15.
Perché derrière les hauts créneaux du fort de Killcarrick, Uwen contemplait le paysage sombre qui s’étendait devant lui. Des rafales de vent froid cinglaient la tour de garde, plaquaient les vêtements du chevalier contre son corps et rabattaient de longues mèches de cheveux sur son visage. Comme ce soir était différent de tous les autres Samhain qu’il avait connus ! Au lieu d’être constellées à perte de vue par de grands feux de joie, les collines n’étaient que des masses inertes se découpant sur le ciel étoilé. Les torches des remparts crachaient de longues flammes orange et bleues entrecoupées de bouffées de fumée blanche, et jetaient une lumière blafarde sur les cours et les remparts. Le fort était bondé : les réfugiés avaient abandonné le camp de tentes bien avant la tombée de la nuit. Quoique cela eût compliqué les derniers préparatifs, Uwen ne pouvait reprocher à ces familles de vouloir se blottir derrière les grands remparts protecteurs. Aussi bien les étages de la tour que la grande salle du rez-de-chaussée étaient pleins à craquer ; dans la cour, les hommes qui n’avaient pas été postés sur les murailles faisaient les cent pas, attendant avec impatience des ordres qu’Uwen espérait ne pas avoir à donner, et des armes d’argent qu’il espérait ne pas avoir à fabriquer. De ce point de vue privilégié, il apercevait les deux rangs d’archers positionnés au-dessus du portail qui donnait sur la route et les prés : c’était la seule faille stratégique dans le fort, par ailleurs assez bien situé. Il avait réussi à convaincre le gouverneur de lui fournir assez d’argent pour plaquer les pointes de flèches, en lui expliquant que les archers pourraient abattre les gobelins avant même qu’ils n’atteignent les remparts.
Mais ce n’était qu’un fort, après tout. Juste une tour entourée d’un double rempart. Un avant-poste, en fait : il n’avait pas été conçu en vue de défendre autant de gens. Ici, au cœur des hautes terres de Killcarrick, la paix de Gard durait depuis de longues années ; seules les sorcières les plus vieilles se souvenaient encore des guerres qui l’avaient précédée. Uwen promena de nouveau son regard sur le paysage morose, et frémit. Au même instant, une bourrasque déploya l’étendard du duc et la fit claquer. Serrant son tartan autour de ses épaules, Uwen contempla la rangée d’hommes et de garçons résolus qui, accoudés sur les créneaux, riaient et plaisantaient en se réchauffant les mains au-dessus de chaudrons remplis de charbons ardents.
Si nécessaire, le chevalier était prêt à employer la force pour passer outre aux réticences du gouverneur. Il avait positionné des hommes devant la porte de la cave où était entreposé le trésor du duc. Dans la forge, quatre jeunes commis de cuisine entretenaient le feu, près duquel on avait entassé des lances, des piques et des massues, certaines rouillées à force de ne plus être utilisées. Il espérait que, si le pire arrivait, Nessa serait assez vaillante pour prendre la direction des opérations ; évidemment, il ne lui demanderait pas d’effectuer elle-même le travail. Il voulait juste être certain d’avoir une personne de confiance dans la forge.
Les poils de sa nuque étaient dressés, ses muscles tendus, ses sens plus aiguisés que d’ordinaire. Il avait pris toutes les précautions possibles et imaginables. Baissant les yeux, il regarda les tatouages qui couvraient ses avant-bras, et qu’il avait gagnés bataille après bataille, blessure après blessure. A présent, il devait s’acquitter d’une tâche plus grave que toutes celles qu’il avait jamais accomplies pour le duc et son capitaine. Il redressa les épaules et adressa une prière silencieuse aux dieux de la lumière et du tonnerre : que les épreuves qu’il avait affrontées par le passé lui permettent de faire face à ce défi, et qu’il meure honorablement, si tel était son destin. Puis il inspira profondément et se retourna vers les pâles visages des jeunes garçons désignés comme sentinelles.
— Vous connaissez les ordres, les gars ? Je ne veux pas entendre de chahut, ici. Ce soir est un soir sacré, et votre devoir l’est aussi. Si vous voyez quoi que ce soit remuer d’un pouce, sur terre ou dans l’eau, donnez immédiatement l’alerte en criant aussi fort que vous le pouvez. Je ne plaisante pas.
— Même si c’est un corbeau, seigneur Uwen ? demanda un rouquin maigrichon.
Les membres dégingandés et les taches de rousseur du garçon rappelèrent à Uwen son jeune frère Grear, mort de la fièvre des années auparavant. En un éclair, il revit le premier Samhain qui avait suivi la mort de Grear, quand celui-ci était apparu devant toute sa famille, à minuit, pour leur assurer qu’il était heureux de jouer dans les Terres d’Eté. Ce soir, Uwen n’aurait certainement pas le temps de s’entretenir avec les morts. Je risque plutôt de les rejoindre, songea-t-il, avant de chasser cette idée de son esprit. Il devait accomplir son devoir. Il n’y aurait pas de place pour lui dans les Terres d’Eté, s’il ne s’en acquittait pas honorablement. Ce qui impliquait de répondre sérieusement aux questions les plus futiles.
— Sais-tu ce que présage le corbeau ? chuchota-t-il en plongeant son regard dans celui du garçon. C'est l'oiseau de la Sorcière et de la Marrihugh. Alors, si tu vois voler un seul corbeau, jeune homme, je veux en être averti dans la minute qui suit.
