CHAPITRE HUIT
LA BÉNÉDICTION DE L’ACIER

Malus emprunta deux par deux les marches qui donnaient sur la galerie supérieure, luttant contre l’envie de sortir son épée à l’approche du portail sombre qui s’ouvrait sur les passerelles des spectateurs au-delà. Il courait déjà sous les yeux de Yasmir et de ses assistants, il
n’allait pas en plus commencer à planter ses lames dans toutes les ombres qu’il croisait.

Tout n’était pas totalement perdu. Il n’avait pas de monture dans l’écurie de l’arène, ayant parcouru à pied la courte distance depuis la citadelle. Cela l’avantageait d’une certaine manière, car il y avait de bonnes chances qu’Urial y ait monté son embuscade. S’il ne perdait pas de temps, Malus pourrait trouver une sorte de raccourci pour atteindre le rez-de-chaussée, sortir par l’un des nombreux portails ouverts de
l’arène et rejoindre les rues bondées de la ville. C’était la fin de l’après-midi, heure à laquelle se déroulaient la plupart des activités professionnelles de la ville. Ainsi, un dynaste de plus dans les rues n’avait pas de raison d’attirer l’attention.

Sa peau était froide sous le poids de son armure ; une glace noire coulait paresseusement dans ses veines. Malus pensa à demander assistance à Tz’arkan. Le démon était étrangement discret, comme un chat qui étudie une souris insouciante, et ce silence troublait le dynaste. Jusqu’où s’étaient ancrées les racines de Tz’arkan pendant que Malus était suspendu aux chaînes de la tour du Vaulkhar ? N’était-il pas trop proche de se livrer totalement au démon ? Malus n’était plus sûr de rien. Et la mort n’apporterait aucun salut : s’il mourait, son âme serait à Tz’arkan jusqu’à la fin des temps.

Je ferais donc mieux de survivre, se convint sinistrement Malus, sans autre atout que mes épées et ma chère haine. Comme au bon vieux temps.

Le dynaste plongea à travers l’arche sombre, provisoirement aveuglé, le temps que sa vision s’accoutume à la quasi-absence de lumière. Ce fut le moment où les hommes d’Urial choisirent d’agir.

Une épée heurta sa spallière gauche, ricochant sur le métal courbe et faisant une petite entaille dans l’oreille du dynaste. Une autre lame chuinta à sa droite, mais Malus se pencha instinctivement en avant et la lame manqua son crâne de moins d’un doigt. Le dynaste bondit devant lui en jurant et s’écrasa contre un autre bretteur dont la lame frappa mollement son plastron. Le serviteur, pris au dépourvu, tenta de reculer, mais Malus était lancé et le fit tomber à la renverse.

L’épée du dynaste sortit en un éclair de son fourreau huilé alors qu’il arrivait au mur opposé. Sa vision s’ajustait, tandis que la douleur à l’oreille faisait chanter son sang et lui conférait une froide lucidité de l’environnement. Il y avait cinq hommes sur cette passerelle ombragée, tous en toge et kheitan noirs. Ils portaient des capuches ajustées et des caedlin d’argent, alors qu’il faisait jour. Les masques étaient finement ouvragés en forme de crânes aux orbites noires dénuées de curiosité ou de pitié. Ils tenaient tous des deux mains de grandes épées recourbées et se déplaçaient avec la vitesse et la grâce d’épéistes chevronnés. Heureusement pour Malus, aucun ne portait d’armure lourde ; de simples hauberts de mailles noires leur couvraient le torse et une partie des bras. Cela leur conférait un avantage certain, pensa le dynaste, mais à quel point ? Urial, nota-t-il, n’était pas visible. Malus se demandait si c’était vraiment bon signe.

Le druchii que Malus avait renversé était déjà de nouveau sur ses pieds et les cinq adversaires se ruèrent silencieusement sur lui, formant un demi-cercle instinctif pour l’acculer contre le mur extérieur de l’arène. Mais Malus n’était pas prêt à leur laisser prendre l’avantage. Il se jeta sur l’adversaire le plus proche en grognant, abattant sauvagement son arme. La lame du serviteur réagit aussitôt, produisant une brève lueur dans la pénombre. L’adversaire para aisément le coup de Malus et en profita pour viser son crâne, ne saisissant que trop tard que l’attaque du
dynaste n’était qu’une feinte. Malus orienta donc sa botte en frappe basse et trancha la jambe droite du serviteur. La lame avait été forgée par un maître et son redoutable tranchant tailla l’étoffe, la chair et les muscles avec la même aisance. Le sang se déversait comme un torrent, éclaboussant le sol de pierre, et le druchii s’effondra en ne laissant échapper qu’un faible gémissement. Malus avait déjà bondi par-dessus le combattant agonisant et se rua dans la passerelle en direction de la rue.

