.

— C'est génial, Georgia. Mais je crois qu'on va aussi garder la torture du téléphone. En sous-titre, peut-être ?

— On pourrait aussi y aller franco et appeler un chat un chat, ai-je repris. Ça donnerait «Vous avez baisé comme des bêtes, mais rappellera-t-il?»... hein, Liinda?

Je lui ai donné un coup dans le bras qui pouvait passer pour amical, sauf que je ne plaisantais pas. Il fallait que je quitte la pièce avant de lui faire vraiment mal.

— Maxine, me suis-je excusée, il faut que je joigne New York avant qu'il ne soit trop tard. Je peux m'éclipser? À plus tard, ai-je sifflé à l'intention de Liinda.

J'étais furieuse contre elle. D'accord, elle avait reconnu qu'elle s'inspirait des expériences de ses amies, mais elle savait à quel point cette histoire avec Nick Pollock m'avait bouleversée. Elle aurait pu attendre que les choses se tassent pour en tirer profit. Cette façon d'être amie un jour et traître le lendemain me stupéfiait. Évidemment, me confier à elle n'avait pas été très futé de ma part, mais j'avais besoin de vider mon sac et j'étais à mille lieues de m'imaginer qu'elle agirait de façon aussi éhontée.

Je suis allée m'asseoir à mon bureau et j'ai ruminé un moment, jusqu'à ce que j'entende que la réunion était terminée. J'ai appelé Seraphima et je lui ai demandé de prévenir Liinda que je voulais la voir immédiatement.

— Elle est descendue fumer une cigarette, m'a-t-elle répondu.

— Va la chercher, ai-je aboyé, regrettant aussitôt d'être aussi dure avec cette gamine.

Je me mets rarement en colère, mais quand ça m'arrive, je suis capable de provoquer une fission nucléaire d'un seul regard. Et jetais en colère contre Liinda. Même si, au fond, la personne contre qui j'étais vraiment en colère, c'était Nick Pollock et, plus encore, moi. Mais Liinda ferait l'affaire. Juste à ce moment, le téléphone a sonné.

— Rosie?

C'était Jasper O'Connor. Exactement ce dont j'avais besoin. Encore un dégénéré qui vous fait du plat et s'affiche deux minutes plus tard avec une top model sur les genoux. J'ai fait comme si je ne me souvenais pas de lui.

— Allô ? Ici Georgiana Abbott, rédactrice en chef adjointe du magazine Glow, que puis-je pour vous?

Le tout d'un ton cinglant. On m'avait déjà dit plusieurs fois qu'Alfred Hitchcock m'aurait adorée quand j'étais de cette humeur. La vierge de glace faite femme.

— Rosie, c'est Jazzie.

— Je vous demande pardon ?

— Jasper. Jasper O'Connor, on s'est rencontrés à la fête de Danny Green. On a dansé sur la terrasse...

— Ah, oui! Je me rappelle, maintenant. Comment vas-tu?

— En pleine forme. Et toi ?

— Ça va, merci. J'ai pas mal de boulot. Qu'est-ce que je peux faire pour toi?

Il y a eu un silence. Je jouais vraiment les salopes. Je m'en fichais.

— Eh bien, je me demandais si tu voudrais prendre un verre chez moi ce soir.

— Oh, c'est absolument charmant de ta part, Jasper (une Anglaise en colère, ça peut être très, très mielleux), mais j'ai quelque chose de prévu. Une autre fois, pour un café, peutêtre? Appelle-moi la semaine prochaine, d'accord? Il faut que j'y aille. Bye.

J'ai raccroché. Au même moment, la créature du lagon noir est entrée dans mon bureau, la bouche ouverte, sur le point de dire quelque chose. Mais j'ai pris les devants.

— Ferme la porte, ferme-la et assieds-toi.

Liinda eut l'air étonné, mais a obtempéré. J'ai croisé les bras et je l'ai fixée du regard. Elle n'avait pas son sac avec elle. Ouf, pas de couteau ! .

— Comment as-tu pu? ai-je demandé après un long silence.

— Comment ai-je pu quoi ?

— Cette idée d'article, «La torture du téléphone ». J'ai utilisé exactement cette expression avec toi pas plus tard qu'hier. Comment as-tu osé t'en resservir? Le lendemain!

Elle a écarté les bras en geste d'impuissance.

— Je t'avais prévenue, Georgia. Mais tu m'as appelée quand même. J'ai la conscience tranquille.

— Mais hier, tu me soutenais, tu me réconfortais, et ce matin, paf ! Comment peux-tu être hypocrite à ce point?

— J étais tout à fait sincère hier. Et je suis aujourd'hui encore réellement désolée qu'il t'ait fait souffrir. Mais je ne peux pas laisser passer une occasion de faire un bon article. Je suis comme Maxine. En plus, c'est un excellent sujet, reconnais-le. La torture du téléphone, toutes les femmes ont connu ça. En voyant ce titre sur la couverture, elles se jetteront sur le magazine. Arrête de ne penser qu'à toi. Tu dois penser à l'intérêt général.

— Ah bon? Je n'avais pas remarqué que la rédaction de Glow était un régime communiste.

— George, je suis désolée si je t'ai blessée. Je t'avais prévenue, je fais sans arrêt ce genre de coup à mes amis.

— Tu aurais quand même pu attendre quelques semaines, ai-je rétorqué en me levant pour arpenter mon bureau d'un pas rageur. J'ai une autre définition de l'amitié, moi. Ce que tu fais, c'est dégueulasse et je ne suis pas aussi bête que tes soi-disant amis. Je ne te raconterais plus jamais rien. De toute façon, il n'y en a pas une pour rattraper l'autre, dans ce journal, sans parler des mecs, qui sont complètement déséquilibrés, dans cette ville. Je me demande pourquoi je suis venue dans ce pays. Vous faites la bringue sans arrêt, le soleil brille tout le temps mais vous êtes tous plus cinglés les uns que les autres.

Et j'ai éclaté en sanglots. Liinda s'est levée et a passé un bras autour de mes épaules.

— Ton amitié en carton-pâte et tes conseils, je n'en veux pas! J'en ai ras le bol. Fiche le camp, laisse-moi tranquille!

Ce qu'elle a fait. Je me suis assise à mon bureau et j'ai pleuré. Seraphima m'a apporté une tasse de thé et une boîte de mouchoirs en papier et est sortie sans un mot, une vraie perle, cette petite. J'ai pleuré jusqu'à ce que je lève la tête et que j'aperçoive Debbie qui me regardait. Super ! Debbie la Magnifique me voyait bouffie par les larmes, la morve au nez. Elle a posé un pot de gel Chanel pour les yeux sur mon bureau.

— Tiens, ça décongestionne bien, a-t-elle dit avant de regagner la porte. Je suis désolée, je n'ai rien pour le nez rouge... Et je veux que tu saches que je suis désolée, pour cette histoire avec Nick Pollock. On aurait dû te mettre en garde. Mais jamais je n'aurais imaginé qu'il irait aussi loin avec toi. Je croyais que c'était sérieux, avec Phoebe. Il y a des hommes bien en Australie, Géorgie, je t'assure. Elle avait l'air profondément triste, et, l'espace d'un instant, je l'ai trouvée plus belle que jamais. Je savais qu'elle pensait à Drew.

— Ce n'est pas grave, ai-je hoqueté. Ce n'est la faute de personne, sinon celle de Nick. Je m'en remettrai, pour l'instant, c'est un peu dur, surtout parce que je suis loin de chez moi. J'ai le mal du pays.

— Est-ce que tu aimes le bush ?

Elle a dû contempler un grand blanc dans mes yeux. De quoi parlait-elle?

— La campagne, a-t-elle précisé. C'est comme ça qu'on l'appelle, de ce côté-ci de l'équateur.

— Oh, oui ! J'adore la campagne. J'y ai grandi.

— Parfait. Alors peut-être que tu serais contente de passer un week-end à la ferme de mes parents. C'est très beau. On peut se balader, faire du cheval, ou simplement se reposer. Mes parents seraient ravis de te rencontrer. Je l'ai regardée, étonnée. Elle était sincère.

— J'aimerais beaucoup, oui. Merci.

Elle m'a répondu d'un sourire et elle est partie. C'est gentil de sa part, ai-je pensé en buvant mon thé. C'était gentil, et diablement étonnant qu'elle ait réussi à penser à quelqu'un d'autre qu'à elle l'espace d'une seconde. Un week-end à la campagne, c'était tentant, mais la voir en compagnie de ses parents ne risquait-il pas de me rappeler à quel point les miens me manquaient? Parce qu'ils me manquaient beaucoup, surtout en ce moment. À Londres, dans l'état qui était le mien en ce lundi matin, mon premier réflexe aurait été d'appeler ma maman. Hamish me faisait toujours rire, mais maman savait vraiment me consoler. Elle n'aurait sans doute pas saisi toutes les subtilités de la situation (et je ne lui aurais certainement pas raconté l'affaire en détail), mais à sa façon un peu détournée elle m'aurait remonté le moral, en me racontant les dernières facéties de Gaston et l'état de ses relations avec la chatte Clarissa. Ou elle m'aurait parlé d'un nouveau rosier qui avait fleuri pour la première fois, et de la dernière extravagance de mon père -. creuser un petit cours d'eau dans le jardin.

Seulement voilà, ce confort-là était à l'autre bout du monde, et je ne pouvais pas appeler parce que là-bas, c'était la nuit. M'installer à Sydney n'avait peut-être pas été une si bonne idée, finalement. Je ne connaissais personne, en dehors des folles avec qui je travaillais et de quelques personnes rencontrées à des fêtes. A la pause déjeuner, je suis allée me promener seule. Dans les rues, tout le monde me semblait bizarre. Les femmes portaient des tailleurs horribles, les hommes étaient trop grands et balourds. Les bus faisaient trop de bruit, l'air était trop humide et mes vêtements me collaient à la peau. Je suis entrée dans une galerie marchande hideuse à la recherche de quelque chose à manger et j'en suis ressortie avec une pomme, que j'ai jetée après la première bouchée tant elle était farineuse. Rien à voir avec les pommes du verger de ma mère. Un peu plus loin, le grand magasin Grâce Bros m'a ouvert ses portes, et j'ai pensé qu'un peu de shopping me ferait du bien, mais devant une vitrine de sacs à main tous plus laids les uns que les autres, j'ai battu en retraite et je suis retournée au bureau, plus déprimée que jamais.

Pour me changer les idées, je me suis mise au travail et j'ai relu l'horoscope prévu pour le mois d'avril. J'ai appris avec bonheur que les Gémeaux comme moi allaient avoir « l'occasion de rencontrer des gens et de faire de nouvelles expériences, sans jamais oublier de se fier à votre intuition, ce qui vous simplifiera la vie».

Ah bon ! Pourtant, mon intuition ne m'avait pas particulièrement bien renseignée pour Nick Pollock qui, en tant que Poissons, pouvait s'attendre à « de nouveaux départs dans bien des domaines, tant vos horizons s'élargissent. Mais attention, l'amour, le vrai, est peut-être plus près que vous ne le croyez».

Les nouveaux horizons, c'était sans doute les cinq filles qu'il avait séduites depuis qu'on avait couché ensemble. Et l'amour, il le trouvait en se regardant dans la glace. Le téléphone n'a pas sonné de l'après-midi et personne n'est venu dans mon bureau. Maxine était en rendez-vous à

l'extérieur avec un important annonceur. Zoé avait emmené

Seraphima sur un shooting pour lui faire plaisir et Liinda m'évitait comme la peste. Qui sait où se trouvait Debbie ?

