CHAPITRE TREIZE
FUNESTES PROMESSES

‘Tu as menti au Drachau, reprocha Yasmir de sa voix d’une froideur suave. Ce mandat d’acier que tu tiens dans les mains ne vaut même pas le métal qui le renferme.

Malus croisa les bras et regarda sa demi-sœur d’une mine
réprobatrice, s’efforçant d’adopter une position plus confortable sans lui donner l’impression de se tortiller. Yasmir occupant la cabine de la seconde, il restait peu d’espace pour ces arrivants inattendus, en dehors des couches de l’équipage. Urial était logé dans l’entrepont avec le médecin de bord, réduit à partager une cellule humide et sombre, encombrée de pots d’onguents, de pommades et de bouts d’animaux. Après négociation, Malus était parvenu à s’attribuer la salle des cartes. Il s’agissait d’une niche moisie qui sentait la pourriture et le vieux papier, où s’empilaient des boîtes de cartes enroulées et une longue table de navigation aussi longue que la cloison extérieure du vaisseau. La table faisait pour l’instant office de lit, puisqu’il y avait installé une paillasse rêche et un coussin improvisé avec un vêtement. Malus tenta de s’allonger sur son divan de fortune, le cou tendu contre sa pâle imitation d’oreiller, la courbure de la cloison l’obligeant à adopter une position peu confortable.

— J’étais là quand tu étais dans la cabine de Bruglir et que tu lui as dit que notre première tâche consisterait à retrouver la position de cette île perdue, continua Yasmir.

Seuls son menton pointu et son sourire sensuel étaient visibles derrière le voile de dentelle noire qui dissimulait ses traits. Malus avait du mal à comprendre ce qui l’avait poussée à emporter un tel objet avec elle, mais en tout cas, elle le portait dès qu’elle quittait sa cabine. C’était tout à fait le genre de toilette que portaient les femmes lors de la veillée de mort de leur époux. Pourtant, quoi qu’elle fît, Yasmir affichait toujours un sourire, comme si elle savourait quelque divertissement secret. Ils n’étaient arrivés sur le navire que depuis un jour, mais Malus commençait à se demander si les récents bouleversements qu’elle avait connus n’avaient pas poussé sa sœur radieuse et choyée aux limites de la folie.

— Tu as fait croire au Drachau que tu savais déjà où se trouve l’île de Morhaut. Si Bruglir avait passé plus de temps à lire le contenu du mandat plutôt qu’à vérifier son authenticité, il t’aurait démasqué et tu serais pendu au mât par le cou à l’heure qu’il est.

— Heureusement, il était quelque peu distrait, répondit calmement Malus, la mine implacable. Je ne savais pas que tu étais si pointilleuse sur les questions légales, chère sœur.

— Seulement quand ma liberté est en jeu. Tu t’es servi de ce mandat pour tenter de me réduire en esclavage ! Tu n’imagines pas à quel point c’est détestable !

— Tu as raison, ma sœur. Ce sont des choses qui me dépassent,
malgré tous mes efforts, répondit froidement Malus. Très bien, fit-il en écartant les mains. Tu es libre. Que vas-tu faire maintenant ? Transmettre la bonne nouvelle à ton bien-aimé ?

Yasmir éclata d’un rire pétillant et ingénu qui irrita Malus au plus haut point.

— Par la Mère, bien sûr que non ! reprit-elle. Qu’il se débatte dans ses chaînes tant que tu le tiens.

Elle se pencha vers Malus, leurs deux visages se touchant presque. Malus sentait son haleine sucrée et pouvait imaginer la caresse soyeuse de ses lèvres. Il se rendait compte avec trouble à quel point son propre corps semblait attiré vers le sien, comme le fer vers l’aimant.

— Mon silence a un prix, susurra-t-elle. Es-tu prêt à le payer ?

— Tu sais bien que oui, fit-il en se contorsionnant contre la cloison pour des raisons cette fois tout autres.

Maudite cabine ! Il aurait dû se douter qu’elle préparait quelque chose quand elle avait débarqué dans la salle des cartes sans prévenir. Elle faisait tout pour le prendre au dépourvu et il n’avait aucune arme pour lutter.

— Je veux que cette putain des mers balafrée y passe, fit-elle, ses lèvres souriantes distillant les mots comme du venin. Je me fiche de la manière, mais je veux qu’elle meure le plus tôt possible.

Malus tenta un sourire.

