Feuilles détachées

 

7 mai

Il me tardait d’être à Valriant ; mais que l’arrivée m’a été cruelle ! que ces huit jours m’ont été terribles ! Les souvenirs délicieux autant que les poignants me déchirent le cœur. J’ai comme un saignement en dedans, suffocant, sans issue. Et personne à qui dire les paroles qui soulagent.

M’entendez-vous, mon père, quand je vous parle ? Savez-vous que votre pauvre fille revient chez vous se cacher, souffrir et mourir ? Dans vos bras, il me semble que j’oublierais mon malheur.

Chère maison qui fut la sienne ! où tout me le rappelle, où mon cœur le revoit partout. Mais jamais plus, il ne reviendra dans sa demeure. Mon Dieu, pardonnez-moi. Il faudrait réagir contre le besoin terrible de me plonger, de m’abîmer dans ma tristesse. Cet isolement que j’ai voulu, que je veux encore, comment le supporter ?

Sans doute, lorsqu’on souffre, rien n’est pénible comme le contact des indifférents. Mais Maurice, comment vivre sans le voir, sans l’entendre jamais, jamais ! l’accablante pensée ! C’est la nuit, c’est le froid, c’est la mort.

Ici où j’ai vécu d’une vie idéale si intense, si confiante, il faut donc m’habituer à la plus terrible des solitudes, à la solitude du cœur.

Et pourtant, qu’il m’a aimée ! Il avait des mots vivants, souverains, que j’entends encore, que j’entendrai toujours.

Dans le bateau, à mesure que je m’éloignais de lui, que les flots se faisaient plus nombreux entre nous, les souvenirs me revenaient plus vifs. Je le revoyais comme je l’avais vu dans notre voyage funèbre. Oh ! qu’il l’a amèrement pleurée, qu’il a bien partagé ma douleur ! Maintenant que j’ai rompu avec lui, je pense beaucoup à ce qui m’attache pour toujours. Tant d’efforts sur lui-même, tant de soins, une pitié si inexprimablement tendre !

C’est donc vrai, j’ai vu l’amour s’éteindre dans son cœur. Mon Dieu, qu’il est horrible de se savoir repoussante, de n’avoir plus rien à attendre de la vie.

Je pense parfois à cette jeune fille livrée au cancer dont parle de Maistre. Elle disait : « Je ne suis pas aussi malheureuse que vous le croyez : Dieu me fait la grâce de ne penser qu’à lui. »

Ces admirables sentiments ne sont pourtant pas pour moi. Mais, mon Dieu, vous êtes tout-puissant, gardez-moi du désespoir, ce crime des âmes lâches. Ô Seigneur ! que vous m’avez rudement traitée ! que je me sens faible ! que je me sens triste ! Parfois, je crains pour ma raison. Je dors si peu, et d’ailleurs, il faudrait le sommeil de la terre pour me faire oublier.

La nuit après mon arrivée, quand je crus tout le monde endormi, je me levai. Je pris ma lampe, et bien doucement je descendis à son cabinet. Là, je mis la lumière devant son portrait et je l’appelai.

J’étais étrangement surexcitée. J’étouffais de pleurs, je suffoquais de souvenirs, et, dans une sorte d’égarement, dans une folie de regrets, je parlais à ce cher portrait comme à mon père lui-même.

Je fermai les portes et les volets, j’allumai les lustres à côté de la cheminée. Alors son portrait se trouva en pleine lumière – ce portrait que j’aime tant, non pour le mérite de la peinture, dont je ne puis juger, mais pour l’adorable ressemblance. C’est ainsi que j’ai passé la première nuit de mon retour. Les yeux fixés sur son beau visage, je pensais à son incomparable tendresse, je me rappelais ses soins si éclairés, si dévoués, si tendres.

Ah, si je pouvais l’oublier, comme je mépriserais mon cœur ! Mais béni soit Dieu ! La mort qui m’a pris mon bonheur m’a laissé tout mon amour.

 

8 mai

Je croyais avoir déjà trop souffert pour être capable d’un sentiment de joie. Eh bien ! je me trompais.

Ce matin, au lever de l’aurore, les oiseaux ont longtemps et délicieusement chanté, et je les ai écoutés avec un attendrissement inexprimable. Il me semblait que ces voix si tendres et si pures me disaient : Dieu est bon. Espère en lui.

J’ai pleuré, mais ces larmes n’étaient pas amères, et depuis cette heure, je sens en moi-même un apaisement très doux.