Probablement dans un institut de beauté pour un soin du visage gratuit. A dix-sept heures, je suis rentrée chez moi. Mon appartement se trouvait dans un petit immeuble en brique des années 1920, avec vue sur un port de plaisance et, au-delà, sur le port de Sydney, ce qui est formidable quand on a vécu à Londres. Il était lumineux et spacieux, mais pratiquement vide. Comme j'avais pensé trouver quelque chose de meublé, j'étais venu pour ainsi dire les mains dans les poches en dehors de mes vêtements et de quelques bouquins. De toute façon, je ne possédais pas grand-chose, parce que, même si j'avais vécu avec Rick pendant cinq ans, c'était dans son appartement, avec ses affaires - sa bouilloire Alessi, sa porcelaine Fornasetti, ses couverts Conran. Alors j'avais occupé mes premiers jours en Australie à

acheter un lit, une bouilloire, une tasse, une assiette, un saladier, un couteau, une fourchette, une cuillère, une casserole, une cuillère en bois. Et j'avais loué un frigo et une télé.

En contemplant la petite cuisine et le pauvre petit carton de lait perdu tout seul dans mon frigo, j'ai repensé à la soirée écossaise qu'on avait donnée chez nous à Holland Park, avec Rick en kilt et Hamish jouant de la cornemuse. Au dîner d'ébène où les invités devaient être en noir et où toute la nourriture était noire. À la soirée Petits Secrets où tout le monde devait mettre son vêtement fétiche et apporter ce qu'il préférait manger en phase de régression - raviolis froids à

même la boîte, pâte de gâteau non cuite, lait condensé en tube (moi, c'était une croquette de Gaston...). Au dîner où

tout le monde était venu avec son animal de compagnie et où Tony, le copain frimeur de Rick, avait débarqué avec son cheval (dont j'avais appris plus tard qu'il l'avait drogué pour le calmer, j'étais furieuse), et où le furet de je ne sais qui avait été porté disparu.

J'ai mis la télé. «Les meilleurs moments de vidéo-gags»,

«Les conducteurs les plus dangereux du monde», un film iraquien, un documentaire sur les derniers jours du Troisième Reich. Tiens, tiens, sur la 7, « Les petits chevaux », un jeu débile dans lequel des petits chevaux en plastique faisaient la course, présenté par « notre séduisante animatrice, Phoebe Trill». Elle portait un fourreau en satin rouge et j'ai failli vomir lorsqu'elle a projeté ses seins siliconés et son sourire refait vers la caméra. D'accord, ce n'était pas sa faute si son fiancé était un coureur, j'étais même un peu désolée pour elle, mais je n'avais pas pour autant envie de la recevoir dans ma salle de séjour. J'ai éteint la télé. Pour me distraire, j'ai entrepris de déballer certains, cartons qui venaient d'arriver d'Angleterre. La première chose sur laquelle je suis tombée était un album photo. Une course d'obstacles, la famille au grand complet était venue voir Hamish en tenue de cavalier, couvert de boue de la tête aux pieds. Moi en compagnie de mes copains de fac, partageant des moments heureux. Un séjour hilarant en Grèce avec mes trois meilleures copines. Rick et moi au Mexique, en Islande, au Japon. Je me suis mise à sangloter. Qu'est-ce que je faisais dans un pays étranger où je ne connaissais personne, alors qu'en Angleterre, tant de gens (et un chien) m'aimaient ?

La sonnerie de l'interphone a interrompu cette séance d'autoflagellation. Je suis allée répondre, persuadée qu'il s'agissait d'une erreur.

— Livraison spéciale, m'a annoncé la voix de quelqu'un qui, de toute évidence, se bouchait le nez pour qu'on ne le reconnaisse pas.

— Qui est-ce?

— Une livraison pour Mlle Abbott.

J'ai déverrouillé la porte de l'immeuble et j'ai ouvert la mienne, prête à la refermer si nécessaire. Quand l'ascenseur s'est arrêté, Liinda, Debbie et Zoé se sont ruées sur le palier.

— Surprise ! a lancé Zoé, qui tenait un sac en plastique bourré de plats tout prêts.

— On t'a apporté à dîner, a expliqué Debbie. Sushis et... Elles ont éclaté de rire toutes les trois et sont entrées chez moi.

— Houlà! s'est écriée Liinda. J'ai l'impression qu'on arrive juste à temps. Elle était plongée dans ses albums photo... Mmmm, pas mal, le mec en pantalon de cuir. Très Dylan McDermott. Regarde, Deb, y en a un pour toi, il est sur un cheval...

Je lui ai arraché l'album des mains et l'ai refermé dans un claquement.

— Où est-ce que tu ranges les verres ? a demandé Debbie en mettant plusieurs bouteilles de vin blanc dans mon frigo.

— Je n'en ai qu'un et il est à côté de mon lit, plein d'eau stagnante. C'est une invasion?

— Oui, a répondu Liinda en ouvrant les uns après les autres les placards de la cuisine. Où sont les cendriers?

Tiens, Debbie, le tire-bouchon. Attrape.

— Je n'ai pas de cendrier, je ne fume pas.

Je lui en voulais encore.

— Je vais en demander à tes voisins, a proposé Debbie. Je suis sortie avec un mec qui habitait cet immeuble. Un type sympa. Il a peut-être des copains.

Et elle a disparu.

Zoé déballait le dîner. Il y avait des boîtes de poisson cru partout.

De loin, j'ai entendu Debbie, sur le palier, et à sa voix j'ai compris qu'elle parlait avec un homme. Elle est revenue avec trois verres, un cendrier et un rapport détaillé.

— Pas mal, vraiment. De beaux cheveux, mais sa montre était en toc.

Elle a débouché une bouteille et s'est assise par terre avec Zoé. Liinda les a rejointes avec une cannette de Coca Light et a allumé une cigarette. Elles se sont servies et m'ont regardée.

— Viens manger des sushis, a dit Zoé.

— Que me vaut cet honneur ? ai-je demandé en m'asseyant. Debbie m'a tendu un verre de vin, Zoé un sushi au thon. Et puis elles ont levé toutes les trois le sushi qu'elles avaient dans la main, comme pour trinquer. Debbie m'a fait signe de les imiter. Trop déprimée pour discuter, je me suis exécutée.

— Aux sœurs Sushis! ont-elles hurlé en chœur avant d'avaler le poisson, le riz et de boire une longue gorgée de vin ou, dans le cas de Liinda, de Coca.

— Allez, m'a encouragée Debbie jusqu'à ce que je mange le mien. Bien, maintenant, tu en prends un autre et tu répètes avec nous.

— Pourquoi ?

— Fais-nous plaisir, a répondu Zoé.

Oh et puis zut, c'était toujours mieux que de regarder « Les petits chevaux» toute seule.

— Aux sœurs Sushis ! ai-je hurlé avec elles, avant de leur demander : Mais c'est quoi, les sœurs Sushis?

Elles m'ont regardée, le sourire jusqu'aux oreilles.

— C'est nous... à commencé Zoé.

— parce qu'on a toutes couché avec le même mec... a poursuivi Debbie.

Je les ai regardées, bouche bée.

— Nick Pollock, a conclu Liinda.

— Toutes les trois ? Hochements de

tête affirmatifs.

— Malheureusement, Maxine n'a pas pu se joindre à nous ce soir, a repris Liinda. Kylie non plus.

— Kylie?

Nouveaux hochements de tête. J'en

étais baba.

— Est-ce que toutes les filles de Glow y sont passées ?

— Non, a répondu Debbie. Seulement les plus jolies. C'était tellement écœurant que ça m'a redonné du poil de la bête.

— Donc je n'étais pas la seule idiote à me faire avoir par son charme onctueux et les histoires sur son génie de père?

— Non, on a toutes été captivées, aspirées par l'ouragan Pollock, a dit Zoé.

— Et rejetées, a ajouté Liinda.

— Moi j'ai avalé, a précisé Debbie, ce qui les a fait hurler de rire.

. — Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas mises en garde les unes les autres? Et pourquoi ne m'avez-vous rien dit?

— C'est toujours trop tard, a répondu Zoé.

— Il arrive chaque fois à faire croire à celle qu'il vise qu'elle est différente des autres et qu'il est amoureux, a expliqué

Liinda. Même avec moi, l'analysée de service, il y est parvenu. Même avec Debbie la mangeuse d'hommes. Même avec Maxine la grande. Même avec Zoé la petite. Et même avec toi la futée. C'est son talent. Il arrive à faire croire les plus grosses conneries aux femmes les plus intelligentes, les plus indépendantes, les plus rationnelles. C'est un raconteur de bobards de première qui bande en permanence. D'où son surnom de Chaud Lapin.

— Mais comment fait-il? ai-je demandé, stupéfaite. Il n'est pas canon.

— Il a un instinct infaillible pour fleurer ce qui va marcher avec la prochaine victime. Avec moi, c'étaient des discussions sans fin sur les psychopathologies de nos familles déjantées, et sur l'astrologie.

— Avec moi c'était le shopping et le sport en salle, a continué Zoé en remettant un demi-sushi dans la boîte.

— Avec moi c'était le sexe, a soufflé Debbie avec un sourire avant de vider son verre et de nous resservir. Et la dope. Il a un fournisseur secret.

Je me suis mise à rire. C'était tellement ridicule. Toutes ces conneries sur Shakespeare, les livres que nous avions lus, les prénoms que nous donnerions à nos enfants... Je leur ai raconté et on a rigolé comme des bossues. Ensuite, on a comparé nos notes sur ses performances sexuelles et là, on était d'accord, elles justifiaient presque, je dis bien presque, tout le reste.

Après avoir bu une deuxième bouteille, nous sommes passées aux récits détaillés de nos déboires amoureux et de nos escapades sexuelles. À la troisième bouteille je savais dans quelles circonstances exactes elles avaient perdu leur virginité (j'ai remarqué que Liinda s'est esquivée aux toilettes à ce moment-là), quel avait été leur premier grand amour, quelles positions elles préféraient, le plus grand pied qu'elles avaient jamais pris, les petits détails qui les révulsaient et les coups les plus tordus que leur avaient faits les mecs. Nous étions toutes très sensibles à la torture du téléphone, sauf Debbie, qui disait que son problème, c'étaient les hommes qui l'appelaient sans arrêt.

J'ai souri à Liinda. Un sourire un peu vache.

— Un bon article, tu ne trouves pas ? Oups, trop tard, on y a déjà pensé.

C'était ma façon de lui dire que je lui avais pardonné. À vingt-trois heures, j'ai commencé à bâiller.

— On ferait peut-être bien d'y aller, a dit Zoé. Mon coach personnel vient à six heures, demain matin.

— Et il faut que je me rentre jusqu'à Wahroonga, a dit Liinda.

— Où est-ce? ai-je demandé.

— À des kilomètres, a répondu Debbie. C'est sur la rive nord, très au nord, une banlieue d'un ennui mortel.

— Une petite banlieue charmante, a rectifié Liinda. Pleine de familles de classe moyenne avec des enfants adorables, et nulle part où acheter de la drogue. Le trajet est long pour aller au bureau, ce qui me laisse plein de temps pour bouquiner. Tu sais, Debbie, les livres ? Tu te souviens ? Ces trucs que tu avais, à l'école, avec des pages.

