Perché derrière les hauts créneaux du fort de
Killcarrick, Uwen contemplait le paysage sombre qui s’étendait
devant lui. Des rafales de vent froid cinglaient la tour de garde,
plaquaient les vêtements du chevalier contre son corps et
rabattaient de longues mèches de cheveux sur son visage. Comme ce
soir était différent de tous les autres Samhain qu’il avait connus
! Au lieu d’être constellées à perte de vue par de grands feux de
joie, les collines n’étaient que des masses inertes se découpant
sur le ciel étoilé. Les torches des remparts crachaient de longues
flammes orange et bleues entrecoupées de bouffées de fumée blanche,
et jetaient une lumière blafarde sur les cours et les remparts. Le
fort était bondé : les réfugiés avaient abandonné le camp de tentes
bien avant la tombée de la nuit. Quoique cela eût compliqué les
derniers préparatifs, Uwen ne pouvait reprocher à ces familles de
vouloir se blottir derrière les grands remparts protecteurs. Aussi
bien les étages de la tour que la grande salle du rez-de-chaussée
étaient pleins à craquer ; dans la cour, les hommes qui n’avaient
pas été postés sur les murailles faisaient les cent pas, attendant
avec impatience des ordres qu’Uwen espérait ne pas avoir à donner,
et des armes d’argent qu’il espérait ne pas avoir à fabriquer. De
ce point de vue privilégié, il apercevait les deux rangs d’archers
positionnés au-dessus du portail qui donnait sur la route et les
prés : c’était la seule faille stratégique dans le fort, par
ailleurs assez bien situé. Il avait réussi à convaincre le
gouverneur de lui fournir assez d’argent pour
plaquer les pointes de flèches, en lui expliquant que les archers
pourraient abattre les gobelins avant même qu’ils n’atteignent les
remparts.
Mais ce n’était qu’un fort, après tout. Juste une
tour entourée d’un double rempart. Un avant-poste, en fait : il
n’avait pas été conçu en vue de défendre autant de gens. Ici, au
cœur des hautes terres de Killcarrick, la paix de Gard durait
depuis de longues années ; seules les sorcières les plus vieilles
se souvenaient encore des guerres qui l’avaient précédée. Uwen
promena de nouveau son regard sur le paysage morose, et frémit. Au
même instant, une bourrasque déploya l’étendard du duc et la fit
claquer. Serrant son tartan autour de ses épaules, Uwen contempla
la rangée d’hommes et de garçons résolus qui, accoudés sur les
créneaux, riaient et plaisantaient en se réchauffant les mains
au-dessus de chaudrons remplis de charbons ardents.
Si nécessaire, le chevalier était prêt à employer
la force pour passer outre aux réticences du gouverneur. Il avait
positionné des hommes devant la porte de la cave où était entreposé
le trésor du duc. Dans la forge, quatre jeunes commis de cuisine
entretenaient le feu, près duquel on avait entassé des lances, des
piques et des massues, certaines rouillées à force de ne plus être
utilisées. Il espérait que, si le pire arrivait, Nessa serait assez
vaillante pour prendre la direction des opérations ; évidemment, il
ne lui demanderait pas d’effectuer elle-même le travail. Il voulait
juste être certain d’avoir une personne de confiance dans la
forge.
Les poils de sa nuque étaient dressés, ses muscles
tendus, ses sens plus aiguisés que d’ordinaire. Il avait pris
toutes les précautions possibles et imaginables. Baissant les yeux,
il regarda les tatouages qui couvraient ses avant-bras, et qu’il
avait gagnés bataille après bataille, blessure après blessure. A
présent, il devait s’acquitter d’une tâche plus grave que toutes
celles qu’il avait jamais accomplies pour le duc et son capitaine.
Il redressa les épaules et adressa une prière silencieuse aux dieux
de la lumière et du tonnerre : que les épreuves qu’il avait
affrontées par le passé lui permettent de
faire face à ce défi, et qu’il meure honorablement, si tel était
son destin. Puis il inspira profondément et se retourna vers les
pâles visages des jeunes garçons désignés comme sentinelles.
— Vous connaissez les ordres, les gars ? Je ne
veux pas entendre de chahut, ici. Ce soir est un soir sacré, et
votre devoir l’est aussi. Si vous voyez quoi que ce soit remuer
d’un pouce, sur terre ou dans l’eau, donnez immédiatement l’alerte
en criant aussi fort que vous le pouvez. Je ne plaisante pas.
— Même si c’est un corbeau, seigneur Uwen ?
demanda un rouquin maigrichon.
Les membres dégingandés et les taches de rousseur
du garçon rappelèrent à Uwen son jeune frère Grear, mort de la
fièvre des années auparavant. En un éclair, il revit le premier
Samhain qui avait suivi la mort de Grear, quand celui-ci était
apparu devant toute sa famille, à minuit, pour leur assurer qu’il
était heureux de jouer dans les Terres d’Eté. Ce soir, Uwen
n’aurait certainement pas le temps de s’entretenir avec les morts.
Je risque plutôt de les rejoindre,
songea-t-il, avant de chasser cette idée de son esprit. Il devait
accomplir son devoir. Il n’y aurait pas de place pour lui dans les
Terres d’Eté, s’il ne s’en acquittait pas honorablement. Ce qui
impliquait de répondre sérieusement aux questions les plus
futiles.
