VI – LA CONFESSION DE TANTE LYDIE
Le bruit d’une chute retentit. J’accourus. Tante Lydie gisait à terre, sur le dos, la face violette.
Je me précipitai vers elle. Elle gémit, la voix indistincte :
– Un prêtre… Je voudrais… me confesser…
Éperdu, je lui expliquai que mes parents étaient au marché, que la ferme était déserte et le village lointain. Elle murmurait obstinément :
« Un prêtre… un prêtre… »
Je m’enfuis comme un fou.
Certes, si j’avais connu un autre curé que l’abbé Douillart, mon répétiteur de grammaire française, mon instinct d’enfant m’eût mené vers cet autre.
Un bien brave homme pourtant ! Sa bonne grosse tête de poupon aux cheveux frisés, à la peau rose, rappelait les amours joufflus qu’on voit aux culs-de-lampe des vieux livres. Il mangeait et buvait beaucoup. Aux environs il ne se donnait pas un festin qu’on ne l’y conviât. Le repas terminé, entre hommes, il racontait des grivoiseries, un flacon de fine devant lui. Autant de petits verres, autant d’histoires. On le savait, et, quand il se posait à cheval sur une chaise, la soutane relevée, un des assistants remplissait son verre. Il en vidait la moitié, débitait son anecdote, puis, achevant de boire, nous interpellait :
– Eh bien, mes fistons, qu’en dites-vous de celle-là ?
Quel contraste avec tante Lydie, telle que je la pressentais, telle surtout que mes parents me l’ont dépeinte depuis !
Je ne sais vraiment ce qui avait décidé cette vieille fille sèche et dévote à passer quelques jours chez nous, à la campagne. Chaque année, elle refusait notre invitation, préférant à tous les plaisirs le frottement des soutanes ou le caquetage sous les cornettes des bonnes sœurs. En outre elle aimait peu mon père, parce qu’il raillait la religion, et n’aimait point ma mère parce qu’elle chérissait son mari d’une affection trop démonstrative. Deux principes dirigeaient sa conduite, une croyance aveugle aux moindres propos des ministres de Dieu et à leur vertu austère, et la haine de l’amour, de cet amour qu’elle n’avait pas connu.
Arrivé devant le presbytère, je carillonnai à en démolir la sonnette. Félicie, une petite bonne d’aspect gracieux, vint m’ouvrir.
– Monsieur le curé déjeune, dit-elle.
Mais je la bousculai et j’entrai.
Autour de la table, chargée de bouteilles vides et de tasses à café pleines, trois prêtres fumaient. Je criai :
– Vite, vite, tante Lydie se meurt !…
L’abbé Douillart se retourna, et, tranquillement :
– Si elle est morte, pas besoin de moi ; si elle n’est pas morte, elle peut bien m’attendre un peu. Allons, Loumet, et cette chanson ?
Loumet, sec comme un bâton perdu dans une soutane, entonna, d’une voix caverneuse, une ode à Bacchus en cinq couplets. Entre chaque couplet, les trois prêtres lampaient un verre de cognac.
– Comment, il n’y en a que cinq ? bégaya Douillart indigné.
Il riait indéfiniment. Son gros ventre, tout palpitant de joie, semblait heureux. Parfois il éloignait son siège de la table, tant cette bedaine le gênait pour s’esclaffer à son aise.
Enfin, il se leva et, d’un air grognon, me dit :
– Allons, me voilà. Viens avec moi chercher ce qu’il faut.
Je le suivis jusqu’à l’église. Il se chargea du viatique, moi des saintes huiles enfermées dans une boîte, et nous partîmes. Je marchais devant lui, une clochette à la main, et je sonnais, je sonnais avec rage comme pour le presser. Il n’avançait pas. Je le suppliais :
– Vite, vite, monsieur le curé.
– Tu m’ennuies, grondait-il.
