(Angéline de Montbrun à Mina Darville)

Chère Mina,

Je voulais attendre une heure de sérénité pour vous répondre ; mais cela me mènerait trop loin. Et d’ailleurs, Marc, malade depuis quelque temps, désire que vous en soyez informée. « Je lui ai sellé son cheval bien des fois, me disait-il tantôt, et j’avais tant de plaisir à faire ses commissions. »

Il aime à parler de vous, et finit toujours par dire, philosophiquement : « Qui est-ce qui aurait pensé ça, qu’une si jolie mondaine ferait une religieuse ? »

J’incline à croire qu’il se représentait les religieuses comme ayant toujours marché les yeux baissés, et toujours porté de grands châles, en toute saison. Votre vocation a bouleversé ses idées.

Chère amie, vous me conseillez les voyages puisque ma santé le permet. J’y pense un peu parfois, mais vraiment, je ne saurais m’arracher d’ici. Mon cœur y a toutes ses racines. D’ailleurs, il me semble que le travail régulier, sérieux, soutenu, est un plus sûr refuge que les distractions. Malheureusement, se faire des occupations attachantes, c’est parfois terriblement difficile. Mais comme disait mon père, une volonté ferme peut bien des choses. Moi, je veux rester digne de lui. Ai-je besoin de vous dire que je m’occupe beaucoup des malheureux. Et, grand Dieu ! que deviendrais-je si le malheur ne faisait pas aimer ceux qui souffrent ? Mais il y a ce superflu de tendresse dont je ne sais que faire.

La solitude du cœur est la souveraine épreuve.

Vous avez raison, la position de votre frère est bien triste. Ne songe-t-il pas à la changer ? Et qui pourrait l’en blâmer ? Chère sœur de mes larmes, veuillez croire que dans le meilleur de mon cœur, je souhaite qu’il oublie et qu’il soit heureux.

 

28 août

Pourquoi la pensée qu’il en aime une autre me bouleverse-t-elle à ce point ? Voudrais-je donc qu’il se condamnât à une vie d’isolement et de tristesse ? Ne suis-je pas injuste, déraisonnable, de le tenir responsable de l’involontaire changement de son cœur ? changement qu’il eût voulu cacher à tous les yeux – qu’il eût voulu se cacher à lui-même.

Pauvre Maurice ! Et pourtant qu’il m’a aimée ! Ne serait-ce pas la preuve d’une grande pauvreté de cœur, d’oublier toujours ce que j’en ai reçu, pour songer à ce qu’il aurait pu me donner de plus ?

 

29 août

Rien n’est impossible à Dieu. Il pourrait m’arracher à cet amour qui fait mon tourment.

Montalembert raconte que sa chère sainte Élisabeth pria Dieu de la débarrasser de son extrême tendresse pour ses enfants. Elle fut exaucée et disait : « Mes petits enfants me sont devenus comme étrangers. »

Mais je ne ferai jamais une si généreuse prière. Quand j’en devrais mourir – je veux l’aimer.

 

30 août

Oui, c’étaient de beaux jours. Jamais l’ombre d’un doute, jamais le moindre sentiment de jalousie n’approchait de nous, et, quoi qu’on en dise, la sécurité est essentielle au bonheur. Beaucoup, je le sais, n’en jugent pas ainsi ; mais un amour inquiet et troublé me paraît un sentiment misérable. Du moins, c’est une source féconde de douleurs et d’angoisses. Je hais les dépits, les soupçons, les coquetteries, et tout ce qui tourmente le cœur.

Maurice pensait comme moi. La veille de son départ pour l’Europe, il me dit – avec quelle noblesse : « Je ne redoute de votre part ni inconstance ni soupçons. Je crois en vous, et je sais que vous croyez en moi ».

Oui, je croyais en lui. Que n’y ai-je toujours cru ? Sa parole donnée, c’était la servitude fière et profonde ; mais il est triste de n’avoir que des cendres dans son foyer.

 

31 août

« Tu m’appelles ta vie, appelle-moi ton âme,

Je veux un nom de toi qui dure plus d’un jour.

