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L’épanouissement de la méditation est espace et innocence. Il n’y a pas d’innocence sans espace. L’innocence n’est pas un état infantile : on peut être à la fois physiquement mûr et innocent. Mais le vaste espace qui accompagne l’amour ne peut pas se produire tant que le psychisme n’est pas libéré des nombreuses cicatrices de l’expérience. Ces cicatrices empêchent l’esprit d’être innocent. La méditation consiste à libérer l’esprit de la constante pression de l’expérience.

 

 

À l’instant précis où le soleil se couche, un calme étrange se produit et vous avez le sentiment que tout prend fin autour de vous, cependant que l’autobus et le taxi continuent leur course et que le bruit du trafic ne diminue pas. C’est comme si dans tout l’univers chaque chose se retirait en elle-même. Vous avez déjà eu parfois, cette impression. Souvent elle se produit à l’improviste ; une étrange paix immobile semble descendre des cieux et recouvrir la terre. C’est une bénédiction et la beauté du soir, grâce à elle, n’a plus de limites. La route luisante après la pluie, les voitures qui stationnent, le parc déserté, en font partie ; et le rire du couple qui passe ne trouble en aucune façon la paix du soir.

Les arbres nus, noirs contre le ciel, avec leurs branches délicates, attendaient le printemps qui, juste au tournant du chemin, se hâtait vers eux. Il y avait déjà de la nouvelle herbe et les arbres fruitiers étaient en fleurs. La campagne se ranimait tout doucement et du haut de la colline vous pouviez voir la ville et ses nombreuses, nombreuses coupoles, l’une d’elles plus orgueilleuse et plus haute que toutes les autres. Vous pouviez voir le sommet plat des pins et la lumière du soir sur les nuages qui empilaient au-dessus des collines, par couches successives, leurs formes fantastiques, châteaux tels que les hommes n’en construisirent jamais. On y voyait des gorges profondes et des pics sublimes. Tous ces nuages étaient éclairés d’une lueur rouge sombre et certains d’entre eux semblaient être incandescents, non par le soleil mais en eux-mêmes.

Ces nuages ne constituaient pas l’espace, ils étaient inclus en lui qui semblait s’étendre à l’infini, d’éternité en éternité.

Un merle chantait dans un buisson voisin, et ce fut une pérennité de bénédiction.

 

 

Ils étaient trois ou quatre, venus avec leurs femmes, et nous nous assîmes par terre. À ce niveau les fenêtres étaient trop hautes pour que l’on puisse voir le jardin ou le mur d’en face. Ils exerçaient tous des professions libérales. L’un déclara être un scientifique, un autre un mathématicien, un autre un ingénieur ; c’étaient des spécialistes qui ne débordaient pas au-delà de leurs limites – ainsi que le fait un fleuve après de grosses pluies. C’est le débordement qui enrichit le sol.

L’ingénieur demanda : « Vous avez souvent parlé d’espace et cela nous intéresse de savoir ce que vous entendez par ce mot. Un pont se situe dans l’espace qui sépare deux rives ou deux collines. L’espace est formé par un barrage rempli d’eau. Il y a un espace entre nous et l’univers en expansion. Il y a un espace entre vous et moi. Est-ce cela que vous voulez dire ? »

Les autres appuyèrent la question. Ils devaient en avoir parlé avant de venir. L’un dit : « Je pourrais exprimer cela autrement, en termes plus scientifiques, mais cela reviendrait à peu près au même. »

Il y a l’espace qui divise et enclôt et il y a un espace illimité. L’espace entre un homme et un homme, en lequel germe la discorde, est l’espace limité des divisions. Il y a une division entre vous, tels que vous êtes, et l’image que vous vous faites de vous-mêmes. Il y a une division entre vous et vos femmes. Il y a une division entre ce que vous êtes et ce que vous croyez devoir être idéalement. Il y a l’intervalle entre colline et colline. Il y a la beauté d’un espace qui n’a pas de limites de temps, qui n’a pas de lignes de démarcation.

Existe-t-il un espace entre pensée et pensée ? Entre des souvenirs ? Entre une action et l’autre ? Ou n’existe-t-il aucun espace entre pensée et pensée ? Entre raison et raison ? Entre une bonne et une mauvaise santé – une cause devenant l’effet et l’effet devenant la cause ?

S’il y avait une solution de continuité entre pensée et pensée, la pensée serait toujours neuve, mais parce qu’il n’y a pas d’interruptions, pas d’espaces, toute pensée est vieille. Peut-être ne vous rendez-vous pas compte qu’une pensée se prolonge ; vous pouvez la reprendre une semaine après l’avoir laissée de côté, mais pendant ce temps elle n’avait pas cessé d’être active à l’intérieur de ses anciennes limites.