Il allait à droite et à gauche, trébuchait, escaladait les tas de pierres, manquait de tomber. Et il marmonnait :
– C’est drôle, j’y vois pas. J’suis pourtant pas bu. Coquin de cidre !
Nous trouvâmes tante Lydie sur un lit où elle s’était traînée. L’abbé Douillart déposa sur la table un plateau d’argent, y versa de l’huile, et me fit signe de sortir. Mais il m’effrayait avec sa figure enflammée et ses paupières clignotantes. Je me cachai derrière un rideau. Il s’assit.
– Allez, mon enfant.
Ma tante ébaucha lentement un signe de croix et dit d’une voix faible :
– Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai beaucoup péché.
Puis elle entama le confiteor.
L’abbé se trémoussait sur sa chaise, impatient. Il l’interrompit :
– Y a-t-il longtemps que vous vous êtes confessée ?
Et sans attendre la réponse, il se mit à parler, comme quelqu’un qui ne peut pas, une seconde de plus, demeurer silencieux.
– Il y a bien longtemps, n’est-ce pas, mon enfant ? Que voulez-vous ? On vit, on s’amuse. Je comprends cela, allez, et je ne vous le reproche pas. On a tant de choses à faire. Et puis, c’est pas drôle. Tenez, moi, je reste des mois entiers sans m’approcher du tribunal de la pénitence… Maintenant, vos péchés mon enfant… Par ordre, n’est-ce pas ? Êtes-vous orgueilleuse ? Avez-vous un amour déréglé de vous-même ?
Tante Lydie sembla se recueillir et chercha, sans doute, si elle avait un amour déréglé d’elle-même. Ses lèvres s’agitèrent. Mais le prêtre la devança.
– Ah ! l’orgueil, bien grosse faute ! Le cœur qui se dessèche, qui devient comme… comme…
Il réfléchit un instant, puis reprit :
–… Plus d’humilité, on n’a d’autre but que soi-même. Si je vous dis ça, voyez-vous, mon enfant, c’est que moi… je pèche beaucoup par orgueil. Je me mets au-dessus de l’abbé Cagnard, de Duflos, vous savez, le gros Duflos… et de tous mes confrères !
Précipitamment, comme s’il eût eu peur qu’elle ne plaçât un mot, il s’exclama :
– Et l’avarice ! comme dit le catéchisme, c’est un amour exagéré des biens de la terre. L’avez-vous cet amour ? Moi, oui, je suis avare, je refuse l’aumône, je ne dis pas les messes non payées. Sans argent, pas de messe. Tu veux un saint office pour un défunt ? donne-moi vingt sous… Êtes-vous envieuse ? Ressentez-vous un certain déplaisir quand un bien quelconque arrive à votre prochain ? Moi, j’en ressens. C’est si naturel. Ainsi, lorsque Cagnard a été nommé à Duclair, j’en ai eu la jaunisse, tant je crevais de jalousie. Ah ! il y en a qui ont de la chance ! Moi, pas. Tenez, Loumet vient d’avoir cinq enterrements de suite. Depuis six mois, je n’en ai pas un ! Vous êtes le premier. Certes, je ne désire pas la mort des chrétiens, mais puisqu’ils meurent, pourquoi ne meurent-ils pas autant dans ma paroisse ?