Il marqua une pause, au cas où les autres auraient des questions à poser.
— Bien. Chacun à son poste. Et n’oubliez pas : cette tâche est la plus importante qu’on vous ait jamais confiée. On ne chahute pas et on ne s’endort pas !
Il leur lança un regard sévère : les garçons s’empressèrent de prendre les positions qu’on leur avait assignées. Puis il s’enfonça dans l’escalier étroit qui descendait vers les étages de la tour. Il lui restait une dernière chose à faire avant de rejoindre son propre poste au-dessus du portail.
En dépit de l’urgence de la situation, il ralentit l’allure. Cela faisait plus d’un jour qu’il n’avait pas parlé à Nessa. Depuis qu’elle avait quitté son lit, elle s’était enfermée avec ce sylphe repêché dans le fleuve, ne sortant que pour faire d’obscures commissions pour Molly. Les rares fois où il l’avait entrevue, elle lui avait fait clairement comprendre qu’elle n’avait pas le temps de bavarder. Que pouvait-il y faire ? se demanda-t-il avec amertume. Nessa était la fille d’un forgeron de campagne ; lui, un chevalier de la Compagnie de Gard. Peut-être croyait-elle qu’il voulait seulement la mettre dans son lit… Elle devait se moquer pas mal de ses intentions, comprit-il subitement, alors qu’il pénétrait dans les appartements du gouverneur, l’endroit le plus défendable du fort, où l’on avait rassemblé les malades, les blessés, les femmes enceintes et les nouveau-nés.
Ce n’était pas le moment de s’attarder sur ce genre de réflexions, se dit-il en se frayant un chemin à travers la foule de visages féminins, parmi lesquels il cherchait, en vain, celui de Nessa ou de Molly.
— Tenez ! dit une femme en lui mettant dans les bras un enfant rougeaud et brailleur.
— Au nom de la Grande Mère…
D’un geste machinal, il appuya la tête de l’enfant contre son épaule et lui tapota doucement le dos.
— Je ne suis pas ici pour garder des nourrissons. Je cherche Molly. Pour l’amour de la Déesse, pouvez-vous me dire où elle se trouve ? Et reprenez ça.
Il lui tendit l’enfant, qui pleurnichait doucement, mais la sage-femme secoua la tête, son attention concentrée sur trois bébés aux fesses nues posés devant elle. Ses doigts agiles s’agitèrent : en un clin d’œil, des couches de lin apparurent entre leurs cuisses replètes. Puis elle fit signe à Uwen de lui donner le quatrième qui, niché contre l’épaule du chevalier, mâchouillait son poing avec contentement.
— Vous savez vous y prendre avec les enfants, monsieur, dit-elle en lui lançant un regard malicieux. Molly est à côté. On dirait que la Vieille Wren ne va pas passer la nuit.
— Ah…
Uwen resta à contempler les enfants qui s’ébattaient en gazouillant à ses pieds. L'espace d'un instant, des images atroces des corps enterrés à Killcairn défilèrent devant ses yeux, puis il les repoussa. Samhain réveillait toujours des souvenirs, mais ce soir, il ne pouvait se permettre d’être distrait.
— Soyez bénie, sage-femme, en ce soir de Samhain.
La laissant interloquée, il joua des coudes pour sortir de la pièce bondée et bruyante, frappa brièvement à la porte voisine et entra. L'atmosphère, ici, n’avait rien à voir avec celle de l’infirmerie. Un lourd silence régnait. Sur un lit de paille devant le feu, la Vieille Wren gisait immobile. On avait ouvert les rideaux rouges du grand lit où dormait le sylphe blessé, son visage couleur de marbre posé sur un oreiller grisâtre. Trois femmes — Molly et deux inconnues — se penchaient au-dessus de Wren : elles levèrent toutes les yeux vers Uwen.
— Excusez-moi, mesdames, dit-il à voix basse.
Il avait l’impression d’interrompre un rituel sacré ; sa tenue de bataille détonnait dans la pièce chaude et silencieuse.
— Uwen !
Molly se redressa aussitôt, enjamba avec précaution la paillasse de la sorcière et attira le chevalier vers un coin de la pièce.
— Est-ce que tout est prêt, seigneur chevalier ?
— Pas tout à fait. J’ai peur de manquer d’armes en argent. En fait, c’est la raison de ma présence ici. J’ai besoin de Nessa à la forge… Pas pour travailler, précisa-t-il devant l’expression indignée de Molly, mais pour diriger les autres. J’ai positionné des hommes devant la chambre du trésor. A la moindre alerte, ils défonceront les portes et apporteront l’argent à la forge. J’en répondrai auprès du duc, puisque ce cochon de gouverneur n’en a pas le cran. Des garçons de cuisine veillent déjà au feu ; je voudrais juste que Nessa aille les surveiller, si le pire arrive. Croyez-vous qu’elle en soit capable ?
Molly jeta un coup d’œil par-dessus son épaule ; Uwen plissa les yeux et suivit son regard vers le sylphe endormi. Pour la dixième fois, il se demanda pourquoi Nessa passait tout son temps ici. La créature paraissait presque aussi mal en point que Wren. Nessa espérait-elle que le sylphe lui donnerait des nouvelles de son père ? Etait-ce pour lui qu’elle avait forgé une dague d’argent ?
