CHAPITRE SIX
LÉGENDES ET MENSONGES

Malus observa pensivement les suppliants.
— Comment un simple fils du Vaulkhar peut-il servir le Prince des Plaisirs ? demanda-t-il.

Le druchii ensanglanté lui tendit sa main cramoisie.

— Ce n’est pas à moi de le dire, grand prince. C’est à vous et au
hiérophante d’en discuter ; d’autant qu’il attend de profiter de votre compagnie.

À contrecœur, Malus prit la main de l’homme et se laissa hisser sur ses pieds. Ses membres tremblaient après tous les efforts de la nuit, mais il parvint à les maîtriser en puisant dans sa volonté, puis d’un geste de la main, il invita les suppliants à le guider.

Ils foulèrent un amoncellement de corps ravagés, certains encore vivants, d’autres pas. Des dizaines d’esclaves jonchaient le sol de la caverne en piles chaotiques, un spectacle aussi glauque que les pires champs de bataille que Malus avait traversés. Ses pieds nus avançaient à travers de petites mares de sang figé et de vin. La fête avait battu son plein et les esclaves de la maison de Nagaira ramassaient les reliefs. Ils examinaient les corps et liquidaient ceux qui avaient survécu physiquement, mais dont l’esprit avait été brisé par les excès des suppliants. Sous les yeux de Malus, un esclave fit rouler une victime catatonique sur le dos et commença à l’étrangler avec une corde soyeuse. Le malheureux ne fit rien pour résister.

Une fois passée la grande cage d’escalier en colimaçon, le groupe rejoignit l’autre côté de la salle et se rendit dans un espace réservé en passant par une arche ovale. Les murs étaient en pierre brute grossièrement taillée, le tout ressemblant davantage à une grotte qu’à une véritable pièce, et Malus réalisa qu’ils étaient probablement dans un secteur isolé des Terriers, ce dédale de tunnels et de cavernes, creusé dans la roche sur laquelle se dresse Hag Graef. Avec indolence, il se demanda si les esclaves de Nagaira allaient s’embêter à remonter les corps à la surface ou s’ils se contenteraient d’ouvrir un passage escamoté reliant la salle avec les autres boyaux, avant de laisser les prédateurs sauvages se repaître des dépouilles.

La grotte était petite en comparaison de la salle du festin, ne faisant tout au plus qu’une quinzaine de pas à l’endroit le plus large. Une douzaine de corps d’esclaves étaient suspendus à des chaînes en périphérie de la pièce et leurs fluides vitaux se mêlaient sur le sol de pierre. Au centre, le druchii à crâne de bélier était assis. Le hiérophante était vautré sur un trône de corps vivants. Des esclaves nus étaient contorsionnés et encastrés les uns dans les autres pour former ce siège et offrir une position confortable au druchii. Les esclaves avaient été paralysés par le biais de quelque poison pour que leurs membres restent en place, conférant une aura d’agonie palpable au trône du hiérophante. Une fumée pâle, verte et âcre montait vers le plafond depuis les petits braseros placés dans les deux accoudoirs de ce siège vivant, venant piquer les narines de Malus.

Les longs ongles vernis du hiérophante creusaient de fins sillons dans la chair blanche des appuis-bras. Ses yeux brillaient d’une dure lueur au fond des orbites du bélier, observant l’approche de Malus avec une mine de défi. Nagaira se tenait d’un côté du trône, affichant une expression insondable.

— Votre appétit est prodigieux, grand prince, grinça la voix du crâne.

L’os faisait résonner étrangement les paroles du hiérophante. Malus s’efforçait d’afficher une expression neutre. Cette voix lui disait quelque chose…

— Quand on nourrit un homme, il mange, fit le dynaste en s’inclinant profondément devant l’autorité de la secte. Devant un festin si grandiose et merveilleux, comment pouvais-je ne pas me régaler ?

Les suppliants se regardèrent les uns les autres et hochèrent la tête
d’approbation, mais le hiérophante restait stoïque. Il se pencha en avant, ses longs doigts se tordant de fébrilité.

— On dit que vous rentrez tout juste du nord.

— C’est exact, hiérophante.

— On m’a également confié que vous y auriez découvert quelque chose de très intéressant pour nous. Est-ce le cas ?

