(Mina Darville à son frère)
Je te le disais que tu finirais par faire une folie. Mais au fond tu me parais plus à envier qu’à blâmer. Le premier moment passé, M. de Montbrun doit avoir compris que la faim, l’occasion, l’herbe tendre... D’ailleurs Angéline t’a interrogé. Je ne puis penser sans rire à cette naïveté. J’ai hâte d’en pouvoir parler à M. de Montbrun pour lui dire : « Voyez l’inconvénient de ne jamais lire de romans, et de n’avoir pour amie intime qu’une personne aussi sage que moi ! »
Ainsi, Maurice, tu t’es mis à genoux. Il est vrai que c’était sur la mousse ; n’importe, je sais que ces belles choses ne m’arriveront jamais. On me glisse assez volontiers les doux propos mais je n’ai pas le charme souverain qui enlève l’esprit, et l’on ne songe pas du tout à se prosterner.
Cela n’empêche pas que je ne sois contente qu’Angéline ait appris à baisser les yeux – ces beaux yeux dont je n’ai jamais pu dire au juste la couleur – mais pardon, c’est à toi de les décrire.
Je t’avouerai que cette histoire de l’étang m’a donné une belle peur. De grâce, qu’allais-tu faire là ? Je n’ai pas coutume de critiquer le soleil, mais en pareille circonstance, jeter des gerbes de feu autour d’Angéline, c’était bien imprudent. Au fait, peut-être en as-tu vu plus qu’il n’y en avait. N’importe, tu as bien fait de fermer les yeux.
Tu dis qu’elle t’aimera. Je l’espère, mon cher, et peut-être t’aimerait-elle déjà si elle aimait moins son père. Cette ardente tendresse l’absorbe. Quant à M. de Montbrun, je l’ai toujours cru favorablement disposé. Si tu ne lui convenais pas ou à peu près, il t’aurait tenu à distance comme il l’a fait pour tant d’autres.
Je t’approuve fort de lui avoir confessé ton équipée. D’abord la franchise est une belle chose, et ensuite Angéline, qui ne cache jamais rien à son père, n’aurait pas manqué de tout lui dire à la première occasion, ce qui n’eût rien valu.
Penses-en ce qu’il te plaira, mais si elle est émue, comme tu le crois, je voudrais savoir ce qu’il lui a dit. Cet homme-là a un tact, une délicatesse adorable. Il a du paysan, de l’artiste, surtout du militaire dans sa nature, mais il a aussi quelque chose de la finesse du diplomate et de la tendresse de la femme. Le tout fait un ensemble assez rare. Quel ami tu auras là ! et sa fille !
Crois-moi, le jour que tu seras accepté, mets-toi à genoux pour remercier Dieu. Je connais beaucoup de jeunes filles, mais entre elles et Angéline il n’y a pas de comparaison possible. Ce qu’elle vaut, je le sais mieux que toi. Son éclatante beauté éblouit trop tes pauvres yeux. Tu ne vois pas la beauté de son âme, et pourtant c’est celle-là qu’il faut aimer.
À propos, tu sauras que mon révérend admirateur a daigné écrire dans mon album. Ça finit ainsi :
Calm and holy,
Thou sittest by the fireside of the heart,
Feeding ils flames.
Mais il est inutile de chercher à t’ouvrir les yeux sur mes glorieuses destinées. Quel dommage que l’étang soit si loin, je l’engagerais à y aller méditer ses sermons, et ne va pas croire que j’irais jeter du pain au cygne. Non, mon cher, la belle nature le laisse froid, mais il a ou veut avoir le culte de l’antiquité, et j’irais laver mes robes dans l’étang, comme la belle Nausicaa.
Faut-il dire que je m’ennuie ? que tu me manques ? En y réfléchissant, je me suis convaincue que, malgré tes nerfs de vieille duchesse, tu as un caractère aimable. J’espère que le pèlerinage à l’étang s’est accompli heureusement.
Je t’attends ; puisque tu es heureux, arrive en chantant. Il me tarde de t’embrasser.
Mina
(Charles de Montbrun à Maurice Darville)
Je n’ai pas perdu mon temps depuis votre départ, et il n’y a pas une personne en état de rendre compte de vous que je n’aie fait parler.
Vous êtes à peu près ce que vous devriez être ; je l’ai constaté avec bonheur, et comme on ne peut guère exiger davantage de l’humaine nature, j’ai laissé ma fille parfaitement libre de vous accepter. Elle n’a pas refusé, mais elle déclare qu’elle ne consentira jamais à se séparer de moi. Faites vos réflexions, mon cher, et voyez si vous avez objection à m’épouser.
Vous dites qu’en vous donnant ma fille, je gagnerai un fils et ne la perdrai pas. Je vous avoue que je pense un peu différemment, mais je serais bien égoïste si j’oubliais son avenir pour le bonheur de la garder toute à moi.
Vous en êtes amoureux, Maurice, ce qui ne veut pas dire que vous puissiez comprendre ce qu’elle m’est, ce qu’elle m’a été depuis le jour si triste, où revenant chez moi, après les funérailles de ma femme, je pris dans mes bras ma pauvre petite orpheline, qui demandait sa mère en pleurant. Vous le savez, je ne me suis déchargé sur personne du soin de son éducation. Je croyais que nul n’y mettrait autant de sollicitude, autant d’amour. Je voulais qu’elle fût la fille de mon âme comme de mon sang, et qui pourrait dire jusqu’à quel point cette double parenté nous attache l’un à l’autre ?
Vous ne l’ignorez pas, d’ordinaire on aime ses enfants plus qu’on n’en est aimé. Mais d’Angéline à moi il y a parfait retour ; et son attachement sans bornes, sa passionnée tendresse me rendrait le plus heureux des hommes, si je pensais moins souvent à ce qu’elle souffrira en me voyant mourir.
J’ai à peine quarante-deux ans ; de ma vie, je n’ai été malade. Pourtant cette pensée me tourmente. Il faut qu’elle ait d’autres devoirs, d’autres affections, je le comprends. Maurice, prenez ma place dans son cœur, et Dieu veuille que ma mort ne lui soit pas l’inconsolable douleur.
Dans ce qui m’a été dit sur votre compte, une chose surtout m’a fait plaisir : c’est l’unanime témoignage qu’on rend à votre franchise.
Ceci me rappelle que l’an dernier, un de vos anciens maîtres me disait, en parlant de vous : « Je crois que ce garçon-là ne mentirait pas pour sauver sa vie. » À ce propos, il raconta certains traits de votre temps d’écolier qui prouvent un respect admirable pour la vérité. « Alors, dit quelqu’un, pourquoi veut-il être avocat ? » Et il assura avoir fait un avocat de son pupille, parce qu’il avait toujours été un petit menteur.
Glissons sur cette marque de vocation. Votre père était l’homme le plus loyal, le plus vrai que j’aie connu, et je suis heureux qu’il vous ait passé une qualité si noble et si belle. J’espère que toujours vous serez, comme lui, un homme d’honneur dans la magnifique étendue du mot.
Mon cher Maurice, vous savez quel intérêt je vous ai toujours porté, surtout depuis que vous êtes orphelin. Naturellement, cet intérêt se double depuis que je vois en vous le futur mari de ma fille. Mais avant d’aller plus loin, j’attendrai de savoir si vous acceptez nos conditions.