— Sais-tu ce que présage le corbeau ?
chuchota-t-il en plongeant son regard dans celui du garçon. C'est
l'oiseau de la Sorcière et de la Marrihugh. Alors, si tu vois voler
un seul corbeau, jeune homme, je veux en être averti dans la minute
qui suit.
Il marqua une pause, au cas où les autres auraient
des questions à poser.
— Bien. Chacun à son poste. Et n’oubliez pas :
cette tâche est la plus importante qu’on vous ait jamais confiée.
On ne chahute pas et on ne s’endort pas !
Il leur lança un regard sévère : les garçons
s’empressèrent de prendre les positions qu’on leur avait assignées.
Puis il s’enfonça dans l’escalier étroit qui descendait vers les
étages de la tour. Il lui restait une
dernière chose à faire avant de rejoindre son propre poste
au-dessus du portail.
En dépit de l’urgence de la situation, il ralentit
l’allure. Cela faisait plus d’un jour qu’il n’avait pas parlé à
Nessa. Depuis qu’elle avait quitté son lit, elle s’était enfermée
avec ce sylphe repêché dans le fleuve, ne sortant que pour faire
d’obscures commissions pour Molly. Les rares fois où il l’avait
entrevue, elle lui avait fait clairement comprendre qu’elle n’avait
pas le temps de bavarder. Que pouvait-il y faire ? se demanda-t-il
avec amertume. Nessa était la fille d’un forgeron de campagne ;
lui, un chevalier de la Compagnie de Gard. Peut-être croyait-elle
qu’il voulait seulement la mettre dans son lit… Elle devait se
moquer pas mal de ses intentions, comprit-il subitement, alors
qu’il pénétrait dans les appartements du gouverneur, l’endroit le
plus défendable du fort, où l’on avait rassemblé les malades, les
blessés, les femmes enceintes et les nouveau-nés.
Ce n’était pas le moment de s’attarder sur ce
genre de réflexions, se dit-il en se frayant un chemin à travers la
foule de visages féminins, parmi lesquels il cherchait, en vain,
celui de Nessa ou de Molly.
— Tenez ! dit une femme en lui mettant dans les
bras un enfant rougeaud et brailleur.
— Au nom de la Grande Mère…
D’un geste machinal, il appuya la tête de l’enfant
contre son épaule et lui tapota doucement le dos.
— Je ne suis pas ici pour garder des nourrissons.
Je cherche Molly. Pour l’amour de la Déesse, pouvez-vous me dire où
elle se trouve ? Et reprenez ça.
Il lui tendit l’enfant, qui pleurnichait
doucement, mais la sage-femme secoua la tête, son attention
concentrée sur trois bébés aux fesses nues posés devant elle. Ses
doigts agiles s’agitèrent : en un clin d’œil, des couches de lin
apparurent entre leurs cuisses replètes. Puis elle fit signe à Uwen
de lui donner le quatrième qui, niché contre l’épaule du chevalier,
mâchouillait son poing avec contentement.
— Vous savez vous y prendre
avec les enfants, monsieur, dit-elle en lui lançant un regard
malicieux. Molly est à côté. On dirait que la Vieille Wren ne va
pas passer la nuit.
— Ah…
Uwen resta à contempler les enfants qui
s’ébattaient en gazouillant à ses pieds. L'espace d'un instant, des
images atroces des corps enterrés à Killcairn défilèrent devant ses
yeux, puis il les repoussa. Samhain réveillait toujours des
souvenirs, mais ce soir, il ne pouvait se permettre d’être
distrait.
— Soyez bénie, sage-femme, en ce soir de
Samhain.
La laissant interloquée, il joua des coudes pour
sortir de la pièce bondée et bruyante, frappa brièvement à la porte
voisine et entra. L'atmosphère, ici, n’avait rien à voir avec celle
de l’infirmerie. Un lourd silence régnait. Sur un lit de paille
devant le feu, la Vieille Wren gisait immobile. On avait ouvert les
rideaux rouges du grand lit où dormait le sylphe blessé, son visage
couleur de marbre posé sur un oreiller grisâtre. Trois femmes —
Molly et deux inconnues — se penchaient au-dessus de Wren : elles
levèrent toutes les yeux vers Uwen.
— Excusez-moi, mesdames, dit-il à voix
basse.
Il avait l’impression d’interrompre un rituel
sacré ; sa tenue de bataille détonnait dans la pièce chaude et
silencieuse.
— Uwen !
Molly se redressa aussitôt, enjamba avec
précaution la paillasse de la sorcière et attira le chevalier vers
un coin de la pièce.
— Est-ce que tout est prêt, seigneur chevalier
?
— Pas tout à fait. J’ai peur de manquer d’armes en
argent. En fait, c’est la raison de ma présence ici. J’ai besoin de
Nessa à la forge… Pas pour travailler, précisa-t-il devant
l’expression indignée de Molly, mais pour diriger les autres. J’ai
positionné des hommes devant la chambre du trésor. A la moindre
alerte, ils défonceront les portes et apporteront l’argent à la
forge. J’en répondrai auprès du duc, puisque ce cochon de
gouverneur n’en a pas le cran. Des garçons de
cuisine veillent déjà au feu ; je voudrais juste que Nessa aille
les surveiller, si le pire arrive. Croyez-vous qu’elle en soit
capable ?
Molly jeta un coup d’œil par-dessus son épaule ;
Uwen plissa les yeux et suivit son regard vers le sylphe endormi.
Pour la dixième fois, il se demanda pourquoi Nessa passait tout son
temps ici. La créature paraissait presque aussi mal en point que
Wren. Nessa espérait-elle que le sylphe lui donnerait des nouvelles
de son père ? Etait-ce pour lui qu’elle avait forgé une dague
d’argent ?