D’intéressant pour qui, se demanda Malus, et pourquoi ? Il imaginait plusieurs aspects qui pouvaient faire qu’une secte de Slaanesh soit intriguée par un démon séquestré. Ses grâces et sa protection suffiraient à conférer un grand pouvoir au culte, mais le dynaste pressentait que les enjeux étaient plus importants. Le hiérophante se montre prudent, méfiant même, remarqua Malus. Si Nagaira avait poussé son frère vers les Désolations dans le seul but de trouver Tz’arkan, cela signifiait-il qu’elle avait agi à l’insu du hiérophante ? Tentait-elle une manœuvre au sein de la secte ?

Malus restait le plus neutre possible.

— J’ai trouvé un temple prestigieux dans les Désolations, caché dans une vallée au pied d’une montagne fendue.

— Nous connaissons ce site, fit courtoisement le hiérophante. Le Tome d’Ak’zhaal en fait mention, ainsi que de la puissance sacrée qui l’habite. Mais le temple est protégé par les barrières les plus impénétrables qui soient ; par le Warp même…

— Il l’était, répondit Malus.

Les suppliants baissèrent la tête dans un murmure d’excitation. Le hiérophante les fit taire d’un doigt dressé.

— Qu’en était-il des prêtres ?

— Morts depuis longtemps, hiérophante.

— Et vous avez pris le bateau pour travers la mer empoisonnée et atteindre le sanctuaire du démon ?

— Non, j’ai emprunté un escalier de marches de pierre flottant au-dessus d’une mer de feu, répondit Malus en laissant poindre son irritation. Je suis sûr que votre fameux tome en parle.

Le hiérophante se rassit au fond du trône en tapotant son museau caprin d’un ongle taché de sang.

— En effet. Vous avez donc vu le grand cristal et la puissance qu’il renferme ?

Malus hocha la tête.

— Un peu plus tard, oui, répondit-il lentement.

— Et le Buveur de Mondes vous a épargné. Pourquoi ?

Le dynaste sourit.

— Pour le savoir, il faudra aller le lui demander vous-même. Je peux vous dessiner la carte si vous voulez.

Malus sentit les suppliants se raidir de stupeur. Pendant quelques instants, le hiérophante resta parfaitement immobile, ses mains griffues se figeant en plein mouvement, tel un bouquet de fleurs écarlates. Un bref sourire apparut sur les lèvres de Nagaira.

Était-ce cela que tu attendais ? pensa Malus. M’as-tu attiré dans cette toile pour me faire croiser le fer avec ce grand prêtre ?

— On m’a rapporté que vous souhaitiez notre assistance, grand
prince, répondit caustiquement le hiérophante. Vous cherchez des reliques pour le démon, des objets occultes perdus dans les brumes du temps. Avec du temps, un grand érudit ayant accès à une bibliothèque considérable serait peut-être en mesure de trouver des renseignements permettant de localiser ces artefacts. Mais j’ai comme l’impression que vos doigts n’ont pas une grande habitude du vélin.

Malus jeta un regard oblique vers Nagaira.

— Pardonnez-moi, hiérophante. Vous êtes mieux informé que je ne l’imaginais. Je n’avais pas compris que vous m’offriez votre aide. Tout ceci m’apparaissait davantage comme un interrogatoire qu’une discussion entre alliés.

Le dynaste pouvait presque entendre le sourire glacial qui animait les lèvres du hiérophante.

— C’est parce que nous ne sommes pas des alliés, grand prince. Du moins, pas encore. Les enfants bénis de Slaanesh ne font qu’un et nous faisons tout pour nous protéger mutuellement contre la persécution des incroyants. Mais je ne doute pas que vous compreniez la précarité de notre situation. Nous ne pouvons apporter notre aide qu’à ceux qui en sont véritablement dignes.

— Je porte la marque du Buveur de Mondes. Cela ne suffit-il pas ?

— Non. Seule votre parole nous assure que cela est arrivé. Votre connaissance du temple est sans faille, mais vous auriez pu lire le Tome aussi facilement que moi, à moins que les faits vous aient été rapportés par… une tierce personne.

Malus sentit Nagaira se raidir légèrement à cette évocation à peine voilée.

— D’un autre côté, nous ne pouvons manquer une occasion de contribuer à la gloire du Prince des Plaisirs, quelle que soit la manière avec laquelle une telle occasion se présente… aussi improbable fût-elle. C’est pourquoi je vais vous faire une proposition.