C. de Montbrun
(Maurice Darville à Charles de Montbrun)
Monsieur,
Je n’essaierai pas de vous remercier. Sans cesse, je relis votre lettre pour me convaincre de mon bonheur.
Mademoiselle votre fille peut-elle croire que je veuille la séparer de vous ? Non, mille fois non, je ne veux pas la faire souffrir. D’ailleurs, sans flatterie aucune, votre compagnie m’est délicieuse.
Et pourquoi, s’il vous plaît, ne serais-je pas vraiment un fils pour vous ? Je l’avoue humblement, je me suis parfois surpris à être jaloux de vous ; je trouvais qu’elle vous aimait trop. Mais maintenant je ne demande qu’à m’associer à son culte ; il faudra bien que vous finissiez pas nous confondre un peu dans votre cœur.
Vous dites, Monsieur, que mon père était l’homme le plus loyal, le plus franc que vous ayez connu. J’en suis heureux et j’en suis fier. Si j’ai le bonheur de lui ressembler en cela, c’est bien à lui que je le dois.
Je me rappelle parfaitement son mépris pour tout mensonge, et je puis vous affirmer que sa main tendrement sévère le punissait fort bien. « Celui qui se souille d’un mensonge, me disait-il alors, toutes les eaux de la terre ne le laveront jamais. »
Cette parole me frappait beaucoup, et faisait rêver mon jeune esprit, quand je m’arrêtais à regarder le Saint-Laurent.
Je vous en prie, prenez la direction de toute ma vie, et veuillez faire agréer à Mlle de Montbrun, avec mes hommages les plus respectueux, l’assurance de ma reconnaissance sans bornes.
Monsieur, je voudrais pouvoir vous dire mon bonheur et ma gratitude.
Maurice Darville
(Charles de Montbrun à Maurice Darville)
Merci de m’accepter si volontiers. Vous ai-je dit que je ne consentirais pas au mariage d’Angéline avant qu’elle ait vingt ans accomplis ? mais je n’ai pas d’objections à ce qu’elle vous donne sa parole dès maintenant, et puisque nous en sommes là, je m’en vais vous demander votre attention la plus sérieuse.
Et d’abord, Maurice, voulez-vous conserver les généreuses aspirations, les nobles élans, le chaste enthousiasme de vos vingt ans ? Voulez-vous aimer longtemps et être aimé toujours ? « Gardez votre cœur, gardez-le avec toutes sortes de soins, parce que de lui procède la vie. » Faut-il vous dire que vous ne sauriez faire rien de plus grand ni de plus difficile ? « Montrez-moi, disait un saint évêque, montrez-moi un homme qui s’est conservé pur, et j’irai me prosterner devant lui. » Parole aussi touchante que noble !
Hé ! mon Dieu, la science, le génie, la gloire et tout ce que le monde admire, qu’est-ce que cela, comparé à la splendeur d’un cœur pur ? D’ailleurs, il n’y a pas deux sources de bonheur. Aimer ou être heureux, c’est absolument la même chose ; mais il faut la pureté pour comprendre l’amour.
Ô mon fils, ne négligez rien pour garder dans sa beauté la divine source de tout ce qu’il y a d’élevé et de tendre dans votre âme. Mais en cela l’homme ne peut pas grand-chose par lui-même. À genoux, Maurice, et demandez l’ardeur qui combat et la force qui triomphe. Ce n’est pas en vain, soyez-en sûr, que l’Écriture appelle la prière le tout de l’homme, et souvenez-vous que pour ne pas s’accorder ce qui est défendu, il faut savoir se refuser souvent et très souvent ce qui est permis.
Voilà le grand mot et le moins entendu peut-être de l’éducation que chacun se doit à soi-même. Dieu veuille que vous l’entendiez.
Je vous en conjure, sachez aussi être fort contre le respect humain. Et vous pouvez m’en croire, ce n’est pas très difficile. Dites-moi, si quelqu’un voulait vous faire rougir de votre nationalité, vous ririez de mépris, n’est-ce pas ?
Certes, j’admire et j’honore la fierté nationale, mais au-dessus je mets la fierté de la foi. Sachez-le bien, la foi est la plus grande des forces morales. Vivifiez-la donc par la pratique de tout ce qu’elle commande, et développez-la par l’étude sérieuse. J’ai connu des hommes qui disaient n’avoir pas besoin de la religion, que l’honneur était leur dieu, mais il est avec l’honneur, celui-là, du moins, bien des compromis, et si vous n’aviez pas d’autre culte, très certainement, vous n’auriez pas ma fille.
Mon cher Maurice, il est aussi d’une souveraine importance que vous acceptiez, que vous accomplissiez dans toute son étendue la grande loi du travail, loi qui oblige surtout les jeunes, surtout les forts.
Et, à propos, ne donnez-vous pas trop de temps à la musique ? Non que je blâme la culture de votre beau talent, mais enfin, la musique ne doit être pour vous que le plus agréable des délassements, et si vous voulez goûter les fortes joies de l’étude, il faut vous y livrer.
Encore une observation. Je n’approuve pas que vous vous mêliez d’élections.
On m’a dit que vous avez quelques beaux discours sur la conscience... Je veux être bon prince, mais, je vous en avertis charitablement, s’il vous arrive encore d’aller, vous, étudiant de vingt ans, éclairer les électeurs sur leurs droits et leurs devoirs, je mettrai Angéline et Mina à se moquer de vous.
D’ailleurs, pourquoi épouser si chaudement les intérêts d’un tel ou d’un autre ? Croyez-vous que l’amour de la patrie soit la passion de bien des hommes publics ?
Nous avons eu nos grandes luttes parlementaires. Mais c’est maintenant le temps des petites : l’esprit de parti a remplacé l’esprit national.
Non, le patriotisme, cette noble fleur, ne se trouve guère dans la politique, cette arène souillée. Je serais heureux de me tromper ; mais à part quelques exceptions bien rares, je crois nos hommes d’État beaucoup plus occupés d’eux-mêmes que de la patrie.
Je les ai vus à l’œuvre, et ces ambitions misérables qui se heurtent, ces vils intérêts, ces étroits calculs, tout ce triste assemblage de petitesses, de faussetés, de vilenies, m’a fait monter au cœur un immense dégoût, et dans ma douleur amère, j’ai dit : Ô mon pays, laisse-moi t’aimer, laisse-moi te servir en cultivant ton sol sacré !
Je ne veux pas dire que vous deviez faire comme moi. Et dans quelques années, si la vie publique vous attire invinciblement, entrez-y. Mais j’ai vu bien des fiertés, bien des délicatesses y faire naufrage, et d’avance je vous dis : Que ce qui est grand reste grand, que ce qui est pur reste pur.
Cette lettre est grave, mais la circonstance l’est aussi. Je sais qu’un amoureux envisage le mariage sans effroi ; et pourtant, en vous mariant, vous contractez de grands et difficiles devoirs.
Il vous en coûtera, Maurice, pour ne pas donner à votre femme, ardemment aimée, la folle tendresse qui, en méconnaissant sa dignité et la vôtre, vous préparerait à tous deux d’infaillibles regrets. Il vous en coûtera, soyez-en sûr, pour exercer votre autorité, sans la mettre jamais au service de votre égoïsme et de vos caprices.