Les pas de Malus sur la pierre murmuraient dans son sillage. Un objet frappa lourdement son dos, mais le robuste acier détourna la dague lancée et l’envoya rouler bruyamment au sol. La passerelle décrivait une courbe et Malus se hâta dans le virage, se soustrayant provisoirement aux attaques à distance.

Le passage faisait un premier zigzag et le dynaste était un niveau au-dessus la rue. Ici, le mur extérieur de l’arène était percé de grandes fenêtres qui laissaient enfin filtrer des rayons de pâle lueur. Malus bondit spontanément vers la fenêtre la plus proche en se retournant et tenta de se faufiler par l’étroite ouverture. Il fracassa le verre et l’air froid assaillit ses joues tandis qu’il tombait dans le vide.

Malus se tourna légèrement pendant la chute pour se réceptionner sur le dos, bien protégé. L’impact le secoua jusqu’à la moelle et expulsa tout air de ses poumons, mais une fois sa vision retrouvée, il roulait sur les pavés pour se remettre debout. Il y eut des cris de surprise et des jurons étouffés de la part des passants, mais il n’y prêta guère attention. Le souffle coupé, il tâtonnait autour de la garde de son épée. Il visualisait parfaitement les hommes d’Urial en train de descendre le dernier étage de la passerelle à toutes jambes, lame en main.

Mais quand le dynaste parvint à se relever, il ne retrouva pas un serviteur à masque de crâne dans l’accès ouvert à l’arène, mais Urial le Délaissé en personne, aux yeux ardents comme le cuivre en fusion.

Comme Malus, Urial avait enfilé une armure complète pour rendre visite à Yasmir. Deux épées fines et courtes étaient enfilées à sa taille. Elles avaient davantage l’air de lames d’entraînement pour adolescent que de véritables armes de guerre. Gainées d’acier, ses difformités étaient presque invisibles, à moins de savoir où regarder. Il n’y avait personne entre les deux dynastes, et pendant un instant fugitif, Malus fut tenté de se ruer sur son demi-frère malbâti pour exaucer le vœu de Yasmir
sur-le-champ. Mais Urial leva son bras valide et le pointa vers lui en remuant les lèvres dans une incantation silencieuse.

Malus se retourna. Son esprit paniqué lui dictait de fuir, mais il savait qu’il était trop tard pour cela. La douleur engloutit son corps comme une vague. Malus tituba, la bouche ouverte dans un cri sans voix. Le moindre de ses nerfs, la moindre fibre de son corps, chuintait comme le fer chauffé à blanc.

Il percevait une vague présence qui courait vers lui. Retrouvant la voix, il proféra un grognement bestial et laissa parler sa lame. Le serviteur fut pris par surprise et tomba en arrière la gorge béante. Le dynaste se tourna de nouveau et lutta pour faire agir ses membres. Il trébucha, puis tituba et s’élança finalement chancelant dans la rue, aussi vite que possible.

Les rues du quartier des Dynastes grouillaient de domestiques en plein service dont les bras étaient chargés de colis achetés dans les divers ateliers d’artisan du secteur. Les dynastes étaient rares, car à cette heure de la journée, une grande partie des nobles de la ville s’étaient déjà retirés dans leur tour pour se préparer aux divertissements que la nuit leur promettait. De petits groupes de serviteurs druchii et de nobliaux déambulaient dans les rues, affairés à leurs commissions quand ils ne complotaient pas discrètement entre eux.

La douleur brûlante s’évanouissait. Malus cherchait encore son souffle, alors que ses poumons semblaient remplis de verre pilé. Les druchii s’écartaient sur son passage. Beaucoup posaient la main sur leur épée ou crachaient des insultes. Ne t’arrête pas, s’intimait-il. Ne t’arrête pas. Trouve un gros cortège et mêle-t’y, trouve un coude, une ruelle. Ne t’arrête pas.