Ô mon Dieu, vous ne me laisserez pas seule avec ma douleur, vous qui avez dit : « Je suis près des cœurs troublés. »

 

10 mai

Ma tante est partie, et franchement...

La compagnie de cette femme faible n’est pas du tout ce qu’il me faut. Elle est bonne, infatigable dans ses soins ; mais sa pitié m’énerve et m’irrite. Il y a dans sa compassion quelque chose qui me fait si douloureusement sentir le malheur d’avoir perdu ma beauté !

Les joies du cœur ne sont plus pour moi, mais je voudrais l’intimité d’une âme forte, qui m’aidât à acquérir la plus grande, la plus difficile des sciences : celle de savoir souffrir.

 

11 mai

J’éprouve un inexprimable dégoût de la vie et de tout. Qui m’aidera à gravir le rude sentier ? La solitude est bonne pour les calmes, pour les forts.

Mon Dieu, agissez avec moi ; ne m’abandonnez pas à la faiblesse de mon cœur, ni aux rêves de mon esprit.

Aussitôt que mes forces seront revenues, je tâcherai de me faire des occupations attachantes. J’aimerais à m’occuper activement des pauvres, comme mon cher bon père le faisait, mais je crains que ces pauvres gens ne croient bien faire, en me parlant de ma figure, en m’exprimant leur compassion, en me tenant mille propos odieux. Craintes puériles, vaniteuse faiblesse qu’il faudra surmonter.

 

12 mai

Dans le monde on plaint ceux qui tombent du faîte des honneurs, des grandeurs. Mais la grande infortune, c’est de tomber des hauteurs de l’amour.

Comment m’habituer à ne plus le voir, à ne plus l’entendre ? jamais ! jamais ! Mon Dieu ! le secret de la force... Ici ma vie a été une fête de lumière et maintenant la vie m’apparaît comme un tombeau, un tombeau, moins le calme de la mort. Oh, le calme... le repos... la paix... Que Dieu ait pitié de moi ! C’est une chose horrible d’avoir senti s’écrouler tout ce que l’on possédait sans éprouver le désir de s’attacher à quelque chose de permanent.

 

14 mai

Depuis mon arrivée, je n’avais pas voulu sortir, mais ce soir il m’est venu, par ma fenêtre ouverte, un air si chargé de salin que je n’y ai pas tenu. Quelques minutes plus tard, j’étais sur le rivage.

Il n’y avait personne. J’ai levé le voile épais sans lequel je ne sors plus, et j’ai respiré avec délices l’âpre et vivifiant parfum des grèves. La beauté de la nature, qui me ravissait autrefois, me plaît encore. Je jouissais de la vue de la mer, de la douceur du soir, de la mélodie rêveuse des vagues clapotant le long du rivage. Mais un jeune homme en canot passa chantant : Rappelle-toi, etc.

Cette romance de Musset, on l’a retenue de Maurice, et ce chant me rappela à l’amer sentiment de son indifférence.

Que dira-t-il en apprenant ma mort ? Pauvre enfant ! Pauvre Angéline ! Il me donnera une pensée pendant quelques jours – puis il m’oubliera. Il a déjà oublié qu’ensemble nous avons espéré, aimé, souffert.

Encore si moi aussi je pouvais l’oublier. Et pourtant non, je ne voudrais pas. Il vaut mieux se souvenir. Il vaut mieux souffrir. Il vaut mieux pleurer.

 

17 mai

Non, la loi des compensations n’est pas un vain mot. J’ai senti ces joies qui font toucher au ciel, mais aussi je connais ces douleurs dont on devrait mourir.

 

20 mai

Douloureuse date ! c’est le 20 septembre que j’ai perdu mon père.

Le mauvais temps m’a empêché de sortir. Je le regrette. J’aurais besoin de revoir la pauvre maison où il fut transporté, après le terrible accident qui lui coûta la vie. Cette maison où il est mort, je l’ai achetée. Une pauvre femme l’habite avec sa famille, mais je me suis réservé la misérable petite chambre où il a rendu le dernier soupir.

Toutes les peines de ma vie disparaissent devant ce que j’ai souffert en voyant mourir mon père ; et pourtant, ô mon Dieu, quand je veux fortifier ma foi en votre bonté, c’est à cette heure de déchirement que je remonte. Comme ces souvenirs me sont présents ! Il avait tout supporté sans une plainte ; mais en me voyant, un profond gémissement lui échappa. Il s’évanouit.