— Comment va-t-elle, Molly ? Je l’ai à peine vue, ces derniers jours, mais elle m’a semblé plus ou moins rétablie. Voilà pourquoi je me suis dit…
Molly sortit de sa rêverie en tressaillant et se tourna vers Uwen.
— Elle va de mieux en mieux. Vous le constaterez par vous-même ; elle devrait être de retour des cuisines d’une minute à l’autre.
Uwen baissa les yeux ; soudain, un sixième sens lui intima de rejoindre son poste de combat.
— Je n’ai plus le temps. Répétez-lui ce que je viens de vous dire.
Leurs regards se croisèrent et, alors même que Molly acquiesçait de la tête, une note aiguë déchira l’air, une sonnerie de cor au timbre si étrange qu’ils comprirent aussitôt qu’il n’était pas de ce monde. En même temps que son instinct guerrier réagissait, Uwen sentit quelque chose remuer au plus profond de lui.
— Que la Déesse vous bénisse, Molly.
Il se pencha vers elle et posa un baiser maladroit sur sa joue. Elle sentait la lavande, le pin — le parfum de la victoire, décida-t-il.
— Que la Marrihugh marche à vos côtés, répondit-elle, tandis qu’il s’élançait vers le couloir en courant.

Nessa faillit se heurter de plein fouet à Uwen en montant l’escalier, un panier d’ail et de noisettes à la main.
— Grande Mère ! s’écria-t-elle.
Dès la première note de cette terrible sonnerie, elle avait compris qu’il se passait quelque chose de grave.
Uwen la prit par les épaules pour la calmer.
— Apportez tout ça à Molly. Ensuite, j’aurai besoin de vous à la forge, si vous en avez la force. J’ai bien peur que ce cor n’annonce l’arrivée des gobelins. Dans ce cas, il nous faudra davantage d’armes en argent, et j’aimerais que vous dirigiez les garçons de la forge.
Les mains du chevalier étaient fermes, son regard inhabituellement sérieux. Le souvenir des monstres qui les avaient attaqués dans la nuit la fit frémir, mais elle comprit ce qu’il lui demandait. Elle acquiesça en silence tandis que les cors résonnaient de nouveau, plus fort cette fois-ci.
— Ils se rapprochent, chuchota-t-elle.
— Que la Déesse vous bénisse.
Uwen l’attira à lui et posa un rapide baiser sur ses lèvres. Puis il dévala l’escalier et disparut, laissant Nessa momentanément stupéfaite. Les cors hurlèrent une troisième fois, et une bourrasque de vent souffla à travers le fort.
— Verrouillez les portes ! Verrouillez les portes ! cria-t-on.
Nessa monta les marches en chancelant, certaine d’avoir entendu Molly l’appeler. Elle enjamba les enfants en pleurs et les femmes affolées, parvint à la chambre du gouverneur et entra en refermant la porte derrière elle. Les trois femmes étaient agenouillées aux côtés de Wren, qui se convulsait sur sa paillasse. Ses yeux étaient grands ouverts, à présent, mais son regard se portait au loin, vers la fenêtre par laquelle filtrait, porté par le vent, le son des cors. Tout à l’heure, Wren avait semblé se trouver à l’article de la mort ; à présent, elle se débattait avec une force quasi surnaturelle.
— Nessa ! cria Molly. Verrouille la porte et donne-moi ton bâton de bois de bouleau ! Il faut le poser sur elle… Vite, ma fille, avant qu’elle ne se sauve ! Et toi, Morag, ferme cette maudite fenêtre et tire les rideaux.
Enflammée par l’autorité inhabituelle de Molly, Nessa se précipita vers le coin de la pièce où elle avait laissé la longue branche de bouleau. Elle la tendit à Molly, qui la posa en diagonale entre l’épaule gauche et le pied droit de Wren. Avec un gémissement plaintif, la vieille femme se calma et referma ses petites mains griffues autour d’un pli de la couverture. Nessa resta à la regarder, figée par une curiosité teintée d’horreur ; Morag l’écarta vivement, alla fermer la fenêtre et la verrouilla.
— Qu’a-t-elle ? chuchota Nessa.
— C'est l’appel des cors, répondit Molly en échangeant un regard avec les autres vieilles femmes.
— Bethy, si tu venais avec moi ? demanda Morag avant que Molly eût pu en dire plus. Si personne ne descend les calmer, en bas, ça va être la panique. Molly, tu te débrouilleras sans nous ?
— Nessa va m’aider.
— Mais Uwen m’a dit d’aller aider les garçons à la forge…
Elle jeta un regard dubitatif sur Wren. Jamais elle n’aurait cru possible qu’une femme dont chacun disait qu’elle ne passerait pas la nuit pût faire preuve, soudain, d’une telle force brute.
— Reste avec moi, Nessa. Ce ne sont pas les gobelins qui arrivent. Pas encore.
Nessa se laissa tomber aux pieds de Wren et referma sa main autour du bâton de bouleau : le bois était lisse, frais, agréable au toucher, comme toujours. C'était peut-être dû à la taille de la branche, parfaitement adaptée à celle de sa main. Curieux, tout de même, cette histoire de bâton, songea-t-elle. Mais il s’était passé tellement de choses curieuses, ces derniers temps…
Agenouillée près de Wren, Molly repoussait doucement les mèches grises de son visage ridé comme une coquille de noix.