— Je t’ai déjà promis la tête d’Urial, ma sœur ! Ton avidité n’a-t-elle aucune limite ?

Son vague amusement s’évanouit devant la détermination de Yasmir.

— C’est le prix à payer pour ta survie, mon frère, chuchota Yasmir. Pour l’instant, nous sommes partenaires toi et moi, parce que voir souffrir Bruglir m’intéresse. Il doit se racheter pour ce qu’il m’a fait et l’humiliation qu’il subit en te servant est tout à fait à mon goût. Je n’ai donc rien contre ta campagne et j’irai même jusqu’à la soutenir tant qu’elle servira mes desseins. Mais la femme doit mourir. Je ne pourrai obliger Bruglir à se consacrer pleinement à moi qu’à cette condition. Tu comprends ?

— Si tu veux tant qu’elle meure, pourquoi ne pas la tuer toi-même ?

Le sourire figé de Yasmir sembla s’effacer un instant.

— Ne fais pas l’idiot, dit-elle sèchement. Je peux bien entendu m’occuper d’elle, mais cela ne me rapporterait rien. Si elle meurt de ma main, Bruglir deviendra mon ennemi et mon plan sera compromis.

— Tu préfères donc que ce soit moi qui m’en fasse un ennemi ?

— S’il le faut, bien entendu. Mais tu es le chef de cette expédition. Je suis sûre que tu sauras trouver un moyen ingénieux d’envoyer cette harpie à la mort sans te salir les mains. Réfléchis-y, mon frère. Réfléchis-y bien. Et je te conseille de ne pas traîner, sans quoi je pourrais perdre patience et dire la vérité à Bruglir.

Son sourire éblouissant transperçait son voile noir.

— Il est possible qu’il soit à ce point reconnaissant de pouvoir se soustraire au mandat qu’il soit prêt à tuer cette catin pour me faire plaisir, reprit-elle, mais je ne veux pas prendre ce risque avant de m’en sentir obligée.

Sur ce, elle tourna les talons et ouvrit la porte pour s’enfoncer dans le couloir obscur et disparaître gracieusement de la vue de Malus.

Avant même que le dynaste sorte ses pieds de la table, Hauclir s’insinuait dans la petite cabine le dos courbé. Il mâchait un morceau de pain et tenait un plateau en bois de fromage, de saucisses et de tranches de pomme. Le serviteur tendit la nourriture à Malus.

— Apparemment, on a bien choisi notre moment. Ils viennent de piller un village humain, il y a pas deux jours, et les réserves sont pleines. Avant cela, ils en étaient réduits à manger des rats et à éviter les patrouilles côtières de Bretonnie. Votre frère doit être fou pour rester en mer aussi longtemps.

L’ancien chef de la garde montrait le fromage du doigt, une demi-tomme de la taille de sa main.

— Je crois que c’est du chèvre. Vous devriez goûter.

Malus accepta le plateau d’un regard sévère vers son serviteur. Après une pression du bout des doigts sur le support, il examina les miettes de fromage qui adhéraient à sa main.

— Hauclir, fit-il d’un ton revêche, je veux bien croire que tu sois
chargé de vérifier que ma nourriture n’est pas empoisonnée, mais rien ne t’oblige à manger la moitié du fromage pour cela.

Hauclir marqua une pause en pleine mastication.

— Vérifier que votre nourriture n’est pas empoisonnée, mon seigneur ?

Le vaisseau amiral de Bruglir était une longue lame de mer noire comme l’ébène portant le nom de Busard, que les charpentiers navals de Clar Karond avaient construite en puisant dans la sorcellerie et les compétences les plus onéreuses que l’impressionnante fortune du capitaine avait pu lui offrir. Avec ses trois mâts échelonnés et sa longue coque étroite, elle pouvait voler sur les flots quand ses voiles étaient sorties, son équipage connaissant la danse des vents et des vagues aussi bien que chaque homme connaissait sa terre natale. Pour certains, la mer était d’ailleurs la seule patrie qu’ils aient jamais connue, et tout ce qu’ils aspiraient à retrouver quand ils étaient sur la terre ferme.