Quand la connaissance lui fut revenue, il mit péniblement son bras à mon cou, mais il ne me parla pas, il ne me regarda pas. Il avait les yeux levés vers une image de Notre-Dame des douleurs, que quatre épingles fixaient sur le mur au pied de son lit, et aussi longtemps que je vivrai, je verrai l’expression d’agonie de son visage.

Pour moi, malgré l’épouvante, le saisissement de cette heure, je ne sais comment je restais calme. On m’avait tant dit qu’il fallait l’être ; que la moindre émotion lui serait funeste.

Le tintement de la clochette nous annonça l’approche du Saint-Sacrement. À ce son bien connu il tressaillit, une larme roula sur sa joue pâle, il ferma les yeux, et me dit avec effort : « Ma fille, pense à Celui qui vient. »

C’était la première parole qu’il m’adressait. Sa voix était faible, mais bien distincte. Je ne sais quel espoir, quelle foi au miracle me soutenait.

Ô Maître de la vie et de la mort, je croyais que vous vous laisseriez toucher. Seigneur, je vous offrais tout pour racheter ses jours, et, prosternée à vos pieds sacrés, dans ma mortelle angoisse, j’implorais votre divine pitié par les larmes de votre mère, par ce qu’elle souffrit en vous voyant mourir.

Non, je ne pouvais croire en mon malheur. Le mot de résignation me faisait l’effet du froid de l’acier entre la chair et les os, et lorsque, après sa communion, mon père m’attira à lui et me dit : « Angéline, c’est la volonté de Dieu qui nous sépare », j’éclatai. Ce que je dis dans l’égarement de ma douleur, je l’ignore ; mais je vois encore l’expression de sa douloureuse surprise.

Il baisa le crucifix qu’il tenait dans sa main droite, et dit avec un accent de supplication profonde : « Seigneur, pardonnez-lui, la pauvre enfant ne sait pas ce qu’elle dit ».

Pendant quelques instants, il resta absorbé dans une prière intense. Puis avec quelle autorité, avec quelle tendresse il m’ordonna, mot si rare sur ses lèvres, de dire avec lui : Que la volonté de Dieu soit faite !

Tout mon être se révoltait contre cette volonté et avec quelle force ! avec quelle violence ! Mais je ne pouvais pas, non, je ne pouvais pas lui désobéir, et je dis comme il voulait.

Alors il me bénit, et appuyant ma tête sur sa poitrine où reposait son viatique : « Amour sauveur, répétait-il, je vous la donne... Ô Seigneur Jésus, parlez-lui... Ô Seigneur Jésus, consolez-la ».

Et moi, dans l’agonie de ce moment...

Seigneur compatissant, Jésus, roi d’amour, roi de gloire, notre frère divin, c’est prosternée le visage contre terre, que je devrais vous rendre grâce. Comment fortifiez-vous vos rachetés avec les défaillances de votre force infinie, avec le poids de votre croix sanglante ? Dans nos cœurs de chair, que mêlez-vous à la douleur qui transperce et qui broie ? Jésus tout-puissant, vous m’avez fait accepter, adorer votre volonté. J’offris mon cœur au glaive, et en ce moment plus douloureux que mille morts, j’avais de votre bonté, de votre amour, de votre compassion, un sentiment inénarrable.

Ah ! dans mes heures de faiblesse et d’angoisse, pourquoi ne me suis-je pas réfugiée dans ce souvenir sacré ? J’y aurais trouvé la force et la paix. La paix... Je l’avais dans mon cœur quand mon père expira dans mes bras, et lorsque le prêtre récita le De profundis, moi, prosternée sur le pavé de la chambre, du fond de l’abîme de ma douleur, je criais encore à Dieu : Que votre volonté soit faite !

Quand je me relevai, on avait couvert son visage, et pour la première fois de ma vie, je m’évanouis.

En reprenant connaissance, je me trouvai couchée sur l’herbe. Je vis Maurice penché sur moi, et je sentais ses larmes couler sur mon visage. Le curé de Valriant me dit alors : « Ma fille, regardez le ciel ».

Ma fille... ce mot, que mon père ne dirait plus jamais, me fut cruel à entendre. Et me tournant vers la terre je pleurai.

 

22 mai

Ce matin à mon réveil, j’ai aperçu un petit serin qui voltigeait dans ma chambre.