— Alors, qui fait sonner ce cor, si ce ne sont pas les gobelins ?
Molly leva la tête ; le bruit s’amplifia. Il se rapprochait, c’était certain. Wren remua faiblement et poussa un gémissement.
— C'est le cor de Herne, qui sonne pour rassembler les cavaliers de la Chasse sauvage. Cette nuit, le dieu de la forêt va parcourir la terre à la recherche des âmes destinées aux Terres d’Eté. Tous ceux qui hésitent à la frontière entre l’Ombre et les Terres d’Eté risquent de succomber à son appel. Tout comme les gobelins chassent les vivants, Herne et sa meute chassent les âmes mourantes.
Molly s’interrompit et plissa les lèvres.
— Je me demandais si cela arriverait, reprit-elle, mais je n’en étais pas sûre.
— Mais… mais…
Du coin de l’œil, Nessa crut voir quelque chose bouger dans le grand lit. Artimour agita sa tête sur l’oreiller, battit des paupières, ouvrit brièvement les yeux, puis se figea de nouveau.
— Molly…, chuchota Nessa. Vous avez vu ?
Mais au lieu de lui répondre, la sorcière inclina la tête, attentive aux cris de femmes affolées de l’autre côté de la porte.
— Nous ne pouvons pas quitter Wren, marmonna Molly comme pour elle-même. Il est tout près, maintenant…
A cet instant, un terrible coup de cor résonna, auquel répondirent des braillements et des aboiements sauvages ; puis la terre trembla sous l’impact de milliers de sabots. Retenant son souffle, Nessa s’aplatit contre le mur ; mais voilà que par la fenêtre verrouillée entrait une gigantesque silhouette couronnée de bois, chevauchant une bête qui tenait à la fois du cheval et du cerf. Le spectre leva son cor et le refit sonner.
— Grande Mère, protège-nous ! s’écria Molly. Plaque le bâton contre son corps, Nessa, ne la laisse pas s’échapper !
Rassemblant tout son courage, Nessa leva les yeux vers l’apparition sombre et sauvage qui remplissait la pièce. Sans les immenses cornes qui s’élevaient de son front, on eût dit un homme particulièrement grand et fort. C'était un miracle que sa ramure n’ait pas crevé le plafond, pensa Nessa.
Ceux qu’emportait la Chasse sauvage ne trouvaient jamais le chemin des Terres d’Eté. Ils chevauchent tout de même avec Herne, songea-t-elle, se voyant déjà rejeter son corps mortel, tel un vêtement usé, et s’avancer pour prendre la main du Dieu. Mais ce n’était pas elle qu’il venait chercher.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, Herne se tourna vers elle. A la lumière du feu, ses pupilles brillèrent d’une lueur verte, puis rougeoyante. Elle eut peur, alors, qu’il ne lui tendît l’une de ses grandes mains, et elle recula. Devant elle, Molly se dressait sur ses genoux comme une poule protégeant ses poussins. Tirant sur les rênes, Herne fit cabrer sa monture et fixa Nessa avec un sourire si doux, si charmant, qu’elle en eut le souffle coupé.
— Allons, petite…
Sa voix était aussi douce qu’implacable.
— Laisse-la partir, petite fille. Ne vois-tu pas qu’elle veut me suivre ? Elle veut chevaucher avec Herne.
La voix sonnait comme une berceuse cent fois plus belle, plus envoûtante que toutes celles que son père lui chantait autrefois. A vrai dire, cet être ressemblait un peu à Dougal… Soudain, il lui sembla que Herne la regardait avec les yeux de son père : Nessa hoqueta de surprise et faillit lâcher le bâton en bouleau.
— Nessa !
La voix sévère de Molly dissipa l’enchantement.
— Ne l’écoute pas, ma fille, dit-elle en lui tapotant légèrement la joue. N’écoute pas ce qu’il te dit.
— Peut-être préféreriez-vous danser avec moi à sa place ? dit la voix profonde.
L'invitation s’adressait directement à Molly ; à présent, les yeux de Herne scintillaient d’une malice joyeuse.
— Ce n’est pas mon heure, grand seigneur, et vous le savez aussi bien que moi, répondit Molly, la tête haute. Wren désire rejoindre ses ancêtres dans les Terres d’Eté. Elle ne veut pas se joindre à votre Chasse. Allez-vous-en, je vous dis, poursuivez votre chemin !
Le rire de Herne résonna comme une grande cloche dont le son emplissait toute la pièce. Nessa le sentit vibrer dans sa poitrine, alors que le plancher tremblait sous ses pieds et que la tour vacillait sur ses fondations. Sur sa paillasse, Wren poussa un petit cri ; plus loin, Artimour se mit à frissonner.
Nessa voulut se précipiter vers lui, mais elle n’osait pas s’éloigner de la protection de Molly. Herne tourna sa grande tête couronnée de cornes et guida sa monture vers le lit à baldaquin. La bête se pencha pour flairer Artimour, gémit comme un chien puis lécha le visage du sylphe. Artimour fronça les sourcils, détourna le visage mais ne se réveilla pas. Herne jeta un coup d’œil vers Nessa, puis de nouveau vers Artimour.