La vie est peu de chose, un souffie éteint sa flamme.

Mais l’âme est immortelle, ainsi que notre amour. »

 

Alors, il croyait en son cœur comme au mien ; il ne comprenait pas que l’amour pût finir. Mais cette tendresse, qui se croyait immortelle, s’est changée en pitié – et la pitié d’un homme, qui en voudrait ?

D’ailleurs, ce triste reste ne m’est pas assuré. Bientôt, que serai-je pour lui ? Une pensée importune, un souvenir pénible, qui viendra le troubler dans son bonheur. Son bonheur ! Non, il ne saurait être heureux. Il est libre comme un forçat qui traînerait partout les débris de sa chaîne. L’ombre du passé se lèvera sur toutes ses joies, ou plutôt, il ne saurait en avoir qui méritent ce nom. Quand on a reçu ce grand don de la sensibilité profonde, on ne peut guère s’étourdir, encore moins oublier. N’arrache pas qui veut le passé de son cœur. On ne dépouille pas ses souvenirs comme un vêtement fané. Non, c’est la robe sanglante de Déjanire, qui s’attache à la chair et qui brûle.

 

1er septembre

Que je voudrais voir Mina !

Il est huit heures. Pour elle, l’office du soir vient de finir et voici l’heure du repos. Que cette vie est calme ! Qu’elle est douce comparée à la mienne ! Autrefois, gâtée par le bonheur, je ne comprenais pas la vie religieuse, je ne m’expliquais pas qu’on pût vivre ainsi, l’âme au ciel et le corps dans la tombe. Maintenant, je crois la vocation religieuse un grand bonheur.

Sa dernière journée dans le monde, Mina voulut la passer seule avec lui et avec moi. Quelle journée ! Nous étions tous les trois parfaitement incapables de parler. Quand l’heure de son départ approcha, nous prîmes notre dernier repas ensemble ou plutôt nous nous mîmes à table, car nul de nous ne mangea. Ensuite, Mina fit toute seule le tour de sa chère maison des Remparts, puis nous partîmes. Elle désira entrer à la Basilique. L’orgue jouait, et l’on chantait le Benedicite, sur un petit cercueil orné de fleurs. Ce chant me fit du bien. Je sentis que l’entrée en religion est comme la mort des petits enfants ; déchirante à la nature mais, aux yeux de la foi, pleine d’ineffables consolations et de saintes allégresses.

À notre arrivée aux Ursulines, il n’y avait personne. Mina me fit avancer sous le porche, releva son voile de deuil, et me regarda longtemps avec une attention profonde.

– Comme vous lui ressemblez ! dit-elle douloureusement.

Elle s’éloigna un peu, et tournée vers la muraille, elle pleura. Cette faiblesse fut courte. Elle revint à nous, pâle, mais ferme.

– J’aurais voulu rester avec vous jusqu’à votre mariage, dit-elle avec effort ; mais c’est au-dessus de mes forces.

Elle réunit nos mains dans les siennes et continua tendrement.

– Vous vous aimez, et le sang du Christ vous unira. Puis, s’adressant à moi :

– N’exigez pas de lui une perfection que l’humanité ne comporte guère. Promettez-moi de l’aimer toujours et de le rendre heureux.

– Chère sœur, répondis-je fermement, je vous le promets.

– Et toi, Maurice, reprit-elle, aie pour elle tous les dévouements, toutes les tendresses. Souviens-toi qu’il te l’a confiée ! Et sa voix s’éteignit dans un sanglot.

– Malheur à moi, si je l’oubliais jamais, dit Maurice, avec une émotion profonde.

Elle sonna. Bientôt les clefs grincèrent dans la serrure, et la porte s’ouvrit à deux battants. Mina, pâle comme une morte, m’embrassa fortement sans prononcer une parole. Son frère pleura sur elle, et la retint longtemps dans ses bras.

– Maurice, dit-elle enfin, il le faut. Et s’arrachant à son étreinte, elle franchit le seuil du cloître et, sans détourner la tête, disparut dans le corridor.