Monique, qui tricotait au pied de mon lit, m’a dit : « C’est un présent des jumeaux. Ils l’ont apprivoisé pour vous et vous l’ont apporté ce matin, en se rendant au catéchisme. »

J’ai tendu la main à l’oiseau, qui après quelques coquetteries s’y est venu poser. Ce cher petit ! je ne l’ai que depuis quelques heures, et ça me ferait de la peine de le perdre. Il est si gentil et chante si bien. N’est-ce pas aimable de la part de ces enfants d’avoir pensé à me faire plaisir ?

Ce soir, il m’a pris fantaisie d’aller les remercier. Je les ai trouvés assis sur le seuil de leur petite maison. Marie, jolie et fraîche à faire honte aux roses, enfilait des graines d’actée pour s’en faire des colliers, et Paul la regardait faire.

En la voyant si charmante, je me rappelai ce que j’étais, alors que Maurice m’appelait « La fleur des champs », et une tristesse amère me saisit au cœur.

Rien de plus aimable, de plus touchant à voir, que la mutuelle tendresse de ces deux beaux enfants. « Ils ne peuvent se perdre de vue », dit leur grand-mère, et c’est bien vrai.

Pauvres petits ! que deviendra celui des deux qui survivra à l’autre ? Une grande affection, c’est le grand bonheur de la vie, mais aux grandes joies les grandes douleurs. Pourtant, même après la séparation sans retour, quel est celui qui, pour moins souffrir, consentirait à avoir moins aimé ?

Mon père aimait ces vers de Byron : « Rendez-moi la joie avec la douleur : je veux aimer comme j’ai aimé, souffrir comme j’ai souffert ».

 

23 mai

Je viens de visiter mon jardin, que je n’avais encore qu’entrevu. Ce brave Désir avait l’air tout fier de m’en faire les honneurs. Mais je n’ai pas tardé à voir que quelque chose le fatiguait, et quand j’ai dit : « Désir, qu’est-ce que c’est ? » il m’a répondu :

– Mademoiselle, c’est votre beau rosier qui sèche sur pied. J’ai bien fait mon possible pourtant !

Puis il m’a donné beaucoup d’explications que je n’ai guère entendues. Je regardais le pauvre arbuste, qui n’a plus, à bien dire, que ses épines, et je pensais au jour où Maurice me l’apporta si vert, si couvert de fleurs.

Que reste-t-il de ces roses entrouvertes ? que reste-t-il de ces parfums ?

Fanées les illusions de la vie, fanées les fleurs de l’amour ! Pourquoi pleurer ? Ni les larmes ni le sang ne les feront revivre.

Pauvre Maurice ! Son amour pour moi a bien assombri sa jeunesse. Avec quelle anxiété cruelle, avec quelles mortelles angoisses, il suivait les progrès de ce mal terrible !

Il est vrai qu’avec l’espoir de ma guérison, l’amour s’est éteint dans son cœur. Il n’a pu m’aimer défigurée, et quel homme l’eût fait ?

Mon Dieu, où est le temps où je trouvais la vie trop douce et trop belle ? Alors j’excitais l’envie. On se demandait pourquoi j’étais si riche, si charmante, si aimée.

Et maintenant, malgré ma fortune, une mendiante refuserait de changer son sort contre le mien. Ah ! que mon père eût souffert en me voyant telle que je suis ! Dieu soit béni de lui avoir épargné cette terrible épreuve !

 

 

(Angéline de Montbrun à Mina Darville)

Chère Mina,

Merci et encore merci de vos si bonnes lettres. J’ai l’air ingrate, mais je ne le suis pas.

À part quelques billets bien courts à ma tante, je n’écris absolument à personne. Il me vient quelques lettres de celles qu’on appelait mes amies. (Pauvre amitié ! pauvres amies !) Je vous avoue que, d’un jour à l’autre, je crois moins à leur sympathie profonde.

Aussi, sans le moindre remords, j’use de mes privilèges de malade, et laisse les lettres sans réponse. Soyez tranquille, leur sympathie profonde ne trouble ni leur repos, ni leurs plaisirs. Elles ont toutes la force de supporter les peines des autres.

Je me trouve plutôt bien de mon séjour à la campagne. Il me semble que je n’ai plus cette fièvre terrible qui me brûlait le sang. Le repos absolu et le grand air me calment, me rafraîchissent. Il est vrai que mon isolement m’est parfois bien douloureux ; mais toujours je suis débarrassée des condoléances de ces importuns qui sont, comme les amis de Job, pleins de discours.