— Ah, ah, très drôle ! Ça te dit de sortir, Géorgie? Pendant que ces deux rabat-joie rentreront chez elles, on pourrait aller au SoHo Bar ou au Blue Room, il n'est pas tard.

— Debbie, on est lundi soir...

— Ah, oui, et le Blue Room est fermé le lundi. Mais je pense que l'International est ouvert, ou le Fix, tiens. Allez, viens, on va s'amuser.

— Non, je crois que ce soir je vais jouer les rabat-joie et me coucher aussi. Merci à vous trois. J'ai passé une très bonne soirée alors que ce n'était pas gagné d'avance. J'étais sur le point d'appeler Quantas Airlines pour savoir quand était le prochain vol pour Londres, c'est dire ! C'était très sympa de passer.

— Arrête, un peu, a rétorqué Liinda. On n'allait quand même pas laisser une sœur Sushis en rade.

Je suis allée me coucher en riant toute seule. Les sœurs Sushis contre Chaud Lapin, une superproduction mode in Australia, bientôt sur vos écrans.

8

Le lendemain, nous nous sommes toutes retrouvées dans le bureau de Maxine, à échanger des comprimés d'AlkaSeltzer et des plaisanteries qui ne pouvaient faire rire que nous. Pour la première fois, j'avais vraiment le sentiment de faire partie de la bande.

— Bien, je vois que vous êtes de bonne humeur, a com mencé Maxine. J'espère que vous le serez toujours quand on aura terminé de regarder ces photos de couverture. Seraphima, tu veux bien nous apporter du café et des Tim Tarn ! a-t-elle lancé en direction de la porte. Zoé avait éteint la lumière, baissé les stores et maltraitait un projecteur. Elle paraissait nerveuse, n'arrêtait pas de faire tomber des diapos par terre. Maxine s'est carrée dans son fauteuil, a posé les pieds sur son bureau et a croisé les mains derrière la tête.

— Elles ont intérêt à être bonnes, a-t-elle annoncé. Je n'ai pas le budget pour continuer à payer les yeux de la tête des photos parues dans des magazines américains. Comme je vous l'ai dit et répété, Glow est un magazine australien et je veux des mannequins australiens sur la couverture. Zoé a fait tomber le panier, toutes les diapos se sont éparpillées sur le sol.

— Doux Jésus ! s'est exclamée Maxine en levant les yeux au ciel. Zoé, tu peux faire un peu attention, une fois de temps en temps ? Pourquoi est-ce que j'ai un mauvais pres sentiment, tout à coup ? Seraphima, c'est pour aujourd'hui ou pour demain, ce café ?

Mon regard a croisé celui de Liinda. Elle a pris la cigarette qui était derrière son oreille et l'a serrée entre ses dents.

— Attachez vos ceintures, a-t-elle commenté à mi-voix. Ça va secouer.

Seraphima est arrivée avec le café de Maxine et un paquet de biscuits.

— Enfin ! a lâché Maxine en en déchirant l'emballage. Des Tim Tarn.

— C'est quoi, un Tim Tarn ? ai-je demandé.

Maxine s'est immobilisée, biscuit en l'air, et m'a regardée avec des yeux grands comme des soucoupes.

— Serais-tu en train de me dire que tu n'as jamais mangé

de Tim Tarn ?

— Je n'ai jamais vu de Tim Tarn.

Elle s'est redressée, solennelle, et a allumé sa lampe de bureau. Puis elle a placé un biscuit oblong sous la lumière avec précaution, comme si elle me montrait une précieuse relique.

— Ceci, a-t-elle annoncé, est un Tim Tam. Ce n'est pas simplement un biscuit croquant enrobé de chocolat et fourré au chocolat, c'est un véritable totem pour la femme australienne. Ce biscuit est notre source de réconfort à nous toutes lorsque les hommes nous torturent, le boulot nous emmerde et que la vie en général nous en fait voir des vertes et des pas mûres. Aller se coucher avec un paquet de Tim Tam est une étape cruciale de la convalescence d'un cœur brisé. C'est avec des Tim Tam qu'on oublie nos régimes draconiens et que nous requinquons nos petits cœurs malheureux.

Elle regarda le biscuit avec amour, éteignit la lumière et en croqua la moitié.

— Je crois qu'il ne me reste plus qu'une chose à faire, en goûter un, ai-je conclu.

Il était excellent. Vraiment savoureux.

— Mmm, c'est bon.

— Tu devrais essayer après un ou deux joints, a suggéré

Debbie.

— Tu devrais essayer un jour de canicule, après les avoir mis au frigo, a dit Liinda.

— Tu devrais en essayer un congelé. Tu peux t'en servir comme paille pour boire ton café, a ajouté Zoé entre deux bouchées.

On s'est toutes tournées vers elle, étonnées. Elle mangeait réellement un biscuit au chocolat! Et je n'avais aperçu aucune carotte dans les parages.

—Vous n'avez vraiment pas de Tim Tam en Angleterre ? a demandé Maxine. Pauvres Brits, je comprends certaines choses, maintenant, a-t-elle ajouté quand j'ai fait non de la tête. Vous n'avez même pas un équivalent?

J'ai réfléchi.

— Eh bien, les Digestives au chocolat sont assez popu laires mais j'ai toujours trouvé leur réputation un peu usur pée. Les Pims, peut-être. Personnellement, j'adore le contraste entre le croquant du chocolat, la douceur de la gelée à l'orange et le rugueux de la génoise, mais on s'en lasse vite. Les petits-beurre sont bons, mais souvent un peu trop secs, il est difficile d'en manger plusieurs d'affilée. Il y a les biscuits fourrés, mais en général le chocolat est imman geable. Tandis que ceux-là... ils sont vraiment très spéciaux. Maxine m'a regardée avec un grand sourire.

— Tu vas te plaire parmi nous, ma grande, c'est sûr, a-telle conclu avant de se tourner vers Zoé. Bon, alors, ces photos, tu nous les montres ? C'est pour le numéro d'avril, donc un peu avant l'hiver, mais on n'est pas encore dans les pulls et les écharpes.

— J'ai les essais qu'on a réalisés pendant le voyage en Nouvelle-Zélande en décembre, a répondu Zoé. Ce sont des maillots de bain, pour avril, ça va encore, et puis c'est un mannequin australien.

Elle a allumé le projecteur et a appuyé sur la télécommande. Quand j'ai vu ce qui apparaissait, j'ai fixé l'écran sans rien pouvoir dire. Était-ce une plaisanterie ? La photo était celle d'une fille en tout petit petit bikini turquoise, avec de l'eau jusqu'à mi-mollet. Elle était tellement maigre qu'on voyait pratiquement à travers. Sa tête ressemblait à

un crâne, sa cage thoracique à un instrument de percussion.

— Qu'est-ce que c'est que ça, bordel, a lâché Maxine d'une voix d'outre-tombe.

— C'est une nouvelle. Elle vient de Perth, elle s'appelle Katrina, et elle porte un bikini Bondi Babes, a répondu Zoé.

— Ah bon? Donc, c'est un être humain? a ironisé Maxine. Tu es bien sûre que ce n'est pas un poulet? Parce que des bras aussi maigres, je n'en ai jamais vu chez un être humain. Tu lui as pris le pouls, Zoé? J'ai du mal à croire que quelqu'un d'aussi squelettique respire encore.

— Bon d'accord, a marmonné Zoé. C'est peut-être pas une photo géniale. On va regarder les autres.

Les diapos ont défilé, toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Il y en avait même une où la fille de profil semblait encore plus maigre.

— Stop ! a fini par aboyer Maxine. Ras le bol de ce tas d'os !

— J'en ai une série avec un autre maillot, a annoncé Zoé. Elle s'est mise à appuyer frénétiquement sur le bouton de la télécommande, jusqu'à ce qu'apparaisse une photo du même poulet rachitique, mais en bikini noir, avec un hautde-forme bandeau. La même vision d'horreur, en pire.

— J'ai dit stop ! a hurlé Maxine en tapant du poing sur le bureau. Zoé, combien de fois faut-il te le répéter? Je refuse d'avoir des anorexiques en couverture de mon magazine !

Cette fille est malade, et toi aussi. Qu'est-ce qui t'a pris de lui faire faire ce shooting, et pourquoi n'ai-je pas vu son book avant votre départ?

— Tu n'étais pas là...

— Qui a donné son accord? Debbie, c'était toi ?

— Oui, Maxine, a répondu Debbie. J'ai effectivement vu son book, mais elle était beaucoup plus grosse. Je t'assure. Bon, je ne l'ai pas rencontrée en personne, je le reconnais.

— Super. Vous faites du sacré bon boulot, les filles, je vous remercie. Pour moi c'est du sabotage ! Zoé, est-ce que tu as rencontré cette fille au moins une fois avant d'aller prendre ton avion?

— Oui.

— Et elle était aussi maigre? Zoé

l'a regardée d'un air étonné.

— Je ne la trouve pas maigre, moi.

Il y a eu quelques instants d'un silence stupéfait. La main gauche de Zoé a broyé un Tint Tam, J'ai retenu mon souffle.

— Zoé, a repris Maxine d'un ton plus calme, si tu ne trouves pas cette fille maigre, c'est que quelque chose ne va pas bien du tout chez toi.

— Elle a une ossature magnifique, a dit Zoé.

— Elle n'a que ça ! s'est écriée Maxine. Nous ne pouvons pas nous servir de ces photos, elles représentent un danger pour toutes les jeunes femmes. On en reparlera toutes les deux un peu plus tard. En attendant, quelqu'un a-t-il des suggestions pour notre couverture? Ou est-ce que je vais devoir dessiner quelque chose ? On a deux jours avant que l'imprimeur ne pète les plombs. Zoé s'est laissée tomber sur une chaise, visiblement abasourdie.

— Je viens de recevoir les photos qu'on avait faites pour le dossier Beauté de mai, a dit Debbie. Je vais demander à

Kylie de les apporter.

Elle a pris le téléphone. Maxine se tenait la tête à deux mains.

— Bienvenue dans le nid de vipères, m'a murmuré

Liinda en me passant les Tim Tam.

Kylie est arrivée avec les diapos et Debbie lui a indiqué

d'un geste impérieux qu'elle devait les installer dans le panier.

— C'est quoi, exactement ? a demandé Maxine.

— Au départ, c'était pour un dossier spécial Peau, la fille n'est pas beaucoup maquillée, mais la coiffure est bien. Et c'est une Australienne. Vas-y, Kylie.

Un visage radieux a envahi l'écran, encadré de cheveux raides couleur miel. Elle avait de grands yeux bleus aux cils ridiculement longs. Les lèvres charnues faisaient la moue. C'était le portrait craché de Debbie.

Maxine a soupiré.

— Les hommes préfèrent les blondes... Savais-tu, Deb bie, que certains considèrent les femmes brunes comme moi, Zoé ou Liinda très séduisantes ?

Debbie n'a pas réagi.

— Belle photo, non ? Continue, Kylie.

Toutes les photos étaient belles, mais elles étaient toutes pareilles, à quelques détails près. Très gros plans, et pas un sourire.

— Oui, elles sont magnifiques, Debbie, comme toutes tes photos. Et je suis convaincue que Harper's Bazaar ou Vogue se battraient pour en faire leur couverture. Mais elles ne conviennent pas pour Glow, parce que nos lectrices ne peuvent s'identifier à cette fille. Elle est trop boudeuse. Seraphima, tu veux bien apporter le dossier Couvertures, s'il te plaît.

