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Méditer c’est se vider du connu. Le connu est le passé. Il ne s’agit pas de l’éliminer après l’avoir accumulé mais plutôt de ne pas l’accumuler du tout. Ce qui fut ne peut être éliminé que dans le présent, et cela non par la pensée, mais par l’action de ce qui est. Le passé est un mouvement de conclusion en conclusion, auquel s’ajoute le jugement de ce qui est, prononcé par la dernière conclusion. Tout jugement est un règlement, et c’est cette évaluation qui empêche les esprits de se débarrasser du connu ; car le connu est toujours une appréciation, une définition.
Le connu est l’action de la volonté, et la volonté en acte est le prolongement du connu, de sorte que l’action de la volonté ne peut jamais vider l’esprit. On ne peut pas acheter un esprit vide dans les sanctuaires des aspirations ; un tel esprit prend naissance lorsque la pensée devient consciente de ses actes, non lorsque le penseur devient conscient de la façon dont il pense.
La méditation est l’innocence du présent ; elle est donc toujours seule. L’esprit complètement seul, intouchable pour la pensée, cesse d’accumuler. Ainsi l’acte qui vide l’esprit est toujours dans le présent. Pour un esprit solitaire, le futur – qui appartient au passé – disparaît. La méditation est un mouvement, non une conclusion, non une fin à poursuivre.
La forêt était très vaste, avec des pins, des chênes, des buissons et des séquoias. Un petit ruisseau y coulait le long d’une pente, en murmurant sans arrêt. Il y avait de petits papillons, bleus et jaunes, qui ne trouvant apparemment pas de fleurs où se reposer, s’envolaient vers la vallée. La forêt était très vieille, et les séquoias étaient encore plus vieux. C’étaient des arbres énormes, extrêmement hauts, et il y avait cette atmosphère particulière qui se produit lorsque l’homme, avec ses fusils, ses bavardages et l’étalage de ses connaissances, est absent. Il n’y avait pas de routes dans cette forêt. On devait quitter la voiture à une certaine distance, et marcher le long d’une piste couverte d’aiguilles de pin.
Il y avait un geai qui avertissait tout le monde lorsque l’homme approchait. L’avertissement avait de l’effet, car toute activité animale semblait cesser et l’on avait le sentiment d’une intense surveillance aux aguets. Il était difficile au soleil de pénétrer là-dedans et il y avait une immobilité que l’on pouvait presque toucher.
Deux écureuils rouges, avec leurs longues queues touffues, dégringolèrent d’un pin, et vous entendiez leurs bavardages et leurs griffes sur le bois. Ils se pourchassèrent en un carrousel autour du tronc, en haut et en bas, dans un délire de plaisir et de joie. Il y avait entre eux une tension, l’accord du jeu, du sexe, du divertissement. Ils s’amusaient vraiment. Celui haut perché s’arrêtait brusquement, observait celui du bas, qui était encore en course, puis celui-ci s’arrêtait à son tour et ils se regardaient, avec leurs queues en l’air et leurs nez froncés pointant l’un vers l’autre. Ils se mesuraient de leur regard aigu et enregistraient tout ce qui se passait autour d’eux. Ils avaient grondé l’homme qui les observait, assis sous l’arbre, et l’avaient maintenant oublié ; mais ils étaient très conscients l’un de l’autre et l’on pouvait presque éprouver l’extrême joie qu’ils avaient à être ensemble. Leur nid devait être très haut sur cet arbre ; bientôt ils se lassèrent, l’un d’eux grimpa, et l’autre, par terre, disparut derrière un autre arbre.
Le geai bleu, attentif, curieux, avait observé à la fois les écureuils et l’homme assis sous l’arbre. Il s’envola et disparut lui aussi, en appelant à haute voix.
Des nuages montaient et dans une heure ou deux il y aurait probablement un orage.
C’était une psychanalyste diplômée, qui travaillait dans une clinique importante. Elle était jeune, habillée d’une façon très actuelle, sa jupe bien au-dessus du genou ; elle semblait sous le coup d’une grande tension et l’on voyait qu’elle était très troublée. À table elle parla beaucoup et sans nécessité, exprimant fortement ce qu’elle pensait et sans jamais, apparemment, regarder par la fenêtre les fleurs, l’effet de la brise sur les feuilles, ou le grand et lourd eucalyptus que balançait le vent. Elle déjeuna sans avoir l’air d’y penser, sans s’intéresser à ce qu’elle mangeait.
