– Vous m’avez rappelé mes enfants. Oui, les enfants, bénédiction divine !… agrément de la vie ! Quel mensonge ! Autrefois, c’était vrai ; aujourd’hui, pour la plupart des femmes de notre monde, les enfants ne sont pas une joie, mais une inquiétude, une terreur. La plupart des mères l’éprouvent ; il en est qui se laissent aller à le dire.
– Les enfants sont pour elles un tourment parce qu’ils peuvent tomber malades et mourir. Si elles craignent l’enfantement, ce n’est pas qu’elles refusent leur amour aux enfants, c’est qu’elles ont peur pour la santé et la vie de l’enfant bien-aimé. C’est pour cette raison qu’elles ne veulent pas nourrir, afin de ne pas s’y attacher et de ne pas en souffrir après, trembler de peur pour leur existence.
Ayant pesé les avantages et les désavantages, elles s’aperçoivent que les désavantages l’emportent et que, par suite, il est préférable de ne pas avoir d’enfants. Elles le disent ouvertement, croyant exprimer de l’amour maternel et elles en tirent fierté. Elles ne voient pas que ce n’est point là de l’amour, mais de l’égoïsme. Pour elles, les joies que leur apporte l’enfant ne valent pas leurs inquiétudes pour sa vie ; elles préfèrent donc ne pas avoir d’enfant à aimer. Elles ne se sacrifient point à un être aimé, mais bien sacrifient à elles celui qu’elles auraient eu à aimer.
Je le dis bien, ce n’est pas de l’amour, mais de l’égoïsme. Cependant, nul n’oserait condamner les mères de notre monde pour leur égoïsme, en pensant aux souffrances que leur apportent des enfants, toujours par la faute des médecins. Quand je me souviens, à cette heure encore, de l’état d’esprit où se trouvait ma femme dans les premiers temps, alors que nous avions trois ou quatre enfants et qui l’absorbaient entièrement, l’horreur me saisit ! Ce n’était pas une vie, mais un perpétuel danger, coupé d’espoirs de salut, d’efforts de salut, comme si nous nous trouvions constamment sur un navire en détresse.
Il me semblait parfois qu’elle feignait de s’inquiéter des enfants pour me dominer : c’était si tentant de résoudre ainsi toutes les difficultés en sa faveur ! Je croyais souvent que tout ce qu’elle disait ou faisait en pareille occurrence c’était pour me mater. Mais non, elle souffrait réellement d’anxiété pour la santé de ses enfants. Ce fut une vraie torture, pour elle et pour moi aussi. Et elle ne pouvait ne pas souffrir le martyre.
Sa tendresse pour les enfants, le besoin animal de nourrir, de les choyer, de les défendre étaient innés chez elle comme chez la majorité des femmes ; mais, contrairement à l’animal, elle n’était pas dépourvue d’imagination et de raisonnement. Une poule ne craint pas les accidents pouvant survenir à son poussin ; elle ne connaît pas les maladies qui guettent son enfant, ni les remèdes que les humains croient efficaces contre le mal et la mort. Aussi, les enfants ne sont-ils pas un motif de souffrance pour la poule. Elle agit envers ses enfants suivant sa nature, et c’est pourquoi ils sont pour elle une joie. Lorsqu’un poussin tombe malade, les soins de la mère sont parfaitement déterminés : elle le réchauffe, le nourrit, et, en s’y employant, elle sait qu’elle fait tout ce qui convient de faire. Si le poussin meurt, elle ne se demande pas pourquoi il est mort, où il est parti ; elle glousse pendant quelque temps, puis reprend son existence.
Les choses se passent bien autrement chez nos malheureuses femmes. Outre leurs préoccupations en cas de maladie des enfants, elles sont tenues aux soucis de l’éducation ; elles entendent formuler et apprennent dans les livres des recettes variées et successives de pédagogie et d’alimentation : il faut nourrir avec ceci ; non, avec autre chose ; savoir comment habiller, baigner, faire dormir, promener, et chaque semaine les méthodes changent. C’est à croire que les enfants viennent au monde depuis hier seulement.