— Celui-ci, je vous le laisse, jeune sorcière. D’autres proies m’attendent. Mais vous me reverrez tous deux avant que cette histoire ne s’achève.
Il éclata de rire, fit décrire un demi-tour abrupt à sa monture et, dans un hennissement aigu et un hurlement de cor, bondit et disparut, salué par les aboiements frénétiques d’une meute invisible.
Wren s’effondra comme une masse inerte ; Molly se détendit lentement. Elle déplaça la branche de bouleau avec un soupir. Les sonneries de cor s’éloignèrent et se turent enfin.
— Que voulait-il dire ? chuchota Nessa.
Molly secoua pensivement la tête, le regard vague. Une violente bourrasque avait ouvert la fenêtre et gonflait les rideaux de l’air froid de la nuit.
— Je n’en sais rien, mon enfant. Mais il semble que j’aie vu juste : nous sommes pris dans une succession de grands événements, dans lesquels Herne lui-même a un rôle à jouer.
Elle jeta un coup d’œil perçant à Nessa ; pendant un instant, elle parut sur le point de rajouter quelque chose.
— Veux-tu fermer la fenêtre, Nessie ? dit-elle enfin.
A bout de forces, Nessa se releva lentement. Artimour avait replongé dans un sommeil fiévreux, mais il semblait un peu moins pâle qu’avant. En se penchant pour fermer la fenêtre, elle perçut des rires lointains, des hurlements sauvages et un dernier appel du cor de Herne. Frémissante, elle tira le verrou. Quand elle se retourna, Wren s’était levée et se tenait à côté de sa paillasse. Vêtue d’une simple tunique, les cheveux rassemblés en deux tresses grises qui lui arrivaient aux épaules, elle serrait ses petites mains devant elle. Elle posa un regard plein de douceur sur Nessa et lui sourit.
— Wren…, articula Nessa. Que faites-vous debout ?
La vieille femme continuait à sourire. Dans la pénombre, sa silhouette vacillait légèrement. Nessa cligna des yeux, perplexe.
— Tout va bien, Nessa, dit Molly d’une voix très douce et basse. Elle veut simplement nous dire au revoir.
Bouche bée, Nessa regarda autour d’elle et s’aperçut qu’une foule de femmes étaient subitement apparues, vêtues de toutes les couleurs imaginables, et se réunissaient autour de Molly et de Wren. Nessa se retourna vers Wren et, sous ses yeux, les cheveux de la sorcière s’allongèrent, s’épaissirent et foncèrent ; sa peau se lissa, ses joues s’arrondirent et se teintèrent de rose. Puis elle sourit de nouveau. Son visage paraissait maintenant aussi jeune que celui de Nessa, et ses yeux brillaient d’une joyeuse insouciance. Elle fit une petite révérence, contourna la paillasse et se dirigea vers le grand lit. Là, elle posa directement la main sur la plaie d’Artimour, avant de se retourner pour lancer un clin d’œil à Nessa. Puis elle s’approcha de Molly, frôla sa joue d’une caresse rapide et légère, et disparut à travers la porte fermée à double tour, suivie des autres femmes, toutes silencieuses et souriantes. Chancelante, certaine que l’on entendait son cœur battre dans le silence absolu de la pièce, Nessa chercha Molly du regard et vit que des larmes coulaient sur les joues de la sorcière, tandis que l’étrange procession défilait devant elle. Chacune des apparitions sourit aux deux femmes et les salua de la tête. Mais Nessa, bouche bée, les regarda s’éloigner sans pouvoir faire un geste. Puis l’une des ombres s’arrêta et s’écarta pour laisser passer les autres.
Molly se redressa et soupira ; alors Nessa vit la frêle dépouille de Wren qui gisait sur la paillasse, la mâchoire déformée par l’affreux rictus de la mort. Son corps n’était plus qu’une coquille vide et sèche, et, soudain, Nessa comprit que cette enveloppe n’avait plus été capable de contenir l’esprit vif et joyeux de la petite sorcière.
Elle leva les yeux vers la figure sombre plantée devant elle.
— Demande-lui de te parler, Nessa, dit Molly, sinon elle ne pourra rien dire.
Nessa déglutit, les yeux grands écarquillés. Il lui semblait connaître cette femme ; elle avait l’impression de lui ressembler.
— Voulez-vous me dire quelque chose, esprit ?
Nessa.
Son propre nom résonna dans ses oreilles, lui caressa la peau comme une brise légère. Elle plongea son regard dans ces yeux sans fond et, soudain, elle reconnut la femme qui se tenait devant elle.
— Grand-mère, murmura-t-elle, sans vraiment savoir d’où elle tenait cette certitude.
Comme appelées par ce mot, d’autres ombres surgirent de la pénombre, silhouettes brunes aux yeux sombres, aux corps musclés et aux épaules solides. Elles se rassemblèrent autour de Nessa et lui sourirent avec tendresse.
Nessa…
C'était une douce harmonie de voix mêlées qui répétaient sans fin son nom, la désignant comme l’une des leurs et, pour la première fois, Nessa se sentit liée non seulement à sa mère, mais à une longue chaîne qui s’étendait à travers les époques, de mère en fille, une boucle qui rassemblait le passé et le futur en un éternel présent. Car ces ombres étaient celles de toutes les femmes de son sang qui marchaient dans les Terres d’Eté.