— Comment va-t-elle, Molly ? Je l’ai à peine vue,
ces derniers jours, mais elle m’a semblé plus ou moins rétablie.
Voilà pourquoi je me suis dit…
Molly sortit de sa rêverie en tressaillant et se
tourna vers Uwen.
— Elle va de mieux en mieux. Vous le constaterez
par vous-même ; elle devrait être de retour des cuisines d’une
minute à l’autre.
Uwen baissa les yeux ; soudain, un sixième sens
lui intima de rejoindre son poste de combat.
— Je n’ai plus le temps. Répétez-lui ce que je
viens de vous dire.
Leurs regards se croisèrent et, alors même que
Molly acquiesçait de la tête, une note aiguë déchira l’air, une
sonnerie de cor au timbre si étrange qu’ils comprirent aussitôt
qu’il n’était pas de ce monde. En même temps que son instinct
guerrier réagissait, Uwen sentit quelque chose remuer au plus
profond de lui.
— Que la Déesse vous bénisse, Molly.
Il se pencha vers elle et posa un baiser maladroit
sur sa joue. Elle sentait la lavande, le pin — le parfum de la
victoire, décida-t-il.
— Que la Marrihugh marche à vos côtés,
répondit-elle, tandis qu’il s’élançait vers le couloir en
courant.
Nessa faillit se heurter de plein fouet à Uwen en
montant l’escalier, un panier d’ail et de noisettes à la
main.
Dès la première note de cette terrible sonnerie,
elle avait compris qu’il se passait quelque chose de grave.
Uwen la prit par les épaules pour la calmer.
— Apportez tout ça à Molly. Ensuite, j’aurai
besoin de vous à la forge, si vous en avez la force. J’ai bien peur
que ce cor n’annonce l’arrivée des gobelins. Dans ce cas, il nous
faudra davantage d’armes en argent, et j’aimerais que vous dirigiez
les garçons de la forge.
Les mains du chevalier étaient fermes, son regard
inhabituellement sérieux. Le souvenir des monstres qui les avaient
attaqués dans la nuit la fit frémir, mais elle comprit ce qu’il lui
demandait. Elle acquiesça en silence tandis que les cors
résonnaient de nouveau, plus fort cette fois-ci.
— Ils se rapprochent, chuchota-t-elle.
— Que la Déesse vous bénisse.
Uwen l’attira à lui et posa un rapide baiser sur
ses lèvres. Puis il dévala l’escalier et disparut, laissant Nessa
momentanément stupéfaite. Les cors hurlèrent une troisième fois, et
une bourrasque de vent souffla à travers le fort.
— Verrouillez les portes ! Verrouillez les portes
! cria-t-on.
Nessa monta les marches en chancelant, certaine
d’avoir entendu Molly l’appeler. Elle enjamba les enfants en pleurs
et les femmes affolées, parvint à la chambre du gouverneur et entra
en refermant la porte derrière elle. Les trois femmes étaient
agenouillées aux côtés de Wren, qui se convulsait sur sa paillasse.
Ses yeux étaient grands ouverts, à présent, mais son regard se
portait au loin, vers la fenêtre par laquelle filtrait, porté par
le vent, le son des cors. Tout à l’heure, Wren avait semblé se
trouver à l’article de la mort ; à présent, elle se débattait avec
une force quasi surnaturelle.
— Nessa ! cria Molly. Verrouille la porte et
donne-moi ton bâton de bois de bouleau ! Il faut le poser sur elle…
Vite, ma fille, avant qu’elle ne se sauve ! Et toi, Morag, ferme
cette maudite fenêtre et tire les rideaux.
Enflammée par l’autorité
inhabituelle de Molly, Nessa se précipita vers le coin de la pièce
où elle avait laissé la longue branche de bouleau. Elle la tendit à
Molly, qui la posa en diagonale entre l’épaule gauche et le pied
droit de Wren. Avec un gémissement plaintif, la vieille femme se
calma et referma ses petites mains griffues autour d’un pli de la
couverture. Nessa resta à la regarder, figée par une curiosité
teintée d’horreur ; Morag l’écarta vivement, alla fermer la fenêtre
et la verrouilla.
— Qu’a-t-elle ? chuchota Nessa.
— C'est l’appel des cors, répondit Molly en
échangeant un regard avec les autres vieilles femmes.
— Bethy, si tu venais avec moi ? demanda Morag
avant que Molly eût pu en dire plus. Si personne ne descend les
calmer, en bas, ça va être la panique. Molly, tu te débrouilleras
sans nous ?
— Nessa va m’aider.
— Mais Uwen m’a dit d’aller aider les garçons à la
forge…
Elle jeta un regard dubitatif sur Wren. Jamais
elle n’aurait cru possible qu’une femme dont chacun disait qu’elle
ne passerait pas la nuit pût faire preuve, soudain, d’une telle
force brute.
— Reste avec moi, Nessa. Ce ne sont pas les
gobelins qui arrivent. Pas encore.
Nessa se laissa tomber aux pieds de Wren et
referma sa main autour du bâton de bouleau : le bois était lisse,
frais, agréable au toucher, comme toujours. C'était peut-être dû à
la taille de la branche, parfaitement adaptée à celle de sa main.
Curieux, tout de même, cette histoire de bâton, songea-t-elle. Mais
il s’était passé tellement de choses curieuses, ces derniers
temps…
Agenouillée près de Wren, Molly repoussait
doucement les mèches grises de son visage ridé comme une coquille
de noix.