Il en est ainsi tant que l’enfant est bien portant. Quand l’enfant tombe malade, c’est l’enfer. Il est admis que toute maladie trouve son remède et qu’il existe une science et des hommes – les médecins – qui peuvent tout. La généralité des médecins n’est peut-être pas avertie à fond ; il est admis que du moins les plus en vogue le sont. Il importe donc, pour sauver l’enfant, de savoir choisir le docteur le plus savant ; si on le manque, ou s’il habite une localité lointaine, l’enfant est perdu. Ce n’est pas telle ou telle femme qui pense ainsi, mais toutes les femmes de notre monde. Elles ne cessent d’entendre autour d’elles : Catherine Semionovna a perdu deux enfants, parce qu’elle n’avait pas fait venir à temps Ivan Zakhariévitch, le même qui a sauvé la fillette de Maria Ivanovna. Les Petrov, par contre, ont suivi à temps les conseils du docteur de s’installer dans des hôtels, et tous les enfants sont restés vivants ; si on les avait laissés à la maison, les enfants seraient perdus. Une autre avait un enfant de santé fragile ; sur le conseil du docteur, on l’a transporté dans le Midi et on l’a sauvé.
Comment ne pas souffrir l’existence durant quand la vie des enfants, auxquels la mère est attachée par un instinct animal, dépend de l’avis, pris à temps, d’Ivan Zakhariévitch ! Or, nul ne sait, lui moins que les autres, ce qu’il dira, car il sait fort bien qu’il ne sait rien, ne peut aider en rien et prescrit n’importe quoi pour qu’on continue à croire qu’il sait quelque chose. Si la femme ressemblait à l’animal, elle ne se tourmenterait pas ainsi ; si elle était complètement un être humain, elle aurait foi en Dieu, elle parlerait et penserait comme disent les croyants et les femmes du peuple : « Dieu nous a donné, Dieu nous a repris ; nous sommes entre les mains de Dieu. » Elle penserait que la vie et la mort de tous les hommes ne sont pas de notre pouvoir, mais dépendent de Dieu seul, elle ne serait pas tourmentée par l’idée d’avoir pu prévenir la maladie et la mort de ses enfants et de ne l’avoir pas fait. En réalité, elle se sent sous le poids d’une tâche dépassant ses forces : elle doit prendre soin des êtres les plus fragiles, les plus exposés aux maux, et les moyens de les en préserver lui sont cachés, alors qu’ils sont connus d’autres dont les services et les conseils ne peuvent être obtenus que contre une forte somme d’argent, et pas à coup sûr.
Comment ne pas se tourmenter ? Et ma femme souffrait continuellement. Il nous arrivait de nous calmer après une scène de jalousie ou une simple querelle, et nous nous disposions à passer des moments de paix, à réfléchir, à lire. À peine nous mettions-nous à une occupation intéressante, qu’on venait nous annoncer que Vassïa a vomi, ou Macha a eu une selle sanguinolente, ou Andrioucha est atteint d’urticaire, et l’enfer recommençait. Où courir ? Quels médecins appeler ? Où conduire les enfants pour les séparer les uns des autres ? Et recommencent lavements, prises de température et injection de mixtures. L’alerte passée, une autre survenait. Bref, nous n’avions jamais eu une vie de famille calme, régulière ; nous étions, comme je vous l’ai dit, en attente perpétuelle de dangers imaginaires ou en lutte contre des dangers réels. Et il en est ainsi dans la plupart des familles : dans la mienne, ce fut avec plus d’acuité, car ma femme était particulièrement attachée à ses enfants et croyait à tout ce qu’on lui racontait.
Aussi, nos enfants n’ont-ils pas contribué à adoucir nos relations, à nous unir plus intimement ; au contraire, ils accentuèrent notre désunion, étant une cause de plus de querelle. Dès leur naissance, ils furent pour nous une arme de combat, un prétexte à disputes. Chacun de nous avait son favori qui devenait pour lui une arme dans la lutte. Moi, je m’en prenais à Vassïa, l’aîné ; elle, à Lisa.
Quand ils eurent grandi, que leur caractère fut dessiné, nous les considérions comme des alliés que chacun de nous voulait attirer de son côté.
Leur éducation souffrait énormément de cette situation ; mais, dans nos querelles perpétuelles, nous ne pouvions guère songer à ces pauvres enfants.
La fillette était mon alliée ; quant au garçon, le favori de ma femme, et qui lui ressemblait, je me prenais souvent à le haïr.