— Dites-moi.

— Je vais mettre tout le pouvoir de notre culte à votre disposition ; nos richesses, notre influence et même notre force de frappe, si besoin est. Mais à la seule condition que vous confiez votre âme au service de Slaanesh par le biais d’une initiation sacrée. Comme je le disais, nous prenons soin des nôtres. Rejoignez-nous et tout ce que nous possédons sera également à vous.

Malus réfléchit aux paroles du hiérophante, l’esprit en ébullition.

— Je vais y réfléchir, assura-t-il.

Le hiérophante eut l’air révolté et ses ongles s’enfoncèrent dans les accoudoirs. Du sang vint ruisseler sur la chair blanche et s’accumuler sur le sol.

— Quoi ? s’indigna-t-il. Réfléchir à quoi ? Vous n’avez aucune chance d’achever votre quête sans notre aide.

— Je sers les désirs du Buveur de Mondes, grand hiérophante, répondit froidement Malus. Et bien que vous soyez particulièrement bien informé sur mon cas, il y a encore bien des choses que vous ne savez pas. Je dois désormais décider si ce que vous me proposez sert les intérêts de mon chaperon démoniaque ; Malus ne pouvait se résoudre à dire maître. Savoir s’il est bon que je m’implique dans les misérables intrigues de votre secte et me livre à votre autorité ou si je ferais mieux de continuer seul ma quête.

Le hiérophante posa un regard furibond, d’abord sur Nagaira, puis sur Malus.

— Quelle insolence ! Ne vous avons-nous pas couvert de présents de chair et de vin ? Ne vous avons-nous pas honoré par une célébration comme Hag Graef n’en avait jamais connu ?

— Je ne le nie pas, hiérophante, et je vous remercie pour le faste de ces divertissements. Mais les grands démons se fichent des présents. Ils veulent seulement qu’on leur obéisse. Réfléchissez-y si vous comptez toujours être chapeauté par le Buveur de Mondes. Pendant ce temps, je vais réfléchir à votre proposition avec soin.

Le hiérophante se dressa subitement de son siège, les mains dégoulinant de sang frais.

— Réfléchissez-y bien, grand prince, mais gardez également ceci à l’esprit : la nuit de la nouvelle lune approche, celle où le Prince des Plaisirs accepte les initiés. Vous avez jusqu’à cette date pour vous
décider.

Et après ? se dit Malus. Vous me tuerez pour préserver le secret de votre secte ? Mais il lui suffit de croiser le regard du hiérophante pour étouffer son sarcasme.

Ah ! Je vois. C’est exactement comme cela que tu vois les choses.

Malus s’inclina une nouvelle fois.

— Dans ce cas, que le Prince des Plaisirs fasse galoper mon esprit, hiérophante. J’espère maintenant que vous allez me laisser prendre congé, afin que je puisse me reposer et entamer ma réflexion.

Le hiérophante ne donna aucune réponse, mais il était clair que l’entrevue était terminée. Nagaira s’inclina profondément et guida Malus hors de la pièce.

Nagaira prit Malus par le bras tandis qu’ils traversaient le carnage de la salle des réjouissances, ignorant volontairement la tension qui raidissait le moindre muscle du corps de Malus.

— Quelle merveilleuse nuit, susurra-t-elle en jetant un bref regard en arrière. Je savais que tu allais trouver le moyen d’égayer les festivités.

Des heures plus tard, le dynaste était allongé dans sa chambre et écoutait avec attention le bourdonnement des domestiques qui s’atténuait peu à peu. Lentement et précautionneusement, il sortit du lit. D’après l’obscurité qu’il percevait par les étroites fenêtres, Malus estima qu’une poignée d’heures le séparaient de l’aube. Il enfila son peignoir de soie et se glissa une dague à la taille, puis se faufila dans le couloir qui donnait sur ses appartements.

Les corridors étaient silencieux comme la mort. Les jours de préparation frénétique, suivis de la tâche monumentale qui avait consisté à nettoyer les reliefs de la grande fête, avaient largement entamé les forces de la maison de Nagaira. D’après Malus, la quasi-totalité des domestiques étaient occupés à diverses tâches ou profitaient de la moindre occasion pour se reposer avant que la maîtresse des lieux ne fasse de nouveau appel au personnel. Le dynaste était certain que les gardes étaient dans la même situation ; après des jours de vigilance accrue, il était naturel que ces hommes se détendent dès la fin des festivités.