Mais les qualités qui rendaient le Busard aussi fluide et rapide en faisaient également un navire délicat à manœuvrer quand le temps était peu clément. Ses grands mâts et son travers étroit le faisaient incliner dangereusement dans une mer démontée, ce qui était exactement les conditions auxquelles les agiles corsaires affrontaient à ce moment-là. L’hiver refusait toujours obstinément de se soumettre au printemps le long des côtes bretonniennes et un vent d’ouest brutal soufflait depuis la mer, précédant une muraille de lourds nuages gris. L’océan était de la couleur de l’acier brut et assaillait la coque du navire pillard qui tentait une avancée vers le sud, où les autres vaisseaux de la flotte chassaient encore. Bruglir avait passé les trois derniers jours à rassembler ses navires dispersés en recourant à des points de rendez-vous prédéfinis et des signaux furtifs au cœur de la nuit. Huit autres navires voguaient désormais dans le sillage du Busard. La nervosité de leurs capitaines allait croissante, car une flottille de bateaux noirs avait toutes les chances d’attirer l’attention des sentinelles de la côte.

Les cris étouffés et le martèlement des pieds avaient tiré Malus sur le pont, accompagné de Hauclir. Il nota un changement d’atmosphère, une tension latente qu’il avait appris à connaître et à ne pas ignorer
l’année précédente lors de sa campagne. Quelque chose était en cours et l’équipage était fébrile.

Un vent froid et saumâtre cingla le visage du dynaste lorsqu’il émergea à l’air libre, l’exhortant à enfiler la capuche qui pendait sur ses épaules. Il avait revêtu son armure et portait une cape en laine pour empêcher l’eau de s’attaquer à cet acier précieux. Le Busard faisait des embardées d’ivrogne sous la violence des vagues et les marins du bastingage se relayaient les instructions de la femme qui tenait la barre. Malus aperçut Tanithra, seconde du capitaine, qui observait attentivement la tempête qui se dressait à l’ouest tandis qu’elle orchestrait la joyeuse chorégraphie du navire sur cette mer courroucée. À bâbord, entre le Busard et la côte, Malus remarqua deux nouveaux navires corsaires dont la proue inclinée pointait vers le nord en louvoyant contre le vent.

Hauclir manqua tomber sur un écart du navire. L’ancien capitaine de la garde cherchait encore son pied marin, même si son estomac s’était quant à lui manifestement adapté à la situation.

— Il semblerait que deux de nos oiseaux de mer nous aient
retrouvés d’eux-mêmes, pour une fois, cria-t-il par-dessus les vagues et le vent hurlant.

— Il semblerait, en effet, répondit Malus en balayant le pont du regard.

Outre les hommes de veille diurne, le reste de l’équipage était resté en bas, conscient qu’il devrait affronter bien assez tôt son tour dans le vent glacial et les embruns cinglants.

— La question est de savoir pourquoi, ajouta Malus.

Le dynaste se tourna et se dirigea vers la poupe et la citadelle. C’était de là que le capitaine menait les opérations en cas d’affrontement. Il pouvait observer son pont principal et la redoute, jusqu’à l’étrave du navire. La barre se trouvait sur la citadelle, juste devant une paire de balistes capables de propulser d’énormes traits à tête d’acier sur les ennemis assaillant le Busard par la poupe. Deux courtes volées de marches partaient du pont, l’une à tribord, l’autre à bâbord. Malus traversa instinctivement la première. À cet instant, une autre vague déferla contre la coque et le navire fut secoué comme une bouteille dans
l’écume. Hauclir chancela de nouveau et poussa un juron, s’affaissant malgré lui contre Malus pour l’envoyer heurter la rampe.

Le dynaste tenta de se stabiliser d’une main et fut soudain saisi par une puissante vague de vertige. Sa vue se troubla et une véritable cacophonie assaillit ses oreilles ; des bruits dissonants, un fracas de hurlements de douleur et de colère. Une moiteur chaude et épaisse suintait dans sa paume. Malus tituba et regarda sa main, dans laquelle il discerna une tache rouge sombre. C’est ici que je suis mort, résonnait une voix démente dans sa tête.

Des mains puissantes le saisirent alors par les épaules. Malus secoua vigoureusement la tête et le monde sembla retrouver ses amarres. Il regarda par-dessus son épaule et vit Hauclir qui le retenait de ses deux mains.

— Toutes mes excuses, mon seigneur, fit Hauclir d’un ton quelque peu embarrassé. Mais comment on fait pour s’habituer à cette culbute permanente ?

Malus se dégagea de la poigne de Hauclir.

— J’aurais peut-être dû te faire arpenter le pont toute la nuit jusqu’à ce que tu t’y fasses.