Dans la chambre voisine, elle dit : « Nous, analystes, aidons des malades à s’adapter à une société plus malade qu’eux, et parfois, très rarement peut-être, nous y parvenons. Mais en fait, tout succès est l’œuvre de la nature elle-même. J’ai analysé beaucoup de personnes. Je n’aime pas ce que je fais, mais je dois gagner ma vie et il y a tant de malades. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment les aider, bien que nous expérimentions tout le temps de nouvelles drogues, des médicaments et des théories. Mais en dehors de mes soins aux malades, je lutte moi-même pour être différente – différente de la moyenne des gens. »
Dans votre lutte pour être différente des autres, n’êtes-vous pas exactement comme eux ? Et pourquoi tous ces efforts ?
« Si je ne réagissais pas, si je ne luttais pas, je serais comme n’importe quelle ménagère. Je veux être différente, et c’est pour cela que je ne veux pas me marier. Mais je suis dans un état de grande solitude, et c’est ce qui m’a poussée à travailler. »
Et cette solitude vous conduit graduellement au suicide, n’est-ce pas ?
Elle acquiesça, presque en larmes.
Tout le mouvement de la conscience ne conduit-il pas à l’isolement, à la peur, à cette lutte incessante pour se modifier ? Tout cela fait partie du désir profond que l’on a de s’accomplir, de s’identifier à quelque chose ou même de s’identifier à ce que l’on est. La plupart des analystes ont des maîtres dont ils adoptent les théories ou les méthodes en y introduisant à peine quelques modifications ou adjonctions.
« J’appartiens à la nouvelle école ; nous abordons la réalité dans ce qu’elle a d’actuel, sans y introduire de symboles. Nous ne tenons plus compte des anciens maîtres et de leurs symboles, nous voyons l’être humain tel qu’il est. Toutefois cette optique est en voie de devenir une autre école – mais je ne suis pas ici pour une discussion sur les différentes écoles de psychanalyse, leurs théories et leurs maîtres. Je désire parler de moi-même, car je ne sais quoi faire. »
N’êtes-vous pas aussi malade que les patients que vous essayez de soigner ? N’êtes-vous pas un élément d’une société plus désorientée et plus malade peut-être que vous-même ? Votre quête est donc fondamentale, n’est-ce pas ?
Vous êtes le résultat de l’énorme poids du monde, surchargé de sa culture et de ses religions, et ce poids vous entraîne matériellement et intérieurement. Vous devez soit faire la paix avec la société, ce qui veut dire accepter ses maladies et vivre avec, soit la rejeter tout entière et trouver une autre façon de vivre. Mais vous ne pouvez pas trouver un nouveau mode d’existence sans abandonner l’ancien.
Ce que vous voulez en réalité c’est une sécurité, n’est-ce pas ? C’est en cela que consistent toutes les quêtes de la pensée : être différent des autres, être plus habile, plus vif, plus ingénieux. En ce processus, ce que vous recherchez, n’est-ce pas, c’est une sécurité profonde. Mais cela existe-t-il ? La sécurité est la négation de l’ordre. Il n’y a aucune sécurité dans les relations humaines, dans les croyances, dans l’action, et parce qu’on est à sa recherche, on est une cause de désordre. La sécurité engendre le désordre et lorsqu’on devient conscient de ce désordre qui s’amplifie en soi-même, on veut y mettre fin.
Dans le champ de la conscience à l’intérieur de ses frontières, étendues ou étroites, la pensée s’efforce tout le temps de trouver un abri sûr. Ainsi la pensée crée du désordre ; l’ordre ne s’établit jamais par l’effet de la pensée. C’est le désordre qui doit prendre fin ; alors apparaît l’ordre. L’amour n’est pas dans les régions de la pensée. De même que la beauté, il n’est pas à la portée de la brosse du peintre. On doit abandonner la totalité du désordre que l’on a en soi.
Elle devint très silencieuse et se retira en elle-même. Il lui était difficile de contrôler les larmes qui lui coulaient sur les joues.