Le sacrifice est au fond de tout devoir bien rempli ; mais savoir se renoncer, n’est-ce pas la vraie grandeur ? Comme disait Lacordaire, dont vous aimez l’ardente parole : « Si vous voulez connaître la valeur d’un homme, mettez-le à l’épreuve, et s’il ne vous rend pas le son du sacrifice, quelle que soit la pourpre qui le couvre, détournez la tête et passez. »
Mon cher Maurice, j’ai fini. Comme vous voyez, je vous ai parlé avec une liberté grande ; mais je m’y crois doublement autorisé, car vous êtes le fils de mon meilleur ami, et ensuite, vous voulez être le mien.
Mes hommages à MlleDarville. Puisqu’elle doit venir, pourquoi ne l’accompagneriez-vous pas ? Vous en avez ma cordiale invitation, et les vacances sont proches.
À bientôt. Je m’en vais rejoindre ma fille qui m’attend. Ah ! si je pouvais, en vous serrant sur mon cœur, vous donner l’amour que je voudrais que vous eussiez pour elle !
C. de Montbrun
(Maurice Darville à Charles de Montbrun)
Monsieur,
Jamais je ne pourrai m’acquitter envers vous ; mais je vous promets de la rendre heureuse, je vous promets que vous serez content de moi.
Il y a dans votre virile parole quelque chose qui m’atteint au-dedans ; vous savez vous emparer du côté généreux de la nature humaine, et encore une fois vous serez content de moi. Que vous avez bien fait de ne vous reposer sur personne du soin de former votre fille ! Aucune autre éducation ne l’aurait faite celle qu’elle est.
Quant à votre invitation, je l’accepte avec transport, et pourtant, il me semble que vous me verrez arriver sans plaisir. Mais vous avez l’âme généreuse, et j’aurai toujours pour vous les sentiments du plus tendre fils.
Non, je n’aurais pas ce triste courage de mettre une main souillée dans la sienne !
Votre fils de cœur,
Maurice Darville
(Maurice Darville à Angéline de Montbrun)
Mademoiselle,
Je vous remercie simplement. Ni le bonheur ni l’amour ne se disent. Du cœur ému dans ses divines profondeurs, ce sont des larmes qui jaillissent. Dieu veuille qu’un jour vous connaissiez l’ineffable douceur de ces larmes.
Mademoiselle, puissiez-vous m’aimer un jour comme je vous aime.
Vôtre à jamais,
Maurice Darville
(Angéline de Montbrun à Mina Darville)
Chère Mina,
Si vous saviez comme je vous désire, au lieu de prendre le bateau comme tout le monde, vous vous embarqueriez sur l’aile des vents. J’aurai tant de plaisir à vous démondaniser !
Mon père dit qu’on ne réussit pas tous les jours à des opérations comme celle-là. Les hommes, vous le savez, se font des difficultés sur tout et n’entendent rien aux miracles.
Mais n’importe, je suis pleine de confiance. Je changerai la reine de la mode en fleur des prés, et cette grande métamorphose opérée, vous serez bien contente.
Tout sceptre pèse, j’en suis convaincue, et pourtant – voyez l’inconséquence humaine – je songe à reconquérir mon royaume, et veux vous prendre pour alliée.
Mina, ma maison, que vous croyez si paisible, est en proie aux factions.
Ma vieille Monique oublie que sa régence est finie, et ne veut pas lâcher les rênes du pouvoir, ce qui lui donne un trait de ressemblance avec bien des ministres.
Si vous venez à mon secours, je finirai comme les rois fainéants. Je pourrais, il est vrai, protester au nom de l’ordre et du droit, mais je risque de m’y échauffer, et mon père dit qu’il ne faut pas crier, à moins que le feu ne prenne à la maison.
Je me suis décidée à vous attendre, et lorsqu’on oublie trop que c’est à moi de commander, je prends des airs dignes.
Chère Mina, je vous trouve bien heureuse de venir chez nous. Il me semble que c’est une assez belle chose de voir le maître de céans tous les jours.
Croyez-moi, quand vous l’aurez observé dans son intimité, vous aurez envie de faire comme la reine de Saba, qui proclamait bienheureux les serviteurs de Salomon.
MmeSwetchine a écrit quelque part que la bienveillance de certains cœurs est plus douce que l’affection de beaucoup d’autres ; comme la lune de Naples est plus brillante que bien des soleils. Cette pensée me revient souvent lorsque je le vois au milieu de ses domestiques. Chère Mina, j’aimerais mieux être sa servante que la fille de l’homme le plus en vue du pays.
Votre frère assure qu’entre nous la ressemblance morale est encore plus grande que la ressemblance physique. C’est une honte de savoir si bien flatter, et vous devriez l’en faire rougir. Moi, quand j’essaie, il me dit : « Mais, puisque vous avez la plus étroite parenté du sang, pourquoi n’auriez-vous pas celle de l’âme ? Ignorez-vous à quel point vous lui ressemblez ? »
Cette question me fait toujours rire, car depuis que je suis au monde, j’entends dire que je lui ressemble, et toute petite je le faisais placer devant une glace, pour étudier avec lui cette ressemblance qui ne lui est pas moins douce qu’à moi. Délicieuse étude ! que nous reprenons encore souvent.
Que j’ai hâte de vous voir ici où tout sourit, tout embaume et tout bruit ! Il me semble qu’il y a tant de plaisir à se sentir vivre et que le grand air est si bon ! Je veux vous réformer complètement. Hélas ! je crains beaucoup de rester toujours campagnarde jusqu’au fond de l’âme. Ici tout est si calme, si frais, si pur, si beau ! Quel plaisir j’aurai à vous montrer mes bois, mon jardin et ma maison, mon nid de mousse où bientôt vous chanterez : Home, sweet home. Vous verrez si ma chambre est jolie.
« Elle est belle, elle est gentille,
Toute bleue. »
Comme celle que Mlle Henriette Chauveau a chantée. Quand vous l’aurez vue, vous jugerez s’il m’est possible de ne pas l’aimer,
« ainsi que fait l’alouette
et chaque gentil oiseau,
pour le petit nid d’herbette
qui fut hier son berceau. »
J’ai mis tous mes soins à préparer la vôtre, et j’espère qu’elle vous plaira. Le soleil y rit partout, ma frileuse. J’y vais vingt fois par jour, pour m’assurer qu’elle est charmante, et aussi parce que vous y viendrez bientôt. Jugez de ma conduite quand vous y serez. L’attente a son charme. Je suis sans cesse à regarder la route par où vous viendrez, mais je n’y vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.
Dites à M. Maurice que je lui recommande d’avoir bien soin de vous. La belle famille que nous ferons !
Chère sœur, je vous aime et vous attends.
Angéline
(Mina Darville à Angéline de Montbrun)
Chère sœur,
Permettez-moi de commencer comme vous finissez. Hélas ! J’ai commis l’imprudence de laisser lire votre lettre à Maurice, et il y a perdu le peu de raison qui lui restait.
Ma chère, vous m’amusez beaucoup en me recommandant à ses soins. Si vous saviez dans quel oubli un amoureux tient toutes les choses de la terre !
J’en suis réduite à m’occuper de lui comme un enfant. Il paraît qu’en extase on n’a besoin de rien. Cependant je persiste à lui faire prendre un bouillon de temps à autre. Ma cousine, inquiète, voulait le faire soigner, mais il s’est défendu en chantant sotto voce :
Ah ! gardez-vous de me guérir !
J’aime mon mal, j’en veux mourir.
