I
La ville de Lévis est loin d’avoir toujours présenté l’aspect pittoresque qui la distingue aujourd’hui.
À l’époque dont je vais parler, l’église de Notre-Dame était presque isolée sur son immense plateau.
Et de là, en descendant jusqu’à la falaise qui borde le fleuve, c’était la Commune, avec ses ravins et ses broussailles ; tandis que vers l’est s’étendaient, jusque sur les hauteurs de Lauzon, une suite de prairies coupées de fossés le long desquels s’allongeaient de maigres clôtures de cèdre à moitié masquées par des fouillis d’arbustes et de plantes herbacées.
Après la fenaison, ces prairies étaient pour les gamins du voisinage un préau à perte de vue.
Et Dieu sait s’ils en profitaient !
Je me souviens avoir connu là une escouade de lurons qui ne se laissaient pas marcher sur les pieds, lorsqu’il s’agissait d’y aller gaiement.
Un soir que la petite troupe s’ébattait dans le champ le plus voisin de l’église, elle vit venir, longeant ce qui aurait pu être un trottoir, mais qui n’était encore qu’une rigole, un personnage dont l’apparition provoqua chez elle un intérêt soudain.
C’était un vieillard maigre et hâve, au dos voûté, mais d’apparence robuste, avec des cheveux poivre et sel qui s’échappaient en désordre d’un vieux feutre dégommé, et retombaient en mèches longues et sales sur le collet d’un paletot dont l’aspect débraillé accusait de nombreuses années de service et d’usure.
Une large ceinture de cuir retenait à sa hanche un pantalon jadis noir, dont les tiges effiloquées n’étaient pas faites pour dissimuler l’inquiétante maturité de l’ensemble.
Une chemise de flanelle en lambeaux, une paire de bottes outrageusement éculées complétaient le costume.
En somme, malgré la pacotille de ferblanterie qu’il portait sur son dos, le nouveau venu avait tous les dehors d’un vagabond ; et la canne ferrée qu’il tenait à la main n’était, ni par la taille ni par le poids, de nature à tranquilliser outre mesure bêtes et gens sur ses dispositions plus ou moins pacifiques.
Appuyé sur cette espèce d’épieu, il s’avançait lentement du côté de l’église, peinant dans la montée, faisant halte de temps à autre pour s’essuyer le front du revers de sa manche, tout en jetant du côté des moutards un regard oblique et défiant.
La rencontre ne paraissait pas lui sourire ; et l’on va voir que son instinct, ou plutôt son expérience, ne le trompait guère.
En l’apercevant, la marmaille eut un cri de joie :
– Dupil !
Et, le temps de le dire, toute la bande fut sur la clôture, rangée en batterie d’un nouveau genre, sous le feu de laquelle force était au vieux mendiant de passer, s’il tenait à continuer sa route.
Celui-ci, le sourcil froncé, se mit à promener alternativement sur chacun des jeunes espiègles un œil qui aurait pu troubler les plus hardis, s’ils n’eussent eu la clôture et le fossé pour protection naturelle.
Mais, comme rien ne bougeait, le vieillard poursuivit son chemin.
Quand il fut à quelques pas du groupe, un des enfants lui adressa la parole :
– Bonjour, père Dupil !
– Ah ! mes crapauds, s’écria le bonhomme ; vous savez ben que j’suis pas père. C’est vos serpents verts de parents qui vous montrent ça !...
Et il se mit à menacer les gamins de sa canne, en répétant :
– J’suis pas père, million de tempêtes ! vous le savez ben.
– Vous dites ça pour rire, père Dupil !
Cette fois, il fallut décamper, et prestement.
– Attendez voir, mes petits pendards, j’vais vous montrer, moi, si j’suis père !
Et voilà le bonhomme en train d’escalader la clôture avec son cliquetis d’ustensiles sur les épaules.
Pas besoin de se demander si les gamins détalaient.
En un clin d’œil, ils avaient franchi la largeur du champ, et mis leur peau en sûreté derrière une deuxième clôture.
L’homme les suivit en proférant une interminable kyrielle de jurons.
Quand il faisait mine de s’arrêter, les garnements n’avaient qu’à crier : Père Dupil ! et la poursuite recommençait.