Elle s'est tournée vers moi.

— C'est drôle, tu vois, Georgia, j'ai à mon service deux stylistes très compétentes qui travaillent avec les meilleurs photographes du pays et peuvent choisir les mannequins qu'elles veulent, et pourtant, chaque mois à la même époque, elles sont incapables de me montrer une seule photo que je puisse utiliser pour la couverture. Heureusement, j'ai de la ressource. Tu veux bien charger le panier. Sera? J'ai les doigts pleins de chocolat.

Elle a pris un autre Tim Tarn. Moi aussi.

— Merci, Seraphima, je m'occupe du reste, a-t-elle repris en se levant pour se diriger vers le projecteur. Bon, alors. Qu'avons-nous là de beau ?

Elle a appuyé sur la télécommande et une très belle photo d'un top model éclatant de rire, en bikini rouge et blanc, est apparue.

— On va garder cela pour l'été, a dit Maxine en appuyant de nouveau.

Une très belle brune en bikini fuchsia.

— Pas mal pour une jeune maman. Mais celle-là, je la garde pour le numéro sur la forme physique, en septembre. Clic. Une magnifique brune aux yeux verts et aux lèvres charnues en chemise de jean ouverte, révélant un abîme phénoménal entre ses seins.

— Ah, ça, c'est une couverture Glowl s'est exclamée Maxine. Une fille fantastique, et en même temps proche de nous. On a l'impression qu'on pourrait connaître une fille comme elle. Je veux dire, vous ne la présenteriez pas à votre petit ami, mais elle a l'air de savoir s'amuser. C'est ça, une couverture de Glow. Pas des anorexiques. Pas des petites boudeuses dédaigneuses. Des femmes belles, sympas. Pigé, Zoé? Debbie? Parce que cette photo, j'ai dû l'acheter à

Madame Figaro et elle m'a coûté 2 000 dollars. Je ne peux pas me le permettre tous les mois et j'en ai ras les bigoudis de m'épuiser à appeler New York pour négocier avec des agents trop gourmands l'achat d'une photo française qui m'oblige à faire des calculs en trois monnaies différentes, afin de rattraper vos conneries. Donc ça, c'est notre couverture d'avril, mais pour mai, je veux un mannequin australien, c'est clair?

Très bien. Maintenant, ouste, je ne veux plus vous voir. Sauf Zoé, toi, tu restes. Liinda, tu veux bien rester dans ton bureau encore une petite heure, s'il te plaît, j'aurai peut-être besoin de toi.

Debbie m'a suivie jusqu'à mon bureau. Ce qui venait de se passer ne semblait pas du tout l'avoir affectée. J'ai décidé de ne pas en parler, j'avais eu ma dose de tragédie pour la journée.

— J'ai discuté avec maman de ta visite à Bundaburra, a-t-elle dit. C'est le nom de notre propriété, et elle a suggéré

qu'on vienne ce week-end. C'est le rodéo annuel à Walton, tout près d'où se trouve la ferme. Maman pense que ça te plairait. C'est très sympa, tu verras.

Au sourire un peu coquin qu'elle a eu, j'ai compris que cela signifiait « c'est plein de beaux mecs ». J'ai dû avoir l'air un peu dubitatif. À vrai dire, l'idée même de « mecs » me rebutait un peu.

— De vrais mecs, George, a-t-elle précisé. Des cow-boys. Et tu peux juste les regarder, rien ne t'oblige à leur parler.

— Mmm... j'aime bien les cow-boys. Est-ce qu'ils auront des grands chapeaux et des bottes de cow-boys, aussi?

— Bien sûr.

— Youpi ! Dis à ta mère que je viendrai avec plaisir. Ah, et puis explique-moi un truc : pourquoi est-ce que Maxine voulait que Liinda reste? Elle va lui passer un savon, à elle aussi ?

— Non. Mais il est possible qu'elle ait besoin de ses talents de conseillère pour Zoé. Liinda a vu tellement de psys pour elle qu'au bout du compte, elle se débrouille plutôt bien quand il s'agit d'aider les autres, même si elle a parfois tendance à en faire un peu trop. Elle a même essayé de m'entraîner à une réunion des Alcooliques Anonymes, tu te rends compte? Je l'ai envoyée balader, mais Zoé a vraiment besoin d'aide. Je me demande si ça existe, les Vomisseurs Anonymes... Bon, à plus tard. Debbie était d'une cruauté terrible, mais je ne pouvais pas m'empêcher de l'aimer. Elle était gâtée pourrie, excessive en tout et égoïste, mais elle n'était pas fausse. Et puis la perspective d'un rodéo me'réjouissait. À l'heure du déjeuner, je suis allée m'acheter une paire de bottines d'équitation à soufflets élastiques chez R.M. Williams, le temple de la mode «outback» (sous d'autres latitudes, on aurait dit «safari»). J'avais déjà un vieux Stetson en paille tressée que j'avais acheté des années auparavant lors d'un voyage au Texas avec Rick, et les bottines complétaient ma panoplie. Je fais toujours en sorte de porter des vêtements de circonstance.

Quand je suis rentrée au bureau, Seraphima faisait la tête ce qui, j'avais fini par le comprendre avec le temps, signifiait qu'elle savait quelque chose d'important.

— D'accord, Sera, ai-je dit. Je t'écoute.

Elle a inspiré un grand coup et m'a suivie jusque dans mon bureau.

— Maxine a renvoyé Zoé chez elle. Liinda l'a raccompa gnée en taxi. C'était son troisième avertissement en trois mois, alors Maxine a décidé de la suspendre - tout en la payant - jusqu'à ce qu'elle « prouve qu'elle est prête à faire quelque chose pour mettre un terme à son anorexie ». À la façon dont elle avait fini sa phrase, j'ai compris qu'il s'agissait là de la transcription exacte de ce qui s'était dit de l'autre côté de la porte.

— Je viens de donner à Maxine les coordonnées du spécialiste qui s'est occupé de ma sœur, et en ce moment elle est au téléphone avec la mère de Zoé.

— La mère de Zoé ?

Je n'en revenais pas que Maxine prenne autant les choses à

cœur. Seraphima a haussé les épaules.

— Maxine dit qu'il est inutile de faire comme s'il ne se passait rien, et qu'il vaut toujours mieux en parler ouverte ment.

Un peu ébranlée, j'ai essayé de me mettre au travail. J'admirais mes nouvelles bottines lorsque le téléphone a sonné.

— Allô ! a dit une grosse voix enjouée.

— Antony ! Je suis contente de t'entendre. Comment vastu?

— Je vais très bien. Mais c'est à moi de te poser la question. J'ai entendu dire que tu avais été mordue par une des créatures les plus venimeuses d'Australie, Pollock Chaud Lapin. Je regrette de ne pas t'avoir prévenue, même si en général, ça ne sert à rien...

— Comment se fait-il que tu sois au courant ?

— Il est impossible de garder un secret à Sydney, ma puce.

— Qui t'en a parlé, Antony?

— Debbie.

— C'est incroyable. Je croyais que c'était une amie...

— Georgia, cette ville est comme ça, c'est tout. Debbie n'est ni meilleure ni pire que les autres. On vit dans un grand village, mais tu verras, tu t'y feras. Bientôt, tu raconteras les potins comme tout le monde, répandant des rumeurs, inventant des détails juteux, lançant de fausses rumeurs. C'est hilarant. Les gens ne font pas ça, à Londres?

— Bien sûr que si. Mais à moins d'être connu dans le monde entier, on arrive à y conserver un certain degré d'intimité. Alors qu'ici, je n'ai pas l'impression que cela se fasse beaucoup.

Il a gloussé.

— Ce serait d'un ennui ! Enfin, bref, ça t'intéresse de dîner avec moi et de noyer tes malheurs dans... ce que tu voudras?

— Je les ai déjà noyés, mais je dînerai avec toi avec grand plaisir. Où allons-nous ?

— D'abord, on va faire la tournée des galeries d'art, c'est mardi. Ensuite, on ira dîner. Est-ce que tu t'es déjà fait faire les ongles?

— Non, mais Debbie m'a donné la carte de sa manucure.

— Ah, ah, ah... Tu as pris rendez-vous ? C'est quasiment impossible, chez Consuela.

— Bien sûr que non ! Je l'ai jetée ! Je ne me fais pas manucurer, c'est une perte de temps et d'argent. À Londres, je connaissais celle qui avait été la coiffeuse personnelle de Lady Diana et elle m'a avoué qu'elle se faisait elle-même les ongles. Si ça suffisait pour elle, ça doit bien suffire pour moi, non?

— Au moins se faisait-elle coiffer, elle. Je t'attendrai en bas à dix-huit heures. Bye !

Ben qu'est-ce qu'ils avaient, mes cheveux et mes ongles ?

J'ai regardé ces derniers, ils étaient courts et propres. Quant à

mes cheveux... J'ai quand même fait un tour jusqu'aux toi-lettes pour jeter un coup d'œil dans la glace. Seraphima est sortie d'un box à ce moment-là et s'est lavé les mains à côté

de moi. Ses boucles blondes étaient attachées par une barrette en écaille. Mes boucles ramollies tenaient grâce à un élastique trouvé par terre dans mon bureau. J'ai examiné un bouton naissant sur ma joue. Elle a sorti un pinceau à lèvres et un gloss de sa poche et s'est maquillé les lèvres avec application. Peut-être avais-je effectivement besoin de soigner un peu plus mon apparence.

J'ai regagné mon bureau, songeuse et je me suis plongée dans la lecture des articles du numéro à paraître, dont le fameux « La torture du téléphone », qui était excellent, il fallait bien l'admettre. J'avais presque fini lorsque le bruit le plus extraordinaire est entré dans mon bureau par la fenêtre ouverte.

J'ai levé les yeux. Un petit oiseau sans cou était posé sur le rebord. Au quatrième étage d'un immeuble de bureaux, en plein centre des affaires. C'était un kookaburra. Un mar-tinpêcheur australien. Et il riait. 9

J'ai passé une excellente soirée. Le premier vernissage avait lieu dans une ancienne usine réhabilitée et transformée en galerie, à Redfern, le deuxième dans une ancienne boutique, à Surry Hills. Ne me demandez pas quelles étaient les œuvres exposées, je n'ai pas eu le temps de les contempler. Antony connaissait tout le monde et m'a présentée à tellement de gens que je ne savais plus où donner de la tête.

Et puis j'ai vu arriver Danny Green. Comme à son habitude, il m'a sauté au cou avant de me pousser aux côtés de quelqu'un pour les besoins d'un photographe. C'était Jasper O'Connor, sans chapeau-pénis ni pantalon rose vif, et plutôt séduisant.

— Jazzy ! ai-je lancé avec l'entrain de celle qui ne connaît absolument personne d'autre dans une salle bondée. Il a passé un bras autour de mes épaules et nous avons souri en direction de l'objectif.

— Qu'est-ce que vous êtes beaux, tous les deux ! s'est exclamé Danny en nous embrassant à nouveau avant de s'éloigner.

— Bonjour, Rosie. Quelle bonne surprise! Qui t'a amenée à cet événement de premier ordre pour le Tout-Sydney?

— Antony Maybury.

Jasper a fait la grimace et j'ai soudain réalisé que quelque chose avait changé chez lui.

— Tu as rasé ton bouc.