Ainsi, l’ensemble de la conscience – comprenant le conscient et l’inconscient (un mot malheureux que nous sommes obligés d’employer) est inclus dans l’espace limité, étroit, d’une tradition, d’une culture, de coutumes, de souvenirs. La technologie peut vous conduire jusqu’à la lune et vous pouvez construire un pont en courbe au-dessus d’un ravin. Vous pouvez aussi introduire un peu d’ordre dans l’espace limité d’une société, mais cela encore engendrera du désordre.

L’espace n’existe pas seulement au-delà des quatre murs de cette chambre ; il y a aussi l’espace que délimite la pièce. Il y a un espace qui enclôt la sphère que l’observateur crée autour de lui-même, et de l’intérieur de laquelle il regarde l’objet observé – lequel aussi crée une sphère autour de lui-même.

Lorsque l’observateur, la nuit, contemple les étoiles son espace est limité. Il peut, au moyen d’un télescope, voir à des milliers d’années-lumière mais il est l’artisan de cet espace, lequel est, par conséquent limité. La mesure entre l’observateur et l’observé est à la fois l’espace et le temps qu’il faut pour le parcourir.

Il n’y a pas que l’espace physique. Il y a une dimension psychologique où s’abrite la pensée en termes d’hier, d’aujourd’hui, de demain. Tant qu’existe un observateur, l’espace est la cour étroite d’une prison, où n’existe aucune liberté.

« Mais nous voudrions vous demander si c’est un espace sans observateur que vous essayez de décrire. Cela semble absolument impossible, ou peut-être n’est-ce que de l’imagination de votre part. »

La liberté, Monsieur, n’est pas à l’intérieur de la prison, quels que soient son confort et ses décorations. Si l’on entreprend un dialogue avec la liberté, cela ne peut pas se passer à l’intérieur des territoires de la mémoire, de la connaissance, de l’expérience. La liberté veut que vous démolissiez les murs de la prison malgré le plaisir que peuvent vous donner un désordre limité, un esclavage limité, le labeur dans la servitude.

La liberté n’est pas relative ; elle est ou elle n’est pas. Si elle n’est pas en vous, vous devez accepter une vie étroite, limitée, avec ses conflits, ses douleurs, ses souffrances et vous contenter d’y introduire ici et là quelques petites modifications.

La liberté est l’espace infini. Le manque d’espace engendre la violence, celle du déprédateur ou de l’oiseau qui revendique son espace, son territoire pour lequel il combat. Cette violence peut être relative du fait de la législation et de la police, de même que l’espace limité qu’exigent ces déprédateurs et ces oiseaux, et pour lequel ils se battent, n’appelle qu’une violence limitée. Un espace trop restreint entre l’homme et l’homme engendre nécessairement l’agressivité.

« Êtes-vous en train de nous dire, Monsieur, que l’homme sera toujours en conflit avec lui-même et avec le monde, tant qu’il vivra dans une sphère créée par lui ? »

Oui, Monsieur. Nous arrivons donc à la racine du problème de la liberté. Dans la culture étroite de la société il n’y a pas de liberté, et à cause de cela il y a du désordre. Vivant au sein de ce désordre, l’homme cherche sa liberté dans des idéologies, dans des théories, dans ce qu’il appelle Dieu. Ces évasions ne le libèrent pas. Elles constituent – nous y revoici – la cour de la prison, qui sépare l’homme de l’homme. La pensée qui s’est elle-même conditionnée de la sorte peut-elle parvenir à sa propre fin, briser cette structure et se transcender elle-même ? Évidemment pas. C’est le premier point à élucider. L’intellect ne peut absolument pas construire un pont entre lui-même et la liberté. La pensée, qui est une réaction de la mémoire, de l’expérience et du savoir, est toujours vieille, ainsi que l’est l’intellect, et ce qui est vieux ne peut pas construire un pont vers ce qui est neuf. La pensée est essentiellement l’observateur avec ses préjugés, ses peurs et ses angoisses et parce qu’il est isolé, cette pensée-image l’entoure d’une sphère. Ainsi se produit une distance entre l’observateur et l’observé. L’observateur essaie de définir cette distance afin de l’établir et il en résulte un conflit et de la violence.

Il n’y a rien de fantaisiste dans cette description. L’imagination, sous n’importe quelle forme, détruit la vérité. La liberté est au-delà de la pensée ; elle est un espace infini non créé par l’observateur. Rencontrer cette liberté c’est méditer.

Il n’y a pas d’espace sans silence et le silence ne peut pas être construit par le temps, c’est-à-dire par la pensée. Le temps ne conférera jamais la liberté ; l’ordre n’est possible que lorsque le cœur n’est pas submergé par des mots.