— Alors, qui fait sonner ce cor, si ce ne sont pas
les gobelins ?
Molly leva la tête ; le
bruit s’amplifia. Il se rapprochait, c’était certain. Wren remua
faiblement et poussa un gémissement.
— C'est le cor de Herne, qui sonne pour rassembler
les cavaliers de la Chasse sauvage. Cette nuit, le dieu de la forêt
va parcourir la terre à la recherche des âmes destinées aux Terres
d’Eté. Tous ceux qui hésitent à la frontière entre l’Ombre et les
Terres d’Eté risquent de succomber à son appel. Tout comme les
gobelins chassent les vivants, Herne et sa meute chassent les âmes
mourantes.
Molly s’interrompit et plissa les lèvres.
— Je me demandais si cela arriverait, reprit-elle,
mais je n’en étais pas sûre.
— Mais… mais…
Du coin de l’œil, Nessa crut voir quelque chose
bouger dans le grand lit. Artimour agita sa tête sur l’oreiller,
battit des paupières, ouvrit brièvement les yeux, puis se figea de
nouveau.
— Molly…, chuchota Nessa. Vous avez vu ?
Mais au lieu de lui répondre, la sorcière inclina
la tête, attentive aux cris de femmes affolées de l’autre côté de
la porte.
— Nous ne pouvons pas quitter Wren, marmonna Molly
comme pour elle-même. Il est tout près, maintenant…
A cet instant, un terrible coup de cor résonna,
auquel répondirent des braillements et des aboiements sauvages ;
puis la terre trembla sous l’impact de milliers de sabots. Retenant
son souffle, Nessa s’aplatit contre le mur ; mais voilà que par la
fenêtre verrouillée entrait une gigantesque silhouette couronnée de
bois, chevauchant une bête qui tenait à la fois du cheval et du
cerf. Le spectre leva son cor et le refit sonner.
— Grande Mère, protège-nous ! s’écria Molly.
Plaque le bâton contre son corps, Nessa, ne la laisse pas
s’échapper !
Rassemblant tout son courage, Nessa leva les yeux
vers l’apparition sombre et sauvage qui remplissait la pièce. Sans
les immenses cornes qui s’élevaient de son front, on eût dit un homme particulièrement grand et fort.
C'était un miracle que sa ramure n’ait pas crevé le plafond, pensa
Nessa.
Ceux qu’emportait la Chasse sauvage ne trouvaient
jamais le chemin des Terres d’Eté. Ils
chevauchent tout de même avec Herne, songea-t-elle, se
voyant déjà rejeter son corps mortel, tel un vêtement usé, et
s’avancer pour prendre la main du Dieu. Mais ce n’était pas elle
qu’il venait chercher.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, Herne se
tourna vers elle. A la lumière du feu, ses pupilles brillèrent
d’une lueur verte, puis rougeoyante. Elle eut peur, alors, qu’il ne
lui tendît l’une de ses grandes mains, et elle recula. Devant elle,
Molly se dressait sur ses genoux comme une poule protégeant ses
poussins. Tirant sur les rênes, Herne fit cabrer sa monture et fixa
Nessa avec un sourire si doux, si charmant, qu’elle en eut le
souffle coupé.
— Allons, petite…
Sa voix était aussi douce qu’implacable.
— Laisse-la partir, petite fille. Ne vois-tu pas
qu’elle veut me suivre ? Elle veut chevaucher avec Herne.
La voix sonnait comme une berceuse cent fois plus
belle, plus envoûtante que toutes celles que son père lui chantait
autrefois. A vrai dire, cet être ressemblait un peu à Dougal…
Soudain, il lui sembla que Herne la regardait avec les yeux de son
père : Nessa hoqueta de surprise et faillit lâcher le bâton en
bouleau.
— Nessa !
La voix sévère de Molly dissipa
l’enchantement.
— Ne l’écoute pas, ma fille, dit-elle en lui
tapotant légèrement la joue. N’écoute pas ce qu’il te dit.
— Peut-être préféreriez-vous danser avec moi à sa
place ? dit la voix profonde.
L'invitation s’adressait directement à Molly ; à
présent, les yeux de Herne scintillaient d’une malice
joyeuse.
— Ce n’est pas mon heure, grand seigneur, et vous
le savez aussi bien que moi, répondit Molly, la tête haute. Wren
désire rejoindre ses ancêtres dans les Terres d’Eté. Elle ne veut pas se joindre à votre Chasse.
Allez-vous-en, je vous dis, poursuivez votre chemin !
Le rire de Herne résonna comme une grande cloche
dont le son emplissait toute la pièce. Nessa le sentit vibrer dans
sa poitrine, alors que le plancher tremblait sous ses pieds et que
la tour vacillait sur ses fondations. Sur sa paillasse, Wren poussa
un petit cri ; plus loin, Artimour se mit à frissonner.
Nessa voulut se précipiter vers lui, mais elle
n’osait pas s’éloigner de la protection de Molly. Herne tourna sa
grande tête couronnée de cornes et guida sa monture vers le lit à
baldaquin. La bête se pencha pour flairer Artimour, gémit comme un
chien puis lécha le visage du sylphe. Artimour fronça les sourcils,
détourna le visage mais ne se réveilla pas. Herne jeta un coup
d’œil vers Nessa, puis de nouveau vers Artimour.
— Celui-ci, je vous le laisse, jeune sorcière.