C’était peut-être pour lui la seule occasion de s’extirper du piège que sa sœur avait posé pour l’empêcher de sortir.

La rencontre avec le hiérophante avait non seulement confirmé ses craintes au sujet de Nagaira, mais les avait même exacerbées de manière inquiétante. Elle en savait bien plus sur Tz’arkan et sur la nature de sa séquestration, et elle avait partagé ce savoir avec les membres du culte. La sorcière se servait de Malus pour usurper le rôle du hiérophante et profitait de la puissance de la secte pour avoir davantage d’influence sur lui. Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle semblait toujours avoir une longueur d’avance sur lui, l’attirant de plus en plus loin dans ses filets.

Il n’avait qu’une chose à faire : prendre les choses en main, et vite, avant qu’elle ne lui laisse plus aucune marge de manœuvre.

Malus atteignit l’escalier principal de la tour et tourna à droite pour descendre les marches. Au palier suivant, il se trouva face à une porte. Il l’ouvrit rapidement d’une poussée silencieuse, sans se soucier du garde qui se tenait de l’autre côté. Les gardes étaient habitués à sa présence et il était autorisé à se déplacer dans toute la tour, à l’exception
du sanctuaire de Nagaira, au sommet. Malus reprit la descente sans regarder en arrière et le garde ne fit rien pour l’en empêcher avant que la courbe de l’escalier ne le fasse disparaître.

Une autre porte l’accueillit au palier suivant. Malus l’ouvrit bien plus lentement et précautionneusement. Elle s’ouvrit sur une petite pièce, avec des râteliers de lances et d’arbalètes lourdes. Une table circulaire occupait le centre de cette salle de garde et deux hommes de Nagaira étaient affalés sur leur chaise, ronflant légèrement. Le dynaste ferma la porte derrière lui, aussi discrètement que possible, puis il se faufila à travers la pièce pour reprendre la descente des marches. À sa gauche, un court passage donnait sur une lourde porte barrée de fer. Au milieu de ce couloir, un globe de sorcelume projetait de longues ombres depuis son applique. Malus décrocha la boule et se déplaça rapidement jusqu’à une fine meurtrière juste à droite de la porte.

Il pouvait distinguer une autre tour effilée et noire qui se dressait contre le ciel nocturne ; sa tour, l’une des nombreuses que le Drachau avait confiées à Lurhan et sa famille. Un pont étroit reliait les deux tours. L’emprunter un jour de grand vent était périlleux, mais si Malus le
voulait il pouvait se retrouver dans la sécurité relative de ses véritables quartiers en quelques instants.

Mais pour ce faire, il lui fallait également braver la bande de runes enchevêtrées qui cernait la grande arche donnant sur le pont. Malus n’avait pas la moindre idée du mode de fonctionnement des défenses magiques de Nagaira, mais il savait qu’elle serait de toute façon immédiatement avertie s’il tentait d’outrepasser l’un des seuils de la tour.

Le dynaste porta le globe de sorcelume au niveau de ses yeux, laissa passer trois battements de cœur et l’abaissa de nouveau. Trois pulsations plus tard, il répéta l’opération et fit une pause, tentant de percer le
crépuscule matinal du regard.

Les instants se succédèrent jusqu’à ce que Malus sente sa patience s’effriter. Puis, ses yeux remarquèrent un vague mouvement par l’ouverture. Une forme coulait comme de l’eau sombre et vive sur le pont, accroupie pour ne pas trancher avec le léger clair étoilé.

Malus vit la silhouette atteindre l’extrémité du pont et relever légèrement sa capuche pour jeter un œil par la meurtrière. Il n’avait pas besoin de voir le visage du druchii pour savoir qu’il s’agissait d’Arleth Vann. Le murmure de l’assassin portait bien, malgré le vent qui malmenait le pont.

— J’ai le colis, mon seigneur. Tout est prêt.

Quand il était clairement apparu à Malus qu’il allait devoir rester dans la tour de Nagaira sans le soutien direct de ses propres serviteurs, il s’était démené pour échafauder un plan de secours lors de leurs rares rencontres, au cas où il aurait besoin de s’évader.

