CHAPITRE X
Une nouvelle fois, j’ouvris les yeux.
J’étais encore dans le noir. Je fis appel à ma mémoire. Elle était défaillante. Je me souvenais vaguement de mon premier réveil mais c’était lointain, flou, nébuleux.
Je me sentais tout drôle, « étranger ». C’est-à-dire que je n’avais pas l’impression de m’appeler Jorace Jorg. Ce Jorg n’avait jamais existé.
En somme, j’étais amnésique.
Mais il y avait pire. Comme précédemment, je me palpai. Et là, je découvris la différence. L’énorme différence !
Sur le coup, je ne m’affolais pas. Je mettais cette sensation sur le compte psychique. Une évaluation erronée. Une fausse sensibilité due à mon état léthargique. Un rejet de ma personnalité. Une modification caractérielle...
Je sortais d’une longue période d’hibernation. Mon corps était glacé. Pas raide, mais froid. Je n’eus pas à demander la lumière. Elle vint. La même qu’à mon premier réveil. Plafond phosphorescent, verdâtre. Murs lumineux, d’un blanc trop aveuglant.
Mes yeux lourds papillotèrent. Je les frottai. J’éprouvais des douleurs sourdes dans toutes les articulations et une profonde lassitude.
Mon œil inquisiteur constata que j’étais dans la même cellule, seul. Mais j’aperçus le changement !
Je hurlai. De rage, d’horreur, de protestation ! Comment diable étais-je parvenu à cette anatomie si différente ?
J’avais grossi. Terriblement grossi. Difforme. Adipeux. J’avais une hâte fébrile : celle de voir mon visage.
Je constatai autre chose. Ma peau était devenue légèrement jaunâtre. Et puis un doute me traversa. Si j’avais rêvé ? Si réellement j’avais toujours été ainsi, gras, jaunâtre ?
Il me restait assez de substance grise dans ma cervelle pour comprendre que quelque chose s’était passé. Quelque chose que je ne définissais pas exactement.
Je criai à nouveau. Ma tonalité n’avait pas tellement changé. Peut-être un peu plus profonde, un peu plus rauque...
Une voix s’éjecta du plafond. La même voix féminine que j’avais déjà entendue :
— Jorace Jorg ?
Je demandai, perdu dans les détails :
— Qui est-ce ?
— Comment, s’étonna la voix, vous ne connaissez pas ce nom ?
— Non, avouai-je avec sincérité. Jorace Jorg... Connais pas.
— Bien, fit la femme, satisfaite. Cela n’a pas d’importance. Vous vous appelez Shan Shéka.
— Drôle, reconnus-je. Je ne me souviens même pas.
— Normal, après une hibernation prolongée. État de choc, au réveil. Vous réagissez avec logique. Je ne vous cache pas la vérité. Vous n’êtes pas un Terrien, mais un pur autochtone. Vous entrez dans une nouvelle existence où vous serez parfaitement adapté...
Ma mémoire exécuta un sursaut en arrière.
— Hé ! Je ne peux toujours pas voir votre visage ?
Ma correspondante sembla inquiète.
— Hum ! Séquelles psychiques. Cela disparaîtra dans quelque temps. Je fais partie de l’équipe médicale qui vous a pris en charge. J’aurai bientôt terminé mon travail. Mon visage doit vous rester inconnu. Je regrette.
— Dommage, admis-je. Mais que vais-je devenir ? J’ai subi un traitement, hein ?
— Exact. Vous vous intégrerez à la population autochtone d’Alpha-Park, sans difficulté.
Je cherchais désespérément dans ma tête les derniers vestiges d’une vie antérieure. Des bribes secouèrent ma pensée.
— J’ai été malade. Vous m’avez soigné... Mais les Exclus ! Où sont les Exclus ? haletai-je.
La femme entra dans mon jeu et me testa :
— Séquelles, répéta-t-elle. Qu’est-ce que les Exclus, à votre avis ?
Les mots sortaient difficilement de ma bouche.
— Heu... Des Terriens chassés définitivement de la ville...
— Bon, confirma la voix. Toute votre mémoire n’est pas abolie. Vous « transformez » vos souvenirs, voilà tout. Vous les conditionnez selon votre nouveau personnage. En somme, ils possèdent pour vous une autre signification...
