CHAPITRE V
Le cercle des Exclus s’élargit. Comme au temps du Far-West, quand les cow-boys réglaient leurs différents à coups de revolver. Le plus adroit l’emportait généralement sur l’autre.
Les spectateurs n’étaient peut-être pas comme ceux de l’arène mais ils prenaient goût à ces duels. Leurs yeux brillaient d’excitation. Ils avalaient leur salive. Ils retenaient leur souffle. Bref, ils vivaient intensément le conflit qui s’amorçait.
Je ne crois pas qu’ils souhaitaient la défaite de leur chef. Ils me lançaient plutôt des regards hargneux, moqueurs, voire hostiles. Ils espéraient que je tomberais à genoux, un couteau dans le ventre, frappé à mort...
Je serrai les dents. J’avais douze bonshommes contre moi. Seule, Jolie Jolia m’observait avec une certaine émotion. Elle était pâle, anxieuse. Si je perdais, Quers ne la laisserait pas repartir pour la ville. Il se l’approprierait sans aucun scrupule d’autant qu’elle était venue stupidement se jeter dans la gueule du loup.
Rien que d’imaginer les doigts de Quers en train de tripoter l’ancienne maîtresse de Klaine m’horripilait ! J’avais donc plusieurs raisons de tuer le chef des « gentlemen ». Au moins trois.
Une : c’était pour venger Norman. Évidemment.
Deux : je voulais protéger Jolie Jolia.
Trois...
Ah ! Celle-là était une autre histoire, que j’avais combinée depuis longtemps. Bien avant que je prenne mon billet pour Alpha-Park. Je l’avais mûrie et je la sentais maintenant à point. Il ne me fallait plus qu’un peu de chance, de réussite.
Les Exclus me lorgnaient toujours de travers. Bien sûr, certains avaient connu Klaine. Ils avaient « travaillé » sous ses ordres. Mais depuis, des nouveaux s’étaient intégrés à la bande et surtout Quers s’imposait comme tête de file. Il avait donné à son clan une image de marque, fort originale, et rien que pour ça, ses complices le vénéraient.
Je pense que Quers était cultivé. J’ignorais qu’elle profession exacte il exerçait sur la Terre, avant sa venue sur Alpha-Park, mais il était sûrement cadre supérieur, ou quelque chose dans ce genre. Donc un type déjà habitué à commander.
Sa voix rauque vrilla dans mes oreilles :
— Dépêche-toi, Jorg. Je veux en finir rapidement avec toi. Je te promets que mes hommes n’interviendront pas.
Il m’impressionnait par sa tranquillité, son calme, sa confiance. Il se battait sur son propre terrain, au milieu de ses partisans. Sa situation l’avantageait. Moi, j’étais l’intrus, celui qui n’aurait jamais dû venir !
Seulement j’étais têtu comme une bourrique. Je revis Imra San devant moi et je compris vite qu’il ne faudrait pas employer la même tactique.
Car Quers n’était pas un paquet de saindoux ! Il avait des réflexes vifs, plus prompts que ceux d’un autochtone. Il ne comptait que sur son adresse, son habileté. Pas sur sa force physique.
Je n’étais tout de même pas paralysé par la peur. Je ne mésestimais pas le chef des « gentlemen » mais je le jugeais à ma portée. Évidemment, il risquait d’être plus rapide que moi. Il lui suffisait de lancer son couteau au bon moment pour que j’avale mon extrait de naissance !
J’avais la même idée que lui. Je préférais de beaucoup qu’il lance le premier. Car s’il me ratait, par inadvertance, j’aurais alors un avantage certain devant un adversaire désarmé. Et là, je n’aurais aucune clémence. Quers n’était pas Imra San !
Nous nous observâmes pendant quelques minutes. Jambes et bras écartés, l’œil vigilant, nous épiions chacun de nos mouvements et particulièrement ceux de notre main droite, qui tenait le coutelas. De là viendrait le danger, la mort...
Je savais une chose. Si le combat se prolongeait, je ne tiendrais pas le coup car les Exclus me feraient peut-être perdre mon sang-froid par leurs quolibets, leurs cris, leurs gestes.
Déjà, ils prenaient franchement parti pour leur chef et hurlaient :
— Vas-y, Jude ! Embroche-le !
Quers restait impassible. Il gagnait de précieuses secondes. Il savait aussi que le temps travaillait pour lui, qu’en allongeant le round d’observation il usait mes nerfs, ma patience.
J’étais résolu à précipiter les événements. Je sentais déjà qu’une boule bloquait mon gosier, tandis que les Exclus continuaient leurs exhortations :
— Vas-y donc, Jude !
