VII

 

– C’est bien par des jerseys, des cheveux bouclés, des tournures que, moi aussi, j’ai été séduit.

Je n’étais pas, il est vrai, difficile à prendre au piège ; car j’ai été élevé dans des conditions où, tels les concombres en serre, poussent des jeunes gens facilement amoureux. La nourriture abondante n’est-elle pas un excitant pour les oisifs ? Les hommes de notre société sont nourris comme des étalons : Cela vous étonne ? C’est pourtant ainsi. Je ne l’avais pas vu moi-même jusqu’à ces derniers temps ; maintenant, je vois. Et ce qui me tourmente, c’est précisément que personne ne s’en aperçoit et que tous en émettent des idées aussi stupides que celles exprimées par la dame de tout à l’heure.

Dans ma contrée, ce printemps, les paysans travaillaient à la construction d’un chemin de fer. Vous savez de quoi se nourrissent habituellement nos paysans : de pain, de kvass [2]et d’oignons. Cela suffit à un moujik pour travailler convenablement aux champs. Au chemin de fer, on lui donne de la kacha [3]et une livre de viande. Mais cette viande, il en donne l’équivalent pendant seize heures de travail en poussant une brouette de trente pouds. La nourriture et le travail se compensent. Nous qui avalons deux livres de viande, du gibier, du poisson, toutes sortes de boissons et de mets échauffants, où le dépensons-nous ? En des excès sensuels. Si alors on ouvre la soupape de sûreté, tout va bien. Si on la ferme, comme je l’ai fermée plus d’une fois, il en résulte une excitation qui, dévoyée par les romans, les vers, la musique, la bonne chère, devient l’amour le plus caractérisé, parfois l’amour « platonique » même.

C’est ainsi que je suis devenu amoureux, comme tout le monde. Rien n’y manquait, délices, attendrissements, poésie. Au fond, cet amour était l’œuvre de la mère et du couturier d’une part, et des bons dîners et de l’oisiveté de l’autre. Sans promenades en bateau, sans taille svelte, sans robes bien ajustées, sans sorties en commun, la jeune fille restant chez elle, en peignoir informe, moi-même étant dans des conditions normales d’un homme se nourrissant à la mesure du travail fourni, je ne serais pas tombé amoureux et aucun malheur n’en serait résulté.