Elle me suggéra soudain :
— Observez le mur, en face de vous.
J’étais toujours couché. J’obéis. Mes yeux se fixèrent sur la cloison et un écran se matérialisa. Il montrait la ville.
Un dôme translucide la protégeait et il était couvert de glace. D’ailleurs, tout était recouvert par une épaisse couche de glace. Le décor semblait figé.
Devant ma stupeur, la doctoresse m’expliqua :
— Vous avez commencé votre hibernation en période chaude. Vous l’achevez en saison froide. Il fait moins trente à l’extérieur. Vous êtes même resté en état léthargique sur deux saisons entières.
— C’est-à-dire ?
— Une vingtaine de mois, à peu près. Mais ce délai s’avérait nécessaire. Du reste, comment vous sentez-vous ?
— Bien, avouai-je. À part des douleurs articulaires.
— Elles s’estomperont. Vous quitterez votre cellule et vous subirez la période de rodage indispensable à votre reclassement parmi la population autochtone. Il faut une réadaptation. Vous comprenez ?
Je hochai la tête.
— Je suis un autochtone. J’étais quoi, avant ?
La doctoresse avait probablement l’habitude de ces questions. Elle profita de mon amnésie :
— Mais... Vous avez toujours été un autochtone. Seulement votre état biologique, particulier, nécessite des phases de « recyclage »...
Quelque chose descendit du plafond, à l’extrémité d’une tige métallique. Un miroir.
La voix conseilla :
— Regardez-vous. N’ayez pas peur. Vous vous trouvez horrible ?
Le miroir parvint devint mes yeux. Je me dévisageai, et comme je perdais la notion du passé, je n’avais plus aucun point de comparaison.
J’eus cependant une réticence, un mouvement de répulsion instinctif. Je constatai :
— Les Terriens ne nous ressemblent pas. Ils ont une meilleure silhouette.
— Évidemment. Ils sont d’une autre race. Comment voudriez-vous qu’ils vous ressemblent ? Mais vous parlez la même langue qu’eux. Vous êtes également humanoïde. Ainsi, vos rapports en sont facilités. D’ailleurs, il n’y a jamais eu d’incompatibilité entre les Terriens et les autochtones.
Je soupirai. Puis j’entendis un léger glissement. Je tournai la tête. Une porte s’ouvrit dans l’une des cloisons et la voix précisa :
— Abandonnez votre cellule de cryobiologie, Shan Shéka. Une équipe de rééducateurs vous attend à la salle 14. Prenez le couloir, à droite. Vous trouverez aisément le numéro 14.
Je me levai. Je constatai que mes douleurs articulaires s’atténuaient, effectivement. Comme un drogué, je mis les pieds par terre. La station debout était pénible après des mois d’hibernation.
Je titubai. Puis lentement, j’avançai un pied devant l’autre, tel un automate. J’étais un bloc de graisse jaunâtre et je croyais que je l’avais toujours été. Dans le fond, je conservais certains traits de mon ancien visage et j’avais quand même une vague ressemblance avec Jorace Jorg.
Mais Jorg, je ne connaissais plus !
J’étais Shan Shéka. À la sortie de la cellule, je m’orientai à droite. J’enfilai un long couloir. Je lisais des numéros sur les portes. Je m’arrêtai devant le 14.
Qui donc aurait pensé que le Point Deux aboutissait à la fabrication des paquets de saindoux ?
Jaune et gras. Une « industrie » d’organismes vivants qui ressemblaient aux Humains...
Évidemment.
Ils partaient d’un « moule », d’un original humanoïde. Et ils fabriquaient des autochtones. Je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une mutation car une mutation se déroulait sur plusieurs générations et exigeait une modification de l’A.D.N., des chromosomes.
Non. En quelques mois, ils ne pouvaient pas agir sur l’hérédité. Mais en nous gavant de substances hormonales, de corticoïdes, ils parvenaient à transformer notre silhouette, à l’empâter, à l’épaissir. Comme jadis on engraissait les porcs, les veaux, les volailles, dans des élevages en « batterie ».