Du reste, que votre bonne amitié se rassure. Je suis parfaitement bien soignée. Combien de malades qui manquent de tout !

Dans mes heures d’accablement, j’essaie de penser à ceux qui sont plus à plaindre que moi. Jamais vous n’avez vu ma chaumière jolie comme cet été. C’est un nid de verdure. On la dirait faite exprès pour abriter le bonheur. Les oiseaux chantent et gazouillent dans ces beaux arbres que mon père a plantés.

Vous me demandez des détails sur la vie que je mène. Vous voulez savoir qui je reçois, ce que je fais.

Je m’en tiens surtout aux livres de religion et d’histoire. J’ai besoin d’élever mon cœur en haut, et j’aime à voir revivre, sous mes yeux, ces gloires, ces grandeurs qui sont maintenant poussière.

Je passe toutes mes soirées dans son cabinet de travail, comme j’en avais l’habitude lorsqu’il vivait. Quand le temps est beau, on laisse les fenêtres ouvertes, et je fais faire un grand feu dans la cheminée.

Vous vous rappelez comme mon père aimait à veiller ainsi au coin du feu. « Mon foyer, mon doux foyer », disait-il souvent. Mina, je ne suis pas encore faite à la séparation sans retour.

Souvent, quand une porte s’ouvre, j’ai des sursauts. Il me semble qu’il va entrer. Mais non, il ne viendra plus à moi. C’est moi qui irai le rejoindre, sous le pavé de cette chère église des Ursulines, où il a voulu reposer à côté de ma mère.

J’ai mis son portrait au-dessus de la cheminée. Je n’en ai jamais vu d’une ressemblance si saisissante. Parfois, quand je le contemple, à la lueur un peu incertaine du foyer, je crois qu’il s’anime, qu’il va m’ouvrir les bras, mais c’est l’illusion d’un moment, et aussitôt, je le revois mort, enseveli, couché dans le cercueil sous la terre, avec mon crucifix et l’image de la Vierge entre ses mains jointes.

Mon amie, priez pour moi. Chère Mina, je ne suis plus rien, ou au plus, je suis peu de chose pour votre frère ; mais vous êtes et vous serez toujours ma sœur chérie.

Ah ! j’aimais à vous nommer de ce nom, et je n’oublie pas qu’en rentrant au couvent, vous disiez que, vous séparer de moi, c’était un sacrifice digne d’être offert à Dieu.

Quant à ma conduite envers Maurice, vous avez tort de la blâmer. Sans doute, en homme de cœur et d’honneur, il a voulu tenir son engagement, et faire célébrer notre mariage ; mais pouvais-je accepter ce sacrifice ?

Je vous assure que le monde entier ne me ferait pas revenir sur mon refus. Pauvre Maurice ! il demandait si ses soins, si sa tendresse ne m’aideraient pas à supporter la vie. Mina, sa présence, sa seule présence m’adoucirait tout, s’il m’aimait encore, mais il n’a plus pour moi que de la pitié – et que j’aurais vite déchiré ce que je viens d’écrire, si je n’étais sûre qu’il l’ignorera toujours.

Comme le temps passe ! Vous voilà déjà à la veille de vos noces sacrées. Vous dites que ce jour-là, votre plus ardente prière sera pour moi. Merci, Mina. Demandez à Jésus-Christ que je l’aime avant de mourir.

Chère sœur, je voudrais assister à votre profession. Je voudrais vous entendre prononcer vos vœux, ces vœux qui vont vous séparer pour jamais du monde trompeur et trompé. Heureux ceux qui n’attendent rien de la vie ! Heureux ceux qui ne demandent rien aux créatures !

Ô mon amie, aimez votre divin Crucifié, car Lui vous aimera toujours. Il est la bonté infinie. Il est l’éternel, l’incompréhensible amour. Et avec quelle joie je donnerais ce que je possède pour sentir ces vérités, comme je les sentais dans les bras de mon père mourant. Mais j’ai perdu cette claire vue de Dieu qui me fut donnée à l’heure de l’indicible angoisse.

Chère sœur, dans les premiers mois de mon deuil, vous avez été un ange pour moi. Maurice aussi, et pourtant ce ne sont pas vos soins, ce n’est pas votre tendresse qui m’a fait vivre.

Ce qui me soutenait, c’était le souvenir de la bonté de Dieu, inexprimablement sentie et goûtée à l’heure redoutable du sacrifice – à cette heure où j’ai souffert plus que pour mourir.

