XII – ELLE

 

Elle triomphe. On consacre des colonnes de journaux à célébrer tel homme politique, telle actrice en vogue, tel romancier connu. Pourquoi ne pas parler d’elle, qui est la reine incontestée, l’impératrice absolue dont le pouvoir est solidement établi et désormais inattaquable ?

Les murs clament sa gloire par la voix criarde des affiches multicolores. Des journaux spéciaux se fondent et prospèrent, qui ne racontent que ses faits et gestes. Les feuilles les plus graves s’inquiètent de ses exploits. Et la France, la France entière se courbe sous sa loi… d’acier.

J’en ai quelque orgueil. Voilà des années que je lui suis fidèle sujet, mais clandestinement, au fond de retraites sûres, comme si j’avais honte de la divinité choisie. Lâchement, je dissimulais. Maintenant, parmi l’enthousiasme des foules, au milieu d’un peuple en délire hurlant sa nouvelle religion, il m’est doux d’exprimer mon vieux culte et ma foi déjà ancienne. C’est pourquoi, pardonnant aux adeptes d’aujourd’hui leur longue indifférence, je veux bien, avec une mansuétude un peu dédaigneuse, leur expliquer les charmes de leur idole et la raison de leur amour.

Tout mouvement social comporte une psychologie, et aussi tout groupement nouveau d’individus, soit dans le plaisir, soit dans le travail, et aussi chacun de ces individus. N’est-il point temps d’essayer la psychologie du mouvement vélocipédique, des diverses classes où l’on peut ranger les initiés et, enfin, du bicycliste en général ? J’avoue, moi, trouver ces questions d’un intérêt palpitant.

Ma sympathie descend jusqu’à ceux que j’appellerai les « tour-du-Bois ». Le « tour-du-Bois » soigne son costume, escalade l’Arc de triomphe, chérit l’avenue de la Grande-Armée à cause de son asphalte et se rue dans le Bois jusqu’au premier chalet-restaurant. Les femmes sont très « tour-du-Bois ». Le costume a pour elles une importance capitale. Il est, d’ailleurs, à remarquer que ce costume est et sera toujours inévitablement disgracieux.

Néanmoins, ne nous moquons point des « tours-du-Bois ». Que ce soit dans les forêts de pins de l’allée des Érables ou dans les taillis ensoleillés de l’allée du Point-du-Jour, c’est cependant un peu le besoin d’air pur qui les pousse et le vague désir de communier avec la nature sous les espèces sacrées du pneumatique. Qu’ils roulent donc sans remords !

Le confesserai-je ? j’aime le coureur sur piste. Je l’aime comme j’aime le mystère : avec effroi et curiosité. Se tenir pendant des heures courbé sur un guidon, le nez sur une roue qui fuit devant soi, et tourner, tourner indéfiniment autour d’une pelouse, sans distraction, sans incidents, cela me paraît un divertissement spécial, d’une saveur compliquée, perceptible aux seuls adeptes. On y doit goûter des voluptés étranges, perverses. C’est bien là le côté mystérieux qui complète l’ensemble des phénomènes vélocipédiques, aussi mystérieux que le plaisir des gens qui s’empressent à ces courses.

Mais ne rions plus. Voici l’amateur, le touriste. Plus d’ironie. Les quelques milliers de touristes que nous sommes en France suffisent à effacer la maladresse des « tours-du-Bois », le prodigieux abrutissement des coureurs, la stupide allure de certains à travers les rues encombrées.

Or les raisons qui meuvent le touriste, quelles sont-elles ?

En vérité, je vous le dis, c’est une infernale joie de dévorer l’espace, et de le dévorer par sa propre force. Il n’est pas un sport où le résultat corresponde aussi exactement à l’effort donné. La marche n’est qu’un piétinement. En équitation, presque tout le mérite d’une prouesse revient au cheval. Là, l’effort est bien personnel ; là, l’effort trouve immédiatement sa récompense.

Oh ! l’affolante sensation, rouler, rouler comme un fantôme, en silence, voir à chaque minute un paysage nouveau, descendre des plaines dans les vallées, grimper le long des collines, suivre les fleuves, franchir les forêts, glisser de ville en ville – et tout cela par la toute-puissance de ses muscles, le libre fonctionnement de ses poumons, la ténacité de son vouloir. Des inconvénients ? il n’y en a pas. Le soleil qui vous cuit la nuque, on l’aime, et on aime aussi la pluie qui vous cingle et le vent qui vous heurte, car on se sent formidable, vainqueur des éléments, maître du monde.

Plus encore peut-être que la santé physique, la déesse d’aujourd’hui procure la santé morale. Sans me permettre d’insinuer que la continuité de l’équilibre corporel peut à la longue induire l’esprit en un même équilibre, j’affirmerai l’excellence de l’entraînement. Admirable école de discipline que celle où l’on dose sa part quotidienne de travail, où l’on s’astreint à des tâches progressives, où l’on poursuit par des moyens précis un but fixe !

Et quelle source de volonté ! Je ne sais point de plus sûr critérium pour connaître la somme exacte d’énergie morale dont on dispose. Ainsi, tous les ans, j’exige de moi la même épreuve. Et, je l’avoue, ce fut, la première fois, une terrible bataille où, seul, pendant quinze heures, sur l’âpre route du Havre à Paris, j’ai dû lutter contre la tristesse de la nuit, contre le froid du matin, contre le soleil de midi, contre douze verres de cidre avalés à la suite, contre d’atroces défaillances qui m’abattaient au revers des fossés, contre la chaleur, qui me jetait sous l’eau glacée des fontaines publiques. Mais quel triomphe de l’âme entêtée sur la loque du corps !

Ces rudes sensations, la foule des adeptes aspire à les éprouver. Sont-ce là des raisons suffisantes pour expliquer le grand mouvement vélocipédique ? assurément non. Il en est d’autres, plus obscures, qui demanderaient de longues analyses. J’en veux cependant citer la plus puissante, à mon avis.

La bicyclette est un instrument anarchique. En cette fin de siècle, où la vieille société s’écroule, où les principes de cohésion, d’association, de centralisation ont démontré leur inefficacité, l’homme cherche à se manifester en efforts individuels. L’énergie de chacun remplace l’absolutisme des foules. La banalité des convois d’omnibus et de trains révolte les délicats en mal d’indépendance. Or la bicyclette contient le germe des plus nobles initiatives et développe les plus solides qualités personnelles. Ne remarquez-vous pas, d’ailleurs, que son apparition coïncide avec la naissance des doctrines anarchistes, et son épanouissement définitif, avec l’explosion meurtrière de ces doctrines ?

Un jour viendra, le lendemain du Grand Soir, où la propriété de chacun sera réduite à l’unique bicyclette, source de toute joie, de toute santé, de toute ardeur, de toute jeunesse, la bicyclette, compagne fidèle de l’homme !

(Le Gil Blas, 11 juin 1894.)