Les religieuses nous dirent quelques mots d’encouragement que je ne compris guère. Puis la porte roula sur ses gonds et se referma avec un bruit que je trouvai sinistre. Le cœur horriblement serré, nous restions là.

– Ô mon amie, me dit enfin Maurice, je n’ai plus que vous !

Cette séparation l’avait terriblement affecté. Mieux que personne, je comprenais la grandeur de son sacrifice, et mon cœur saignait pour lui. Je lui proposai une promenade à pied, croyant que l’exercice lui ferait du bien. Il renvoya sa voiture, et nous prîmes la Grande-Allée. Le froid était intense, la neige crissait sous nos pas, mais le ciel était admirablement pur. Ni l’un ni l’autre, nous n’étions en état de parler. Seulement, de temps à autre, Maurice me demandait si je voulais retourner, si je n’avais pas froid... Et il mettait dans les attentions les plus banales, quelque chose de si doux, une sollicitude si tendre, que j’en restais toujours charmée.

En revenant, nous arrêtâmes aux Ursulines, pour voir Mina déjà habillée en postulante, et restée charmante, malgré la coiffe blanche et la queue de poêlon. Elle pleura comme nous. Les grilles me firent une impression bien pénible, et pourtant, que cette demi-séparation me semblait douce, quand je pensais à mon père que je ne verrais plus, que je n’entendrais plus jamais, qui était là tout près, couché sous la terre. Plusieurs années auparavant, dans ce même parloir des Ursulines, avec quelle douleur, avec quelles larmes, je lui avais dit adieu pour quelques mois. Tous ces souvenirs me revenaient et me déchiraient le cœur. « Maintenant, pensais-je, je sais ce que c’est que la séparation. »

Ce soir-là, je fis un grand effort, pour surmonter ma tristesse et réconforter Maurice. Assis sur l’ottomane, qu’on nous laissait toujours dans le salon de ma tante, nous causâmes longtemps. L’expression si triste et si tendre de ses yeux m’est encore présente.

Alors, je savais que mon existence était profondément modifiée – que je ne pourrais plus être heureuse – parce qu’au plus profond du cœur, j’avais une plaie qui ne se guérirait jamais. Mais je croyais à son amour, et c’était encore si doux !

 

2 septembre

Mon vieux Marc est toujours faible. Je l’ai trouvé assis devant sa fenêtre, et regardant le cimetière dont les hautes herbes ondoyaient au vent :

« Mes parents sont là, m’a-t-il dit, et bien vite, j’y serai couché moi-même. »

Ces paroles m’ont émue. Lorsqu’on y a mis ce qu’on aimait le plus, le cœur s’incline si naturellement vers la terre. Tous nous irons habiter la maison étroite, et, en attendant, ne saurait-on avoir patience ? La vie la plus longue ne dure guère. Hier enfant et demain vieillard ! disait Silvio Pellico. Cette fuite effrayante de nos joies et de nos douleurs devrait rendre la résignation bien facile. Ô mes dix années de chaînes, comme vous avez passé vite ! disait encore l’immortel prisonnier.

Pauvre Silvio ! qui n’a pleuré sur lui ? Son livre si simple et si vrai laisse une de ces impressions que rien n’efface, car le plus irrésistible de nos sentiments c’est l’admiration jointe à la pitié.

En me mettant Le mie prigioni entre les mains, mon père me dit : « Livre admirable qui apprend à souffrir ». Apprendre à souffrir, c’est ce qui me reste.

Suivant Charles Sainte-Foi, un bon livre devrait toujours former un véritable lien entre celui qui l’écrit et celui qui le lit. J’aime cette parole dont j’avais senti la vérité, bien avant de pouvoir m’en rendre compte, et, des écrivains dignes de ce nom, ce n’est pas la gloire que j’envierais, mais les sympathies qu’ils inspirent.

