La nouvelle traduction que nous donnons de l’un des chefs-d’œuvre de Léon Tolstoï, la Sonate à Kreutzer, a été faite d’après la troisième, et dernière version du texte russe, ignorée jusqu’ici du public français et demeurée assez peu connue des Russes eux-mêmes.
La raison en est simple : cette dernière version se trouvait bien dans l’édition des œuvres complètes du grand écrivain, édition posthume, publiée par sa veuve, la comtesse Sophie Tolstoï ; mais la censure veillait. Se rappelant qu’une grande partie des œuvres primitives avaient été interdites en Russie, elle fit saisir l’édition nouvelle, et très peu, parmi les vingt volumes, parvinrent au public.
Je dois à l’amabilité de la comtesse Sophie de posséder l’un des rarissimes exemplaires des vingt volumes qui aient échappé à la vigilance de la censure. Cela m’a permis, toutes les fois que j’en ai eu besoin, de recourir au texte ne varietur. Il est à noter, d’autre part, que, durant un demi-siècle, la comtesse Sophie a été la principale secrétaire de son mari ; il lui arrivait de déchiffrer plus facilement les manuscrits du grand homme que lui-même ne le pouvait. Elle a corrigé enfin toutes les épreuves de l’édition définitive d’après les indications mêmes de l’auteur, cela confère au texte que nous avons adopté un cachet d’authenticité absolument indiscutable.
Fait curieux à signaler, l’attention des lecteurs russes ne s’arrêta point sur les différences importantes qui existent entre la première version de la Sonate à Kreutzer et la dernière. Peut-être ce phénomène est-il dû à l’épuisement rapide de l’édition définitive, ou encore à la notoriété de l’ouvrage, qui s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires, ce qui dispensait la critique de l’examiner à la loupe ? Et cependant, parmi ces différences, (une d’elles apparaît comme capitale, puisqu’elle répond à l’argument le plus fort, soulevé par les critiques du génial écrivain, au sujet de ce roman. Nous voulons parler de l’idée de chasteté, dont la réalisation apparaissait comme devant mettre un terme non seulement aux débordements de l’humanité, mais à son existence même.
Dès l’apparition du premier texte russe, en 1889, et peu après, de ma traduction française du manuscrit original (Flammarion, éd.), l’on estima unanimement que la Sonate à Kreutzer était l’une des œuvres les plus équilibrées de Léon Tolstoï ; mais on fit des réserves quant à la thèse. Cet état d’esprit se retrouva chez quelques personnes même de l’entourage de l’auteur. Il nous souvient, à ce propos, d’avoir assisté alors à un entretien animé sur ce sujet, et qui mit aux prises la comtesse Sophie et son mari.
Tolstoï, qui apporta des modifications importantes de forme à la deuxième version de son texte, s’y tint, quant au fond, à son idée première. Mais il fit suivre cette version d’une note explicative dont il n’est pas inutile de rappeler certains passages, puisqu’ils éclairent et expliquent quelques-uns des mobiles auxquels il avait obéi.
Après avoir résumé l’idée centrale du roman, Tolstoï, dans cette note, fournit cette précision :« Il m’a semblé impossible de ne pas donner mon adhésion à cette idée, parce que, d’une part, elle est conforme à la marche évolutive de l’humanité, s’élevant progressivement de la licence à la décence, et, d’autre part, parce qu’elle découle logiquement de la doctrine évangélique acceptée par nous, ou, du moins, adoptée comme base de nos notions élémentaires de morale…
« Nul, certainement, ne contesta l’immoralité de la débauche, que l’on s’y livre avant ou après le mariage, l’immoralité de la suppression de l’enfantement et de la mise au premier plan du plaisir sensuel ; nul ne contredit, non plus, au fait que la chasteté est préférable à la débauche. Cependant, on soulève cette objection : « Si l’état de célibat est supérieur à l’état de mariage, nous devons évidemment préférer le célibat. Or, si tous les hommes l’adoptaient, l’humanité cesserait d’exister ; par voie de conséquence, on ne peut admettre pour idéal ce quelque chose qui entraînerait la fin de l’humanité. »
Plus loin, Tolstoï fait cette remarque : « … Le vœu de chasteté ne comporte pas une règle de conduite, mais désigne un idéal, ou, plus exactement, les conditions dans lesquelles on peut atteindre cet idéal. De même, l’idéal acquiert sa qualité d’idéal, alors, mais alors seulement que sa réalisation est regardée comme possible dans la voie de l’infini et que, par suite, la marche vers lui se prolonge également dans l’infini. Si l’idéal pouvait être réalisé, si même nous pouvions envisager son application pratique, ce ne serait plus un idéal. Il en est ainsi pour l’idéal du Christ : établissement du règne de Dieu sur la terre, idéal enseigné et prévu avant lui par les prophètes, lorsqu’ils annonçaient le temps où les hommes transformeraient l’acier des épées en instruments de labour, où le lion reposerait auprès de la brebis, où toutes les créatures seraient enfin unies par un vrai sentiment d’amour…
« L’idéal de perfection qui nous a été proposé par le Christ n’est pas un simple rêve, une figure de rhétorique à l’usage des prédicateurs ; c’est une règle de vie morale, un conseil nécessaire et qui peut être suivi par tous ; ainsi la boussole est devenue l’instrument d’orientation le plus sûr et le plus indispensable pour les navigateurs… »
En somme, une chasteté absolue, observée par l’ensemble de l’espèce, apparaît, selon les termes mêmes de Léon Tolstoï, comme un idéal fort lointain, inaccessible dans son essence, mais auquel chacun de nous peut prétendre et dont on doit s’approcher par degrés. La dernière version de la Sonate à Kreutzer, que nous donnons ici, contient, entre autres précisions à ce sujet, une phrase qui ne laisse subsister aucun doute :
« Prêcher la stérilité dans le mariage en vue d’augmenter le plaisir sensuel, c’est permis. Mais suggérer qu’il faille s’abstenir de l’enfantement au nom de la morale, bon Dieu, quelle clameur !… Parce qu’une dizaine d’êtres humains, ou deux d’entre eux seulement, voudraient cesser de se conduire en porcs, notre espèce courrait le risque de s’éteindre ! »
La phrase que nous soulignons ne se trouve dans aucune des versions du roman publiées avant l’édition des œuvres complètes. On avouera qu’elle apporte un amendement fondamental à l’idée première du roman.
E. HALPÉRINE-KAMINSKY.