— Vous voulez dire avant ou après m’avoir arraché les ongles et fait sauter les yeux avec une arête de poisson ?

— Hein ?

— Eh bien, vous m’avez promis le premier lorsque je suis arrivé en retard pour votre déjeuner et le second pour avoir aéré votre meilleure cape qui s’est retrouvée imbibée d’eau salée.

Malus fronça les sourcils.

— Depuis que nous sommes à bord ?

— Depuis ce matin, plutôt. Hier, vous avez dit…

— C’est bon, marmonna le dynaste en serrant les dents. À notre retour, je te donnerai en pâture aux sang-froid et nous nous en tiendrons là.

Hauclir hocha un visage impassible.

— Très bien, mon seigneur. C’est noté.

— Tu me nargues, espèce de misérable insolent ?

— J’essaye juste de vous aider à pas perdre le fil, mon seigneur. Je suis là pour vous servir.

— Tiens ? Tu me préviendras quand cela commencera.

Malus atteignit comme il put le bas des marches et prit la direction du pont de la citadelle, son serviteur le talonnant docilement.

— Veuillez m’excuser, mon seigneur, dit ce dernier d’un ton raide. Je sais que je vaux pas grand-chose comme responsable vestimentaire et alimentaire. Mais si vous vouliez bien me confier une tâche adaptée à mes compétences, peut-être que…

— L’extorsion, tu veux dire ? Je peux m’en charger seul, grogna Malus. Même si je dois avouer que tu fais preuve d’un certain talent artistique en la matière.

— L’ambition est une vertu, mon seigneur, répondit Hauclir sur un ton espiègle. Et pour ce qui est de mes aptitudes professionnelles, sachez que je suis vif avec un couteau ou un gourdin en main. Je peux me
charger des dépouilles embarrassantes et je perçois plutôt bien ce qui se passe dans la tête des gens, si vous voyez ce que je veux dire.

— Tu étais un garde au service du Drachau ou une crapule ? demanda Malus en gravissant l’escalier.

— Il y a vraiment une différence, mon seigneur ?

— Probablement pas. Bon, et comment nous vois-tu en ce moment alors ?

— Jetés aux sang-froid, mon seigneur, avec une belle tranche de viande autour du cou.

L’image provoqua un rire sonore de la part du dynaste.

— C’est bon signe, ça ?

Hauclir haussa les épaules.

— Disons que l’équipage fait des paris sur celui de vos frères et sœurs qui vous plantera sa dague le premier. Il faut dire que tous, y compris cet estropié à l’œil morne d’Urial, vous examinent comme une nouvelle espèce d’insecte. Pour l’instant, ils sont plus intéressés par ce que vous êtes et ce que vous cherchez, mais tôt ou tard, ils finiront par vous écraser et passeront à autre chose ; on le voit dans leurs yeux.

— Il n’y a rien de très étonnant dans tout cela, dit Malus. Je vois que tu t’es bien intégré au sein de l’équipage, n’est-ce pas ?

— Ils forment une sorte de tribu, comme la plupart de ces corbeaux de mer, mais ils parient, boivent et se plaignent comme tous les gardes, si bien que j’ai eu l’occasion de discuter le bout de gras avec quelques-uns.

Malus s’arrêta au sommet des marches en se tapotant pensivement le menton.

— Parfait. Bon, j’ai une mission pour toi. Je veux que tu éprouves la loyauté de ces oiseaux de mer. Savoir l’affection dont jouissent Bruglir et sa seconde. Si leur illustre capitaine venait à mourir, qui suivraient-ils ?

Le serviteur évalua les instructions et hocha la tête.

— Ça devrait pas trop poser de problème, mon seigneur.

Il observa son maître quelques instants et ricana.

— On dirait que vous avez promis la tête de l’un des autres à chacun de vos frères et sœurs. Vous avez décidé celui que vous allez tuer ?

Malus se retourna vers Hauclir affichant un sourire cruel et froid, ses yeux noirs luisant d’intensité.

— Au final, Hauclir, je les verrai tous morts ou brisés. Quant à la question de savoir qui devra mourir ou vivre à l’issue de cette croisière, elle revient à déterminer ceux qui présenteront un intérêt pour moi dans ce qui suivra, ce qui te concerne comme les autres.

Hauclir se redressa et écarquilla les yeux devant le ton menaçant du dynaste, puis il se reprit.