Malus regardait nerveusement de tous les côtés, peinant à s’orienter. Par pure chance, il avait pris la bonne direction en sortant de l’arène. Les tours du Hag se dressaient au-dessus de lui, à moins de quatre cents mètres. Il continua à courir, bousculant des groupes d’esclaves et se faufilant à travers des bandes de roturiers, en quête de quelques dynastes auxquels il pourrait se joindre. Juste devant lui, il trouva un angle où étaient réunis de nombreux druchii en armure. Il était presque à leur niveau quand ils firent un pas de côté pour lui ouvrir le passage, ainsi qu’à la bande d’acolytes du temple qui débouchait à l’autre bout de la rue et se ruait vers lui.

— Mère de la Nuit, haleta Malus les yeux écarquillés.

Il retira maladroitement sa seconde épée de son fourreau. Il semblait y avoir près d’une douzaine de guerriers saints, vêtus de toges rouge sombre et de plastrons argentés. Chacun portait un draich rutilant dans les mains, cette épée à deux mains de bourreau qu’affectionnaient les guerriers de Khaine et qu’ils maniaient avec une redoutable habileté. Leur expression féroce à la lueur faiblissante laissa penser à Malus que sa course arrivait à son terme.

— Soyez tous maudits ! rugit le dynaste en brandissant ses lames. Venez donc verser votre sang sur mon acier !

Le dynaste apprêta ses armes et les acolytes s’approchèrent. La mort luisait implacablement dans leurs yeux d’airain. Alors, quelque chose le heurta vigoureusement à la base du crâne et le monde s’évanouit dans un éclat de lumière blanche.

Les hurlements des damnés faisaient trembler l’espace.

Une nouvelle fois, il courait à travers un plateau de terre rouge sang, tandis que le ciel recrachait cendres et poussière d’os de ses entrailles. Il était entouré d’une foule spectrale qui tendait vers lui ses mains noueuses et refermait sauvagement ses mâchoires. Sa belle armure était déjà déchiquetée et perforée en de nombreux points, mais nul sang ne coulait de ses froides plaies.

Son épée traversait les fantômes sans effort. Ces corps mous et froids et ces crânes difformes se transformaient tous en vapeur nauséeuse dès que sa lame les tranchait, pour se reformer aussitôt derrière. Au mieux pouvait-il se frayer un passage à chaque frappe, et se rapprocher d’un objectif qu’il saisissait mal.

L’horizon était une ligne plate aussi sombre que de la vieille brique, qui contrastait avec le ciel gris et tourmenté. Une unique tour, noire, s’y dressait perpendiculairement et se découpait nettement dans le ciel et la terre. Elle lui paraissait excessivement loin et pourtant, il en émanait une solidité qui faisait défaut au reste de ce paysage surnaturel. C’était la source de rationalité dans cette vaste plaine de démence et il luttait pour l’atteindre avec la détermination désespérée de l’homme qui se noie. Mais il avait beau courir et se battre, la tour n’approchait pas d’un pouce.

— Debout, Darkblade ! Les fils du meurtre s’approchent et l’heure de ta mort est arrivée !

Malus ouvrit les yeux, mais il ne parvint pas à se convaincre qu’il était vraiment éveillé avant de longs moments. Il y avait un halo rouge dans l’air, comme un miroitement flou qui biaisait la géométrie des murs, des portes et du plafond. Même la solidité des objets paraissait inconstante. La pierre sombre qui l’entourait lui semblait tour à tour dense et oppressante, puis pâle et translucide, laissant filtrer cette lumière écarlate et mordante. Il y avait comme un bourdonnement rauque et presque métallique. Si Malus se concentrait sur le bruit, il distinguait des voix sanguinaires, jubilantes et agonisantes.

Et puis, la douleur. Elle allait et venait au gré de la consistance de l’environnement. Curieusement, moins les choses étaient distinctes, plus la souffrance se précisait. Il était couché contre un chevalet
d’aiguilles de cuivre de différentes longueurs, qui le maintenait presque verticalement au centre d’une petite pièce octogonale. Chaque battement de cœur le faisait palpiter contre ces dizaines de pointes et se réverbérait dans tous ses os. Quand les murs n’étaient plus que fumée, le calvaire était indescriptible, et il se retrouvait le souffle coupé dès que la réalité tangible reprenait le dessus. Il ne pouvait pas bouger d’un pouce ; les aiguilles étaient astucieusement disposées pour lui paralyser les muscles et l’exhiber dans diverses poses grotesques.