Vous, Mina, vous savez ce que mon père était pour moi. Et qui donc à ma place ne l’eût pas ardemment et profondément aimé ? Tous les soirs, après mes prières, je m’agenouille devant son portrait, comme j’aimais à le faire devant lui, et, bien souvent, je pleure.

Pardon de vous parler si longuement de mes peines. Je n’en dis jamais rien, et j’aurais besoin d’expansion. Hélas ! je pense sans cesse à ma délicieuse vie d’autrefois.

Ô mon amie, je voudrais pleurer dans vos bras, mais voici que l’infranchissable grille d’un cloître va nous séparer pour toujours. Adieu.

 

 

30 mai

La nuit est très avancée, mais je veille en pensant à Mina qui, dans quelques heures, prononcera ses vœux. Ô noblesse de la vie religieuse ! Et qui donc a dit que dans l’âme humaine il y a un mystère d’élévation ? Mina est la sœur de Maurice, elle a été l’amie chérie de ma jeunesse, et pourtant, malgré la douceur de ces souvenirs, ce n’est pas l’image de la Mina d’autrefois qui domine dans mes pensées ; c’est celle de la vierge qui dort là-bas sous la garde des anges, en attendant l’heure de sa consécration au Seigneur.

Chère Mina ! que lui dira Celui qu’elle a choisi lorsque le son de la cloche l’avertira qu’enfin l’heure est venue ? Ah, je voudrais être là pour la voir, pour l’entendre ! Mais il faudrait rencontrer Maurice, et je ne m’en suis pas senti la force.

Pensera-t-il à moi ? Quand Mina prit l’habit religieux, j’étais à côté de lui dans la chapelle Sainte-Philomène. Avant la cérémonie, nous fûmes longtemps au parloir seuls avec Mina. Sa toilette de mariée lui allait à ravir, et qu’elle était calme ! et avec quelle tendresse céleste elle nous parla !

Le soir, Maurice vint chez ma tante. Quelqu’un s’étant élevé contre la vie religieuse, Maurice, encore sous le coup des émotions de la journée, répondit en lisant cette partie d’une conférence de Lacordaire, où l’illustre dominicain prouve la divinité de Jésus-Christ par l’amour qu’il inspire, par les sacrifices qu’il demande, et dont tous les siècles lui apportent l’hommage. Maurice lut admirablement ces pages éloquentes, et je crois l’entendre encore quand il disait : « Il y a un homme dont l’amour garde la tombe. »

« Il y a un homme flagellé, tué, sacrifié, qu’une inénarrable passion ressuscite de la mort et de l’infamie, pour le placer dans la gloire d’un amour qui ne défaille jamais, d’un amour qui trouve en lui la paix, l’honneur, la joie et jusqu’à l’extase. »

Ô merveilleux Jésus, cela est vrai !

« Pour nous, comme disait encore Lacordaire, poursuivant l’amour toute notre vie, nous ne l’obtenons jamais que d’une manière imparfaite, et qui fait saigner notre cœur. »

Oui, Mina a choisi la meilleure part. L’amour chez l’homme est comme ces feux de paille qui jettent d’abord beaucoup de flammes, mais qui bientôt n’offrent plus qu’une cendre légère que le vent emporte et disperse sans retour.

 

2 juin

Comme moi, ma vieille Monique aime la mer. Aussi nous nous promenons souvent sur la grève.

Cette après-midi j’y ai rencontré Marie Desroches[4], mon ancienne camarade. Elle s’est jetée à mon cou avec un élan qui m’a touchée, et, en me regardant elle a pleuré – de belles larmes sincères. J’ai accepté avec plaisir son invitation de me rendre chez elle.

Enfant, j’aimais la société de cette petite sauvage qui n’avait peur de rien, et lui enviais la liberté dont elle jouissait. Heureusement cette liberté presque absolue ne lui a pas été nuisible.

 

« On sent rien qu’à la voir sa dignité profonde !

De ce cœur sans limon, nul vent n’a troublé l’onde. »

 

Il faut que Marie ait bien du goût et de l’industrie, car cette cabane, perdue dans les rochers, est agréable. Sans doute, le confortable est loin, mais grâce à la verdure et aux fleurs, c’est joli.

Pour que nous puissions causer librement, Marie m’a fait passer dans la petite chambre qu’elle partage avec sa sœur. La charmante statue de la sainte Vierge que mon père lui donna, lorsqu’elle eut perdu sa mère, y occupe la place d’honneur. Un lierre vigoureux l’entoure gracieusement.