— Fais-le passer, chuchota-t-il à Arleth Vann en apprêtant ses mains.

Le bras de l’assassin sortit de sa cape. Il tenait un étroit paquet carré, à la forme d’un livre. D’un rapide mouvement du poignet, le serviteur envoya le colis par la meurtrière comme on lance un poignard. Bien que préparé à le recevoir, Malus fut surpris par la vitesse du jet, et le paquet le heurta en pleine poitrine. Il manqua laisser tomber l’objet, mais parvint à plaquer ses mains dessus. L’emballage était en étoffe sombre, attachée par une corde qu’il tailla de sa lame avant de se soucier de nouveau d’Arleth Vann.

— Je ne sors pas encore, murmura-t-il. Mais ça ne va pas tarder. Comment avance la restauration ?

— Bien, répondit le serviteur. Silar a bien les choses en main. Ils ont engagé des mercenaires avec Dolthaic, pour défendre la tour jusqu’à ce que vous puissiez choisir votre nouvelle équipe. Votre monture a été ramenée de l’écurie et elle est pratiquement rétablie.

Malus acquiesça d’un mouvement de tête.

— Bon travail, fit-il. Retourne à la tour et repose-toi. Par contre,
laisse la même sentinelle en poste ; quand je sortirai, ce qui devrait prendre quelques jours, ce sera vers la même heure.

La tête encapuchonnée hocha brièvement.

— Oui, mon seigneur, chuchota l’assassin avant de disparaître comme une ombre qui glisse sur la lune.

Malus reposa la sorcelume sur son applique et coinça le paquet entre les plis de sa toge. Les hommes de la salle de garde ronflaient toujours quand il remonta les marches et se faufila par la porte. Sur le palier suivant, le druchii posté l’observait calmement et le laissa pénétrer dans les appartements de sa maîtresse d’un hochement respectueux de la tête.

Dès qu’il eut passé le garde, Malus tira le colis de son habit et le déballa. L’épaisseur d’étoffe noire contenait une boîte en bois fin. À
l’intérieur, il trouva une petite arbalète de poing démontée, avec cinq carreaux empoisonnés, un trousseau de crochets dont il connaissait à peine le principe d’utilisation et surtout, un paquet enveloppé plus petit, de la taille de sa paume. Il sortit le paquet de la boîte et remit le reste dans sa toge. Puis il dépaqueta la seule clef dont il aurait vraiment besoin pour s’extirper des griffes de Nagaira.

Le tissu contenait une lourde amulette octogonale sur une longue chaîne. La surface de l’objet était recouverte de runes complexes que Malus aurait eu bien du mal à décrire, et encore davantage à comprendre. Mais il savait que l’Octogone de Praan était une puissante relique, capable d’absorber toute magie ciblant le porteur, quelle qu’en fût la puissance. Depuis qu’il avait fui le camp du troupeau d’hommes-bêtes de Kul Hadar, l’octogone était resté au fond des fontes de Spite et ni ses alliés ni ses ennemis ne l’avaient remarqué jusqu’à ce que Malus dépêche Arleth Vann pour qu’il aille le lui chercher.

Malus se passa la chaîne autour du cou, laissant reposer l’octogone lourd et froid contre sa poitrine. Il était persuadé que l’objet vaincrait n’importe quelle défense magique de la tour qui le prendrait pour cible, mais qu’en serait-il des simples alarmes déclenchées par sa seule présence ? Il n’en savait rien et cette pensée l’irritait profondément.

Il n’y avait qu’un moyen de savoir pour de bon, médita-t-il sinistrement et remontant les marches.

Il y avait eu des gardes sur le seuil du sanctuaire de Nagaira la dernière fois qu’il s’y était rendu. Il espérait que, leur maîtresse couchée, les gardes seraient ailleurs. Malus monta l’escalier en colimaçon en préparant une vague excuse au cas où il ne passerait pas inaperçu, mais il trouva un palier déserté. La grande porte à doubles battants était close et sa surface luisait de motifs de runes vertes. D’autres symboles étaient gravés sur l’arche de l’encadrement et remontaient jusqu’à la manticore qui était représentée menaçante sur la clef de voûte.