Le docteur consulté a répondu : « Il a bu du haschisch. Laissez-le tranquille ». Ma cousine n’a pas demandé d’explications, mais je vois bien qu’elle n’est pas sûre d’avoir compris. Le langage figuré n’est pas son genre.
Je prie votre sagesse de ne pas s’alarmer. Maurice a une nature d’artiste, et il est dans toute l’effervescence de la jeunesse. Mais ça se calmera. Et quand ça ne se calmerait point ! La puissance de sentir n’est pas tout à fait ce qui effraie une femme.
D’ailleurs, il a une foi vive et le vrai sentiment de l’honneur. Vous êtes faits pour vous aimer, et vous serez heureux ensemble. Quand il pleurerait d’admiration devant la belle nature, ou même de tendresse pour vous, qu’est-ce que ça fait ?
Laissons dire les positifs. J’ai vu de près le bonheur de raison et, entre nous, ça ressemble terriblement à une vie qui se soutient par des remèdes.
Je sais que le mot d’exaltation est vite prononcé par certaines gens. Angéline, êtes-vous comme moi ? Il existe sur la terre un affreux petit bon sens horriblement raide, exécrablement étroit, que je ne puis rencontrer sans éprouver l’envie de faire quelque grosse folie. Non que je haïsse le bon sens, ce serait un triste travers. De tous les hommes que je connais, votre père est le plus sensé, et je suis suffisamment charitable à son endroit. Le vrai bon sens n’exclut aucune grandeur. Régler et rapetisser sont deux choses bien différentes. Quelle est donc, je vous prie, cette prétendue sagesse qui n’admet que le terne et le tiède, et dont la main sèche et froide voudrait éteindre tout ce qui brille, tout ce qui brûle ?
Ma belle fleur des champs, que vous êtes heureuse d’avoir peu vu le monde ! Si c’était à refaire, je choisirais de ne le pas voir du tout, pour garder mes candeurs et mes ignorances. Voilà où j’en suis après deux ans de vie mondaine. Jugez de ce que dirait Mme D... si elle voulait parler.
J’ai eu des succès. Veuillez croire que je le dis sans trop de vanité. Vous savez qu’Eugénie de Guérin n’a jamais été recherchée. Il y a là matière à réflexions pour Mina Darville et son cercle d’admirateurs. Pauvres hommes ! partout les mêmes.
Chère amie, M. de Montbrun me juge mal. Je ne demande qu’à me démondaniser. J’avais résolu d’arriver chez vous avec une simple valise, comme il convient à une âme élevée qui voyage.
Mais on sait rarement ce qu’on veut et jamais ce qu’on voudra : j’ai fini par prendre tous mes chiffons. Vraiment, je n’y comprends rien, et devant mes malles pleines et mes tiroirs vides, je me surprends à rêver.
Ma belle, il faudra que vous m’aidiez à passer quelques-unes de mes malles en contrebande. Je crains le sourire de M. de Montbrun. Au fond, quel mal y a-t-il à vouloir se bien mettre pourvu qu’on ait du goût ?
Si Mlle de Montbrun est indifférente à la parure, c’est qu’en étudiant sa ressemblance, elle s’est aperçue qu’elle pouvait parfaitement s’en passer. Moi, je ne puis pas me donner ce luxe. Voilà, et dites à M. votre père que je n’aurai pas été une semaine à Valriant sans lui découvrir bien des défauts.
J’envisage sans effroi une petite causerie avec lui, quoiqu’il ait parfois des mots durs. Ainsi, l’hiver dernier, dans une heure d’épanchement, je lui avouai que j’étais bien malheureuse – que je n’avais pas le temps d’aimer quelqu’un qu’aussitôt j’en préférais un autre – et au lieu de me plaindre, cet austère confesseur m’appela dangereuse coquette.
N’importe, ma chère, je ne vous blâme pas de l’aimer, et même, il m’arrive de dire que c’est une belle chose d’être obligée à ce devoir.
Si vous m’en croyez, nous réfléchirons avant de faire abdiquer Mme Monique. M. de Montbrun vous croit la perle des ménagères, mais,
tel brille au second rang qui s’éclipse au premier.
Pourtant, je hais l’usurpation. Je suis légitimiste. Dites à M. de Montbrun que nous allons aviser ensemble à donner un roi a la France.
Ma chère, je suis sûre que ma chambre me plaira. Seulement, je n’aime pas la nature riante. Il me faudrait une allée bordée de sapins, pour mes méditations. Quant à Maurice, je crois qu’il n’en a pas besoin, et sa pensée m’a l’air de s’en aller souvent tout au bout d’un jardin, tout au bord d’un étang.
Ne rougissez pas, ma très belle. Je vous embrasse comme je vous aime.
(Mina Darville à Emma S***)
Il s’en va minuit, et je viens de fermer ma fenêtre, où je suis restée longtemps. J’aime la douceur sereine des belles nuits, et je vous plains, ma chère amie, de vouloir vous cloîtrer.
Pardon, vous n’aimez pas que j’aborde se sujet. Il me semble pourtant que je n’en parle pas mal, mais...
Avez-vous jamais descendu le Saguenay ?
Franchement, la vie religieuse m’apparaît comme cette étonnante rivière, qui coule paisible et profonde, entre deux murailles de granit. C’est grand, mais triste. Ma chère, l’inflexible uniformité, l’austère détachement ne sont pas pour moi.
Je me plais parfaitement à Valriant, charmant endroit, qui n’aurait rien de grandiose sans le fleuve qui s’y donne des airs d’océan. Faut-il vous dire que Maurice est heureux ? Le secret n’en est plus un maintenant. Il est difficile, quoi qu’on fasse, de trouver beaucoup à redire à ce mariage ; et vraiment c’est une belle chose que cet amour qui grandit ainsi au grand soleil, en toute paix et sécurité. Puis, autour d’eux, tout est si beau.
Sans doute, rien n’est plus intérieur que le bonheur. Mais tout de même, quand Dieu créa Adam et Ève, il ne les mit pas dans un champ désolé. Maurice s’accommoderait parfaitement d’un cachot, mais sceptique, vous ne croyez plus à rien. Vous dites qu’il en est de l’amour comme des revenants : qu’on en parle sur la foi des autres. Que n’êtes-vous à Valriant ! Il vous faudrait reconnaître que l’amour existe – qu’il y a des réalités plus belles que le rêve.
Angéline ressemble plus que jamais à son père. Elle a ce charme pénétrant, ce je ne sais quoi d’indéfinissable que je n’ai vu qu’à lui et que j’appelle du montbrunage. Mais ce que j’aime surtout en elle, c’est sa sensibilité profonde, son admirable puissance d’aimer.
Vous savez comme j’incline à estimer les gens d’après ce qu’ils valent par là, et pourquoi pas ? Mon poids, c’est mon amour, disait saint Augustin.
Si j’y connais quelque chose, la tendresse d’Angéline pour son père est sans bornes, mais elle l’aime sans phrase et ne l’embrasse que dans les coins.
Nous menons tous ensemble la vie la plus saine, la plus agréable du monde. Il y a ici un parfum salubre qui finira par me pénétrer.
Vraiment, je ne sais comment je pourrai reprendre la chaîne de mes mondanités. Vous rappelez-vous nos préparatifs pour le bal, alors que se bien mettre était la grande affaire, et que j’aurais tant souhaité avoir une fée pour marraine, comme Cendrillon ? Sérieusement, il nous en aurait coûté moins de temps et d’argent pour tirer de misère quelques familles d’honnêtes gens. Je vous assure que je suis bien revenue des grands succès et des petits sentiments. Mais l’amour est une belle chose... Aimer c’est sortir de soi-même. Je vous avoue que je ne puis plus me supporter.
