XIV – LE SAINT D’ARGENT

 

C’était à Capri, un dimanche. Dubreuil, qui s’est arrangé là-bas une existence d’ermite, paisible et ensoleillée, me disait :

– Vous ne pouvez vous imaginer tout ce qu’il y a de comique dans ce coin de terre. Moi qui l’habite depuis quinze ans, j’ai assisté à des choses du dernier grotesque. Je ne connais rien de plus drôle, de plus bouffon que tout ce petit monde. Ils ont conservé des coutumes incroyables, comme d’envoyer à un ami qui vient de perdre un membre de sa famille du pain, de la viande et des gâteaux, afin d’éviter au malheureux éprouvé l’ennui de courir dans les rues à la recherche d’aliments. Et leur conseil municipal ! C’est son président qui posait cette affiche :

« Il a été perdu un porte-monnaie. Nous faisons appel à l’honneur de nos concitoyens. Garder l’argent d’autrui est un vol, et le vol est un acte que répudie la morale et condamne la société.

« P.-S. – Le porte-monnaie contient vingt centimes. »

Près de nous, un homme passa.

– C’est le bedeau, murmura Dubreuil. Examinez-le : sa main droite, que cache un gant blanc, est en bois. Dans la semaine, il la met de côté, mais, les jours de fête, il l’emmanche au bout de son bras.

Je souris :

– Encore une histoire, sans doute ?

Nous nous assîmes. Il raconta :

– Vous apprendrez que le patron de l’île est un nommé saint Constance, ancien évêque de Naples, qui a rendu d’importants services à Capri. Pour perpétuer ce souvenir, les habitants ont fait faire son buste de grandeur naturelle et en argent, en pur argent. Chaque année, au mois de mai, on célèbre sa fête : on tire le buste de la niche où il est enfermé et on le promène dans l’île pendant trois jours.

« Or, il y a quelque dix ans, les finances de Capri se trouvèrent en fort mauvais état. De gros créanciers napolitains harcelaient la municipalité et menaçaient de recourir aux tribunaux. Enfin, le maire les réunit en société et obtint un certain délai, à la condition que la ville de Capri donnerait, comme gage de ses dettes, le vénérable saint Constance.

« La municipalité dut adopter cette combinaison. Seulement, elle refusa de laisser sortir de son île le protecteur de Capri. On se contenta de renforcer l’armoire, on mit une serrure de sûreté, et les créanciers emportèrent la clef. On convint, en outre, que deux délégués viendraient, chaque année, à la fête du pays, pour ouvrir l’armoire et accompagner le saint dans ses pérégrinations.

« Dès lors, saint Constance fut au clou ; en bon français, chez ma tante.

« D’abord, tout alla pour le mieux. Enfermé ou non, le patron n’en veillait pas moins sur la sécurité de ses fidèles. Ils le savaient là, prêts à le défendre. On ne pouvait l’enlever. Son emprisonnement constituait même une sauvegarde.

« Cependant, l’anniversaire de sa fête approchait. On entrait dans le mois de mai, quand, tout à coup, une nouvelle effrayante se propagea. Des cas de choléra s’étaient produits à Naples.

« La terreur s’empara des habitants, gagna la municipalité, et, le fléau croissant au point que les cadavres, disait-on, encombraient les rues, il fut décidé que les communications avec le continent seraient interrompues.

« Alors on vécut isolé du monde, avec cette satisfaction de gens à l’abri des dangers que courent leurs semblables.

« Deux semaines s’écoulèrent ainsi. On préparait la fête. L’avant-veille, le conseil se réunit pour arrêter définitivement le programme. Mais, soudain, un des membres s’écria :

« – Et la clef ? Et les deux délégués qui doivent escorter saint Constance ?

« L’émoi fut indescriptible parmi les conseillers. La nouvelle se répandit dans l’île, et le peuple délibéra. Que faire ? Briser l’armoire ? On répugnait à ce sacrilège. Se passer de saint Constance ? De mémoire d’homme, jamais le patron de Capri n’avait manqué son voyage à travers ses domaines.

« Alors Felippe, le matelot, dit :

« – J’irai là-bas, moi, et je ramènerai la clef et les deux hommes.

« Il y eut un enthousiasme bruyant, et aussi quelques murmures. Des peureux grognaient : « Oui, ils nous rapporteront la peste, et saint Constance ne nous guérira pas. » Mais on se moqua de leurs craintes. Et Felippe fut conduit triomphalement à la grande marine, où il s’embarqua.

« Et, jusqu’au soir, le peuple suivit des yeux le hardi matelot qui s’en allait vers la cité des morts. Sur le golfe, calme comme un miroir, de ce gris bleuâtre qui, parfois, le rend semblable à une immense plaque d’ardoise, l’esquif glissait lentement, diminuait. Puis l’ombre vint, le ciel et l’eau se mêlèrent, et tout s’évanouit.

« La nuit passa. Le temps s’était rafraîchi. Le vent entamait la surface de la mer et soulevait de petites vagues. Enfin, vers neuf heures, un point apparut à l’horizon, grandit. C’était une barque. Elle contenait trois personnes.

« Et, tout à coup, une panique effroyable s’empara des habitants. Les trois hommes qui sortaient de la ville abhorrée ne venaient-ils pas avec le germe du fléau ? Et ils se représentèrent l’île décimée, leurs femmes mourantes, leurs enfants agonisants. Des groupes se formèrent. Des menaces furent proférées. La clef, certes, il la fallait ; mais ces étrangers ?…

« Et, quand Felippe et ses compagnons arrivèrent à quelques brasses de la jetée, une immense clameur s’éleva : « Arrêtez ! arrêtez ! » La barque stoppa.

« Le maire prit la parole :

« – Inutile d’avancer, messieurs. À quoi bon exposer notre brave population ? Donnez-nous la clef et retournez à Naples.

« Les délégués protestèrent. Mais un pêcheur, un forcené, fendit la foule, en brandissant un fusil.

« – Felippe, si tu bouges ton aviron, je tire.

« Les envoyés cédèrent. Le curé dit :

« – Attache la clef à une corde, au bout de la perche.

« Le matelot obéit, puis rama. L’un des Napolitains tendit la ligne. La barque dansait, approchait, reculait, sans qu’on pût la maintenir à une distance convenable. Enfin, on réussit à saisir la ficelle, on la coupa, et le curé s’empara de la clef.

« La foule s’écoula, escortant le prêtre avec de grands cris de joie. Mais lui, pris de peur, confia l’objet précieux à son bedeau.

« Et, à son tour, le bedeau se mit à trembler. Alors, comme il passait auprès d’un bâtiment en construction, il eut l’idée de désinfecter la clef dans un tas de chaux vive, et il l’y plongea à diverses reprises sans se soucier de la douleur cuisante qui brûlait ses doigts.

« Sans doute, il avait une écorchure, un point malade déjà. Bref, le lendemain, son index enflait ; trois jours après, la gangrène se déclarait, et, la semaine suivante, on lui coupait la main.

« Voilà l’histoire.

J’éclatai de rire. Il repartit :

– Vous ne me croyez pas ? Eh bien, ma parole, vous avez tort. Renseignez-vous.

Je me renseignai. Son récit était d’une exactitude rigoureuse.

(Le Gil Blas, 23 juillet 1894.)