Celui-ci ne se pressait toujours pas. Il jouait au chat et à la souris. Et il était le chat, naturellement. Son sourire glacial, figé, me donnait presque des frissons dans le dos. Ses yeux noirs, enfoncés dans leurs orbites, me fixaient comme des pistolets.
Il me tendit un piège en parlant de Norman.
— Ainsi, Klaine t’a raconté que je l’avais mutilé... Tu vois, je le regrette, maintenant. J’aurais plutôt dû le pendre, comme les autres. Mais c’était tellement un salaud qu’il méritait une punition spéciale !
Je ne l’écoutais pas. Je ne l’écoutais surtout pas car il cherchait à détourner mon attention. C’était un malin. Seulement moi aussi j’avais ma conception du combat.
Je décidai d’agir pendant qu’il parlait. Je le prendrais à son propre piège car sa voix le gênait sans doute dans ses réflexes, lui aussi. Je fis mine de lancer mon couteau par la pointe. Mon geste bref le trompa sur mes intentions et il tomba dans le panneau.
Il fut plus prompt que moi, d’accord.
Son arme gicla de sa main droite et fonça à la vitesse d’une flèche vers ma poitrine. Normalement, le coutelas aurait dû me frapper en plein cœur si je n’avais pas bougé...
Mais voilà. Je ne pensais ni à Klaine, ni à Jolia. J’étais attentif à l’excès, dans un état de tension si extrême que mes globes oculaires semblaient paralysés !
Heureusement, mes muscles ne l’étaient pas. Ni mon cerveau. Celui-ci réagit instantanément quand le couteau s’échappa des doigts de Quers.
Je plongeai au sol comme un gardien de but face à un penalty ! Réflexe ultra-rapide. Pas assez rapide cependant.
Car je ressentis une affreuse douleur au bras gauche, un peu plus bas que l’épaule. Le coutelas m’avait emporté au passage un morceau de viande et le sang giclait !
Des étoiles papillotèrent devant mes yeux. Je vis trente-six chandelles et je crus que j’allais m’évanouir. Ce n’était pas le moment !
Je me mordis les lèvres, dominai ma souffrance, et dans un effort violent, je me remis debout. Il fallait absolument que je profite de ma chance.
Je louchai du côté des Exclus. On aurait juré des statues. Ils ne bougeaient pas, pétrifiés. Ils grimaçaient, simiesques. Ma plus grande peur était que l’un d’eux octroie à Quers un second couteau pour remplacer le sien, fiché dans la terre.
Aucun n’osa. Parce qu’ils étaient des « gentlemen » et sans doute aussi parce que leur chef n’aurait pas voulu cette roue de secours. Jude défendait son honneur et j’appréciais sa sportivité. Il n’avait plus qu’à faire comme moi : éviter mon coutelas. Dans ce cas, la première manche serait nulle et il en faudrait une seconde.
Jolie Jolia haletait. Je sentais qu’elle prenait parti pour moi car son regard parlait. Elle détestait Quers, c’était certain...
Je n’avais pas encore gagné, malgré mon avantage.
Mon épaule blessée me brûlait et j’avais l’impression d’avoir à la place un bout de bois. Heureusement, c’était la gauche.
Je me raidis sur mes jambes. J’accélérai le rythme de mes feintes pour prendre à nouveau Jude en défaut. Chaque fois que je simulais de lancer mon couteau, Quers bondissait de côté avec une agilité déconcertante.
Je voulais en finir car je savais que le sang qui coulait de ma blessure suçait mes forces. Mon handicap s’accroîtrait et je perdrais alors la seconde manche.
À un moment, le chef de la vallée des pendus exécuta un faux pas, un faux mouvement, dû à une inégalité du terrain. Il tituba et j’en profitai sans vergogne. Je décochai mon coutelas.
Celui-ci gicla de mes doigts et j’avais tellement visé juste qu’il atteignit parfaitement son but. Il se planta dans la poitrine de mon adversaire, un peu du côté droit. Vu sa longueur, il avait probablement perforé le poumon. Plaie incurable. L’hémorragie interne, profuse, était certaine.
Quers vacilla et tomba lourdement sur le sol, avec un râle. Il haletait. Une sueur abondante ravagea son visage et ses traits se contractèrent. Ses yeux d’oiseau de proie me fixèrent avec haine. Les lèvres pincées, il reconnut sa défaite :
— Tu as gagné, Jorg. Il n’empêche que... que je ne regrette rien pour Klaine. Tu appartiens sans doute à la même sale race que lui...
Des spasmes agitèrent son corps. Ses hommes se précipitèrent vers lui mais il les repoussa d’un geste. L’hémorragie interne vidait son sang. Il n’avait pas besoin de sollicitude, ni de soins. C’était inutile.