Il faisait face à une porte à doubles battants aux charnières de fer, décorées de cuivre jaune. L’arche qui dominait l’accès était sertie de deux visages en argent rutilant. Ces faces étaient bestiales et exultaient. Leurs orbites n’étaient que des puits noirs, à la fois vides et parfaitement conscientes. Il plongea le regard dans ces abîmes et sut aussitôt où il se trouvait.

— Que les Ténèbres Extérieures t’engloutissent, démon ! fit Malus dont les mots sortirent dans un murmure rauque. Tu n’as pas levé le petit doigt pendant que les hommes d’Urial m’encerclaient !

— Ton demi-frère n’est pas comme ton exaltée de sœur, répondit Tz’arkan d’un ton acerbe. Sa vision est plus fine que beaucoup et il est moins imbu de lui-même qu’elle. S’il avait perçu ma présence, il aurait tout fait pour te détruire sur-le-champ et toute l’aide que j’aurais pu
t’apporter n’aurait rien changé.

— C’est pourquoi tu as préféré me livrer directement sur un plateau ? Tu l’as laissé, lui et ses maudits laquais du temple, me traîner jusqu’à sa tour ? Nous sommes ici sur le seuil du royaume du meurtre ! Que veux-tu que je fasse maintenant ?

— Je veux que tu te sortes de là, imbécile !

La voix du démon était plus agitée que jamais. Malus y décelait-il de la peur ?

— Urial et ses prêtres s’approchent, Malus. S’ils te mènent par la porte qui se dresse devant toi, tout sera fini. Tu ne reviendras pas de ce monde écarlate.

Malus serra les dents et tenta un mouvement en puisant dans la moindre parcelle de noire détermination pour libérer son bras droit de ce lit épineux. Les veines de ses tempes et de son cou manquèrent exploser et toute sa carcasse frissonna sous l’effort, mais ses membres restèrent immobiles. Quand la vague d’agonie suivante le submergea, la sensation s’avéra à ce point intense que Malus était persuadé que son cœur allait lâcher. Le fait que l’organe tînt bon ne faisait que prouver une fois de plus les talents infernaux d’Urial.

— Épargne-moi tes insultes et aide-moi, esprit damné ! Donne-moi au moins la force de surmonter ces satanées aiguilles ! Je ne risque pas de partir si je ne peux bouger !

— Pas ici, Darkblade. C’est trop dangereux.

Malus esquissa un sourire plein d’amertume.

— Trop dangereux ? Pour qui ?

Mais Tz’arkan ne répondit pas. Les portes étaient fermées et leurs charnières de fer grinçaient de supplice. Un groupe de druchii recouverts de sang attendaient sur le seuil. Ils portaient des bassines et des couteaux de cuivre. Lentement et silencieusement, ils avancèrent en ligne dans la pièce. Une moitié bifurqua à gauche, l’autre à droite. Tandis qu’ils cernaient Malus, la pièce se fit de moins en moins distincte et une irrésistible déferlante de souffrance l’assaillit à chaque pointe de cuivre.

Urial fut le dernier à pénétrer dans cette pièce bondée. À l’instar des prêtres, il portait une fine toge blanche, imbibée d’éclaboussures de sang frais qui fumaient tout autour des silhouettes. Sans armure ou lourd vêtement pour le dissimuler, le physique décharné d’Urial apparaissait ostensiblement. Des muscles raides et fins comme des cordes d’acier saillaient de son étroit poitrail osseux et de ses épaules anguleuses, et son visage semblait plus cadavérique que jamais. Son bras droit ravagé était serré contre son flanc. Plus rabougrie encore que le reste de son corps, sa main droite n’était qu’une griffe noueuse dont la paume était tournée vers le haut et les doigts se recroquevillaient vers l’intérieur comme sous l’effet d’une flamme.