Ses yeux se remplirent de larmes. Elle comprenait qu’elle faisait partie du grand fleuve de vie qui s’écoulait depuis les Terres d’Eté jusqu’à l’Ombre, pour revenir ensuite à sa source. Liée au passé, ancrée dans le présent, rattachée à son peuple et à la terre, Nessa ressentit un bonheur inconcevable, et ses larmes se muèrent en rire.
Les spectres se pressaient autour d’elle, la portaient sur une immense vague d’amour et de chaleur — et pourtant leurs voix étaient teintées de tristesse.
L'une des nôtres est perdue à jamais, Nessa. Aide-nous. Trouve-la. C'est notre fille, notre sœur, notre cousine, notre sang. Aide-nous à retrouver Essa.
Nessa s’appuya en chancelant contre le lit, tandis que s’amplifiaient les chuchotements du chœur fantomatique. Elle avait du mal à respirer et, pourtant, alors même que Molly, vigilante comme toujours, se précipitait à son côté, elle serra la colonne du baldaquin avec une détermination nouvelle. C'était évident : pourquoi n’y avait-elle pas pensé ? Sa mère était prisonnière en Faërie ! Si elle pouvait retrouver Dougal, elle pouvait la retrouver également. Les larmes inondèrent son visage, et sa gorge se serra au point de l’empêcher de parler.
— Qu’y a-t-il, Nessa ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Ma… ma mère…, articula-t-elle en prenant vaguement conscience que Molly n’avait ni vu, ni entendu la foule de spectres qui se pressaient dans la pièce.
Des hommes apparaissaient aussi, maintenant, certains portant des vêtements ordinaires, d’autres portant seulement des lambeaux de fourrure autour de l’aine. Quelques-uns étaient entièrement nus, leur peau ornée de dessins à la fleur de pastel…
— Ils veulent que je retrouve ma mère.
Molly l’attira à elle, l’entoura de ses bras et, devant les yeux de Nessa, les spectres s’éteignirent un à un comme des flammes mourantes. Bientôt, ne restèrent plus dans la chambre que Nessa, Molly, Artimour et le corps sans vie de Wren.
— Je n’y ai pas pensé une seule seconde, sanglota Nessa. Elle était là, dans l’Outremonde, en même temps que moi. J’aurais pu…
— Cesse ces sottises, ma fille. Tu n’aurais jamais pu la retrouver. L'Outremonde est un endroit dangereux, tu sais : la dernière chose que ta mère aurait voulue, c’est que tu risques ta vie…
— Nessa ? articula une voix rauque.
C'était celle d’Artimour.
Les deux femmes sursautèrent et se retournèrent. Le visage du sylphe reposait encore sur l’oreiller, mais ses yeux étaient grands ouverts.
— Artimour…, chuchota Nessa.
Leurs yeux se rencontrèrent. Que dirait-il, se demanda Nessa, s’il savait qu’elle avait forgé l’arme qui avait failli le tuer ? Puis elle cessa de se demander quoi que ce soit, car des cors résonnèrent en haut de la tour. C'étaient indéniablement ceux des hommes. Un grand cri s’éleva le long des remparts, les cors hurlèrent plus fort et plus longtemps, et Nessa sut sans l’ombre d’un doute ce qu’ils annonçaient.
Molly lui secoua le bras.
— Il faut que tu descendes à la forge, Nessa.
Nessa jeta un coup d’œil à Artimour, qui regardait autour de lui, l’air perdu et confus.
— Mais…
— Nessa, il n’y a personne ici qui ait ton savoir-faire, supplia Molly, comme les cors résonnaient de nouveau.
Nessa lança un dernier regard à Artimour et s’élança hors de la pièce, les murmures de ses aïeules résonnant encore dans ses oreilles. Aide-nous à retrouver Essa
Puis elle oublia tout, car les rugissements des cors s’amplifiaient, les soldats hurlaient, les femmes et les enfants imploraient en sanglotant la clémence de la Grande Mère. Quand elle déboucha dans la cour, l’air froid lui glaça le sang, et elle sut qu’à moins d’une intervention divine, il n’y aurait de clémence pour personne. Car ce vent amer portait l’odeur, aisément reconnaissable, des gobelins.
***
L'après-midi laissait lentement place au crépuscule. Des ruisselets de sueur coulaient le long des joues de Petri ; de grosses gouttes tombaient de son nez et de ses sourcils comme une pluie salée. Mais le petit gremlin s’agrippait au pommeau de la selle sans dire un mot. Remarquant son malaise, Delphinea freina sa monture, et ils continuèrent au pas sous la voûte des grands chênes. Un profond silence les enveloppait, et pourtant, la jeune sylphe ne pouvait se défaire de l’idée que quelque chose habitait cette forêt : une présence oppressante, qui devenait de plus en plus tangible à mesure qu’ils s’enfonçaient sous les arbres.