D’autres proies m’attendent. Mais vous me reverrez tous deux avant
que cette histoire ne s’achève.
Il éclata de rire, fit décrire un demi-tour abrupt
à sa monture et, dans un hennissement aigu et un hurlement de cor,
bondit et disparut, salué par les aboiements frénétiques d’une
meute invisible.
Wren s’effondra comme une masse inerte ; Molly se
détendit lentement. Elle déplaça la branche de bouleau avec un
soupir. Les sonneries de cor s’éloignèrent et se turent
enfin.
— Que voulait-il dire ? chuchota Nessa.
Molly secoua pensivement la tête, le regard vague.
Une violente bourrasque avait ouvert la fenêtre et gonflait les
rideaux de l’air froid de la nuit.
— Je n’en sais rien, mon enfant. Mais il semble
que j’aie vu juste : nous sommes pris dans une succession de grands
événements, dans lesquels Herne lui-même a un rôle à jouer.
Elle jeta un coup d’œil perçant à Nessa ; pendant
un instant, elle parut sur le point de rajouter quelque
chose.
A bout de forces, Nessa se releva lentement.
Artimour avait replongé dans un sommeil fiévreux, mais il semblait
un peu moins pâle qu’avant. En se penchant pour fermer la fenêtre,
elle perçut des rires lointains, des hurlements sauvages et un
dernier appel du cor de Herne. Frémissante, elle tira le verrou.
Quand elle se retourna, Wren s’était levée et se tenait à côté de
sa paillasse. Vêtue d’une simple tunique, les cheveux rassemblés en
deux tresses grises qui lui arrivaient aux épaules, elle serrait
ses petites mains devant elle. Elle posa un regard plein de douceur
sur Nessa et lui sourit.
— Wren…, articula Nessa. Que faites-vous debout
?
La vieille femme continuait à sourire. Dans la
pénombre, sa silhouette vacillait légèrement. Nessa cligna des
yeux, perplexe.
— Tout va bien, Nessa, dit Molly d’une voix très
douce et basse. Elle veut simplement nous dire au revoir.
Bouche bée, Nessa regarda autour d’elle et
s’aperçut qu’une foule de femmes étaient subitement apparues,
vêtues de toutes les couleurs imaginables, et se réunissaient
autour de Molly et de Wren. Nessa se retourna vers Wren et, sous
ses yeux, les cheveux de la sorcière s’allongèrent, s’épaissirent
et foncèrent ; sa peau se lissa, ses joues s’arrondirent et se
teintèrent de rose. Puis elle sourit de nouveau. Son visage
paraissait maintenant aussi jeune que celui de Nessa, et ses yeux
brillaient d’une joyeuse insouciance. Elle fit une petite
révérence, contourna la paillasse et se dirigea vers le grand lit.
Là, elle posa directement la main sur la plaie d’Artimour, avant de
se retourner pour lancer un clin d’œil à Nessa. Puis elle
s’approcha de Molly, frôla sa joue d’une caresse rapide et légère,
et disparut à travers la porte fermée à double tour, suivie des
autres femmes, toutes silencieuses et souriantes. Chancelante,
certaine que l’on entendait son cœur battre dans le silence absolu
de la pièce, Nessa chercha Molly du regard et vit que des larmes
coulaient sur les joues de la sorcière, tandis que l’étrange
procession défilait devant elle. Chacune des apparitions sourit aux
deux femmes et les salua de la tête. Mais Nessa, bouche bée, les regarda s’éloigner sans pouvoir
faire un geste. Puis l’une des ombres s’arrêta et s’écarta pour
laisser passer les autres.
Molly se redressa et soupira ; alors Nessa vit la
frêle dépouille de Wren qui gisait sur la paillasse, la mâchoire
déformée par l’affreux rictus de la mort. Son corps n’était plus
qu’une coquille vide et sèche, et, soudain, Nessa comprit que cette
enveloppe n’avait plus été capable de contenir l’esprit vif et
joyeux de la petite sorcière.
Elle leva les yeux vers la figure sombre plantée
devant elle.
— Demande-lui de te parler, Nessa, dit Molly,
sinon elle ne pourra rien dire.
Nessa déglutit, les yeux grands écarquillés. Il
lui semblait connaître cette femme ; elle avait l’impression de lui
ressembler.
— Voulez-vous me dire quelque chose, esprit
?
Nessa.
Son propre nom résonna dans ses oreilles, lui
caressa la peau comme une brise légère. Elle plongea son regard
dans ces yeux sans fond et, soudain, elle reconnut la femme qui se
tenait devant elle.
— Grand-mère, murmura-t-elle, sans vraiment savoir
d’où elle tenait cette certitude.
Comme appelées par ce mot, d’autres ombres
surgirent de la pénombre, silhouettes brunes aux yeux sombres, aux
corps musclés et aux épaules solides. Elles se rassemblèrent autour
de Nessa et lui sourirent avec tendresse.
Nessa…
C'était une douce harmonie de voix mêlées qui
répétaient sans fin son nom, la désignant comme l’une des leurs et,
pour la première fois, Nessa se sentit liée non seulement à sa
mère, mais à une longue chaîne qui s’étendait à travers les
époques, de mère en fille, une boucle qui rassemblait le passé et
le futur en un éternel présent. Car ces ombres étaient celles de
toutes les femmes de son sang qui marchaient dans les Terres
d’Eté.