Il s'est caressé le menton avec une petite moue attendrissante.

— Oui. Ça te plaît?

— Oh oui, c'est beaucoup mieux ! Je ne supporte pas les poils sur le visage, j'ai toujours l'impression qu'on me cache quelque chose.

— C'était l'effet recherché. Je tentais de cacher mon âge. D éclata d'un rire communicatif, et j'ai compris comment il arrivait à séduire ses modèles lorsqu'il les prenait en photo.

— Tu es venu avec ta petite amie, Jasper? ai-je demandé

en insistant sur le « petite ».

— Rien ne t'échappe, hein, Rosie ?

Il m'a regardée à travers ses yeux plissés, tête penchée sur le côté, puis a ajouté :

— J'aimerais te photographier. Avec le chapeau que tu portais à cette fête. On appellerait ça « Rosie en Rose ».

— Tu ne t'en tireras pas avec l'habituel numéro de charme. Alors, où est Petite Fleur de Lotus, ce soir?

— Je n'en sais fichtre rien. Quelque part avec son nouveau petit ami, je suppose. À se balader dans sa Porsche sans doute, puisque c'est le genre de choses qui lui fait de l'effet. Elle refusait qu'on sorte avec ma voiture parce qu'elle avait plus d'un an.

— Quel âge a ta voiture?

— À vue de nez vingt-cinq ans, a-t-il répondu en éclatant à

nouveau de rire. Alors, comment ça se passe, au couvent? a-til repris. Est-ce que Debbie est toujours la seule à s'envoyer en l'air?

Je ne saurais dire si j'ai rougi ou si j'ai eu l'air choqué.

— Il est de notoriété publique que les filles de Glow écrivent et parlent de cul sans arrêt, mais n'ont jamais vraiment l'occasion de passer aux travaux pratiques, a continué Jasper. Liinda est trop folle, Maxine trop moche et Zoé trop maigre. Debbie, c'est un autre pro blème, je la soupçonne d'être nymphomane. Mais toi, Rosie, tu m'as l'air d'être une fille normale avec des appétits normaux.

Je ne savais pas quoi répondre. Heureusement, Antony venait même de se glisser derrière moi.

— J'espère bien qu'elle a un appétit normal, a-t-il répondu, parce que je l'emmène dîner. D'ailleurs, on y va. Bonsoir, Jasper.

— Bonsoir, Antony, a répondu Jasper. Bonsoir, Rosie, at-il ajouté à mon intention. Je t'appelle bientôt, même si tu m'as jeté comme une vieille chaussette la dernière fois.

— Je suis désolée. La journée avait été très dure. À bientôt, ai-je soufflé avec un petit air penaud.

Tandis qu'Antony m'entraînait vers la sortie, je me suis retournée. Jasper m'a fait un clin d'oeil. Un clin d'œil très, très sexy.

— Mais pourquoi tu parles à ce crétin ? s'est presque emporté Antony.

— J'aime bien Jasper. Il est drôle.

— Drôle dans la tête, oui. Enfin, il faut que je te raconte ce que vient de me dire Sophie Paparellis; Apparemment, toute la rédaction de Chic a décidé de démissionner si... Il a continué à bavasser pendant tout le trajet en taxi jusqu'au troisième vernissage. Je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam les gens dont il me parlait, mais il y prenait un tel plaisir que j'y trouvais moi aussi un certain attrait.

— J'ai gardé la meilleure fête pour la fin. Tu vas voir, ça va être hilarant, m'a-t-il prévenue tandis que nous franchis sions le seuil d'une très jolie maison ancienne dans le quar tier de Paddington. Trudy! Trudy! Viens là, je veux te présenter Georgia.

J'ai fait la connaissance de Trudy. Il était adorable. C'était un homme. Tout comme Betty. Et Norma. Et Mary. Et Antony s'est tout à coup mué en Dolorès. Ce n'étaient pas des drag-queens, c'étaient les meilleurs amis d'Antony et ils s'appelaient entre eux par le prénom de leur mère.

— Ces prénoms leur vont bien, n'est-ce pas ? a dit Antony. J'ai souri.

— Tu as raison. Surtout Dolorès. Ça te va comme un gant, Antony. Dorénavant, je t'appellerai Doll.

— Quel est le prénom de ta mère, Georgia ? m'a demandé

Trudy, un grand mince avec une coiffure bouffante, et habillé en Prada de la tête aux pieds.

— Le prénom de mon père, plutôt, non ?

— Oh, non ! a répliqué Betty, un petit au visage poupin et au crâne rasé, avec un anneau à l'oreille et une barbe de trois jours. Nous n'aimons que les prénoms de fille.

— Ma mère s'appelle Hermione...

— Mais c'est magnifique! Tu es d'origine grecque?

— ... mais tout le'monde l'appelle Minou...

Antony s'est esclaffé.

— Minou ! C'est trop mignon. Désormais, tu seras Minou pour moi.

Ensuite, il m'a présentée à tout le monde sous le nom de Minou. Je n'ai même pas eu envie de lui en vouloir. Je trouvais Dolorès tellement drôle, que Minou ne me dérangeait pas. Et puis la soirée était hilarante, ainsi qu'il l'avait prédit. Je revenais des toilettes, à la recherche d'Antony, lorsque j'ai finalement pu jeter un œil aux œuvres qui faisaient l'objet de cette exposition. Il s'agissait de photos en noir et blanc de Robert Mapplethorpe. Je les avais déjà

vues dans un livre, mais agrandies, elles m'ont fait un drôle d'effet. L'une d'entre elles était intitulée « Homme en costume de polyester » et représentait un magnifique Noir en costume bon marché. Le détail qui sautait aux yeux, c'était qu'il avait la braguette ouverte, et que quelque chose de très gros et très surprenant en sortait.

— Il est beau, hein, Minou ? m'a dit Betty en me prenant par le bras pour me faire admirer ses pénis préférés parmi tous ceux qui figuraient dans l'exposition.

J'ai réalisé à cette occasion qu'il n'y avait qu'une dizaine de femmes parmi la foule des visiteurs, et que j'étais la seule à porter du rouge à lèvres.

— C'est une galerie gay? ai-je demandé à Betty. Ou simplement une expo gay ?

— Eh bien, un des propriétaires est homo, mais c'est une galerie normale, si tant est que ce mot ait encore un sens à

Sydney.

Il a ponctué sa remarque d'un petit cri haut perché. J'aimais bien Betty. Sa compagnie était agréable. Pourtant, au premier abord, avec son pantalon de cuir, ses bottes à bout ferré, ses tétons percés d'épais anneaux d'argent sous le gilet en cuir et son tatouage sur le biceps, annonçant « 100 %

bœuf australien», il n'évoquait pas la douceur. Il était même terrifiant. Mais dès qu'il ouvrait la bouche et bougeait un peu, on aurait dit qu'il allait servir le thé aux mamies d'un club de tricot.

— Cette expo est organisée dans le cadre du festival de Mardi Gras, m'a-t-il expliqué. Tu viens à la fête, après, hein?

Tu vas voir, ça va être génial.

— Minou, Minou ! Où es-tu ? Viens vite !

La voix d'Antony provenait de l'autre bout de la galerie. Je me suis frayé un chemin jusqu'à lui.

— Hello, Dolly! Il

a souri.

— Allez, Minou, on va dîner.

Il a vidé son verre et m'a entraînée vers la sortie.

— Je ne dis jamais au revoir, ça prend trop de temps. Et puis j'ai vu tous ces gens samedi soir, et je les reverrai pro bablement demain. Le restaurant est tout près, on y va à

pied.

Nous nous sommes retrouvés dans une rue bordée de chaque côté par une rangée de maisons de style victorien avec des balcons aux ferronneries ouvragées, et plantée d'immenses platanes formant une voûte verdoyante au-dessus de la chaussée.

— Cette rue est très jolie.

— Paddington Street. Oui, je la trouve charmante. Ton ami Billy Ryan habite juste là, a précisé Antony en indiquant une petite rue perpendiculaire. Et Debbie Brent habite au coin, là-bas. Elle est propriétaire de sa maison, la veinarde. Elle n'a vraiment pas besoin de se dégoter un mari riche, ce serait du gâchis. Mais elle finira par en trouver un. J'ai habité

dans ce quartier, à une époque, et puis j'ai fini par préférer mon petit coin crasseux de Surry Hills. J'en avais marre de croiser le Tout-Sydney chaque fois que je sortais acheter le journal.

Le restaurant était tout en longueur, avec une fresque en noir et blanc sur tout un mur, représentant des gens en train de manger. Les serveurs portaient des tabliers longs. Antony a embrassé le maître d'hôtel sur les deux joues.

— Bonsoir, mon chéri. Il nous faut une table pour huit. Nous nous sommes installés au bar en attendant qu'une table se libère. Quelques instants plus tard, Trudy, Betty, Norma et Mary nous ont rejoints avec deux autres messieurs que je n'avais pas encore rencontrés, Joanna et Ingrid.

— Alors, a commencé Ingrid après que nous avons été

présentés, comment-va l'ex-petit ami amateur de fessées?

Vous êtes toujours en contact ?

Je me suis tournée vers Antony, décidé à le pulvériser du regard, mais il racontait à Joanna l'histoire de la rédaction de Chic.

— Non, ai-je répondu le plus sérieusement du monde. Aux dernières nouvelles, Rick a décidé de rejoindre un ordre de moines franciscains homosexuels. En Islande. Le dîner qui a suivi fut gai et bruyant. Il a beaucoup été

question du festival de Mardi gras - qui serait dans le corso, qui se faisait liposucer pour pouvoir rentrer dans son costume, qui avait la source la plus fiable pour s'approvisionner en ecstasy, qui n'avait pas de billets et qui seraient les artistes surprises.

— J'ai entendu parler de Madonna, a dit Betty.

— Ouais, c'est ça, a répondu Antony. En duo avec Barbara Streisand. Et Elvis. J'ai entendu dire que Cher allait venir, aussi,» mais je n'y crois pas.

— Avec Tom Cruise, le prince Edward et Richard Gère dans le rôle des go-go dancers, pendant que tu y es, a raillé

Norma.

Us ont hurlé de rire. Moi aussi.

— Alors, tu viendras à la fête ? m'a demandé Antony. J'avais remarqué que c'était ainsi qu'ils parlaient du fes tival et du défilé.

— Je ne sais pas, je vais réfléchir.

— Ne réfléchis pas trop longtemps. Il faudrait que je te fasse une tenue, probablement quelque chose de topless. Il m'a regardée de haut en bas avant d'ajouter :

— Tu serais superbe dans un costume de type carnaval de Rio. Tu as exactement le corps qu'il faut, des petits seins pointus et des fesses bien rondes. Je te verrais très bien en string avec une tiare à plumes. Un string pailleté, fuchsia. Et une bonne couche de faux bronzage. Mmm...

Après le dîner, les embrassades et effusions diverses, tout ce petit monde s'est séparé et s'est engouffré dans des taxis. Antony a insisté pour que je monte dans le sien, arguant du fait que j'habitais sur sa route et qu'il pouvait me déposer. Or je n'habitais absolument pas dans sa direction.

— J'ai envie de voir où tu habites, a-t-il fini par avouer.

— Je te préviens, c'est vide, chez moi. Je pensais louer un appartement meublé et je n'ai rien apporté en dehors de mes vêtements, de quelques sacs, et des bouquins et des disques dont je ne peux pas me passer. De toute façon, je ne possède pratiquement rien d'autre.

