L’affaire fit peu de bruit, je ne me souviens plus pourquoi. Cependant le personnage qui en fut le héros est un des types les plus extraordinairement bizarres que j’aie rencontrés. Mais, la justice n’ayant pas suffisamment démêlé les raisons qui expliquent le drame mystérieux de sa mort, le public ne put connaître et, par conséquent, savourer tout ce que ce drame a d’étrange, de burlesque, et, néanmoins, de logique.
Le hasard m’a permis de découvrir, en partie, la vérité. Peut-être mon devoir m’obligeait-il à d’immédiates dénonciations. Je le regrette ; mon instinct, lui, me porte à une indulgence malsaine pour le coupable qui échappe à la société. L’arrestation d’un assassin me cause de l’ennui. Donc, je me suis tu.
C’est aux Folies-Bergère que nous entrâmes en relations, le Cocotte et moi. J’y passais tous mes soirs. En ce temps-là, le document florissait, et, pour bien établir les bases fondamentales d’un roman que j’entreprenais sur les filles, j’avais quitté la province dans le but admirable d’étudier de près leurs faits et leurs gestes.
Au nombre de mes plus grosses trouvailles, je place cette observation : à la longue, la vie galante déforme l’âme des filles, produit une sorte de renversement moral, leur impose des manières de voir opposées aux nôtres. Le monstrueux leur paraîtra naturel. Elles sentent, elles pensent, elles jugent à l’envers. Ce n’est pas de la perversité : c’est de la perversion.
Rien ne le prouve mieux que l’histoire du Cocotte.
Je causais avec une nommée Béatrice quand un individu la salua. Je l’avais déjà souvent remarqué. Sa mise efféminée, le balancement de ses hanches, son torse puissant, cette apparence d’homme bien bâti sous laquelle on devine la chair molle et les muscles lâches, tout cela m’intriguait. Je demandai :
– Qui est-ce ?
– Comment ? s’écria Béatrice, tu ne le connais pas ? C’est le Cocotte, notre cher Cocotte.
Ses révélations et d’autres confidences recueillies de droite et de gauche m’édifièrent au sujet de ce personnage.
Roguin, dit le Cocotte, exerçait jadis la profession de coiffeur. Sa jolie prestance lui valut des succès parmi ces dames. Ses relations se multipliant, il dut vendre sa boutique et s’adonner de toutes ses forces à un métier lucratif où il brillait par de sérieuses qualités. Et il arriva ce fait : soit qu’il fût de caractère trop nomade, soit qu’il n’inspirât point de passion soutenue, au lieu de rester l’amant en titre de quelque fille, il passa de main en main, de lit en lit.
Elles s’en amusaient. Elles se le payaient comme un caprice, aux heures de solitude ou de tristesse. Débordé de travail, il perfectionna la chose. Il s’installa dans ses meubles.
Dès lors, il eut une situation régulière, non plus fondée sur une vogue momentanée, mais sur les besoins et les goûts des créatures qu’il fréquentait. Par analogie avec leur propre vie, avec cette habitude quotidienne d’être abordées et d’emmener un homme chez elles, elles se complaisaient à le « lever » et à le suivre chez lui. Bref, il fut aux filles ce que les filles sont aux hommes : une machine à plaisir que l’on achète pour quelques heures.
Et c’est ainsi que Roguin devint cocotte.
Le même ordre immuable présidait aux opérations. Telle courtisane souhaitait-elle s’offrir cette fantaisie, hardiment elle accostait le Cocotte et l’invitait à boire. Au café, la lutte des prix s’engageait. Le spectacle fini, elle payait une voiture à sa conquête. On arrivait. Il tirait sa clef. Puis c’était la montée de l’escalier avec la recommandation indispensable : « Prends garde à ne pas tomber, chérie », puis l’étonnement de la femme devant le luxe de la chambre, si gentiment meublée avec son lit de bout, ses tapis moelleux, ses tentures chaudes, ses divans commodes, et enfin la phrase sacramentelle :
– Déshabille-toi, chérie : le dodo nous attend.
Le lendemain, une vieille bonne apportait les bottines et le chocolat, chocolat délicieux, dont la renommée ne tarda pas à se répandre. Après une dernière étreinte, la « cliente » se levait et s’habillait. Au moment de partir, discrètement, elle déposait sur un coin de la cheminée la somme convenue.
Et, vraiment toutes, elles trouvaient cela fort naturel. Elles n’agissaient point par originalité ou corruption. La bizarrerie de l’affaire, même son côté anormal, leur échappait. Nul éclat de rire moqueur ne l’accueillait au passage. On se donnait la main, en gens qui s’estiment.
– Bonjour, le Cocotte. Ça va bien ?
– Oui, ça boulotte. Et toi ?
Et il reprenait sa marche en se dandinant, l’œil aux aguets, la tournure provocante.