Bonsoir.
Mina
P.S. – C’est la faute d’Angéline et de Maurice. On ne peut les voir ensemble sans extravaguer.
(La même à la même)
Vous rappelez-vous avec quelle sollicitude vous veilliez sur le pied de boules-de-neige qui ornait la cour des Ursulines ? Je ne sais pourquoi ce souvenir me revenait tout à l’heure pendant que je me promenais dans le jardin. Je voudrais bien vous y voir. D’ordinaire, j’aime peu les jardins : j’y trouve je ne sais quoi qui me porte à chanter :
J’aime la marguerite
Qui fleurit dans les champs.
Mais celui-ci a un air de paradis. Vraiment, je voudrais y passer ma vie. Il y a là des réduits charmants, des berceaux de verdure pleins d’ombre, de fraîcheur, de parfums.
Jamais je n’ai vu tant de fleurs, fleurs au soleil, fleurs à l’ombre, fleurs partout. Et tout le charme du spontané, du naturel. Vous savez mon horreur pour l’aligné, le guindé, le symétrique.
Ici rien de cela, mais le plus gracieux pêle-mêle de gazons, de parterres et de bosquets. Un ruisseau aimable y gazouille et folâtre, et, par-ci par-là, des sentiers discrets s’enfoncent sous la feuillée. Mes beaux sentiers verts et sombres ! L’herbe y est molle ; l’ombre épaisse ; les oiseaux y chantent, la vie s’y élance de partout.
C’est une délicieuse promenade, qui aboutit à un étang, le plus frais, le plus joli du monde.
Nous allons souvent y commencer la soirée, mais, hélas ! les importuns se glissent partout. Il nous en vient parfois. Hier – je suis bien humiliée – nous eûmes à supporter un Québecquois beaucoup plus riche qu’aimable, qui s’est aventuré jusqu’ici. Le jardin lui arracha plusieurs gros compliments, et arrivé à l’étang : « Comme c’est joli ! dit-il. Le bel endroit pour faire la sieste après son dîner ! »
Maurice lui jeta un regard de mépris, et s’éloigna en fredonnant sa marche hongroise. J’expliquai à Angéline que son futur seigneur et maître est du genus irritabile, que la marche hongroise est un signe certain de colère ; et qu’en entendant ces notes belliqueuses, elle devra toujours se montrer. Cela nous amusa, mais elle dit que se fâcher, s’impatienter, c’est dépenser inutilement quelque chose de sa force.
Plus je la vois, plus je la trouve bien élevée ; elle m’appelle sa sœur, ce qui ravit Maurice. Pauvre Maurice. Sa voix est plus veloutée que jamais. Le doux parler ne nuit de rien.
La conversation d’Angéline ne ressemble pas à celle d’une femme du monde, mais elle est singulièrement agréable. Maurice dit qu’elle a le rayon, le parfum, la rosée. Le pauvre garçon est amoureux à faire envie et à faire pitié.
Angéline me fait mille questions charmantes sur son caractère, sur ses goûts, sur ses habitudes. Ses rêveries l’intéressent sans qu’elle sache trop pourquoi. Vous ne sauriez croire comme cette folle crainte qu’il a de mourir jésuite la divertit aussi bien que son horreur pour les demoiselles qui chantent : « Demande à la brise plaintive », ou autres bêtises langoureuses.
M. de Montbrun me traite de la manière la plus aimable, avec cet air un peu protecteur qui lui va si bien. On l’accuse de ne pas remplir tout son mérite. Mais comme je lui sais gré de n’avoir jamais été ministre ! Il fait bon de voir ce descendant d’une race illustre cultiver la terre de ses mains. Dieu veuille que cet exemple ne soit pas perdu.
Ce soir, nous parlions ensemble de l’avenir du Canada ; il était un peu triste et soucieux. Pour moi, je fis comme tout le monde : je tombai sur le gouvernement, qui fait si peu pour arrêter l’émigration, pour favoriser la colonisation. Mais ce beau zèle le laissa froid ; et, jetant un regard un peu dédaigneux sur ma toilette, il me demanda si j’avais pensé à me refuser quelque chose pour aider les pauvres colons.
Ma chère Emma, je ne pouvais pas dire : « je l’ai fait », mais je lui dis : « je le ferai ». Il sourit, et ce sourire, le plus fin que j’aie vu, me choqua. J’eus envie de pleurer. Me croit-il incapable d’un sentiment élevé ? Je lui prouverai que je ne suis pas si frivole qu’il le pense. Vous le savez, une simple parole suffit parfois pour réveiller les sentiments endormis. Ah ! si vouloir était pouvoir !
Tantôt appuyée sur ma fenêtre, je faisais des rêves comme le Père L... en ferait s’il avait le temps. Je donnais à tous l’élan patriotique. J’éteignais les lustres des bals, je supprimais l’extravagance des banquets, tout ce qui se dépense inutilement, je persuadais à chacun et à chacune de le donner pour la colonisation.
Puis je voyais les déserts s’embellir de fécondité, les collines se revêtir d’allégresse, les germes se réjouir dans les entrailles de la terre, et à côté de la lampe de l’humble église, la lampe du colon brillait. Ah ! si chacun faisait ce qu’il peut ! Un si grand nombre de Canadiens prendraient-ils la route de l’exil ? Mais j’aime l’espérance. Nous sommes nés de la France et de l’Église. Confiance et bonsoir, chère amie.
Mina
(La même à la même)
Décidément, mes rêves patriotiques vous sont suspects, et ce n’est pas sans malice que vous me conseillez de chercher la source de ce beau zèle. Ma chère, je n’ai pas l’esprit curieux. Chercher les sources, remonter aux principes, c’est l’affaire des explorateurs et des philosophes. Prétendez-vous me confondre avec ces gens-là ? D’ailleurs, il ne faut jamais admettre le plus, quand le moins suffit à une explication. Ici le patriotisme suffit.
Vous rappelez-vous nos conversations de l’automne dernier, alors que vous commenciez à être un peu sage ? Quels progrès vous avez faits ! J’aimerais reprendre ces causeries.
Angéline a toute mon amitié, toute ma confiance, mais elle m’est trop supérieure à certains égards. Aucune poussière n’a jamais touché cette radieuse fleur, et conséquemment je m’observe toujours un peu ; avec vous, je suis plus libre.
Malgré vos aspirations religieuses, je ne puis oublier que nous avons été compagnes de chimères, de lectures, de frivolités. Parfois, je vous envie votre désenchantement si prompt, si complet. Mais ces désirs s’évanouissent vite. Je m’obstine à espérer qu’un jour ou l’autre le bonheur passera sur cette pauvre terre que Dieu a faite si belle.
De ma fenêtre j’ai une admirable vue du fleuve. Vraiment, c’est l’océan. Je ne me lasse pas de le regarder. J’aime la mer. Cette musique des flots jette un velours de mélancolie sur la tristesse de mes pensées, car, je vous l’avoue, j’ai des tristesses, et volontiers je dirais comme je ne sais plus quelle reine : « Fi de la vie ». Pourtant je n’ai aucun sujet positif de chagrin, mais vous le savez, on cesse de s’aimer si personne ne nous aime.