Ses yeux se remplirent de
larmes. Elle comprenait qu’elle faisait partie du grand fleuve de
vie qui s’écoulait depuis les Terres d’Eté jusqu’à l’Ombre, pour
revenir ensuite à sa source. Liée au passé, ancrée dans le présent,
rattachée à son peuple et à la terre, Nessa ressentit un bonheur
inconcevable, et ses larmes se muèrent en rire.
Les spectres se pressaient autour d’elle, la
portaient sur une immense vague d’amour et de chaleur — et pourtant
leurs voix étaient teintées de tristesse.
L'une des nôtres est perdue à
jamais, Nessa. Aide-nous. Trouve-la. C'est notre fille, notre sœur,
notre cousine, notre sang. Aide-nous à retrouver Essa.
Nessa s’appuya en chancelant contre le lit, tandis
que s’amplifiaient les chuchotements du chœur fantomatique. Elle
avait du mal à respirer et, pourtant, alors même que Molly,
vigilante comme toujours, se précipitait à son côté, elle serra la
colonne du baldaquin avec une détermination nouvelle. C'était
évident : pourquoi n’y avait-elle pas pensé ? Sa mère était
prisonnière en Faërie ! Si elle pouvait retrouver Dougal, elle
pouvait la retrouver également. Les larmes inondèrent son visage,
et sa gorge se serra au point de l’empêcher de parler.
— Qu’y a-t-il, Nessa ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit
?
— Ma… ma mère…, articula-t-elle en prenant
vaguement conscience que Molly n’avait ni vu, ni entendu la foule
de spectres qui se pressaient dans la pièce.
Des hommes apparaissaient aussi, maintenant,
certains portant des vêtements ordinaires, d’autres portant
seulement des lambeaux de fourrure autour de l’aine. Quelques-uns
étaient entièrement nus, leur peau ornée de dessins à la fleur de
pastel…
— Ils veulent que je retrouve ma mère.
Molly l’attira à elle, l’entoura de ses bras et,
devant les yeux de Nessa, les spectres s’éteignirent un à un comme
des flammes mourantes. Bientôt, ne restèrent plus dans la chambre
que Nessa, Molly, Artimour et le corps sans vie de Wren.
— Je n’y ai pas pensé une
seule seconde, sanglota Nessa. Elle était là, dans l’Outremonde, en
même temps que moi. J’aurais pu…
— Cesse ces sottises, ma fille. Tu n’aurais jamais
pu la retrouver. L'Outremonde est un endroit dangereux, tu sais :
la dernière chose que ta mère aurait voulue, c’est que tu risques
ta vie…
— Nessa ? articula une voix rauque.
C'était celle d’Artimour.
Les deux femmes sursautèrent et se retournèrent.
Le visage du sylphe reposait encore sur l’oreiller, mais ses yeux
étaient grands ouverts.
— Artimour…, chuchota Nessa.
Leurs yeux se rencontrèrent. Que dirait-il, se
demanda Nessa, s’il savait qu’elle avait forgé l’arme qui avait
failli le tuer ? Puis elle cessa de se demander quoi que ce soit,
car des cors résonnèrent en haut de la tour. C'étaient
indéniablement ceux des hommes. Un grand cri s’éleva le long des
remparts, les cors hurlèrent plus fort et plus longtemps, et Nessa
sut sans l’ombre d’un doute ce qu’ils annonçaient.
Molly lui secoua le bras.
— Il faut que tu descendes à la forge,
Nessa.
Nessa jeta un coup d’œil à Artimour, qui regardait
autour de lui, l’air perdu et confus.
— Mais…
— Nessa, il n’y a personne ici qui ait ton
savoir-faire, supplia Molly, comme les cors résonnaient de
nouveau.
Nessa lança un dernier regard à Artimour et
s’élança hors de la pièce, les murmures de ses aïeules résonnant
encore dans ses oreilles. Aide-nous à
retrouver Essa…
Puis elle oublia tout, car les rugissements des
cors s’amplifiaient, les soldats hurlaient, les femmes et les
enfants imploraient en sanglotant la clémence de la Grande Mère.
Quand elle déboucha dans la cour, l’air froid lui glaça le sang, et
elle sut qu’à moins d’une intervention divine, il n’y aurait de
clémence pour personne. Car ce vent amer portait l’odeur, aisément
reconnaissable, des gobelins.
L'après-midi laissait lentement place au
crépuscule. Des ruisselets de sueur coulaient le long des joues de
Petri ; de grosses gouttes tombaient de son nez et de ses sourcils
comme une pluie salée. Mais le petit gremlin s’agrippait au pommeau
de la selle sans dire un mot. Remarquant son malaise, Delphinea
freina sa monture, et ils continuèrent au pas sous la voûte des
grands chênes. Un profond silence les enveloppait, et pourtant, la
jeune sylphe ne pouvait se défaire de l’idée que quelque chose
habitait cette forêt : une présence oppressante, qui devenait de
plus en plus tangible à mesure qu’ils s’enfonçaient sous les
arbres.
Peut-être n’était-ce que la peur d’être capturée
qui la hantait depuis leur départ du palais. Rien n’indiquait
pourtant qu’on les avait poursuivis. Timias estimait-il inutile de
chercher à l’arrêter ? Après tout, c’était elle qui l’avait averti
du danger, et qui l’avait conduit à la chambre de la Résille…
Avait-il décidé de la laisser s’enfuir ? Il ne pouvait se douter,
toutefois, qu’elle emmènerait un gremlin avec elle. Pas à la veille
de Samhain. C'était sans doute ce qui avait retardé les recherches.