C’est doux à l’âme et doux aux yeux ; et j’ai été bien touchée, en apercevant, dans cette chambre de jeune fille, la photographie de mon père, encadrées d’immortelles et de mousse séchées.

– Marie, lui ai-je dit, tu ne l’oublies donc pas ?

Et j’ai encore dans l’oreille l’accent avec lequel elle a répondu : « Ah, Mademoiselle, je mourrai avant de l’oublier ».

Cette jeune fille passe sa vie aux soins du ménage, à fabriquer et à raccommoder les filets qui servent à son père pour prendre le poisson qu’il va vendre quatre sous la douzaine. Et pourtant comme sa vie me semble douce ! Elle a la santé, la beauté.

Un de ces jours, un honnête homme l’aimera, et en l’aimant deviendra meilleur. Son cœur est calme, son âme sereine. Elle ne connaît pas les amères tristesses, les dévorants regrets. Mon Dieu, faites qu’elle les ignore toujours, et donnez-moi la paix – la paix du cœur, en attendant la paix du tombeau.

 

4 juin

Je viens d’apprendre que MlleDésileux est morte hier à sa ferme des Aulnets. Pauvre fille ! quelle triste vie !

Mon père disait qu’elle avait un grand cœur. Il me menait la voir de temps en temps, et les premières fois, je me rappelle encore, avec quel soin il me recommandait d’être gentille avec elle, de ne pas avoir l’air de remarquer son affreuse laideur.

– Vois-tu, disait-il, elle sait qu’elle est affreuse, et il faut tâcher de lui faire oublier cette terrible vérité.

Pourquoi cette adorable bonté est-elle si rare ? Si Maurice avait la délicatesse de mon père, peut-être aurait-il pu me faire oublier que je ne puis plus être aimée.

Pauvre MlleDésileux ! Au commencement, elle m’inspirait une répulsion bien grande, mais quand mon père me disait de son ton le plus aisé : « Angéline, va embrasser Mademoiselle Désileux », je m’exécutais courageusement. Et ensuite que j’étais fière de l’entendre me dire qu’il était content de moi ; car toute petite, je l’aimais déjà avec une vive tendresse, et quand il se montrait satisfait de ma conduite, je donnais dans les étoiles.

C’était son opinion qu’une affection trop démonstrative amollit le caractère, nuit au développement de la volonté qui a tant besoin d’être fortifiée ; aussi, malgré son extrême amour pour moi, il était très sobre en caresses.

Mais quand je l’avais parfaitement contenté, il me le témoignait toujours de la manière la plus aimable et la plus tendre. Parfois aussi, malgré son admirable empire sur lui-même, il lui échappait de soudaines explosions de tendresse dont je restais ravie, et qui me prouvaient combien la contrainte, qu’il s’imposait là-dessus, lui devait peser.

Je me rappelle qu’un jour que nous lisions ensemble la vie de la mère de l’Incarnation, il versa des larmes, à cet endroit où son fils raconte qu’elle ne l’embrassa jamais – pas même à son départ pour le Canada – alors qu’elle savait lui dire adieu pour toujours.

 

 

(Véronique Désileux à Angéline de Montbrun)

Mademoiselle.

Je sens que ma fin est proche et je ramasse mes forces pour vous écrire. Quand vous recevrez cette lettre, je serai morte. Dieu veuille que ma voix, en passant par la tombe, vous apporte quelque consolation !

Ah, chère Mademoiselle, que j’ai souffert de vos peines ! que je serais heureuse si je pouvais les adoucir, et vous prouver ma reconnaissance, car monsieur votre père et vous, vous avez été bons, vraiment bons pour la pauvre Véronique Désileux. Et soyez-en sûre, c’est une aumône bénie de Dieu, que celle d’une parole affectueuse, d’un témoignage d’intérêt aux pauvres déshérités de toute sympathie humaine.

Si vous saviez comme la bienveillance est douce à ceux qui n’ont jamais été aimés ! Dans le monde, on a l’air de croire que les êtres disgraciés n’ont pas de cœur, et plût au ciel qu’on ne se trompât point !

Je vous laisse tout ce que je possède : ma ferme et mon mobilier. Veuillez en disposer comme il vous plaira – et ne me refusez pas un souvenir quelquefois.

Si je pouvais vous dire comme j’ai pleuré votre père ! Que Dieu me pardonne ! Dans la folie de ma douleur, j’aurais voulu faire comme le chien fidèle qui se traîne sur la tombe de son maître, et s’y laisse mourir.