Eh bien ! je vois venir le jour où je me prendrai en horreur.
Vous n’ignorez pas comme j’ai désiré la réalisation du rêve de Maurice. Sans doute je savais que je passerais au second rang. Mais est-ce le second rang que je tiens ? Y a-t-il comparaison possible entre son culte pour elle et son affection pour moi ?
Il est vrai, qu’en revanche Angéline m’aime plus qu’autrefois ; elle m’est la plus aimable, la plus tendre des sœurs ; mais naturellement je viens bien après son fiancé et son père.
Quant à celui-ci, the last but not the least, qu’est-ce que cet aimable intérêt qu’il me porte ? Je l’admets, dans ce cœur viril le moindre sentiment a de la force. Mais encore une fois, qu’est-ce que cela ? Si vous saviez comme il aime sa fille !
Pour moi, je ne suis nécessaire à personne. Ma chère Emma, j’éprouve ce qu’éprouverait un avare qui verrait les autres chargés d’or, et n’aurait que quelques pièces de monnaie.
Mina
(La même à la même)
Vous dites, chère amie, que la seule chose triste, ce serait d’être aimée pardessus tout. Triste, est-ce bien là le mot ? Disons redoutable, si vous le voulez, mais soyez tranquille, je suis bien à l’abri de ce côté. Sans doute, il est plus doux, plus divin de donner que de recevoir. Mais le désintéressement absolu, où le trouve-t-on ?
Je vous avoue que votre citation de Fénelon ne m’a pas plu[2]. Ce roi de Chine m’est resté sur le cœur. Quoi ! c’est là que vous voulez arriver ? Il viendra un temps où il vous sera parfaitement égal que je vous donne une pensée, un souvenir !
Je me suis plainte à M. de Montbrun, qui m’a répondu, non sans malice peut-être, que vous en aviez pour longtemps avant d’en être à l’amour pur et à la mort mystique.
Je vois qu’il trouve charmant que les rivalités mondaines n’aient pas refroidi notre amitié d’enfance. Il dit que nous avons du bon. Sur le papier, cela n’a pas l’air très flatteur, mais ce diable d’homme a le secret de rendre le moindre compliment extrêmement acceptable.
Je vous avoue que je ne m’habitue pas au charme de sa conversation. Pourtant, son esprit s’endort souvent, sa pensée a besoin du grand air, et jamais il ne cause si bien qu’à travers champs, mais n’importe. Même dans un salon bien clos, il garde toujours je ne sais quoi qui repose, rafraîchit, et fait qu’on l’écoute comme on marche sur la mousse, comme on écoute le ruisseau couler.
Il ne lui manque qu’un peu de ce charme troublant qui nous faisait extravaguer devant le portrait de Chateaubriand. Je dis faisait. Au fond, cette belle tête peignée par le vent me plaît encore plus qu’on ne saurait dire. Mais décidément c’est trop René. Admirez ma sagesse. Je voudrais apprendre à comprendre, à pratiquer la vie, je voudrais oublier le beau ténébreux et ses immortelles tristesses. Pourtant, cet ennuyé est bien aimable. Convenez-en.
M. de Montbrun assure que vous allez retrouver votre gaieté derrière les grilles. Quoiqu’il vous ait peu vue, il ne vous a pas oubliée ; vous lui plaisez, et comme on me fait plaisir en vous rendant justice, je ne lui ai pas laissé ignorer que vous le trouvez l’homme le plus séduisant que vous ayez vu.
La discrétion doit avoir des bornes ; d’ailleurs avec lui c’est tout à fait sans inconvénients : il ne vous croira pas éprise de lui ou à la veille de l’être.
Nous parlons quelquefois de votre vocation. Il vous approuve de prendre le chemin le plus court pour aller au ciel. Mais je reste faible contre la pensée de cette demi-séparation.
Je crains que l’austérité religieuse ne nuise à notre intimité. Il y a une foule de riens féminins qu’il faut dire ; l’amitié sans confiance, c’est une fleur sans parfum. Puis, parfois, il faut si peu de chose pour changer l’amitié en indifférence. Il me semble, qu’à certains moments, le cœur est beaucoup comme ces mers du nord qu’une pierre lancée, que le moindre choc va glacer de toutes parts, une fois l’été fini. Prenons garde.
Il est maintenant décidé que Maurice ira en France pour ses études. Comment pourra-t-il s’arracher d’ici ? Je n’en sais rien, ni lui non plus.
Mais il faudrait toujours finir par partir, et M. de Montbrun ne veut pas qu’Angéline se marie avant d’avoir vingt ans. Pour moi, je passerai probablement ici la plus grande partie de l’absence de mon frère. Il le désire, et ma belle petite sœur m’en presse très fort.
Pauvres enfants ! la pensée du départ les assombrit beaucoup, ce qui me rassure. Chose étrange, le bonheur fait peur. Il me semblait toujours qu’il allait arriver quelque chose. C’est bien singulier, mais Angéline m’inspire souvent une pitié qui ne peut se dire. Je la trouve trop belle, trop charmante, trop heureuse, trop aimée.
Vous comprenez qu’ici nous sommes bien loin de l’illusion des amitiés de la terre, qui s’en vont avec les années et les intérêts. Vraiment, j’ai beau regarder, je ne vois point le grain noir, comme disent les marins. Le bonheur serait-il de ce monde ? Il est vrai que son père ne cherche pas du tout à lui épargner les petites contrariétés de chaque jour. Il l’assujettit fort bien à son devoir. Mais qu’est-ce que cela ? Rien qu’à la regarder, on voit qu’elle ne connaît pas le terne, ou, comme nous disons, le gris de la vie.
Mina
(Mina Darville à Emma S***)
Je suis de la plus belle humeur du monde, et je veux vous dire pourquoi. D’abord, sachez que Mme H... est à Valriant. Oui, ma chère, elle ne peut supporter le séjour des campagnes à la mode (sic). Il lui faut le calme, le repos, etc. C’est parfaitement touchant, mais j’incline à croire que cette veuve inconsolable ferait très volontiers « sa principale affaire des doux soins d’aimer et de plaire ».
Toujours est-il qu’elle a fait comme celui qui alla à la montagne parce que la montagne ne venait pas à lui. Du reste, toujours brillante ; seulement le voisinage d’Angéline ne lui est pas avantageux. Elle a un peu l’air d’un dahlia à côté d’une rose qui s’entrouvre.
Mais elle manœuvrait de son mieux. Il fallait voir avec quel enthousiasme elle parlait d’Angéline ! Avec quelle grâce modeste elle reprochait à M. de Montbrun de ressembler autant à la plus charmante des Canadiennes. C’était une étude piquante. Mais sous les grâces étudiées, j’ai cru voir une passion sincère. Ce qui est sûr, c’est qu’elle me hait cordialement. Je suis sa bête noire. Il est vrai qu’ostensiblement, on me fait la plus belle patte de velours possible, mais j’ai senti bien souvent les griffes.
Quels compliments perfides ! comme cette femme serait dangereuse si elle avait de la mesure ! et quelle pauvre personne elle voudrait faire de moi sous le beau prétexte de relever mes succès !
Oui, ma chère, je suis une grande criminelle, et j’ai déjà fait couler bien des larmes. On en connaît dont le cœur est en cendres. Je suis cause que de jeunes talents négligent l’étude et s’étiolent tristement. Aussi M. de Montbrun m’a dit : « Mademoiselle, je commence à croire que je rends un grand service à mon pays en vous gardant à Valriant à mes risques et périls ».