— J'ai beaucoup de trucs que je peux te passer, si tu veux. J'avais plein d'affaires à moi, et puis j'ai hérité celles de Lee, donc j'ai tout en double. C'est un peu comme l'arche de Noé, chez moi...

— Oh, je vois ce que tu veux dire par vide ! a-t-il dit avec une moue qui lui retroussait le nez lorsque nous sommes arrivés.

Il est allé jusqu'à la chambre et a ouvert les placards.

— Où est-ce que tu ranges ta collection de sacs ?

— Je n'en ai apporté que quelques-uns. Ils sont dans la boîte à chapeaux, là.

— Génial. J'adore ces vieilles boîtes. Mmm... il est adorable, celui-là, en forme de pot de violettes. U est d'époque?

Il les a tous passés en revue, puis a fait des remarques sur mes draps de lit, qu'il adorait parce qu'ils étaient anciens et brodés. Ensuite, après avoir examiné mes disques, il m'a lancé un Frank Sinatra pour que je le passe, s'est assis par terre et m'a demandé si j'avais des albums photo.

— Heu, oui.

— Parfait. J'adore les albums photo.

Il ne plaisantait pas. Antony a regardé tous mes albums, exigeant un commentaire pour chaque photo. D'abord un peu gênée, j'ai fini par y prendre un certain plaisir et l'abreuver de détails. Il a très vite pigé qui était qui.

— Il est superbe, sur celle-là, ton frère. Ces pommettes un peu rouges, j'adore. Très écossais. Est-ce qu'il joue au polo ? Et cette carrure ! Tous les joueurs de polo ont de belles épaules. Même le prince Charles. Oh, regarde, voilà

Vraie Minou !

— Vraie Minou ?

— Oui. Maintenant, c'est toi, Minou. Donc ta mère, c'est Vraie Minou, sinon, on ne s'y retrouve plus.

— Effectivement.

— Pourquoi est-ce qu'on l'appelle Minou, au fait?

— Honnêtement, je n'en sais rien. Elle aime les chats, mais on l'appelle comme ça depuis qu'elle est toute petite.

— Oh, serait-ce une des fontaines de ton père? Très belle, cette tête de lion. Et c'est toi là... Quel âge as-tu ? Huit ans ?

Tu faisais du point de croix? Comme c'est mignon... Et là, Vraie Minou avec un chapeau de paille et des espadrilles. Elle était séduisante, hein? C'est en Provence? C'est bien ce que je pensais. Tu as des photos de tes grands-parents? Tous les deux en jupe écossaise ! C'est craquant ! Oui, je sais qu'on dit un kilt, mais c'est une façon de parler. Ces chiens sont adorables. Oh, Gaston a les oreilles dressées, là. Bon, maintenant, je veux voir des photos de Rick.

— Vraiment ?

— Oui. Allez, j'attends. Wouah, c'est un dieu! Ces longues jambes. Ce pantalon en cuir. Un beau mec. Ma chérie, je comprends pourquoi tes amis t'ont traitée de folle quand tu l'as quitté. En plus, il avait de l'argent. Le voilà en costume, tiens. Tu as des photos de l'endroit où

vous habitiez ?

Et Antony a continué à éplucher ma vie, et a vidé ma bouteille de whisky. Il semblait s'intéresser aux détails physiques et matériels de mon ancienne vie de la même manière que Liinda s'était intéressée aux détails émotionnels. Je me sentais valorisée et dépecée en même temps.

— Il a peut-être poussé le bouchon un peu loin, mais si j'en crois ce que tu m'as raconté, ce Rick va être difficile à

remplacer. C'est dommage que Nick Pollock soit venu semer le souk. Mais tu t'es remise, n'est-ce pas ? Je vais te sortir, te faire rencontrer le plus de gens possible. Qu'est-ce que tu fais ce week-end ?

— Je vais chez les parents de Debbie.

Il m'a regardée, bouche bée.

— Quoi ? Je n'y suis jamais allée. Je suis furieux. Debbie sait que je rêve d'aller à Bundaburra, la garce. Je veux un rapport exhaustif. Tu prendras beaucoup de photos, d'accord ? Imagine, tu vas passer presque quarante-huit heures avec Johnny Brent. Évidemment, il faudra que tu supportes aussi l'horrible Jenny Kelly, mais ça vaut le coup.

— Pourquoi es-tu si méchant avec la mère de Debbie?

— C'est une arriviste. Elle a tout fait pour tomber enceinte, tu sais. Tout ce qu'elle voulait, c'était épouser Johnny Brent parce qu'il était beau et riche.

— Tu viens de me dire que j'ai été folle de quitter Rick pour les mêmes raisons.

Antony a marmonné quelque chose d'inintelligible.

— Qu'est-ce que tu reproches vraiment à Jenny Brent?

J'avais précisé son nom de femme mariée rien que pour le faire enrager.

— Elle ne le mérite pas.

— Mais le résultat a donné Debbie, donc elle ne peut pas être aussi mauvaise que tu le dis.

— Oh, elle était belle, c'est indéniable ! Mais son père était ouvrier.

— Donc elle n'était pas assez distinguée pour lui, n'est-ce pas ? J'avais cru comprendre qu'il n'y avait pas de système de classes en Australie. Bon, je te promets de prendre plein de photos et de te faire un rapport, mais je ne te promets pas de détester Jenny Brent parce que son père gagnait sa vie en charriant des briques. Je suis sûre qu'elle est charmante.

Et j'avais raison. Jenny Brent était charmante. Dès l'instant où je l'ai vue, à l'aéroport de Tamworth, je l'ai adorée. Elle m'a embrassée sur les deux joues lorsque Debbie m'a présentée, puis elle m'a demandé de lui tenir la laisse de son dachshund, Choccie, pendant qu'elle hissait nos sacs sur la plate-forme d'un vieil uti bringuebalant. Après le bouledogue français, mon chien préféré, c'est le dachshund, principalement parce que mes parents n'ont jamais voulu m'en acheter un quand j'étais petite. Mon père prétendait qu'ils étaient malformés. Choccie s'est installé sur mes genoux pendant tout le trajet, qui a duré environ une heure.

— Eh bien, je crois que Choccie s'est fait une copine, a dit Jenny en souriant. Il n'est pas comme ça avec tout le monde, vous savez. Mais quand il aime, c'est pour la vie. J'espère que cet amour sans faille ne vous pèsera pas trop.

— Oh, non, je l'aime déjà.

Du siège arrière, je l'ai observée tandis qu'elle parlait avec Debbie de notre voyage et des préparations pour le rodéo. Elle était encore très belle. Grande et mince, comme Debbie. Son visage était marqué de profondes rides qui accentuaient sa personnalité, car il s'agissait de rides de bonheur. La couleur de ses cheveux était naturelle, un mélange de gris et de blond, et elle les portait simplement attachés en queue-decheval. Elle était en pantalon kaki, bottines RM Williams (identiques aux miennes, je l'avais remarqué avec une certaine satisfaction) et une chemise kaki ouverte sur un petit haut blanc. La touche finale, c'était une paire de boucles d'oreilles, deux diamants de la taille d'une cacahouète. Debbie avait de qui tenir. Une fois sorties de la ville, nous avons roulé dans une campagne magnifique. Les collines me rappelaient un peu l'Angleterre, hormis la couleur. L'herbe, les pierres, la terre, la lumière, tout était doré.

Au bout d'un moment, je me suis rendu compte que mon œil cherchait autre chose, en vain : des clochers d'église. Chez moi, il y en avait partout, on en distinguait toujours un dans le lointain. Ici, en dehors de la route et des clôtures, le seul élément dû à l'homme que l'on remarquait d'un peu loin, c'étaient des moulins.

Après environ quarante-cinq minutes de trajet, Jenny nous a annoncé sur le ton de la plaisanterie que nous entrions en «territoire Brent». Dix minutes plus tard, nous avons franchi un portail en fer forgé qui annonçait

«Bundaburra», par-dessus une grille à bestiaux. Puis, il nous a fallu encore dix bonnes minutes pour atteindre la propriété, juste après une petite crête.

— Oh, c'est magnifique ! me suis-je exclamée comme nous franchissions la crête.

Jenny a ralenti et s'est arrêtée.

— On voit bien le domaine, d'ici, a-t-elle expliqué, visi blement contente que ça me plaise.

C'était une grande maison carrée avec un toit en tôle ondulée et un porche en bois qui courait tout le long. Des plantes grimpantes en masquaient presque tous les piliers. Un passage couvert menait à une autre maison, plus petite, au-delà de laquelle se trouvaient des écuries en U. L'ensemble était immense, j'ai aperçu une piscine et un court de tennis, et pourtant on avait bien le sentiment qu'il s'agissait d'une ferme. De l'autre côté des écuries on apercevait deux maisons plus petites qui semblaient habitées, et une grande grange avec diverses machines agricoles garées autour. Trois chiens de berger dormaient au soleil, des chiens qui travaillent, m'a précisé Jenny, Choccie étant apparemment le seul à posséder le privilège d'entrer dans la maison. Et puis j'ai vu la principale attraction du domaine. Adossé

contre une porte de box, les bras croisés, se tenait le célèbre Johnny Brent. Il était en tenue de polo, quelques maillets étaient posés à ses pieds. Son pantalon était boueux. U avait des cheveux blonds ondulés et nous souriait avec chaleur. Lorsqu'il m'a serré la main, j'ai cru qu'il allait me la broyer. Ses dents étaient incroyablement blanches, ses yeux incroyablement bleus et chaleureux lorsqu'il les a plantés dans les miens. Je n'ai pas osé soutenir son regard, j'étais trop intimidée. Il possédait toutes les qualités qui m'avaient séduite chez Billy et Rory, Nick et Jasper, et bien d'autres encore.

« D'accord, Antony, ai-je pensé, je comprends mieux. »

— J'en ai de la veine, a-t-il dit en serrant Debbie dans ses bras. Trois femmes magnifiques rien que pour moi. J'ai toutes les chances d'être sacré roi du bal, au rodéo, demain. Un bal? Debbie ne m'avait pas parlé de bal. Je n'avais rien à me mettre. D'un autre côté, la perspective de danser avec Johnny Brent n'était pas pour me déplaire... Antony allait en baver pendant des heures.

Debbie voulait monter tout de suite, alors je suis restée avec Jenny tandis que son père et elle sellaient les chevaux. Choccie sur nos talons, nous avons visité les écuries, qui abritaient les chevaux de polo de Johnny et les chevaux « de travail», qui servaient à regrouper le bétail. J'ai fait la connaissance des chiens de berger. Jenny m'a montré jusqu'où ils pouvaient sauter, mais aucun n'égalait Scooby, le chien de Rory. En me faisant cette réflexion, j'ai réalisé que la ferme des Stewart ne devait pas être bien loin, même si, vu la taille du domaine des Brent, je me doutais qu'il était peu probable qu'il passe à l'improviste.

Et puis, véritable cerise sur le gâteau pour l'Anglaise que je suis, Jenny m'a présenté leurs deux kangourous apprivoisés, Rocky et Chomp. Ils étaient mignons comme tout, avec cette drôle de façon de bouger très lentement, se ser-vant de leur queue comme d'une troisième patte pour se propulser vers l'avant. Je les ai caressés derrière les oreilles et sur la tête, leur poil était d'une douceur incroyable.