Personne n’avait songé qu’ils pouvaient être partis ensemble et,
dans la panique déclenchée par la disparition de Petri, on avait
oublié Delphinea…
« Ils ne vont pas tarder à se souvenir de moi,
songea-t-elle. Pour l’instant, Timias doit être trop débordé pour
s’occuper de mon cas. »
Quoi qu’il en fût, elle avait chevauché comme une
furie depuis leur départ, s’enfonçant à travers la forêt dans la
nuit, s’arrêtant à peine pour dormir. Petri soutenait qu’il
connaissait le chemin jusqu’à la maison de Guinevère, et Delphinea,
malgré quelques doutes, s’était fiée à ses indications. Il fut
bientôt évident que les créatures de son espèce, censées ne jamais
quitter l’enceinte du palais royal, possédaient pourtant une vaste
connaissance de la Faërie.
« On ne nous accorde que peu de considération,
avait expliqué Petri. Des choses sont dites devant nous comme si
nous n’étions pas là. »
Delphinea fut frappée
d’horreur à l’idée de l’existence muette et invisible à laquelle
Timias et Gloriana avaient froidement condamné les gremlins. Que
ces derniers fussent indispensables au sortilège de la Résille
n’était pas une excuse. On aurait dû trouver une autre solution.
Mais dans l’immédiat, elle n’avait plus le temps de réfléchir au
sort des gremlins en général, car l’état de celui qui chevauchait à
ses côtés devenait extrêmement préoccupant. Delphinea, pour sa
part, peinait de plus en plus à respirer, comme si un voile tendu
sur son visage l’étouffait peu à peu. Finalement, elle tira sur les
rênes, s’arrêta et observa Petri. Il s’était décomposé en une
petite masse tremblotante et misérable. Peut-être leur fuite
avait-elle été une mauvaise idée, en fin de compte. Mais
qu’auraient-ils pu faire d’autre ?
— Nous n’irons pas beaucoup plus loin, je crois.
Les arbres sont si serrés, ici... L'air est étouffant, j’ai du mal
à respirer.
Elle s’interrompit, prise d’un vertige.
— C'est sans doute l’effet de Samhain.
Sentant qu’elle risquait de tomber de la selle,
elle se laissa glisser à terre.
— Samhain a dû commencer. Il va faire nuit noire
d’ici un tour ou deux de sablier. Je ne crois pas que nous
puissions atteindre la maison de Guinevère en si peu de temps…
Qu’en penses-tu, Petri ?
Petri secoua la tête de gauche à droite et lui
lança un regard éperdu.
La jument hennit doucement et piaffa. Delphinea
avait compris dès le départ que cela ne lui plaisait guère, de
porter le gremlin sur son dos. Elle fit descendre Petri de la selle
et il s’écroula sur l’épais tapis de feuilles brunes et sèches,
respirant difficilement.
— Je suis tellement désolée, Petri…
« Ce n’est pas de votre faute », gesticula le gremlin en tremblant
violemment.
Delphinea se frotta les yeux et respira
profondément pour essayer de soulager le poids qui pesait sur sa
poitrine.
— Je crois que nous ne
devrions pas rester ici. Je vais aller voir s’il y a un endroit où
nous pouvons passer la nuit.
Il y avait sûrement un recoin, peut-être au pied
d’un chêne ou d’un saule, où ils pourraient s’abriter. Elle songea
à la corde : l’idéal serait de trouver un creux recouvert de mousse
épaisse… Si seulement elle pouvait se défaire de l’impression que
quelque chose de terrible allait leur arriver ! L'air était épais,
humide, froid. Pas un souffle de vent : les arbres étaient
parfaitement immobiles, comme s’ils attendaient quelque chose, ou
comme s’ils étaient sous le coup d’un choc. Le malaise de Delphinea
s’intensifiait de minute en minute. On était trop loin des Terres
Brûlées pour craindre une attaque de gobelins, se dit-elle. Ce
n’était sans doute que l’effet de Samhain. Un nouveau vertige
l’assaillit et sa vision s’embruma. Les arbres s’épaissirent, se
dédoublèrent puis s’écartèrent ; l’espace d’un instant, ce fut
comme si deux forêts différentes se superposaient. Puis elle
comprit que les voiles se levaient entre les mondes.
Elle noua les rênes autour d’une branche basse et
tapota le museau de la jument.
— Garde un œil sur Petri, d’accord ?
Dans l’œil humide du cheval, elle lut un
acquiescement dubitatif.
— Je me dépêche, c’est promis.
Rassemblant ses longues jupes de cavalière, elle
jeta un coup d’œil autour d’elle. Prise d’un nouveau vertige, elle
se mordit l’intérieur de la joue jusqu’à ce que la douleur dissipât
son étourdissement. Petri a besoin de toi, et
tout de suite, se sermonna-t-elle. Quelle que fût la cause
du malaise qu’elle éprouvait, elle ne devait pas y succomber.
C'était elle qui avait embarqué Petri dans cette affaire ; à
présent, elle devait le tirer de là. Alors elle se glissa entre les
arbres, se dirigeant vers un bouquet de bouleaux blancs à l’écorce
lisse, dont l’un des troncs formait une sorte de berceau. En le
recouvrant du tapis de selle, elle pourrait aménager un petit nid
et y ligoter Petri sans que cela lui fasse trop mal. La seule idée
de devoir l’attacher lui retourna le ventre ; puis un nouvel accès
de vertige s’empara d’elle.