Cela nous fit rire. Madame H..., qui sait tant de choses, ne sait pas qu’en prouvant trop on ne prouve rien. Mais je suis bien vengée. Madame s’en ira traînant l’aile et tirant le pied.
Je ne parle pas au figuré. Elle s’est donné une entorse en glissant d’un rocher où elle s’était aventurée malgré mes sages remontrances. Heureusement qu’elle a eu plus de peur que de mal.
Mais si vous aviez vu son convoi ! M. de Montbrun et Maurice portaient le brancard, Angéline portait l’ombrelle de madame. Pour moi, j’étais comme l’officier de Malbrouck : celui qui ne portait rien.
Il faut croire que je n’ai pas un très bon cœur, car j’avais une folle envie de rire. Au fond, je ne me le reproche pas beaucoup. Comme le dit le cocher de M. de Montbrun : « La grosse dame n’avait pas d’affaire à se hisser sur les crans, elle avait beau à se promener dans le chemin du roi. »
Nous sommes allés en corps lui faire visite. M. de Montbrun n’avait pas l’air plus ému qu’il fallait, et moi, j’avais une figure qui ne valait rien. Depuis nous avons perdu M. W... C’est un étranger qui aime beaucoup la pêche, et croit fermement que tout ce qui est grand, noble, distingué, vient en droiture de l’Angleterre.
D’ailleurs très comme il faut. Depuis une quinzaine il nous honorait de ses assiduités.
Angéline soutient qu’elle l’a vu rire. Il est certain qu’il s’essayait parfois à badiner, et si vous saviez comme sa phrase est plombée ! « Mais, disait M. de Montbrun, le bon Dieu me fait la grâce de ne pas toujours l’entendre. » Ce qui ne l’a pas empêché de donner le signal des réjouissances aussitôt que sa seigneurie eut définitivement tourné les talons. Pourtant sa solennité nous amusait parfois.
Bonsoir, ma chère.
Mina
(Mina Darville à Emma S***)
Madame H... va mieux, ou plutôt elle n’a plus qu’à se tenir tranquille, et le repos, n’est-ce pas ce qu’elle voulait ? Pour le moment je m’en accommoderais parfaitement. Vous savez que je n’écris guère que sur le tard, et ce soir, je m’endors comme si j’avais écouté un discours sur le tarif ou causé avec M. W...
C’est bien dur de rester devant mon encrier quand mon lit est là si près. Que n’êtes-vous ici ? Nous causerions en regardant les étoiles. Elles sont bien belles : je viens de les regarder pour me rafraîchir.
Quand j’étais enfant, le firmament m’intéressait beaucoup, et je voulais absolument qu’il y eût des trous dans le plancher du ciel, par où on voyait la lumière de Dieu.
Malgré tout, il me reste encore quelque chose de cette attraction céleste, car au sortir des bals je pense toujours à regarder les étoiles. Je ne veux pas dire que ces belles soirées soient le plus efficace sursum corda. Pourtant je me rappelle qu’une nuit, comme je revenais d’un bal, la cloche des Ursulines sonna le lever des religieuses. Jamais, non, jamais le glas funèbre n’a pénétré si avant dans mon cœur. Oh, que cette cloche prêchait bien dans le silence profond de la nuit !
Rendue dans ma chambre, je jetai là mes fourrures, et restai longtemps devant mon miroir, comme j’étais – en grande parure – et je vous assure que mes pensées n’étaient pas à la vanité. Puis, quand je fus parvenue à m’endormir, je fis un rêve dont je n’ai jamais parlé, mais qui m’a laissé une impression ineffaçable.
Il me sembla que j’étais dans la petite cour intérieure des Ursulines, quand tout à coup la fenêtre d’une cellule s’ouvrit, et je vis paraître une religieuse. Je ne sais comment, mais du premier coup d’œil, sous le bandeau blanc et le voile noir, je reconnus cette brillante mondaine d’il y a deux cents ans, Madeleine de Repentigny.
Elle me regardait avec une tendre pitié, et de la main m’indiquait la petite porte du monastère ; mais je ne pouvais avancer : une force terrible me retenait à la terre. Elle s’en aperçut et appuya son front lumineux sur ses mains jointes, alors je sentis qu’on me détachait, mais quelle douleur j’éprouvais dans tout mon être !
Je m’éveillai, plus émue, plus impressionnée qu’il ne m’est possible de dire. Ordinairement, j’éloigne ce souvenir, mais ce jour-là je sentis dans toute sa force la vérité de cette parole de l’Imitation : La joie du soir fait trouver amer le réveil du lendemain.
Bonsoir, ma chère amie.
Mina
(Mina Darville à Emma S***)
Vous prenez mon rêve bien au sérieux. Il s’explique suffisamment par mes émotions de la nuit, par les pensées qui m’occupaient quand je m’endormis.
Pourtant, il m’en est resté une sorte de tendresse pour cette aimable Madeleine de Repentigny. Il est vrai que j’avais toujours eu un faible pour cette belle mondaine. Son souvenir me revenait souvent quand j’allais à la chapelle des Saints.
J’aimais cette petite lampe qui y brûle jour et nuit, en témoignage perpétuel de sa reconnaissance ; j’avais même demandé qu’on m’en laissât le soin. Mais passons, et Dieu veuille me laisser toujours les saines jouissances de la vie.
Ici je m’éveille aux rayons du soleil qui dorent ma fenêtre, aux chants des oiseaux qui habitent le jardin, mais je ne me lève de bonne heure que de loin en loin.
Pourtant, j’aime le matin tout frais, tout humide de rosée ; mais l’autre, comme disait Xavier de Maistre, s’accommode si bien d’un bon lit.
Je crains beaucoup de n’être jamais tout à fait comme la femme forte, ni comme Angéline, que Maurice appelle l’Étoile du matin. Il paraît qu’il est toujours le premier debout. Mais le beau mérite, quand on est amoureux, d’aller faire des bouquets dans le plus beau jardin du monde et d’attendre !
Pauvre Maurice ! Je suis joliment sûre que tous les oiseaux du ciel chanteraient autour de lui sans l’empêcher de distinguer le petit bruit qu’une certaine fenêtre fait en s’ouvrant. Mais je suis en frais de compromettre l’oreille de la famille.
Figurez-vous que moi, qui aime tant les oiseaux, je ne les reconnais pas toujours à la voix ; cela choque Angéline. « Quoi, dit-elle, une musicienne, une Darville, prendre le chant d’une linotte pour le chant d’une fauvette ! » Ce n’est pas elle qui commettra pareille erreur.
« Et pourtant, dit-elle, dans ma famille on n’a jamais su que croquer des notes. »
Cela ne l’empêche pas d’aimer la musique et de la sentir à la façon des anges. Elle dit que, selon saint François d’Assise, la musique sera l’un des plaisirs du ciel, et cette pensée me plaît beaucoup. Au fond, je crois que nous avons tous quelque crainte de nous ennuyer durant l’éternité.
C’est aujourd’hui la Saint-Louis. Nous ne l’avons pas oublié. Pauvre France ! Angéline dit, comme Eugénie de Guérin, qu’elle filerait volontiers la corde pour pendre la République et les républicains. Pour ma part je n’y verrais pas grand mal, mais je demande grâce pour Victor Hugo, qui a chanté le lis sorti du tombeau. Angéline est plus royaliste que moi ; elle me trouve tiède, et Maurice n’ose dire qu’il est bonapartiste.