— Tous les Exclus meurent brutalement, un jour, hoqueta-t-il, livide. Ils n’ont pas d’autre choix.
Il éjecta une écume rosée par la bouche. Son regard se révulsa. Il dit encore, à bout de souffle :
— Qui es-tu donc, Jorg ?
Il n’entendit pas la réponse. Pour deux raisons. D’abord, parce que je restai muet. Ensuite, parce qu’il rejeta la tête en arrière. Il se raidit dans un ultime sursaut.
— Il est mort, annonça sombrement un complice.
Celui-ci se tourna vers moi.
— Tu as de la chance qu’on ait des principes, des lois. On devrait te lyncher, Jorg.
Les avis se partagèrent.
— Non, décréta un autre. Le combat était régulier, dans la pure tradition. Personne n’a triché. Nous nommerons un nouveau chef, voilà tout.
Je sautai sur l’occasion.
— Il se pourrait bien que je sois sur les rangs. Je vous le répète. Je suis l’ami de Klaine. Qui est le lieutenant de Quers, ici ?
Un homme se présenta. Cheveux blonds. Assez carré d’épaules. Sourcils broussailleux. Plutôt genre intellectuel et assez sympathique.
— Bintz. Charles Bintz, apprit-il. Tu aurais sans doute ta place parmi nous, car tu possèdes des qualités. Seulement il faudrait que les autochtones te chassent de la ville. C’est le règlement. Or, tu as des papiers d’identité et une carte de crédit.
Je me dirigeai vers mon véhicule, entraînant Jolia par la main.
— O.K. Je reviendrai bientôt, Bintz. Très bientôt. Ma mission est de démontrer que Klaine n’était ni un salaud, ni un traître, comme l’affirmait Quers. Je crois que ça serait plutôt le contraire...
Le lieutenant de Jude sursauta.
— Quoi ? Quers, un traître ? Tu rigoles, Jorg ? Il conviendra que tu le prouves.
— Évidemment, je le prouverai, confirmai-je. Klaine n’était-il pas un bon chef ?
— Si, acquiesça Bintz. J’ai travaillé sous ses ordres. Je n’ai pas encore compris ce que Quers lui reprochait exactement. D’ailleurs, personne n’a jamais compris.
Je soupirai en montant dans la chenillette. Avant de refermer le cockpit, je lançai un dernier avertissement :
— Je représente la continuité de Klaine. Quers n’a été qu’un intermède...
Les Exclus, médusés, avaient dégagé le rocher. Le passage était libre. Je fis marche arrière jusqu’à l’endroit le plus large. Je tournai. Puis je redescendis vers la vallée en m’épongeant le front.
J’avais eu chaud. Très chaud. De la veine d’être tombé sur les « gentlemen ». Sinon je serais déjà en charpie.
Jolie Jolia me posa un garrot et le sang de ma blessure s’arrêta momentanément de couler. Mais il fallait que je fasse soigner ça le plus vite possible car les risques d’infection s’accumulaient, avec la chaleur torride.
J’avais des frissons. Peut-être déjà de la fièvre. Je zigzaguais un peu sur la route et Jolia prit le volant. Elle m’emmena vers la ville. Quand nous arrivâmes enfin, j’étais complètement exténué, à deux doigts de la défaillance.
Combien de temps avais-je dormi ? Des heures, sinon des jours. Quand je me réveillai, je me sentis extraordinairement bien. Calme, détendu, reposé.
J’avais un pansement à l’épaule gauche. J’étais couché sur un lit, dans une petite chambre coquette où flottait un parfum de féminité. Je parierais qu’il s’agissait de l’appartement de Jolie Jolia.
Je ne me trompais pas. La fille guettait mon réveil. Elle m’apporta à manger, me sourit précisant :
— Tu as dormi quarante-huit heures d’affilée, Jiji ! Dès ton admission ici, tu as sombré dans l’inconscience. Tu avais la fièvre. Un docteur t’a soigné.
J’avais faim. Je fis honneur au repas, de conception terrestre. Délicate attention de Jolie Jolia. Mais je me serais contenté de la nourriture locale.
Je fronçais les sourcils, étonné.
— Il y a des toubibs, sur Alpha-Park ?
— Évidemment. Les gens tombent aussi malades, figure-toi. Même les autochtones.
— Je croyais que tu m’aurais ramené à mon hôtel, observai-je en avalant gloutonnement.
— Non. J’ai décommandé ta chambre. Tu es chez moi, dans le quartier de transit.
— Qu’est-ce que le quartier de transit ?