Le vieux courait en titubant dans l’herbe nouvellement fauchée, harassé, la sueur au front, l’écume à la bouche, brandissant toujours sa redoutable canne, et crachant à pleine gorge tout ce que sa colère impuissante pouvait lui inspirer de menaces et de gros mots :
– Bande de malvats ! criait-il.
– Père ! répondait-on.
– J’suis pas père, canailles !
– Oui, vous êtes père.
– C’est pas vrai !
– Oui, c’est vrai !
– Non, non, non, non !
– Oui, oui, oui, oui !
– Non !...
– Vous blaguez, père.
– J’suis pas père !... crasse des crasses, c’est-y possible !
Et il reprenait sa course.
Mais il avait beau courir, les polissons, plus agiles du jarret, se tenaient facilement à distance en passant d’un champ dans un autre, et réussissaient toujours à mettre à temps une nouvelle barrière entre eux et lui.
Au sixième clos, le vieillard, épuisé, put sauter encore le fossé, brisa une perche de la clôture, enjamba le reste en blasphémant...
Mais il ne put aller plus loin...
Il s’affaissa sur le revers du talus, la tête dans ses mains, s’arrachant les cheveux à poignées, et grommelant toujours dans des hoquets étouffés :
– J’suis pas père, tas de rapaces ! j’suis pas père !...
II
Les enfants s’en revinrent par un autre chemin – contents d’eux-mêmes.
Ils avaient tant ri !
Hélas ! j’en étais malheureusement.
Et maintenant que, devenu vieux, je me prends à songer à tout ce qui a dû remuer au fond de cette existence bouffonne, avant de lui donner le pli tragique qu’elle a conservé jusqu’aux derniers moments, toutes les agaceries dont le pauvre traîne-misère a été l’objet de notre part me semblent autant de sacrilèges ; et je me sens porté à demander pardon à Dieu d’avoir peut-être versé une goutte amère de plus sur ce cœur déjà si profondément saturé de fiel et de vinaigre.
Les données manquent pour raconter la vie de Dupil.
Cette hostilité constante, qu’il voyait ou croyait voir fermenter autour de lui, l’avait rendu très défiant, très concentré.
Ce n’est que dans ses moments de colère et d’imprécations qu’il soulevait un peu le couvercle de son passé, et laissait entrevoir la source de ses griefs.
Car griefs il y avait.
Dupil était une victime.
De qui ?
De tous peut-être.
La Beauce était son pays natal.
Tout jeune, la mort de ses parents l’avait fait héritier d’une aisance au-dessus de la moyenne.
Il avait commencé par exploiter avec assez de succès un joli patrimoine, et l’avenir s’annonçait à lui, sinon très brillant, du moins sous d’excellentes couleurs, lorsque des difficultés survinrent.
Sir John Caldwell – un homme politique qui a laissé dans le pays des souvenirs peu enviables – le « maudit Carouel », comme il l’appelait, était alors propriétaire de la seigneurie de Lauzon, dans les limites de laquelle se trouvait enclavé l’héritage de Dupil.
Cela date de loin, comme on voit.
Or, à propos de quelque chose ou à propos de rien, sur un point ou sur un autre, réclamation légitime ou chicane d’Allemand, un différend s’éleva entre le gentilhomme puissant et l’humble roturier.
Une mesquine persécution d’intendant peut-être.
Il en résulta un procès.
Un de ces procès envenimés, interminables – instance sur instance – où demandeur et défendeur, appelant et intimé, gagnant ou perdant, tout le monde s’appauvrit – excepté les avocats.
Ce fut l’histoire du pot de terre et du pot de fer.
Dupil devait être condamné ; on le comdamna.
Pour le grand seigneur, c’eût été une plaisanterie.
Pour le petit propriétaire, c’était la ruine, ou peu s’en faut.
Perte de temps, relâchement dans les habitudes, affaires négligés, culture interrompue, mémoires de frais à payer, tout cela amena la gêne, les emprunts à usure, les hypothèques, et enfin les huissiers.
On vit une de ces dégringolades dont nos campagnes – peuplées de Bretons têtus et de plaideurs normands – nous offrent tant d’exemples.
Ce procès – où Dupil n’avait vu qu’une molestation criante – l’avait exaspéré ; les désastreuses conséquences qui s’ensuivirent le blessèrent profondément dans son sens intime de la justice.