— Comme vous voudrez, mon seigneur, dit-il un peu raide, avant de se retourner et de redescendre.

Le pont de la citadelle s’étendait sur plus de soixante pas de long et vingt de large. N’accueillant que l’équipe de jour, il était peu foulé. Quatre vigies, deux par côté, se tenaient contre la coursive, scrutant l’horizon gris et les falaises rocheuses de la Bretonnie à travers leurs longues-vues. Un grand marin armé d’une lourde pique d’abordage montait la garde au bout de chaque rampe d’escalier, tandis que la seconde effectuait une danse solitaire avec la barre à roue en tek poli qu’elle effleurait des doigts. Un officier subalterne arpentait le pont pour surveiller chaque membre de l’équipage et s’assurer que chacun s’attelle à sa tâche avec la vue de l’aigle. Le druchii au sommet de la rampe de tribord, un vétéran balafré de nombreuses excursions, observait Malus avec la méfiance belliqueuse du vieux molosse de garde, mais fit un pas de côté pour le laisser passer.

Malus s’avança lentement sur le pont, se faufilant jusqu’à la seconde. Le visage balafré de la corsaire était déterminé, son œil valide scrutant le lointain tandis qu’elle évaluait les forces en action selon le tremblement de la coque et la déformation de la voilure. Malus savait néanmoins qu’elle était consciente de sa présence et qu’elle surveillait le moindre de ses mouvements avec la même intensité avec laquelle elle appréciait le vent, la houle et la position des navires qui encadraient le Busard.

Le dynaste s’approcha à une longueur de bras de la barre, à la droite de la seconde, pour que ses paroles soient portées par le vent.

— Quelles sont les nouvelles ? Je ne pensais pas que nous étions censés croiser d’autres compagnons avant plusieurs heures de nuit.

— Une flottille côtière bretonnienne est en train de chasser au sud, dit la druchii d’une voix rauque qui portait facilement malgré le vent et les vagues. Z’ont forcé le Poignard Sanglant et la Sorcière des Mers à abandonner leur patrouille et à nous rejoindre. Leurs capitaines sont à bord depuis quelque temps et discutent dans la cabine de Bruglir.

Malus fronça les sourcils en regardant les vagues de couleur ardoise qui se déchaînaient. Ils ont traversé là-dedans ?

— Il y a un problème ?

— Ça pourrait être un piège, fit-elle en haussant les épaules. Ils pourraient être de mèche avec une autre flottille au nord et chercher à nous acculer contre la côte.

L’officier quitta un instant les flots des yeux pour jeter un regard mauvais à Malus.

— Aucun doute, reprit-elle, que toutes les sentinelles de Lyonesse à Archepointe ont appelé la garde côtière en nous voyant avancer aussi discrètement que des baleines. Nous ont sûrement pris pour une flotte d’envahisseurs.

— Les Bretonniens peuvent nous rattraper ?

La corsaire haussa une nouvelle fois les épaules, en étudiant la tête de l’orage qui se précisait à l’horizon occidental.

— Les Bretonniens peuvent lire le temps aussi bien que nous, dit-elle, et leurs vieux chalands s’en sortent un peu mieux que les nôtres dans ce genre de mer. C’est possible, si leurs capitaines ont l’audace et l’envie.

— Leur audace ne rivalisera pas avec celle de Bruglir et de ses capitaines, dit Malus confiant.

Il jeta un regard appréciateur à la seconde.

— Tanithra Bael, continua-t-il lentement. Vous êtes vous-même un officier dont la réputation n’est plus à faire. J’ai entendu ce nom plus d’une fois quand je rassemblais mon propre équipage à Clar Karond l’année dernière. Malgré cela, vous êtes la seconde de Bruglir. J’aurais pensé que vous seriez capitaine de votre propre navire.

Rien ne changea dans son expression, mais Malus vit l’échine de Bael se raidir imperceptiblement.

— Chaque chose en son temps, grogna-t-elle. Les femmes peuvent naviguer avec les corsaires, mais elles en sont rarement capitaines. Si je décidais de monter mon affaire, j’aurais bien du mal à trouver un
équipage, même avec ma réputation. Bruglir m’a promis le prochain navire disponible et on sélectionnera l’équipage parmi toute la flotte.

Elle sourit à la pensée du vaisseau qu’elle voyait voguer toutes les nuits dans ses rêves.

— Et alors, reprit-elle, on mettra la mer à sang, le grand capitaine et moi.