Le prêtre s’arrêta. Au début, la vieille fille avait tenté, de ses bras pesants, des gestes de révolte, et de sa voix affaiblie des protestations vagues. Mais il ne voyait rien, n’entendait rien. Et vaincue, paralysée, elle écouta sans un mot la confession du prêtre. Il poursuivait, à petites phrases courtes et hâtives :
– J’suis pas coléreux, non, je ne vous mens pas… puisque c’est la confesse, il faut pas mentir, et bien vrai, j’suis pas coléreux. Mais la gourmandise, cet amour déréglé du boire et du manger ! La pire forme en est l’ivrognerie, dit le catéchisme. Ah ! mon enfant, l’ivrognerie ! L’homme n’est plus un homme, c’est une brute. Quand je bois, moi, il n’y a plus rien, j’suis plus qu’un… qu’un cochon. Mais c’est si bon, une bonne table devant soi, avec de bonnes choses qui fument et, pour faire passer le tout, du vin, du vin rouge, blanc, mousseux, du cidre, du café, de la fine… On a chaud au ventre, chaud à la tête ! C’est ça qui va avec la paresse, encore un péché qui me connaît ! Il y a pourtant pas gros à faire dans le métier. Eh bien, moi, j’en ai encore trop. Le bréviaire, surtout, ça m’ennuie ! J’en ai trouvé un vieux avec des pages qui manquent… Mais c’est égal, c’est dur… Voyons, maintenant, c’est… qu’est-ce que c’est donc… j’ai pourtant un péché de moins.
Il compta sur ses doigts, puis, se rappelant :
– Ah ! j’y suis… crénom, c’est pourtant le plus beau !… C’est la luxure, mon enfant, le vice d’impiété qui, selon saint Paul, ne devrait pas même être nommé parmi les chrétiens. Ce que j’ai à vous dire est grave… vous savez, le prêtre doit être chaste, la femme est l’ennemie de l’homme, donc il faut la fuir. Eh bien, je ne la fuis pas, moi, je la recherche… elle m’attire… je les aime toutes… toutes. En ville, j’en ai trois ou quatre que je connais… Ici, même, mon enfant… dans mon presbytère… Félicie… hein, est-elle assez gentille ?… et bien faite, et une peau, oh ! une peau, on dirait du satin qui sent bon… et le reste… tout le reste à l’avenant… Eh bien, chaque nuit, elle vient me retrouver, et je ne vous dis que cela…
Il fit une pause, puis reprit :
– Je vous l’ai dit, j’aime le bon Dieu. Il y a des moments où je suis heureux. Ainsi, après le saint sacrifice, quand j’ai avalé le vin de la burette, j’suis à mon aise… j’prie bien… j’ai une chaleur dans l’estomac. Mais tout ça, ça ne vaut pas l’amour.
La mourante s’était soulevée et regardait l’abbé de tout près, comme pour mieux comprendre ses paroles. Sa figure pâle trahissait une abominable angoisse. Je la revois encore, cette face décomposée, et aujourd’hui, j’y lis, oui, j’y lis un regret, le regret sans doute de ce qu’elle avait dédaigné. L’abbé continuait avec une sorte d’émotion :
– Ah ! tante Lydie, quand j’étais jeune, les rendez-vous, le soir, quel rêve ! On se prenait par la taille, on marchait à travers les prairies, au clair de la lune, et l’on s’embrassait à pleine bouche. Un baiser sur la bouche, mon enfant, c’est meilleur… c’est meilleur que tout, c’est un bien-être, une jouissance qui vous coule dans les veines, qui vous coule dans l’âme… Il ne faut pas chercher autre chose dans la vie : aimer.
On aurait cru que son ivresse s’en était allée, tant il débitait ces phrases d’un ton grave, presque solennel.
– Je leur pardonne toutes leurs fautes, à ceux qui aiment sincèrement, l’amour est la grande excuse…
Tout à coup, je me ruai vers lui en proférant :
– Mais taisez-vous, taisez-vous, elle se meurt…
Quelques convulsions, en effet, et tante Lydie demeura immobile.
Alors l’abbé Douillart se leva, majestueux et lent. Il étendit les mains au-dessus du cadavre, marmotta les prières consacrées et, trempant son pouce dans l’huile, il accomplit les saintes onctions. Puis, il m’ordonna :
– Va chercher la mère Lecanu, pour qu’elle garde ta tante.
J’obéis. À mon retour, l’abbé Douillart, étendu dans un fauteuil, ronflait, les mains jointes sur son ventre.
(Le Gil Blas, 20 février 1893.)