Le brave colonel obtint l’autorisation de l’autorité supérieure. On fit venir d’Orenbourg un curé qui maria les deux fiancés. La colonelle servit de mère à la jeune fille, l’une des élèves de Migourski porta la sainte image et Brjozovski, le Polonais déporté fut garçon d’honneur.
Si étrange que cela paraisse, Albine, qui aimait passionnément son mari, ne le connaissait pas du tout ; ce ne fut qu’après le mariage qu’elle commença à faire sa connaissance. Il est certain qu’elle trouva dans cet homme en chair et en os pas mal de choses ordinaires et nullement poétiques, absentes de l’image qu’elle portait et choyait dans son imagination. Mais, en revanche, et précisément parce qu’elle avait affaire à un être vivant, elle y trouva des qualités simples et bonnes qui n’existaient pas dans l’être imaginaire. Elle avait entendu ses amis parler de la bravoure de Migourski à la guerre, savait le courage qu’il avait montré au moment de la perte de sa fortune et de sa liberté ; aussi se l’était-elle représenté comme un héros, vivant constamment d’une existence surnaturelle. Or dans la réalité, si robuste qu’il fût au point de vue physique et si brave au moral, il se trouvait être le plus doux des agneaux, le plus simple des hommes ; il avait toujours le même sourire d’enfant, perdu au milieu de ses lèvres voluptueuses, de sa barbiche et de ses moustaches blondes, qui l’avaient charmée à Rojanka, et cette pipe inextinguible qui devait lui être si particulièrement pénible pendant sa grossesse.
Migourski, à son tour, ne connut véritablement Albine qu’après son mariage et, pour la première fois, eut par elle l’idée de la femme. Celles qu’il avait connues avant le mariage ne pouvaient pas lui apprendre ce qu’était la femme ; et ce qu’il trouva en Albine, en tant que femme en général le surprit et l’aurait peut-être désillusionné de la femme en général, s’il n’avait éprouvé pour Albine, en tant qu’Albine, un sentiment particulièrement tendre et noble.
Il ressentait pour Albine, en tant que femme en général, une sorte de condescendance affable et un peu ironique, tandis que pour Albine, en tant qu’Albine, il éprouvait non seulement un amour tendre, mais aussi de l’adoration ; il avait conscience d’être son débiteur et le bonheur était immérité qu’elle lui avait donné.
Les Migourski étaient heureux par leur seul amour ; en concentrant leur affection l’un sur l’autre, ils éprouvaient au milieu des étrangers la sensation de deux êtres égarés et engourdis par le froid qui s’étaient réchauffés l’un par l’autre. La part que prenait à leur vie la bonne Ludovique dévouée jusqu’à la servilité, bougonnante, comique et amoureuse de tous les hommes, aidait à leur bonheur. Ils étaient également heureux par leurs enfants. Un an après leur mariage, ils eurent un fils, dix-huit mois plus tard, une fille. Le petit garçon était l’image de la mère ; mêmes yeux, même vivacité, même grâce. La fillette était un petit animal beau et bien portant.
Leur malheur venait de l’éloignement de leur pays et, surtout, de leur situation de constante humiliation. Albine en souffrait particulièrement. Lui, son José, son héros, son idéal, était obligé de se raidir devant chaque officier, de prendre la faction, en un mot, de se soumettre servilement. Enfin, les nouvelles de Pologne étaient des plus pénibles. Presque tous leurs parents et amis étaient déportés ou exilés. Pour eux-mêmes, la situation ne pouvait comporter aucune amélioration. Toutes les tentatives faites pour obtenir leur pardon, ou du moins l’élévation de Migourski au grade d’officier, étaient restées vaines. Nicolas Ier faisait passer des revues, des parades, fréquentait les bals masqués, y cherchait des intrigues, parcourait la Russie à bride abattue sans aucune nécessité, apeurant les gens et crevant les chevaux ; mais lorsque quelque téméraire osait, dans un rapport, lui demander un peu d’allégement au sort des décembristes [7] ou des Polonais, de ces déportés qui souffraient à cause de leur amour pour la patrie que lui-même glorifiait, la poitrine bombée, le regard fixe, il répondait : « Qu’ils servent encore… c’est trop tôt… » Comme s’il savait vraiment le moment où le temps serait venu d’être clément. Et tous ses courtisans, généraux, chambellans, ainsi que leurs femmes, gavés par lui, s’attendrissaient devant l’extraordinaire prévoyance et la sagesse de ce « grand homme ».
En somme, il y avait pourtant dans la vie des Migourski plus de joie que de peine.
Cinq ans se passèrent ainsi. Soudain, un terrible malheur les frappa : leur fillette tomba malade, puis, peu après, ce fut le tour du garçonnet. En l’absence des médecins, le petit, après avoir été durant trois jours en proie à une fièvre intense, mourut le quatrième ; deux jours après, la fillette mourut également.
Si Albine ne s’était pas jetée dans l’Oural, c’est qu’elle ne pouvait pas penser sans terreur à ce que deviendrait son mari en apprenant son suicide. Mais elle n’en supportait pas moins difficilement la vie. Si active autrefois, elle abandonnait maintenant tous les soins du ménage à Ludovique. Elle demeurait de longues heures les yeux fixes, ou bien, se levant en sursaut, courait dans sa chambrette, et là, sans répondre un mot aux paroles de consolation de son mari et de la bonne, pleurait en silence en les suppliant de ! a laisser seule.
En été, elle allait sur la tombe de ses enfants et meurtrissait son cœur à la pensée de ce qu’ils avaient été et de ce qu’ils auraient pu être. Elle était surtout torturée par cette idée que ses enfants auraient vécu s’ils avaient habité la ville où le secours du médecin était possible.
« Pourquoi cela ? songeait-elle : José et moi ne demandions rien à personne ; notre seul désir était de vivre comme ont vécu nos aïeux ; pour moi, je n’aspirais qu’à vivre avec lui, à l’aimer, à chérir mes enfants, mes petits, et à les élever… et voilà qu’on le torture, qu’on le déporte, et qu’on m’enlève, à moi, ce qui m’est plus cher que la lumière. Pourquoi ? Pourquoi ? » demandait-elle aux hommes et à Dieu.
Elle ne pouvait même se représenter la possibilité d’une réponse quelconque, et, en dehors de cette réponse, la vie n’avait pour elle aucun sens, elle s’était arrêtée. La misérable vie d’exil qu’elle savait naguère embellir par sa grâce et son goût était devenue insupportable non seulement à elle, mais aussi à Migourski, qui souffrait pour elle et ne savait comment la consoler.