Elle accusa son sourire.
— Tu le sais bien. Je t’ai expliqué. Les indigènes tolèrent un certain nombre de Terriens, ceux qui, sans être des Exclus, ne peuvent pas se payer un billet de retour. Ils forment une « colonie ».
Je me souvenais de ce détail.
— Ah ! Oui, confirmai-je. Des Terriens qui s’arrangent pour rester sur Alpha-Park car ils n’ont plus envie de revoir leur planète natale !
— C’est ça, opina la fille.
Je m’inquiétai :
— Les flics... Ils patrouillent dans le secteur ?
— Parfois. Mais en général, nous sommes en bons termes avec eux. C’est notre intérêt.
— En somme, conclus-je, hilare, vous êtes en bons termes avec tout le monde : avec les indigènes, avec la Compagnie, avec les Exclus. Comment conciliez-vous tout ça ?
Elle me répondit d’une façon vague :
— On se débrouille.
Je n’insistai pas. L’essentiel était que je sois en vie, après mon combat dans la vallée des pendus. La première partie de ma mission était achevée. J’avais éliminé Quers. La seconde commençait. Je devais devenir un Exclu.
Oh ! C’était facile. D’ailleurs, Jolie Jolia m’apprit la vérité.
— Tu te souviens du papier que tu as signé devant Quers ? La fameuse « décharge ». Les « gentlemen » te soulageaient de tes cinq mille chicanos. Eh bien, c’est déjà fait. Bintz a pris le relais de Jude. Tes cinq mille chicanos sont inscrits sur un compte « commun ».
— Comment ça, un compte commun ?
— C’est un système qui permet aux Exclus d’amasser une certaine somme d’argent, considérable. Quand ils ont gagné de quoi payer un « clandestin », ils peuvent repartir sur la Terre, s’ils le désirent. Mais tous ne le désirent pas forcément.
Je comprenais la combine, le mécanisme. En réalité, la colonie terrienne du quartier de transit gérait la fortune des Exclus, fortune provenant de vols, de pillages, de rackets.
Eh bien, ces Terriens-là vivaient simplement aux crochets des Exclus et ils n’avaient aucun brin d’honnêteté. On pouvait les mettre dans le même sac que les renégats, bien que la police fermât les yeux sur leur petit trafic.
Au fond, Alpha-Park constituait un amas de mosaïques, sociales, professionnelles, commerciales, solidaires entre elles, accommodantes, qui s’imbriquaient dans une communauté mixte, composée de Terriens et d’autochtones, unie dans un seul but : faire de Hio-West la planète lointaine, recherchée pour amateurs de sensations fortes, d’émotions violentes. La Compagnie avait organisé tout cet amalgame avec un soin particulier, la police n’étant qu’un « tampon » entre les deux communautés, puisqu’elle obéissait en fait aux impératifs de ce monde fabriqué par des hommes d’affaires. Une affaire qui marchait diablement bien et qui procurait à la Compagnie d’énormes bénéfices...
Ceux qui débarquaient ici avec un billet perdaient leurs économies mais comme ils étaient avertis, dès le départ, ils ne pouvaient absolument pas porter plainte.
Alpha-Park, une planète du plaisir ?
Peut-être. Pour certains, les plus fortunés. Pour d’autres, c’était l’enfer, en attendant le problématique retour.
Mais Alpha-Park, c’était aussi autre chose. Autre chose que mon rôle consistait justement à découvrir.
Mon plan prévoyait plusieurs étapes. Je n’abordais que la phase 2. Klaine m’avait donné différents « tuyaux » et je comptais bien les utiliser. Je devais obligatoirement passer par les Exclus. Ne serait-ce que pour gagner l’argent nécessaire à la poursuite de mon action.
L’arène ne rapportait pas suffisamment. En tout cas pas assez vite. On y perdait quelquefois la vie et les combats truqués étaient aléatoires.
Seuls, les Exclus – et les autochtones commerçants – gagnaient de l’argent en quantité suffisante pour se payer toutes les fantaisies. Je ne voulais absolument pas devenir un « transitaire » à la solde des uns ou des autres.
Je tenais à mon entière liberté.
Jolie Jolia m’entourait de beaucoup d’affection. Probablement parce que j’étais l’ami de Klaine. Je n’aurais qu’un mot à dire pour qu’elle devienne ma maîtresse.
Je n’osais pas. À cause de Norman.
Et puis j’avais bien d’autres préoccupations pour le moment. Jolia ignorait ce que je mijotais. Car si elle l’avait su, ses cheveux se seraient hérissés sur sa tête ! Elle aurait trouvé que je sombrais lentement dans la folie.