Peut-être n’était-ce que la peur d’être capturée qui la hantait depuis leur départ du palais. Rien n’indiquait pourtant qu’on les avait poursuivis. Timias estimait-il inutile de chercher à l’arrêter ? Après tout, c’était elle qui l’avait averti du danger, et qui l’avait conduit à la chambre de la Résille… Avait-il décidé de la laisser s’enfuir ? Il ne pouvait se douter, toutefois, qu’elle emmènerait un gremlin avec elle. Pas à la veille de Samhain. C'était sans doute ce qui avait retardé les recherches. Personne n’avait songé qu’ils pouvaient être partis ensemble et, dans la panique déclenchée par la disparition de Petri, on avait oublié Delphinea…
« Ils ne vont pas tarder à se souvenir de moi, songea-t-elle. Pour l’instant, Timias doit être trop débordé pour s’occuper de mon cas. »
Quoi qu’il en fût, elle avait chevauché comme une furie depuis leur départ, s’enfonçant à travers la forêt dans la nuit, s’arrêtant à peine pour dormir. Petri soutenait qu’il connaissait le chemin jusqu’à la maison de Guinevère, et Delphinea, malgré quelques doutes, s’était fiée à ses indications. Il fut bientôt évident que les créatures de son espèce, censées ne jamais quitter l’enceinte du palais royal, possédaient pourtant une vaste connaissance de la Faërie.
« On ne nous accorde que peu de considération, avait expliqué Petri. Des choses sont dites devant nous comme si nous n’étions pas là. »
Delphinea fut frappée d’horreur à l’idée de l’existence muette et invisible à laquelle Timias et Gloriana avaient froidement condamné les gremlins. Que ces derniers fussent indispensables au sortilège de la Résille n’était pas une excuse. On aurait dû trouver une autre solution. Mais dans l’immédiat, elle n’avait plus le temps de réfléchir au sort des gremlins en général, car l’état de celui qui chevauchait à ses côtés devenait extrêmement préoccupant. Delphinea, pour sa part, peinait de plus en plus à respirer, comme si un voile tendu sur son visage l’étouffait peu à peu. Finalement, elle tira sur les rênes, s’arrêta et observa Petri. Il s’était décomposé en une petite masse tremblotante et misérable. Peut-être leur fuite avait-elle été une mauvaise idée, en fin de compte. Mais qu’auraient-ils pu faire d’autre ?
— Nous n’irons pas beaucoup plus loin, je crois. Les arbres sont si serrés, ici... L'air est étouffant, j’ai du mal à respirer.
Elle s’interrompit, prise d’un vertige.
— C'est sans doute l’effet de Samhain.
Sentant qu’elle risquait de tomber de la selle, elle se laissa glisser à terre.
— Samhain a dû commencer. Il va faire nuit noire d’ici un tour ou deux de sablier. Je ne crois pas que nous puissions atteindre la maison de Guinevère en si peu de temps… Qu’en penses-tu, Petri ?
Petri secoua la tête de gauche à droite et lui lança un regard éperdu.
La jument hennit doucement et piaffa. Delphinea avait compris dès le départ que cela ne lui plaisait guère, de porter le gremlin sur son dos. Elle fit descendre Petri de la selle et il s’écroula sur l’épais tapis de feuilles brunes et sèches, respirant difficilement.
— Je suis tellement désolée, Petri…
« Ce n’est pas de votre faute », gesticula le gremlin en tremblant violemment.
Delphinea se frotta les yeux et respira profondément pour essayer de soulager le poids qui pesait sur sa poitrine.
— Je crois que nous ne devrions pas rester ici. Je vais aller voir s’il y a un endroit où nous pouvons passer la nuit.
Il y avait sûrement un recoin, peut-être au pied d’un chêne ou d’un saule, où ils pourraient s’abriter. Elle songea à la corde : l’idéal serait de trouver un creux recouvert de mousse épaisse… Si seulement elle pouvait se défaire de l’impression que quelque chose de terrible allait leur arriver ! L'air était épais, humide, froid. Pas un souffle de vent : les arbres étaient parfaitement immobiles, comme s’ils attendaient quelque chose, ou comme s’ils étaient sous le coup d’un choc. Le malaise de Delphinea s’intensifiait de minute en minute. On était trop loin des Terres Brûlées pour craindre une attaque de gobelins, se dit-elle. Ce n’était sans doute que l’effet de Samhain. Un nouveau vertige l’assaillit et sa vision s’embruma. Les arbres s’épaissirent, se dédoublèrent puis s’écartèrent ; l’espace d’un instant, ce fut comme si deux forêts différentes se superposaient. Puis elle comprit que les voiles se levaient entre les mondes.
Elle noua les rênes autour d’une branche basse et tapota le museau de la jument.
— Garde un œil sur Petri, d’accord ?
Dans l’œil humide du cheval, elle lut un acquiescement dubitatif.
— Je me dépêche, c’est promis.
Rassemblant ses longues jupes de cavalière, elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Prise d’un nouveau vertige, elle se mordit l’intérieur de la joue jusqu’à ce que la douleur dissipât son étourdissement. Petri a besoin de toi, et tout de suite, se sermonna-t-elle. Quelle que fût la cause du malaise qu’elle éprouvait, elle ne devait pas y succomber. C'était elle qui avait embarqué Petri dans cette affaire ; à présent, elle devait le tirer de là. Alors elle se glissa entre les arbres, se dirigeant vers un bouquet de bouleaux blancs à l’écorce lisse, dont l’un des troncs formait une sorte de berceau. En le recouvrant du tapis de selle, elle pourrait aménager un petit nid et y ligoter Petri sans que cela lui fasse trop mal. La seule idée de devoir l’attacher lui retourna le ventre ; puis un nouvel accès de vertige s’empara d’elle.