Quand je passe par les champs, je ne puis m’empêcher d’envier les faucheurs courbés sous le poids du jour et de la chaleur. J’en vois, oublieux de leurs fatigues, affiler leurs faux, en chantant. Que cette rude vie est saine ! J’aime cette forte race de travailleurs que mon père aimait.

Souvent, je pense avec admiration à sa vie si active, si laborieuse. Riche comme il l’était, quel autre que lui se fût assujetti à un si énergique travail ! Mais il avait toute mollesse en horreur, et croyait qu’une vie dure est utile à la santé de l’âme et du corps.

D’ailleurs, il jouissait en artiste des beautés de la campagne. « Non, disait-il parfois, on ne saurait entretenir des pensées basses, lorsqu’on travaille sous ce ciel si beau. »

Ô mon père, je suis votre bien indigne fille, mais faites qu’au moins je sache dire : « Non, je n’entretiendrai pas des pensées de désespoir sous ce ciel si beau ».

 

4 septembre

C’est là, dans cette délicieuse solitude, qu’il m’a dit pour la première fois : « Je vous aime ».

Je vous aime ! cri involontaire de son cœur, qui vint troubler le mien.

Mon père, Mina, Maurice et moi, tous nous avions un faible pour cet endroit solitaire et charmant. Que de fois nous y sommes allés ensemble ! Ces beaux noyers ont entendu bien des éclats de rire. Maintenant mon père est dans sa tombe, Mina dans son cloître, et moi vivante, Maurice n’y reviendra jamais ! Il disait de cette belle mousse qu’on devrait se reprocher d’y marcher, que fouler les fleurs qui s’y cachent, c’est une insulte à la beauté.

Ce soir, tout était délicieusement frais et calme autour de l’étang. Pas le moindre vent dans les arbres ; pas une ride sur ces eaux transparentes, glacées de rose. Couchée sur la mousse, je laissais flotter mes pensées, mais je ne sentais rien, rien que lassitude profonde de l’âme.

 

5 septembre

Pauvre folle que je suis ! J’ai relu ses lettres, et tout cela sur mon âme c’est la flamme vive sur l’herbe desséchée.

 

6 septembre

Pourquoi tant regretter son amour ? « Ma fille, disait le vieux missionnaire à Atala, il vaudrait autant pleurer un songe. Connaissez-vous le cœur de l’homme, et pourriez-vous compter les inconstances de son désir ? Vous calculeriez plutôt le nombre des vagues que la mer roule dans une tempête ! »

 

8 septembre

Comme on reste enfant ! Depuis hier je suis folle de regrets, folle de chagrin. Et pourquoi ? Parce que le vent a renversé le frêne sous lequel Maurice avait coutume de s’asseoir avec ses livres. J’aimais cet arbre qui l’avait abrité si souvent, alors qu’il m’aimait comme une femme rêve d’être aimée. Que de fois n’y a-t-il pas appuyé sa tête brune et pâle ! « De sa nature, l’amour est rêveur », me disait-il parfois.

Cet endroit de la côte, d’où l’on domine la mer, lui plaisait infiniment, et le bruit des vagues l’enchantait. Aussi il y passait souvent de longues heures. Il avait enlevé quelques pouces de l’écorce du frêne, et gravé sur le bois, entre nos initiales, ce vers de Dante :

Amor chi a nullo amato amar pergona[6].

Amère dérision maintenant ! et pourtant ces mots gardaient pour moi un parfum du passé. J’aurais donné bien des choses pour conserver cet arbre consacré par son souvenir. La dernière fois que j’en approchai, une grosse araignée filait sa toile, sur les caractères que sa main a gravés, et cela me fit pleurer. Je crus voir l’indifférence hideuse travaillant au voile de l’oubli. J’enlevai la toile, mais qui relèvera l’arbre tombé – renversé dans toute sa force, dans toute sa sève ?

Le cœur se prend à tout, et je ne puis dire ce que j’éprouve, en regardant la côte où je n’aperçois plus ce bel arbre, ce témoin du passé. J’ai fait enlever l’inscription. Lâcheté, mais qu’y faire ?

Pendant ce temps, il est peut-être très occupé d’une autre.