Alors pourtant je ne savais pas jusqu’à quel point il avait été bon pour la pauvre disgraciée : c’est seulement ces jours derniers que j’ai appris ce que je lui dois.

Sachez donc qu’à la mort de mon père, il y a quinze ans, je me serais trouvée absolument sans ressources, si M. de Montbrun eût exigé le paiement de ce qui lui était dû. Mais en apprenant que mon père s’était ruiné, qu’il ne me restait plus que la ferme des Aulnets, et qu’il faudrait la vendre pour le payer : « Pauvre fille ! dit-il, sa vie est déjà assez triste ! »

Et aussitôt, il fit un reçu pour le montant de la dette, le signa, et le remit à M. L. en lui faisant promettre le plus inviolable secret. M. L. m’a raconté cela après avoir reçu mon testament.

« Au point où vous en êtes, m’a-t-il dit, ça ne peut pas vous humilier. » Et il a raison.

Chère Mademoiselle, depuis que je sais ces choses, j’y ai pensé souvent. Je gardais à Monsieur votre père une reconnaissance profonde pour l’intérêt qu’il m’a témoigné, pour la courtoisie parfaite avec laquelle il m’a toujours traitée, et à la veille de mourir, j’apprends que je lui ai dû le repos, l’indépendance et la joie de pouvoir donner souvent.

Que ne puis-je quelque chose pour vous, sa fille ! On dit que vous avez fait preuve d’un grand courage, mais je devine quels poignants regrets, quelles mortelles tristesses vous cachez sous votre calme, et que de fois j’ai pleuré pour vous !

Ah, si je pouvais vous faire voir le néant de ce qui passe comme on le voit en face de la mort ! Vous seriez bien vite consolée.

Mon heure est venue, la vôtre viendra, et bientôt, « car les heures ont beau sembler longues, les années sont toujours courtes. »

Alors, vous comprendrez le but de la vie, et vous verrez quels desseins de miséricorde se cachent sous les mystérieuses duretés de la Providence.

Maintenant, je vois que ma vie pouvait être une vie de bénédictions ! À cette heure où tout échappe, que je serais riche !

J’ai vécu sans amitié, sans amour. Mon père lui-même ne savait pas dissimuler la répugnance que je lui inspirais. Mais si, acceptant tous les rebuts, toutes les humiliations, d’un cœur humble et paisible, je les avais déposés aux pieds de Jésus-Christ, avec quelle confiance je dirais aujourd’hui comme le divin Sauveur, la veille de sa mort : J’ai fait ce que vous m’aviez donné à faire, glorifiez-moi maintenant, mon père.

Hélas, j’ai bien mal souffert ! Mais autant le ciel est au-dessus de la terre, autant il a affermi sur nous sa miséricorde. J’aime à méditer cette belle parole en regardant le ciel. Oui, j’espère. Ne crains rien, m’a dit Notre-Seigneur, lorsqu’il est venu dans mon âme, ne crains pas. Demande-moi pardon de n’avoir pas su souffrir pour l’amour de moi, qui t’ai aimée jusqu’à la mort de la croix. Ah, pourquoi ne l’ai-je pas aimé ? Lui n’eût pas dédaigné ma tendresse.

Ma chère enfant, j’aurais bien voulu vous voir avant de mourir. Mais on m’a dit qu’un voyage de quelques lieues était beaucoup pour vos forces – qu’il valait mieux vous épargner les émotions pénibles – et je n’ai pas osé vous faire prier de venir.

Pourtant, il me semble que cette visite ne vous eût pas été inutile. Mieux que personne, je crois comprendre ce que vous souffrez.

Pauvre enfant si éprouvée, ne serait-elle pas pour vous cette parole de l’Imitation : « Jésus-Christ veut posséder seul votre cœur, et y régner comme un roi sur le trône qui est à lui. »

Un auteur, que j’aime, dit que nous pouvons exagérer bien des choses, mais que nous ne pourrons jamais exagérer l’amour de Jésus-Christ. Méditez cette douce et profonde vérité. Pensez à l’incomparable ami. Faites-lui sa place dans votre cœur, et il vous sera ce que jamais père, jamais époux n’a été.

Et maintenant, chère fille de mon bienfaiteur, adieu. Adieu, et courage. Souffrir passe, mais si vous acceptez la volonté divine, avoir souffert ne passera jamais.

À vous pour l’éternité.

Véronique Désileux