— J'ai trouvé Rocky il y a deux ans, m'a expliqué Jenny. Il est grand, aujourd'hui, mais à l'époque ce n'était qu'un tout petit machin de rien du tout dans la poche de sa mère, qui avait été renversée par une voiture et était morte. Je l'ai pris avec moi, je l'ai nourri au biberon, et puis je lui ai fabri qué une poche avec un vieux pull dans lequel je glissais une bouillotte avant de le nouer autour de ma taille. Je l'emme nais avec moi partout, y compris dans les magasins. Hein Rocky? Et j'ai trouvé Chomp au printemps dernier. Je sais que beaucoup de fermiers détestent les kangourous, mais moi, je ne peux pas en laisser un au bord de la route si je vois qu'il est mal en point.

Ensuite, elle m'a montré la piscine, la roseraie, le potager et le jardin aromatique, qu'elle avait plantés elle-même. Nous avons rempli deux paniers de légumes pour le dîner et nous sommes allées écosser des petits pois sous le porche. J'étais tout à fait à l'aise avec Jenny. Elle voulait savoir pourquoi j'étais venue en Australie (je lui ai donné la version expurgée), et ce que je pensais de ce pays. En plus, elle m'a appelée Georgia, pas Géorgie.

Et puis elle m'a posé la question que je redoutais depuis un moment déjà.

— Comment est-ce que Debbie s'en sort, à Sydney ? Je suppose que vous savez qu'il y a dix-huit mois, nous avons connu un grand malheur...

— Oui. On m'a raconté. C'est une histoire terrible.

— Terrible, en effet. Nous aimions tous Drew, et plus rien n'a vraiment été pareil depuis l'accident. Nous le connaissions depuis toujours. Son pauvre père, Andrew, a eu une attaque et sa mère, Margaret, doit maintenant tout assumer. Perdre trois fils, c'est déjà dur, mais maintenant elle doit en plus s'occuper de son époux. Au moins leur reste-t-il leur fille et leur fils cadet, Rory.

Elle a essuyé une larme.

— Enfin, c'est ainsi, et nous n'y pouvons rien. Mais je m'inquiète pour Debbie. Je voulais qu'elle reste ici quelque temps, mais elle a insisté pour rentrer tout de suite à Syd-ney, prétextant qu'elle devait reprendre le travail. Moi j'ai peur qu'elle n'ait pas vraiment fait son deuil. J'ai des échos, ici et là, d'amis qui ont des enfants là-bas. J'ai l'impression qu'elle fréquente des gens un peu dévergondés, qu'elle fait les quatre cents coups... Qu'en pensez-vous, Georgia ?

Elle avait l'air tellement inquiète que je ne voulais surtout pas l'alarmer.

— Je ne connais pas très bien Debbie, Jenny, même si elle a été très gentille depuis mon arrivée...

J'ai regardé son visage intelligent, qui attendait si ardemment ma réponse.

— Elle sort effectivement beaucoup et rentre souvent tard, mais c'est le cas de la plupart des gens que j'ai rencontrés à

Sydney. C'est une ville où l'on fait beaucoup la fête. Pouvais-je lui dire : «Votre fille a une réputation dejunkie nymphomane » ? Jenny était songeuse.

— Georgia, a-t-elle repris, je sais que vous venez à peine d'arriver mais j'ai le sentiment que je peux vous faire confiance, j'aimerais vous demander un service : pourriez-vous garder un œil sur Debbie ? Tout ce que je vous demande, c'est de me prévenir si elle a des ennuis. Le ferez-vous ?

Comment refuser? J'ai promis que je le ferais. J'ai été

soulagée d'entendre Debbie et son père, lancés à grand galop, s'approcher.

— Maman ! Maman ! Il me poursuit ! a hurlé Debbie tandis qu'ils disparaissaient de l'autre côté de la maison.

— Attention à mes roses ! a lancé Jenny.

Elle s'est recoiffée, a fait un effort pour se reprendre. Puis elle s'est tournée vers moi et m'a souri.,

— Mais vous n'êtes pas venue passer un week-end de détente à la campagne pour écouter tous nos malheurs. Que diriez-vous de vous prélasser dans un bon bain et de vous reposer un peu avant le dîner? Nous prendrons l'apé

ritif ici vers dix-neuf heures.

Le dîner a été jovial. Lorsque j'ai rejoint les Brent sous le porche, Johnny (les cheveux encore mouillés après sa douche, ai-je noté à l'intention d'Antony) avait déjà débouché

le Champagne. Des bougies à la citronnelle étaient allu-mées pour éloigner les moustiques, et des steaks, «tout droit du producteur au consommateur», a précisé Johnny, grésillaient sur un barbecue.

Comme M. Brent nous régalait d'anecdotes concernant ses exploits de jeunesse au polo, j'ai mentionné que mon frère était lui aussi un cavalier émérite qui avait exercé ses talents en Angleterre, en Ecosse et en Argentine.

— Ah, bon ! Donc votre frère joue au polo, a dit Johnny en remplissant le verre que je venais de vider. Quel est son principal défaut ?

— Un penchant très net pour les jolies filles et le bon Champagne, ai-je suggéré.

Johnny a éclaté de rire.

— On devrait bien s'entendre, tous les deux. S'il a travaillé dans un ranch en Argentine, il s'en sortira ici. Dites-lui que si ça l'intéresse, il peut venir travailler quelque temps à Bundaburra. Nous l'accueillerons avec plaisir.

— C'est très gentil à vous, je lui ferai la commission. À

vrai dire, je crois qu'il a un peu de mal à se réadapter à la vie en Angleterre.

Je passais un très bon moment en compagnie de la famille Brent, mais parler de ma chère Tête de Mule m'a soudain filé un coup de blues. Le mal du pays n'était décidément jamais loin. Jenny s'en est rendu compte et a délicatement posé sa main sur la mienne.

— Si vous l'appeliez tout de suite pour lui poser la question? Vous autres les Anglais vous êtes tellement polis que vous n'oserez jamais nous redemander si cette proposition en était vraiment une. Or c'en est une, qui tient, n'est-ce pas, Johnny?

— Bien sûr, a répondu son mari. Je serais ravi d'avoir un autre gars à la ferme. Surtout si je peux le recruter pour l'équipe.

Jenny est allée chercher le téléphone. J'ai fait un rapide calcul mental. Onze heures de décalage horaire, on était vendredi soir en Australie, donc c'était vendredi matin en Angleterre, Hamish devait être en état de tenir une conversation. Il a décroché à la première sonnerie.

— Mouais ?

— Hé, Tête de Mule, tu n'as quand même pas la gueule de bois un vendredi matin !

Johnny a rigolé en se tapant sur la cuisse.

— Popotin ? C'est toi ? En fait, si, mais juste une petite. Il fait tellement froid, ici, il fallait bien que je trouve un moyen de me réchauffer. Comment vas-tu?

J'ai prié pour que Debbie n'ait pas entendu mon surnom.

— Ça va. Écoute, tu te souviens du type que je voulais que tu élimines pour moi ?

— Qu'est-ce qu'il a encore fait, cet enfoiré?

— Rien, mais tu te souviens de notre marché? Je devais te trouver un boulot en échange de ton coup de main. Eh bien, c'est fait.

— C'est vrai ? Mais c'est génial, mon Popotin ! J'en ai plein le dos de ce temps pourri. C'est une grande ferme ? Je pourrai monter à cheval ?

— Et si tu posais toi-même la question au propriétaire ?

Je te passe Johnny Brent. Il voudrait savoir s'il pourra monter, ai-je dit au père de Debbie en lui passant le combiné.

— Hamish ? Comment allez-vous ? C'est Johnny Brent, à

l'appareil. Votre ravissante sœur nous a beaucoup parlé de vous. Elle dit que vous jouez au polo. Écoutez, l'équipe est toujours contente d'accueillir un nouveau membre, et d'après Georgia vous avez travaillé dans une ferme, en Argentine, c'est ça ? Donc vous connaissez le boulot. Parfait, je vous repasse votre sœur, elle vous donnera mon numéro, et on se tient au courant. Ravi de vous avoir parlé.

J'ai repris le combiné.

— Alors, heureux ? ai-je demandé à Hamish.

— Il a l'air drôlement sympa. Est-ce qu'il y a un pub digne de ce nom dans les parages ?

— Hamish voudrait savoir s'il y a un bon pub ici, Johnny... La famille Brent a éclaté de rire.

— Dites-lui que le Walton Hôtel est un établissement dont la réputation n'est plus à faire, a répondu Jenny.

— Oui, ai-je transmis à Hamish. Il y a un pub.

— Parfait. Je peux donc débarquer et te faire honte. Merci, Popotin.

— De rien. Je te rappelle bientôt. Salut. Et ménage un peu ton foie.

En raccrochant, je ne pouvais m'empêcher d'avoir le sourire jusqu'aux oreilles. C'était tellement bon d'établir enfin un lien entre ma vie d'avant et ma vie de maintenant...

— Merci beaucoup, vraiment, ai-je dit à Jenny. Il m'arrive d'avoir le mal du pays, alors si mon frère vient ce sera plus facile.

— Nous sommes impatients de le rencontrer, a répondu Jenny avec un sourire affable.

J'ai regardé Debbie, qui paraissait songeuse, absorbée dans la contemplation de son jean. Jenny l'a remarqué aussi et, s'emparant de la bouteille de vin, nous a resservis.

— Alors, Johnny, tu vas jouer avec ton lasso, demain ?

a-t-elle lancé d'un ton enjoué, en donnant un coup de coude à

Debbie et en me faisant un clin d'œil.

— Ouais, papa, a renchéri Debbie, j'espère qu'on va te voir dompter les plus rebelles des chevaux sauvages. À

moins que tu ne sois qu'un petit joueur de polo douillet qui ne sait pas comment mater un vrai cheval.

— Moquez-vous de moi, vous allez voir comme je vais vous mater toutes les deux, moi, a fait mine de rugir Johnny, visiblement ravi d'avoir ses deux «femmes» avec lui. En fait, je vais mener mon propre rodéo, demain.

— Ah bon ? a dit Debbie. Lequel ? Celui des vétérans ?

— Non, celui des poussins. C'est moi qui vais m'occuper des petiots qui monteront les poneys du Shetland. Un peu plus tard, tandis que nous débarrassions la table, Debbie s'est approchée de moi et a murmuré, pour que sa mère ne l'entende pas :

— Géorgie, je ne savais pas que ton frère jouait au polo. JJ

est comment? Mignon? Ou moche comme toi... Popotin!

Sur ce elle m'a donné une grande tape dans le dos avant de s'enfuir en hurlant de rire, moi sur ses talons, furieuse. 10

— C'est un rodéo ou un festival de l'érotisme ? ai-je demandé à Debbie.

Nous étions toutes les deux assises sur la barrière de bois, près de l'entrée du corral, et nous regardions passer d'un œil attentif les cow-boys en jeans et bottes, jambes arquées, corps dégingandé.

— À ton avis, qu'est-ce qui les rend aussi séduisants? ai-je ajouté au bout d'un moment.

— Je crois que c'est le chapeau. C'est un peu comme une veste de smoking, ça rend tous les hommes beaux. Mais si tu croisais un de ces types dans un bar à vin branché de Sydney sans son chapeau, tu ne lui accorderais même pas un second regard.

— Tu as sans doute raison. C'est dans leur habitat naturel qu'ils sont beaux. Un habitat qui, je dois dire, ressemble beaucoup au mien. Tu crois que le chapeau a le même effet sur moi?