L’ancien acolyte de Khaine avançait en boitant fortement, laissant traîner son pied gauche estropié, mais ses yeux étaient vifs et son port restait fier. Il rappelait davantage un roi qu’un paria infirme. D’étranges runes avaient été incisées sur la peau de sa poitrine et de ses bras. Sa chevelure blanche était tressée selon une épaisse natte qui reposait sur son épaule droite, avant de descendre effleurer sa taille. Un tiers de cette crinière était rouge de sang. Dans sa main gauche, Urial tenait une longue dague à large lame ornée de symboles effrayants. L’arme était nimbée de rouge, comme si le sang se mêlait avec l’air le long de son tranchant sanctifié. De lourdes gouttes cramoisies dégoulinaient de la pointe de la lame, éclaboussant les dalles de pierre.

La vague de douleur s’intensifiait à chaque pas d’Urial. Puisant une fois de plus dans les recoins de sa volonté, Malus parvint à incliner la tête en signe d’accueil.

— Heureux de te revoir, mon frère, chuinta-t-il péniblement entre ses dents crispées. C’est… un honneur d’être invité dans ton sanctuaire, mais ce n’était pas la peine de déployer un tel… faste pour moi.

Nulle émotion ne transparut sur le visage d’Urial. Ses yeux observaient Malus avec le même détachement qu’un prêtre examinant un esclave sacrificiel. Quand il prit la parole, sa voix fut stridente et résonnante, comme un tintement de cymbale ou de cloche.

— L’honneur est pour moi, fit Urial sans montrer la moindre once de modestie ou de compassion. Il n’est pas d’offrande plus grande pour le Seigneur du Meurtre que le sacrifice des siens. Je t’ai traqué avec patience et dévouement, et Khaine montre désormais sa gratitude en te confiant à mes soins.

— Béni soit le Meurtrier, entonnèrent les prêtres.

— Je… Je t’ai causé du tort, mon frère, commença Malus dont l’esprit bouillonnait pour trouver un moyen de distraire Urial dans sa macabre entreprise. Et j’ai maintenant le sang de tes biens sur les mains. Je voudrais expier mes fautes.

Urial fit une pause, fronçant imperceptiblement les sourcils.

— Tu expieras, répondit-il vaguement amusé. Ta tête coupée
reposera sur la grande pyramide des crânes, où tu admireras la gloire de Khaine avec adoration. J’y veillerai personnellement.

— Béni soit celui qui tue au nom de Khaine, continuèrent les prêtres.

— Mais… n’est-il pas dit que tous les guerriers finissent par voir le visage de Khaine ?

Urial s’arrêta une nouvelle fois.

— Oui, c’est exact.

— Dans ce cas, pourquoi brusquer les choses ?

— Tu t’es introduit dans ma tour. Tu as volé mes biens, tué mes esclaves et profané mon sanctuaire de ta présence impie, répondit sévèrement Urial. Et il y a cette dette de sang que tu as avec le temple. Un serment prononcé devant le Seigneur du Meurtre ne peut être renié.

— La chair déchirée répond à l’appel du sang, dirent les prêtres.

— Mais il s’agit d’une dette que tu as invoquée contre moi, répliqua Malus. Tu pourrais donc l’annuler si tu le souhaitais. On m’a trompé…

L’expression d’Urial laissa place à une grande perplexité.

— Ce n’est pas moi qui ai invoqué la dette de sang, contesta Urial. C’est Nagaira.

Malus perdit la parole pendant quelques instants. Il s’efforçait
d’assimiler ce qu’Urial venait de dire et réalisait l’ampleur de la duperie qui s’était construite autour de lui.

— Mère Bénie, marmonna-t-il. Elle joue contre moi depuis le début. Tout ce qu’elle a dit n’était que mensonge.

Urial hocha gravement la tête.

— Ainsi va la voie de toute chair. C’est un sentier de faiblesse et de tromperie que rachète le sang des massacrés, fit-il en avançant d’un pas la dague brandie. Tu ne tarderas pas à connaître la vérité, mon frère. La bénédiction de l’acier balaye toutes les mystifications.

Mais Malus ne l’écoutait plus, emporté par une vague de fureur froide et lucide qui emporta sa douleur et sa peur.

— Garde ta bénédiction pour quelqu’un de plus digne que moi. C’est Nagaira qui s’est servie de moi comme d’un pion en me parlant du crâne et en me fournissant les moyens de violer ton sanctuaire. C’est elle qui mérite ton attention. Je n’étais que l’épée qu’elle manipulait.

En même temps qu’il parlait, un plan s’esquissa dans son esprit.