Déterminée malgré tout à
examiner le creux de l’arbre, elle s’avança en titubant, puis se
figea, brusquement saisie. Au-delà des arbres, juste au-dessus du
sol, flottait une lueur diffuse. Intriguée, elle fit quelques pas,
s’immobilisa et baissa les yeux. Que faisait ce mannequin en grande
tenue de bataille au beau milieu de la forêt ? Il avait l’air
presque vivant… Soudain, Delphinea comprit qu’elle avait sous les
yeux un véritable chevalier, mais qu’il était mort. Comme sous
l’effet d’un coup de poing, elle suffoqua, chancela et s’agrippa au
tronc d’arbre le plus proche pour ne pas s’écrouler. Quand elle fut
capable de relever la tête, elle s’aperçut que des centaines de
cadavres jonchaient le sol de la forêt.
Les morts portaient des armures dorées frappées du
blason d’Albane. Leurs yeux grands ouverts contemplaient fixement
le ciel violet, leurs membres gisaient de travers, leurs armes
étaient éparpillées autour d’eux. Soudain, Delphinea revit l’armée
de Finuviel défiler vers le grand portail blanc du palais et
s’éloigner, saluée par le chant des ménestrels, et elle sut avec
certitude que tous les soldats de cette armée étaient morts.
Mais qui, hormis les gobelins, avait pu décimer
une force aussi redoutable ? Terrifiée par la pensée que les hordes
de monstres avaient peut-être déjà forcé les frontières des Terres
Brûlées, elle courut en titubant vers Petri et la jument.
— Viens, Petri, dit-elle en haletant. Il ne faut
pas rester ici. Ça n’a rien à voir avec Samhain… Cet endroit est
maudit.
Tant bien que mal, elle détacha les rênes du
cheval et hissa son petit compagnon en selle. Le jour tombait, mais
Delphinea ne s’en souciait plus. Rien ne pourrait la convaincre de
passer la nuit à proximité de cet atroce charnier.
Elle fit claquer les rênes et sa jument s’élança.
Petri s’accrochait au pommeau avec le peu de force qui lui restait.
Ils s’éloignèrent au petit galop sous les grandes branches des
arbres et, soudain, entre les troncs, il leur sembla voir des formes remuer. C'étaient des ombres violettes
qui se teintaient d’indigo puis de noir, des formes presque solides
qui se poursuivaient entre les arbres en poussant des hurlements de
mort. La jument se mit à hennir de terreur ; Delphinea agrippa
fermement les rênes et se pencha sur son encolure pour lui parler à
l’oreille.
— Doucement, ma vieille, reste tranquille. Ce
n’est que le passage de la Chasse sauvage…
« Et seulement une petite partie de ses cavaliers,
grâce à la Sorcière », se dit-elle.
Les cavaliers fantomatiques les encerclaient, à
présent, arrivant de toutes parts, serrant les rangs comme pour
emporter tout ce qui se trouvait sur leur passage. Delphinea tira
sur la bride pour ralentir la jument affolée. La bête fit
volte-face et se cabra, tandis que la jeune sylphe agrippait de
toutes ses forces à la fois les rênes et Petri, en ordonnant
mentalement à la jument de se calmer et de laisser passer la
Chasse. Alors que sa monture se débattait sous elle, les chasseurs
déferlèrent au galop, les dépassèrent sans un regard et
disparurent. Quand enfin Delphinea parvint à apaiser l’animal, elle
se rendit compte qu’elle tremblait presque aussi fort que Petri.
C'était fini : ils ne pouvaient plus continuer à avancer. Il
fallait absolument trouver un abri et s’y terrer pour la
nuit.
— GRANDE DAME !
Le hurlement strident de Petri balaya les
dernières bribes de courage de Delphinea. Ils étaient tout seuls au
milieu de la plus grande forêt de Faërie, par une des nuits les
plus magiques de l’année, vraisemblablement à la portée de l’ennemi
inconnu qui avait massacré l’armée de Finuviel.
— Petri, je t’en prie, ne fais pas trop de bruit.
Ceux qui ont tué ces chevaliers rôdent peut-être encore dans les
parages…
Le gremlin lui jeta un regard de souffrance
atroce, et Delphinea se tut, au bord du désespoir.
« C'est ma faute, pensa-t-elle. Mais je ne pouvais
tout de même pas l’abandonner entre les mains de Timias… »
Sans prévenir, Petri se
raidit, renversa la tête et poussa des cris incontrôlables. Il se
convulsait, se cambrait au point que Delphinea eut peur qu’il ne se
brise le dos, et hurlait comme si la Sorcière en personne était à
ses trousses… Les gémissements de douleur sans nom firent ployer
les genoux de la jument, et ils dégringolèrent tous trois à terre.
Delphinea s’écarta de l’animal en roulant et tenta en vain de se
boucher les oreilles pour ne plus entendre ces hurlements qui
fendaient le cœur.
Guinevère, qui était sortie sous la charmille pour
regarder passer la Chasse de Herne, entendit les cris au loin.
C'étaient ceux d’une âme en peine, songea-t-elle, une âme en proie
à un tourment sans fin. Un gobelin sous l’emprise de la folie de
Samhain. On était pourtant à des lieues du palais ; peut-être
n’était-ce qu’un écho soulevé par le passage de la Chasse. Elle
patienta donc pendant un tour de sablier. Mais au lieu de diminuer,
les hurlements ne firent que s’intensifier. Et finalement, elle
appela les chevaliers de sa garde pour leur ordonner de fouiller la
forêt.