Un tel personnage ne manqua pas de m’intéresser. Quel profit je pouvais tirer de sa connaissance pour une documentation complète sur le milieu où il vivait ! Le hasard m’aida. Un jour, j’entendis un bruit de querelle. Un homme giflait une femme. Je m’approchai. Le Cocotte s’acharnait furieusement après une grande fille rousse qui le mordait au bras. On s’interposa. J’entraînai le Cocotte au café. Il écumait de rage, et, sans que j’eusse besoin de l’interroger, il bégaya :
– Une saleté, monsieur, une saleté que cette grue d’Alice. Dans le métier, comme en tout, il faut être honnête. Moi, pas une n’a de reproche à me faire, pas plus elle que les autres… J’ai tenu mes promesses. Alors, pourquoi ne paie-t-elle pas ? Elle dit qu’elle a déposé l’argent sur la cheminée. C’est pas vrai, c’est pas vrai : il n’y avait rien.
Je tentai de le calmer :
– Voyons : on a pu le prendre, cet argent… N’avez-vous pas une vieille bonne ? Est-ce qu’on sait jamais ?…
– Elle ? s’écria-t-il, indigné, elle ? Allons donc ! c’est ma mère.
Cet aveu involontaire le disposa aux épanchements. Je le reconduisis chez lui. Il me présenta sa mère, en qui je retrouvai la même révolte contre l’infâme procédé d’Alice. Puis nous bûmes une tasse de chocolat. Il fut charmant. Il avait de la conversation, de la verve, maintes anecdotes. Il me fit voir avec orgueil son livre de comptes et le chiffre de ses recettes annuelles. Enfin, ouvrant un tiroir, il dit :
– Toutes ne paient pas en argent. Beaucoup me laissent un cadeau. Plus tard, je vendrai cette collection ; mais pourquoi se presser ? J’aime tant ces bibelots !
Et ses doigts erraient voluptueusement parmi les bijoux, les broches, les colliers, les bagues, les boucles d’oreilles, toute une pacotille féminine sans grande valeur. Mais la vue d’une petite croix en diamants, de forme gracieuse et de travail très fin, excita son émotion. Il la prit.
– Ça, ce n’est pas un cadeau : c’est un souvenir, un souvenir d’amour. De toutes les femmes qui m’ont eu celle-là seule m’a aimé. Les autres me gardent une nuit, deux nuits. Elle, notre liaison a duré trois semaines. Et elle m’aimait, monsieur, elle m’aimait à tel point que je n’ai voulu d’elle que ce souvenir. Je ne l’ai jamais revue. Je ne connais même pas son nom. Je sais simplement qu’elle était anglaise. Est-ce assez triste, monsieur, hein ?
Cette sensibilité me plut. Elle dénotait une âme généreuse, susceptible de tendresse et d’élan. J’offris mon amitié au Cocotte. Il daigna l’accepter.
Nous dînâmes souvent ensemble. Sa mère, qui me favorisait aussi de quelque sympathie, nous préparait des repas succulents. Une franche cordialité régnait. Aux liqueurs, le Cocotte se livrait à des confidences. Ainsi, j’appris ses dégoûts, ses désillusions, sa mélancolie, son désir de repos et de vie tranquille dans le village champenois où l’attendait la maison paternelle. En vérité, je découvris en lui de solides qualités de cœur.
Quelle ne fut pas ma peine, un soir, aux Folies-Bergère, quand on m’annonça :
– Vous savez, votre ami le Cocotte a été assassiné.
J’achetai les journaux. La nouvelle était exacte. En toute hâte, je courus au domicile de l’infortuné. Le chagrin de la vieille me fit mal. La voix défaillante, elle me conta :
– C’est moi, monsieur, qui l’ai trouvé ce matin. J’entrais dans sa chambre… Le chocolat m’en est tombé des mains… Il était sur son lit, la tête en dehors, et du sang coulait de sa gorge…
Je demandai :
– On l’a volé ?
Elle éclata en sanglots :
– Tout le tiroir, monsieur… Il n’y a plus rien… vidé… vidé…
– Et vous ne soupçonnez personne ?
Très bas, elle répondit :
– C’est une fille quelconque… Par terre, il y avait un gant de femme… Je l’ai jeté… Voyez-vous, chacun a sa considération… Moi, je veux aller vivre au pays… et il ne faut pas qu’on sache… Roguin n’était pas son vrai nom… sauf vous, on ne sait pas que je suis sa mère… Moi, je ne dirai rien… promettez-moi le secret.
L’instruction de l’affaire n’aboutit pas. Parvint-on à reconstituer l’existence du Cocotte ? Je l’ignore. En tout cas, le public n’en fut pas informé. Aucune des filles anciennes maîtresses de la victime ne parla. La mère disparut.
Six mois après, aux Folies, je remarquai une petite brune trapue et d’aspect vigoureux. Au cou, elle portait la croix de l’Anglaise, la croix mignonne dont la vue rappelait à mon pauvre ami de si chers souvenirs. J’allai vers elle et, brusquement, lui dis :
– C’est toi qui as tué le Cocotte.
Elle tressauta, éperdue. J’insistai :
– Allons, avoue ou je te dénonce.
Elle avoua.
Et, de la sorte, je sais qu’après avoir vécu comme les filles galantes le Cocotte est mort comme beaucoup d’entre elles, égorgé, la nuit, par une « cliente » de rencontre.
(Le Gil Blas, 26 février 1894.)