Déterminée malgré tout à examiner le creux de l’arbre, elle s’avança en titubant, puis se figea, brusquement saisie. Au-delà des arbres, juste au-dessus du sol, flottait une lueur diffuse. Intriguée, elle fit quelques pas, s’immobilisa et baissa les yeux. Que faisait ce mannequin en grande tenue de bataille au beau milieu de la forêt ? Il avait l’air presque vivant… Soudain, Delphinea comprit qu’elle avait sous les yeux un véritable chevalier, mais qu’il était mort. Comme sous l’effet d’un coup de poing, elle suffoqua, chancela et s’agrippa au tronc d’arbre le plus proche pour ne pas s’écrouler. Quand elle fut capable de relever la tête, elle s’aperçut que des centaines de cadavres jonchaient le sol de la forêt.
Les morts portaient des armures dorées frappées du blason d’Albane. Leurs yeux grands ouverts contemplaient fixement le ciel violet, leurs membres gisaient de travers, leurs armes étaient éparpillées autour d’eux. Soudain, Delphinea revit l’armée de Finuviel défiler vers le grand portail blanc du palais et s’éloigner, saluée par le chant des ménestrels, et elle sut avec certitude que tous les soldats de cette armée étaient morts.
Mais qui, hormis les gobelins, avait pu décimer une force aussi redoutable ? Terrifiée par la pensée que les hordes de monstres avaient peut-être déjà forcé les frontières des Terres Brûlées, elle courut en titubant vers Petri et la jument.
— Viens, Petri, dit-elle en haletant. Il ne faut pas rester ici. Ça n’a rien à voir avec Samhain… Cet endroit est maudit.
Tant bien que mal, elle détacha les rênes du cheval et hissa son petit compagnon en selle. Le jour tombait, mais Delphinea ne s’en souciait plus. Rien ne pourrait la convaincre de passer la nuit à proximité de cet atroce charnier.
Elle fit claquer les rênes et sa jument s’élança. Petri s’accrochait au pommeau avec le peu de force qui lui restait. Ils s’éloignèrent au petit galop sous les grandes branches des arbres et, soudain, entre les troncs, il leur sembla voir des formes remuer. C'étaient des ombres violettes qui se teintaient d’indigo puis de noir, des formes presque solides qui se poursuivaient entre les arbres en poussant des hurlements de mort. La jument se mit à hennir de terreur ; Delphinea agrippa fermement les rênes et se pencha sur son encolure pour lui parler à l’oreille.
— Doucement, ma vieille, reste tranquille. Ce n’est que le passage de la Chasse sauvage…
« Et seulement une petite partie de ses cavaliers, grâce à la Sorcière », se dit-elle.
Les cavaliers fantomatiques les encerclaient, à présent, arrivant de toutes parts, serrant les rangs comme pour emporter tout ce qui se trouvait sur leur passage. Delphinea tira sur la bride pour ralentir la jument affolée. La bête fit volte-face et se cabra, tandis que la jeune sylphe agrippait de toutes ses forces à la fois les rênes et Petri, en ordonnant mentalement à la jument de se calmer et de laisser passer la Chasse. Alors que sa monture se débattait sous elle, les chasseurs déferlèrent au galop, les dépassèrent sans un regard et disparurent. Quand enfin Delphinea parvint à apaiser l’animal, elle se rendit compte qu’elle tremblait presque aussi fort que Petri. C'était fini : ils ne pouvaient plus continuer à avancer. Il fallait absolument trouver un abri et s’y terrer pour la nuit.
— GRANDE DAME !
Le hurlement strident de Petri balaya les dernières bribes de courage de Delphinea. Ils étaient tout seuls au milieu de la plus grande forêt de Faërie, par une des nuits les plus magiques de l’année, vraisemblablement à la portée de l’ennemi inconnu qui avait massacré l’armée de Finuviel.
— Petri, je t’en prie, ne fais pas trop de bruit. Ceux qui ont tué ces chevaliers rôdent peut-être encore dans les parages…
Le gremlin lui jeta un regard de souffrance atroce, et Delphinea se tut, au bord du désespoir.
« C'est ma faute, pensa-t-elle. Mais je ne pouvais tout de même pas l’abandonner entre les mains de Timias… »
Sans prévenir, Petri se raidit, renversa la tête et poussa des cris incontrôlables. Il se convulsait, se cambrait au point que Delphinea eut peur qu’il ne se brise le dos, et hurlait comme si la Sorcière en personne était à ses trousses… Les gémissements de douleur sans nom firent ployer les genoux de la jument, et ils dégringolèrent tous trois à terre. Delphinea s’écarta de l’animal en roulant et tenta en vain de se boucher les oreilles pour ne plus entendre ces hurlements qui fendaient le cœur.

Guinevère, qui était sortie sous la charmille pour regarder passer la Chasse de Herne, entendit les cris au loin. C'étaient ceux d’une âme en peine, songea-t-elle, une âme en proie à un tourment sans fin. Un gobelin sous l’emprise de la folie de Samhain. On était pourtant à des lieues du palais ; peut-être n’était-ce qu’un écho soulevé par le passage de la Chasse. Elle patienta donc pendant un tour de sablier. Mais au lieu de diminuer, les hurlements ne firent que s’intensifier. Et finalement, elle appela les chevaliers de sa garde pour leur ordonner de fouiller la forêt.