Pas beau, tout ça. Écœurant. Dégueulasse. De la chair graisseuse abâtardie, et par-dessus le marché, ils retiraient de la mémoire la majeure partie de nos souvenirs. Lavage de cerveau. Le malheureux bonhomme qui sortait du Point Deux n’avait rien de comparable avec celui qui y avait pénétré. Les hormones et les corticoïdes avaient jauni notre peau, défiguré nos visages. Nous avions pris du poids, du ventre. Des paquets de saindoux conditionnés ! Mais comment diable procédaient-ils pour supprimer les souvenirs de notre passé ?
Ils étaient forts sur le plan médical. Des équipes spécialisées. Ils avaient dû étudier à fond le mécanisme et ses suites, en effectuant de sérieuses recherches sur la transformation biologique des tissus, des cellules. Persuadés que nous étions la race indigène d’Alpha-Park, nous contemplions les Terriens comme des « Étrangers ». En fait, c’était nos frères...
Pourquoi voulaient-ils absolument des indigènes sur Alpha-Park ? N’en existait-il pas vraiment, avant nous ?
Au Bureau 14, un comité me réceptionna. Une estrade, trois fauteuils. Deux hommes, et une femme au milieu. Tous des autochtones jaunes.
La femme, je la contemplais avec insistance. Un moment, j’ai cru qu’il s’agissait de la « scientifique » qui avait veillé sur mon hibernation.
Sa voix me détrompa. Elle ne ressemblait pas à celle que j’avais entendue dans le haut-parleur. D’ailleurs, la présidente mit les choses au point :
— Je sais ce que vous cherchez, Shan Shéka. Mais vous n’aurez aucun contact avec « elle ». Nous ne connaissons même pas l’équipe biologique de modification tissulaire...
Elle insista volontairement :
— Je dis « modification », et non pas mutation. Il ne faudrait pas confondre. Des tests prouvent que subsistent encore dans votre mémoire des bribes du passé. Nous devons les éliminer totalement. Un véritable indigène doit ignorer son origine.
Je posai la question qui me brûlait les lèvres :
— Avant nous, il en existait sur Alpha-Park ? Je parle des vrais indigènes...
— Question inutile, sanctionna l’un des autochtones assis au bureau, sur l’estrade. Et sans réponse.
Je me souvins d’un détail fourni par Imra San. J’étais bavard et curieux.
— Stériles, hein ? Nous sommes stériles ?
La femme acquiesça.
— Stérilité provoquée par les séquelles de la modification tissulaire. Impossibilité totale de procréer. Quand un Terrien vous posera la question, vous ne lui répondrez pas. C’est préférable.
— N’empêche, observai-je. Il se demandera comment notre nombre se stabilise.
La femme haussa ses grasses épaules. Elle était moche mais peut-être qu’avant c’était une belle fille. Possible. Elle assurait la présidence du comité de contrôle avec autorité et me regarda avec ironie.
— Les clients qui débarquent ici se fichent des détails, en général. Ils viennent pour dilapider leur argent, pour se défouler. Alpha-Park est un exutoire à leurs maux psychologiques. Ils ont quitté une Terre sans attrait. Souvent, ils finissent comme Exclus et ils sont heureux.
Elle ajouta :
— Savez-vous qu’il existe un clan d’Exclues uniquement féminin, dans l’une des vallées ? Cette destinée n’est pas réservée qu’aux hommes.
Je hochai la tête. Je rectifiai avec une pointe d’amertume :
— Ils finissent comme Exclus... ou comme autochtones, s’ils arrivent à réunir les dix millions de chicanos indispensables !
La présidente parut contrariée. Elle me fusilla du regard.
— Vous êtes encore réfractaire à l’effacement de vos souvenirs terrestres, Shan Shéka ! Vous subirez une séance supplémentaire dans les laboratoires de neurologie. C’est nécessaire avant votre libération dans la ville.
Je m’étonnai :
— Je vais retourner dans la ville ?
— Évidemment. Tous les autochtones habitent la ville. Seulement il faut que nous vous casions quelque part, selon vos aptitudes, vos capacités, voire vos désirs. Vous avez une idée sur l’activité que vous aimeriez exercer ?