Le dynaste hocha pensivement la tête.

— Mais vous êtes son lieutenant depuis plus de sept ans. Cela fait long comme attente, non ?

Le sourire de Tanithra s’évanouit.

— Les bons bateaux sont longs à construire, expliqua-t-elle. Le Busard est resté sur le ber pendant près de dix ans, le temps que les charpentiers y mettent leur sorcellerie. Mon temps viendra.

— Bien sûr, bien sûr, convint Malus. Mais pour l’instant, il faut qu’il règle la question de sa sœur…

— Quelle question ? dit-elle vivement, se retournant cette fois vers lui les deux mains toujours crispées sur la barre. Il flirte avec elle quelques semaines par an pendant que je reste au navire pour l’armer. Je me fiche de ce qu’il peut faire sur la terre ferme, mais en mer, il est à moi. Si Yasmir avait essayé de me sortir de son lit au lieu de prendre mes quartiers, vous auriez vu où va vraiment l’affection de Bruglir.

Malus acquiesça. À dire vrai, il avait été quelque peu surpris que Yasmir n’ait pas davantage insisté là-dessus. Peut-être avait-elle perçu cette réalité et avait refusé de la reconnaître ? Voilà une question intéressante, se dit-il.

— Malgré tout, continua-t-il. Elle vous connaît maintenant. Vous ne pouvez pas espérer qu’une dynaste aussi fière et choyée qu’elle laisse passer un tel affront. Et puis, beaucoup de puissants nobles du Hag sont pendus à ses lèvres. Elle pourrait compliquer la réalisation des ambitions de Bruglir de succéder à son père.

Tanithra lui jeta un regard circonspect, manifestement troublée.

— Peut-être, fit-elle d’un haussement d’épaules. Mais tout ça n’arrivera pas avant des années. D’ici là, j’aurai mon navire et les choses se feront d’elles-mêmes.

Le dynaste acquiesça extérieurement, mais il se souriait malicieusement à lui-même.

— Je suis sûr que vous avez raison, dit-il. Tant que Yasmir ne fait rien d’ici là pour monter Bruglir contre vous ou pour vous faire tuer, ou pour faire changer le cours des événements au Hag afin de forcer son bien-aimé à abandonner la mer ; vous n’avez rien à craindre.

La seconde hocha la tête, mais Malus remarqua que sa mine s’assombrit quand ses mots portèrent. Elle se retourna vers la barre, concentrée. Malus s’autorisa un bref sourire à la vue de sa graine qui prenait racine.

Juste à ce moment-là, un cri lointain surgit de la proue, des mots déchiquetés par les vents hurlants. Tanithra se mit aussitôt sur le pied de guerre, oubliant tous ses soucis. Au bout d’un moment, un marin du pont intermédiaire répéta le cri, relayant le message à la poupe.

Malus se pencha en avant pour tenter de saisir les mots.

— De quoi parle-t-il ?

— Les faveurs de la vierge, fit sèchement Tanithra en marmonnant un juron. Écoutes carrées ; voiles bretonniennes en vue.

Elle chercha le jeune officier du regard sur le pont et s’adressa à lui d’une voix claire et perçante.

— Sonnez le branle-bas de combat ! Les vigies à leur poste et préparez-vous à déployer les voiles !

L’officier s’arrêta entre deux foulées au son de la voix de Tanithra et porta sans hésitation un cor en argent à ses lèvres pour souffler une note aiguë et gémissante qui fit tressaillir les os de Malus. Presque aussitôt, le pont se mit à trembler sous ses pieds, alors que l’équipage corsaire se mettait en branle et prenait position sur ou sous le pont. Après quelques instants, Malus entendit l’écho surnaturel du cor flotter dans le vent ; les autres navires de la flotte avaient entendu l’appel de guerre du Busard ou avaient eux-mêmes détecté la menace et s’apprêtaient à agir.

Des silhouettes en toge noire surgissaient des écoutilles comme des oiseaux en colère. Certains s’engageaient directement dans le bastingage givré tandis que d’autres se tenaient prêts en brandissant lances et boucliers, quand ils ne débarrassaient pas les balistes de leur couverture en peau huilée, à l’arrière et l’avant du navire. Tanithra jeta un regard à Malus de son œil froid et implacable d’oiseau de tempête.

— On va enfin voir ce que valent ces Bretonniens, dit-elle en montrant les dents comme un loup affamé.