D'une pichenette, j'ai baissé mon vieux Stetson sur mon front.

— Sûr et certain. On dirait que tu es née avec. Il y a des rodéos, en Angleterre ?

— En voiture, dans les banlieues difficiles, le samedi soir, oui. Mais de ce genre, pas que je sache. Le plus approchant, c'est sans doute ce que nous appelons le concours complet, mais ce n'est pas pareil.

— Tu l'as fait?

— Oh non, c'est trop... complet pour moi. Hamish, tu l'auras compris, est un fana d'équitation, mais moi, je suis tombée de cheval quand j'avais dix ans, et depuis j'ai une légère appréhension. Je sais monter, et j'aime les chevaux, mais ce n'est pas une passion.

— Moi j'adore ! Mais pas autant que papa. En fait, main tenant, je ne monte plus que pour lui faire plaisir. Drew et moi nous montions beaucoup, a ajouté Debbie après un silence. On partait un ou deux jours et on dormait à la belle étoile. La propriété des Stewart est limitrophe de la nôtre. On peut se promener sur des kilomètres sans jamais croii ser âme qui vive. Le paradis !

C'était la première fois que je l'entendais parler de lui.

— Est-ce qu'il te manque beaucoup ? ai-je demandé.

— Quand je viens ici, c'est pratiquement insupportable. C'est pour cette raison que je ne viens plus très souvent. C'est bien que tu sois avec moi. Tout ce qui ne me rappelle pas le passé est bien. J'ai dû assister à ce rodéo plus d'une dizaine de fois avec Drew. On a commencé par le rodéo des petits, celui dont s'occupe papa aujourd'hui. On a grandi ensemble.

— Tu as toujours pensé que tu l'épouserais ?

— Je crois. J'ai eu d'autres petits amis et je suis sortie avec tous ses frères au cours des années, et puis on a aussi connu l'époque où les garçons et les filles se toisent avec mépris, mais pour moi il était spécial. Je suis pratiquement sûre qu'il m'a envoyé une carte pour la Saint-Valentin tous les ans depuis que j'ai dix ans, jusqu'à sa mort. Il n'a jamais voulu me l'avouer, et elles n'étaient jamais signées. En plus, j'en recevais beaucoup, bien sûr. Mais je savais toujours laquelle était celle de Drew. J'en ai vingt-deux. J'ai baissé la tête, la gorge serrée.

— Tu vois, il y en avait toujours une avec un petit lapin. Il m'appelait Bunny. Il disait que j'avais les dents en avant et de grandes oreilles, donc que je ressemblais à un lapin. Pour la Saint-Valentin qui a suivi sa mort, j'ai reçu quinze cartes, et pas une seule avec un lapin.

Elle s'est tue, sa botte tapait contre la barrière en bois. Et puis, comme sa mère, elle a fait un effort pour se reprendre, a inspiré un grand coup et a souri.

— J'ai soif, a-t-elle dit en sautant à terre. On va boire une bière.

Dans la tente qui faisait office de buvette, je me suis contentée déjouer avec mon verre, buvant de toutes petites gorgées. Debbie en a ingurgité trois ou quatre en un temps record. Quelques cow-boys nous observaient avec intérêt. Un intérêt qui s'est accru à chaque bière que vidait Debbie. Deux fois j'ai suggéré qu'on retourne assister au spectacle, mais elle ne m'a pas écoutée. Assez vite, il est devenu évident qu'elle était ivre. Elle a titubé et a chanté à tue-tête les tubes de musique country diffusés par les haut-parleurs. Je ne savais plus quoi faire. Jenny aidait au stand des grillades et Johnny était au rodéo des petits. Je n'ai pas osé laisser Debbie seule pour aller les chercher. C'est à ce moment-là que deux cow-boys se sont approchés de nous.

— Vous vous amusez bien, on dirait, a commencé le plus grand.

— Oui, merci, ai-je répondu avec l'accent anglais le plus snob que j'aie pu, pour le repousser, ce qui n'a rien changé

parce que Debbie avait déjà passé un bras autour de son cou et murmurait :

— Comme des petites folles, mon grand.

Ensuite, elle s'est mise à danser en plein milieu de la tente, et le cauchemar a commencé. Il n'y avait pas d'autre femme, et, sans que je m'en aperçoive, les cow-boys avaient réussi à nous pousser dans un coin où ceux qui entraient ne nous voyaient pas. Constatant que son copain était sur le point de conclure avec Debbie, le deuxième cow-boy s'est dit qu'il avait intérêt à accélérer les choses avec moi.

— Alors, est-ce que tu as envie de t'amuser comme ta copine? a-t-il dit en m'enlaçant par la taille, le bassin très, très en avant.

— Non, merci, ai-je répondu en m'écartant brusquement. J'avais l'impression d'être Julie Andrews dans les meilleurs moments de Mary Poppins.

— T'es une de ces snobinardes british, n'est-ce pas ?

— Exactement.

Que répondre d'autre ?

Debbie avait déjà enfoui son visage dans le cou de son compagnon, qui lui suggérait de filer dans un endroit un peu plus tranquille.

J'ai regardé ma montre le plus ostensiblement possible.

— Debbie, il est presque quinze heures. On doit retrou ver ton père, Johnny Brent, maintenant.

J'avais espéré que le nom ferait son effet, mais ces mecs n'avaient jamais entendu parler ni de Johnny ni d'aucun Brent, et Debbie, qui sirotait maintenant sa vingt-cinquième bière, ne semblait même pas m'avoir entendue. U

n'y avait qu'une solution, trouver son père et le ramener le plus vite possible.

J'ai souri à mon cow-boy de manière qu'il croie que je le trouvais irrésistible.

— Il faut que j'aille aux toilettes, tu m'attends ici?

Debbie n'a même pas remarqué que je partais.

Je suis sortie en courant. Autour de moi, tous les cowboys ressemblaient à des violeurs en puissance. Et puis j'ai entendu une voix qui m'interpellait :

— Georgia? C'est toi, sous ce chapeau?

C'était Rory Stewart.

— Rory ! Dieu merci ! Il faut que tu m'aides, vite. Debbie est ivre à la tente-buvette, et un horrible cow-boy est sur le point de la violer.

— Où est la buvette? Vite, montre-moi !

Je l'ai pris par la main et on est arrivés juste à temps. Le cow-boy entraînait Debbie par une autre sortie.

— Bunny ! a hurlé Rory. Reviens ici tout de suite !

Elle s'est instantanément arrêtée et s'est retournée. Le cow-boy a essayé de lui prendre la main, mais elle l'a écarté

violemment et s'est dirigée vers nous.

— Hé, tout doux, ma belle, s'est-il indigné. Je croyais qu'on était copains, toi et moi... •

— Bunny ? Tu viens ici tout de suite ! a répété Rory, le chapeau baissé sur les yeux.

Le cow-boy a tenté de rattraper Debbie, mais celle-ci courait déjà vers Rory.

— Drew? a-t-elle dit. Drew?

Sans rien dire, Rory l'a saisie par le bras et s'est dirigé

vers la sortie. Furieux, le cow-boy s'est rué sur eux.

— Qu'est-ce que tu fous ? Elle est avec moi, cette fille.

— Plus maintenant, mon grand, ai-je lancé avant de rejoindre Debbie et Rory.

Dehors, Rory tenait Debbie par les poignets tandis qu'elle lui martelait la poitrine à coups de poing et hurlait.

— Comment as-tu pu me faire une chose pareille ! Com ment as-tu osé te faire passer pour Drew? Tu sais que vous aviez la même voix. Personne ne m'appelle jamais comme ça, sauf Drew. Tu n'es qu'un salaud. Je te déteste. C'est toi qui aurais dû mourir!

Et elle^a éclaté en sanglots. Pory l'a prise dans ses bras et l'a serrée contre lui. Je l'ai entendu murmurer de petits sons apaisants, comme lorsqu'on essaie de calmer un cheval effrayé. Puis il a levé les yeux vers moi, et j'ai lu sur son visage une expression de douleur.

— Je crois que tu devrais aller chercher Johnny, a-t-il dit. Près du corral, j'ai avisé une famille qui avait l'air sympathique et je leur ai demandé où avait lieu le rodéo des petits. J'y ai trouvé Johnny occupé à tenir un petit garçon sur le dos d'un poney du Shetland.

— Alors, Georgia, vous vous amusez bien?

— Oui, merci, Johnny. Heu... à vrai dire, Debbie n'est pas très bien. Je crois qu'il faudrait que vous veniez la voir. Son corps tout entier a semblé s'affaisser. Il a rendu l'enfant à sa mère.

— Que s'est-il passé? Où est-elle?

— Elle... eh bien, nous avons rencontré Rory Stewart. Il avait son chapeau. Elle l'a pris pour Drew.

— Oh non !

Il s'est arrêté et m'a regardée.

— Elle avait bu ?

— Heu... nous avions effectivement bu quelques bières. Debbie sanglotait toujours dans les bras de Rory.

— Je suis navré, Johnny, a dit Rory. J'avais mon chapeau incliné sur les yeux, à cause du soleil, et Drew avait le même... c'est un terrible quiproquo.

J'ai été contente qu'il ne raconte pas l'histoire en détail.

— Tout va bien, Rory, ne t'inquiète pas. Merci de t'être occupé d'elle. Viens, ma chérie, papa est là. Ça va s'arran ger, nous allons rentrer à la maison. On va retrouver maman.

■ Ils se sont éloignés tous les deux. J'ai enfoui mon visage dans mes mains et j'ai laissé échapper un gémissement.

Tout était ma faute, j'aurais dû l'empêcher de boire. Rory a écarté mes mains et m'a regardée.

— Georgia, tu n'es pas responsable. Debbie n'a toujours pas fait son deuil et, tant qu'elle ne l'aura pas fait, elle n'ira pas bien.

— Quelle chance que tu sois passé par là, Rory ! Ça tournait vraiment mal, tu sais.

— J'imagine.

Nous sommes restés un moment silencieux.

— Tu passes le week-end chez les Brent? m'a-t-il finalement demandé.

— Oui. On était venues pour se reposer un peu, se détendre à la campagne...

On a éclaté de rire, un peu plus fort que ne le justifiait cette dernière remarque.

— En tout cas, je suis content de te voir, a déclaré Rory en souriant. On va boire un verre ? Pas à la buvette, évi demment. Il y a un pub très sympa un peu plus loin sur la route. Ensuite/je te raccompagnerai chez les Brent. Trente kilomètres, ça te ferait beaucoup, à pied...

Le Walton Hôtel était un pub très agréable, ancien (pour les Australiens), avec une véranda devant et un grand jardin derrière. Rory et moi nous sommes installés dehors.

— C'est vraiment très beau, ici, ai-je commenté.

— Tu trouves ?

— Absolument. Tu habites loin d'ici?

Il a tendu un bras dans la direction opposée à la route de Bundaburra.

— À vingt kilomètres par là. Oui, c'est très beau, tu as raison, a-t-il ajouté après un silence. Je crois que j'avais fini par ne plus le remarquer. Pour moi, ce n'est plus que l'endroit où il faut que je sois. Je rêve d'être assis à la ter rasse d'un café de Darlinghurst ou de feuilleter les bou quins chez Berkelouw, ou de me promener à Bondi en observant tous les hurluberlus qui y défilent. Comme on a fait l'autre fois.