— Je souhaite expier pour mes crimes, mon frère, reprit-il. Je veux laver mon âme par le sang des incroyants. Si tu retiens ta main, je te récompenserai ainsi que le temple d’une riche tuerie qui t’accordera la faveur de Khaine.

L’assemblée de prêtres fut parcourue d’un certain émoi, mais l’expression d’Urial demeura aussi dure.

— Tu attends de la pitié de la part d’un serviteur de Khaine ?

— Non ! J’attends une chance de servir sa cause et de lui offrir un sacrifice plus digne de son nom.

Il regarda alors son frère dans les yeux.

— Que dirais-tu, reprit-il, si je t’apprenais que le culte de Slaanesh prospère dans les murs du Hag même ?

Les yeux d’Urial s’étrécirent de suspicion.

— Le temple soupçonne cela depuis longtemps. Nos agents sont à la recherche de signes des apostats au Hag et ailleurs.

— La souillure est plus profonde que tu ne le crois, mon frère. Elle s’immisce au sein des familles les plus influentes de la cité. Retiens ta main et je te les livrerai. Notre sœur Nagaira est très haut placée dans leur estime. Réfléchis. Imagine le sacrifice qu’elle ferait. Malus fit une pause. Et ce n’est pas tout, ajouta-t-il.

La pièce était animée des chuchotements des prêtres réagissant aux nouvelles. Urial les fit taire d’un geste.

— Quoi d’autre ? Que peux-tu m’offrir encore ?

— Yasmir.

Urial se raidit. Il se rua sur Malus avec une vitesse étonnante pour l’infirmité apparente de son corps.

— Ne t’avise pas de toucher à son honneur, Darkblade ! Elle qui est pure et chérie par la divinité !

— Non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire, mon frère ; retiens ta main ! Malus baissa la voix pour qu’Urial soit le seul à l’entendre. Je voulais dire, reprit-il, que je peux la mener jusqu’à toi.

Urial observait Malus avec intensité, les yeux écarquillés par l’incompréhension.

— Son esprit est acquis à Bruglir, dit-il d’un ton figé. Et elle refuse de renoncer à lui.

— Bien sûr, convint Malus. Bien sûr. Tu le sais aussi bien que moi. Mais tous les guerriers finissent par voir le visage de Khaine, n’est-ce pas ?

Urial plongea son regard austère et insondable dans celui de Malus.

— C’est la vérité, murmura-t-il. Toute la vérité.

— Tout cela peut s’arranger, mon frère. Je peux y veiller. Mais
j’aurais besoin de ton aide. Mon plan fait appel à un sorcier de grand talent.

Malus voulut hausser les épaules, mais il avait oublié l’effet paralysant des aiguilles.

— Je dois t’avouer, reprit-il, que j’avais au départ prévu de faire participer Nagaira, mais tu me parais tellement plus adapté. C’est à se demander si Khaine n’est pas déjà à l’œuvre.

Après un long moment, Urial abaissa sa lame. Il y avait une lueur dans son regard, mais Malus ne pouvait dire si c’était du désir ou de la démence. La distinction entre les deux était d’ailleurs peut-être ténue.

— Peut-être, dit enfin Urial. Je ne peux nier que ton offre ferait un présent de choix pour Khaine. Mais je sais aussi que tu es plus retors qu’une vipère. Tout ceci pourrait n’être qu’un mensonge.

Malus inclina encore respectueusement la tête.

— Je te le concède et j’aurais du mal à te convaincre du contraire. Mais demande-toi plutôt ce que tu aurais à perdre si je mentais et ce que tu aurais à gagner si je disais la vérité.

L’expression d’Urial changea. Ce n’était pas un sourire, mais plutôt un léger adoucissement de ses traits si sévères.

— Bien répondu, mon frère, fit-il d’un geste à l’adresse des prêtres. Je ne perds pas grand-chose à t’épargner encore quelque temps. Mais dis-moi, comment nous livreras-tu les apostats ?

Les prêtres de Khaine encerclèrent Malus, le saisirent entre leurs mains maculées de sang et l’extirpèrent de son lit de torture. Son cri de douleur se transforma aussitôt en rire de triomphe tonitruant.

— Je ne t’ai pas dit, mon frère ? Je suis censé passer leur rite d’initiation demain.