Malus déglutit nerveusement, heureux que personne ne soit témoin de son appréhension. Après ce qu’il avait vu quand il était entré par effraction dans la tour de son demi-frère Urial, lui-même sorcier, il avait une petite idée des pouvoirs que renfermaient ces runes de protection. Mais elles ne peuvent m’atteindre, tentait-il de se convaincre. Le médaillon va me protéger. Il va me protéger.

Il posa la main sur la poignée de la porte. Le métal lui parut froid et une étrange onde parcourut la surface des runes luisantes, comme s’il avait trempé sa main dans un bassin réfléchissant.

Malus prit son courage à deux mains et fit pivoter le loquet, avant de tirer sur la porte et de se glisser rapidement à l’intérieur. Il y eut une
légère sensation huileuse lorsqu’il traversa le seuil, mais rien de plus. Soupirant de soulagement, le dynaste referma soigneusement la porte.

Le sanctuaire était faiblement éclairé par des sorcelumes bridées, qui plongeaient l’essentiel de la pièce dans de profondes ombres. Le sanctuaire occupait les quartiers les plus hauts de la tour et donc les plus étroits. Un âtre circulaire en pierre, désormais froid, dominait le centre de la chambre, encadré de deux divans luxueux et de plusieurs tables basses. Celles-ci, ainsi que la moitié des bancs, des étagères, des alcôves et des piédestaux, étaient encombrés de piles de parchemins, d’ouvrages et autres documents ésotériques. Une bibliothèque recouvrait tous les murs, ployant sous le poids des grimoires et des manuscrits poussiéreux. De l’autre côté de la pièce, Malus remarqua une échelle courte qui donnait sur l’étage supérieur. Il n’était jamais allé de l’autre côté de cette trappe, mais il se souvenait à l’instant que Nagaira lui avait dit un jour qu’il n’y avait rien là-haut que d’autres tas de livres et de parchemins.

Pour la première fois, Malus examina la pièce et réalisa l’ampleur du savoir qu’elle recélait. Des centaines, peut-être des milliers d’ouvrages, tous éparpillés sans la moindre exigence d’ordre.

Il s’était totalement fourvoyé. Passer les protections mortelles ne constituait pas l’étape la plus ardue de son plan, qui était celle de retrouver le livre dont il avait besoin dans ce labyrinthe de greffier. Et il ne lui restait plus beaucoup de temps jusqu’à l’aube, lorsque les esclaves de la maison recommenceraient à arpenter les couloirs.

Le hiérophante avait laissé échapper le nom d’un livre : le Tome d’Ak’zhaal. Si l’on partait du principe que le haut prêtre n’avait pas juste fabulé pour l’impressionner, Malus pouvait conclure que cet ouvrage renfermait des détails concernant le démon. Dans ces pages, peut-être pourrait-on également trouver l’emplacement de l’Idole de Kolkuth. Et à part le couvent de la ville, le dynaste ne voyait pas de meilleure bibliothèque.

— Mais où se trouve ce Tome d’Ak’zhaal ? marmonna Malus. Divine Mère, et si ça n’est même pas écrit en druchast ?

Le dynaste eut un rictus de frustration à l’idée que ce qu’il cherchait était peut-être sous son nez, dissimulé sous les gribouillages illisibles de quelque mage dément.

Le démon s’anima et son ricanement résonna dans le crâne de Malus. Tz’arkan était resté tranquille depuis la folie orgiaque de la soirée et la soudaineté de son intervention fit sursauter le dynaste.

— Petit druchii impatient ! Ce n’est que maintenant que tu penses à cela ? Tu croyais vraiment que les sorciers d’antan auraient rédigé leurs secrets dans ton alphabet puéril ?

— Comment le saurais-je ? Toutes ces manières de griffonner se valent, non ?

— Non.

— On dirait que tu connais bien des langues, démon.

— Évidemment. Je connais tous les idiomes, oraux et écrits, que ce monde pitoyable a produits. D’ailleurs, j’ai participé à l’élaboration de…

— Excellent. Puisque c’est comme ça, tu vas me traduire ces textes, n’est-ce pas ?

Le démon mit un certain temps à répondre.

— Oui, on dirait, fit-il d’un ton maussade.

— Bien, reprit Malus en jetant un œil à l’étagère la plus proche. Parce que ce n’est pas comme si nous avions tout notre temps.