Je me caressai le menton. J’éliminai les métiers du commerce, car ça ne me plaisait pas. Trop de routine. Je demandai à consulter la liste des emplois.
Sur le terminal d’ordinateur, des mots sautèrent, en lettres vertes. J’arrêtai soudain la machine :
— Le 47, dis-je.
La femme possédait le double de l’écran devant elle. Son visage bouffi se plissa d’un rire forcé.
— Gladiateur...
Elle réfléchit.
— C’est vrai. Vous avez combattu Imra San dans l’arène. Vous étiez devenu son ami...
Elle parlait au passé et me détailla comme on juge un animal avant de l’acheter. Son rire se mua en grimace.
— Vous avez changé. Vous n’êtes plus le bel athlète d’autrefois. Mais vous conservez votre force physique, vos réflexes. Si vous désirez être gladiateur professionnel, je n’y vois pas d’inconvénient.
Elle ajouta enfin :
— Pourtant, vous mesurez les risques de ce métier. La plupart des combats sont truqués, d’accord, mais certains s’achèvent de façon dramatique si vous tombez sur un Terrien excité, vindicatif, qui veut se défouler.
J’opinai de la tête. Elle inscrivit quelque chose sur mon dossier.
— Vous avez encore des questions ?
— Deux, si ça ne vous dérange pas.
— Je vous écoute, fit la présidente, attentive.
J’avalai ma salive. Je me sentais mal à l’aise, comme devant un tribunal. Je fonçai :
— Bon. Vous dirigez le comité de contrôle. Est-ce que je pourrais vous rencontrer dans la ville, si je le voulais ?
Elle me fixa drôlement, un éclair dans les yeux.
— Non. C’est impossible. Le règlement nous interdit de quitter le Point Deux. De toute façon, vous nous oublierez bientôt... Votre seconde question, s’il vous plaît ?
— On vit vieux, comme indigène ?
Elle répondit sans hésitation, avec soulagement :
— La modification tissulaire et les substances biochimiques injectées dans les organismes permettent d’échapper au stress, à la plupart des facteurs psychiques qui affectent les Terriens. Nous évitons aussi certaines de leurs maladies. Ces avantages prolongent donc notre vie.
Comme je n’avais plus rien à demander à la commission, deux autochtones en blouse blanche vinrent me chercher et m’emmenèrent vers le bloc de neurologie. Je sais que leur équipe, intégrée au Point Deux, n’avait aucun contact avec la ville.
L’un d’eux me rassura.
— Ne t’en fais pas, Shéka. Une dernière séance éliminera définitivement ton passé. Tu seras « intégré ». Alors, tu regagneras la ville. Pleinement, tu jouiras de ta condition d’indigène. Car nous sommes les seuls à être bien dans notre peau, sur Alpha-Park. Tous les Terriens qui viennent ici ont des problèmes psychologiques. On les sent aigris, agressifs, déprimés, déçus, amers. Ou indifférents. Ils vident chez nous leur rancune, leur perversion. Ils décident de retourner chez eux, avec un billet de la Compagnie, ou un clandestin. Ou ils restent, comme Exclus. Au fond, c’est chez les Exclus qu’ils s’amusent le plus. On dirait qu’ils jouent aux cow-boys et aux Indiens, comme des gosses. Parfois, on se demande s’ils sont intelligents, s’ils n’ont pas l’esprit infantile. Leurs réactions nous déconcertent. Nous, les indigènes, nous n’avons pas de problèmes. C’est pourquoi secrètement, les Terriens nous envient...
J’entrai au bloc de neurologie. On me fit asseoir sur un fauteuil et on me barda d’électrodes, des pieds à la tête. Puis les deux autochtones en blouse blanche disparurent.
Alors, j’entendis à nouveau la voix féminine qui m’avait déjà parlé.
— Vous allez encore dormir, Shan Shéka. Mais quand vous vous réveillerez, vous serez dans la ville. Je vous souhaite bonne chance.
Je n’eus pas le temps de remercier celle qui m’avait pris en charge depuis mon admission au Point Deux. Je fermai les yeux et m’enfonçai dans un irrésistible sommeil.