Laissons les gouvernements passés et futurs. Chère amie, la mer est une grande séductrice. Ici, qu’elle est belle et terrible ! qu’elle est douce aussi ! Alors, comme elle berce mollement les barges des pauvres pêcheurs ! C’est un charme. Et cette magique phosphorescence des flots...
M. de Montbrun a une barge qui s’appelle La Mouette, et si jolie, si gracieuse !
Angéline raffole des promenades sur l’eau.
Vous pensez si Maurice souffrait de n’y point jouer un rôle actif. Il s’est mis aussitôt à l’école des pêcheurs et maintenant il manœuvre La Mouette, comme s’il n’avait jamais fait autre chose de sa vie. Angéline, qui se mêle de mettre la voile au vent, dit que Maurice fait des nœuds d’amiral.
Ç’a été un grand triomphe pour lui la première fois qu’il a pris la conduite à bord. Quand il n’y a pas de brise, il rame, ce qui lui permet de faire admirer sa force. Elle n’égale pas encore celle de M. de Montbrun, mais elle n’est pas du tout à mépriser. Et quand tous les deux se mettent à ramer, La Mouette semble voler sur les flots.
Vous pensez si Maurice chante volontiers, et sur cette mer rayonnante, sous ce vaste ciel, sa voix incomparable a un charme bien profond. Des étincelles de feu courent dans l’écume du sillage, et le long du rivage. Pour Angéline et Maurice, ces promenades doivent avoir une beauté de rêve. Ceux-là peuvent dire comme Albert de la Ferronnays : « Ce serait un blasphème de penser que Dieu ne nous a pas créés pour le bonheur ».
Bonsoir, chère amie.
Mina
(Mina Darville à Emma S***)
Nous avons fini nos foins, et je dirais volontiers que je n’y ai pas nui, mais Angéline trouve que je m’en fais bien accroire – que je fais sonner bien haut mes coups de râteaux.
Je voudrais que vous eussiez vu Angéline dans son costume de faneuse. Sans comparaison, je n’étais pas mal non plus, et sans mentir nous avons été bien reçues...
M. de Montbrun se déclara charmé. Il nous comparait aux glaneuses de la Bible, à toutes les belles travailleuses de l’antiquité. Même il m’a dit quelques vers latins, où je crois qu’il était question des divinités champêtres. Je suis bien satisfaite. Mina Darville mêlée avec les divinités ! Il ne manquait plus que ça aux humiliations de l’Olympe !
À propos, vous saurez que le maître de céans ne va pas à ses champs sans se ganter soigneusement. Au fond, je ne vois pas qu’il y ait de quoi lui jeter la pierre, mais tout de même, je lui ai dit : « Vraiment, vous m’étonnez ; j’avais toujours cru que l’homme – cet être supérieur – ne s’occupait que de la beauté de son âme. Serait-ce par orgueil de race que vous prenez si grand soin de vos belles mains d’aristocrate ? »
Je lui soutiens qu’il finira par passer pour un désœuvré, pour un bourgeois. Ma chère amie – vous me croirez si vous le pouvez –, cet homme-là gagne à être vu de près.
Sa tranquillité sereine attire, fait rêver comme le calme des eaux profondes. C’est une nature vraiment forte, et je ne puis le regarder attentivement sans lui mettre sur les lèvres le magnifique : Je suis maître de moi d’Auguste à Cinna.
Voilà ce qu’on gagne à lire les classiques ! Et croyez-moi, ce serait une belle chose de troubler ce beau calme, de voir l’humiliation de ce superbe. Mais folie d’y songer. Il ne voit que sa fille.
Vraiment, je ne crois pas qu’il ait une pensée où elle n’entre pour quelque chose. Qu’il est donc aimable avec elle ! Qu’a-t-elle fait, dites-moi, pour mériter d’être si parfaitement aimée ?
L’autre soir, Maurice le pria de nous lire La fille du Tintoret, ce qu’il fit, et vous savez comme l’expression d’un sentiment puissant nous grise, nous autres, pauvres femmes. Cet accent si vrai, si passionné me poursuit partout. Morte !... ô mon amie, comme il dit cela !
Faut-il s’étonner si Angéline n’y put tenir ? si l’instant d’après elle pleurait dans ses bras, oublieuse de notre présence et de tout ? Ah ! lui aussi peut dire que dans sa fille Dieu l’a couronné.
Et moi, je comprends que Dieu nous demande tout notre cœur, car je hais terriblement les fractions.
Mina
(Mina Darville à Emma S***)
Ma chère Emma, je m’en vais vous conter une petite chose qui m’a laissé un aimable souvenir.
Ces jours derniers, un jeune cultivateur des environs vint demander un bouquet à Mlle de Montbrun pour sa fiancée. Il devait se marier le lendemain. Aussi nous fîmes de notre mieux, et le bouquet se trouva digne d’une reine.
Le brave garçon le regardait avec ravissement et n’osait presque y toucher. Son amour est célèbre par ici, et comme les femmes s’intéressent toujours un peu à ces choses-là, nous le fîmes causer.
Ah, ma chère, celui-là n’est pas un blasé, ni un rêveur non plus, je dois le dire – car il est le plus rude travailleur de l’endroit – aussi sous sa naïve parole on sent le plein, comme sous la parole de bien d’autres on sent le creux, le vide.
Angéline l’écoutait avec une curiosité émue et sincère ; moi je le faisais parler, et finalement, nous restâmes charmées.
Angéline décida qu’il fallait faire une petite surprise à ces amoureux, et le jour des noces, nous fûmes leur porter un joli petit réveillon.
Les mariés n’étaient pas encore arrivés. Je vous avoue que leur maisonnette proprette et close m’intéressa.
Nous avons tout examiné : les moissons qui mûrissent, les arbres fruitiers encore petits, le jardinet qui fleurira. Tout près de la porte, deux vieux peupliers ombragent une source charmante.
Angéline dit que les belles sources et les vieux arbres portent bonheur aux maisons. Celle-ci n’a, à bien dire, que les quatre pans, mais on y sentait ce qui remplace tout. La nappe fut bientôt mise, et le réveillon sorti du panier.
C’était plaisir de voir Angéline s’occuper de ces soins de ménage, dans cette pauvre maison. Elle regardait partout, avec ces beaux yeux grands ouverts que vous connaissez, et me fit remarquer le bois et l’écorce soigneusement disposés dans l’âtre, n’attendant qu’une étincelle pour prendre feu. Je vous avoue que ce petit détail me fit rêver.
Nous sommes revenus en philosophant. Angéline voulait savoir pourquoi dans le monde on attache du mépris à une vie pauvre, simple et frugale. Si vous l’entendiez parler des anciens Romains !
Quant à moi, j’aime ces grands noms sur les lèvres roses ; je vois toujours avec respect la pauvre maison d’un colon et pourtant... Aurais-je donc moi, de cette vieille dévotion que vous appelez le culte du veau d’or ? Je ne le crois pas, mais certains côtés du faste m’éblouissent toujours un peu.
Pour se soustraire tout à fait à l’esprit du monde, il faut une âme très forte et très noble. Or, les âmes fortes sont rares, et les âmes nobles aussi.
Je vous embrasse.
Mina