12.
On avait aperçu Kian sur la route du fleuve : la nouvelle parvint à Cecily dans l’herboristerie où elle travaillait, en compagnie de Mag et d’une demi-douzaine de servantes, à distiller les herbes de Samhain. La lune décroissait, les jours raccourcissaient, et il y avait encore beaucoup à faire avant l’arrivée du grand soir sacré. Cette année, les préparatifs avaient été cruellement négligés.
Mag, lèvres pincées et sourcils froncés, consultait son inventaire et cochait des articles sur une liste.
— Qu’y a-t-il ? demanda Cecily en remarquant son expression contrariée.
— Cette vague de chaleur humide, madame, a fait pourrir toutes les herbes que j’avais mises à sécher…
Mag poursuivit en gesticulant ; elle lui tendit même quelques feuilles pour la convaincre de l’ampleur des dégâts. Mais Cecily n’écoutait qu’à moitié. D’ordinaire, elle adorait travailler ici. Elle aimait les décoctions et les infusions qui bouillonnaient dans l’âtre, les bouquets d’herbes séchées qui pendaient des poutres à intervalles réguliers, les petits pots, les mortiers et les pilons, les minuscules couteaux, dotés chacun d’une fonction bien précise. C'était une chance, pour elle, d’avoir une herboriste aussi accomplie que Mag. Mais aujourd’hui, Cecily ne s’était pas rendue très utile, car ses pensées ne cessaient de revenir vers Donnor, Cadwyr et Kian. Et ce n’étaient pas des pensées joyeuses. Aveuglé par la jalousie, Donnor refusait de voir que l’homme en qui il plaçait toute sa confiance était moins fidèle à sa personne qu’à ses possessions. Des possessions dont Cecily elle-même faisait partie, du point de vue de Cadwyr, et dont il comptait bien hériter. Dire que Donnor chevauchait sur les routes embrumées sans même le quart des hommes qui avaient juré de le protéger ! Cadwyr, lui, n’avait jamais prononcé pareil serment ; il avait beau être l’héritier de Donnor, il ne faisait pas partie de sa Compagnie. C'était tout de même curieux ! se dit Cecily. Quelques années auparavant, elle avait été étonnée de découvrir que Cadwyr n’avait pas été élevé dans la maison de Donnor. Mais quand elle avait interrogé le duc à ce sujet, il ne lui avait donné qu’une réponse brève et évasive. Quoi qu’il en fût, Cadwyr avait été dispensé du serment de loyauté que devaient prononcer tous les jeunes chevaliers de la maison.
Elle avait la certitude que si Donnor venait à mourir, Cadwyr fondrait sur elle comme un épervier sur sa proie. Ce qui amena ses pensées vers Kian. Maintenant plus que jamais, elle avait besoin de son soutien. Mais d’après les nouvelles qu’elle avait reçues, il était encore loin de Gard.
Que faisait-il, en ce moment ? Comme en réponse à sa question, un jeune garçon, l’une des sentinelles à la vue perçante que l’on postait tout en haut des tours de guet, fit éruption dans l’herboristerie.
— Madame, madame la duchesse ! Je l’ai vu ! Kian ! Le seigneur Kian, je veux dire ! Il arrive sur la route du fleuve au triple galop, comme si la Sorcière était à ses trousses !
— Ne prononce pas son nom si près de Samhain, galopin, gronda Mag.
Alors même que le cœur de Cecily bondissait de joie à cette nouvelle inattendue, le doute, l’inquiétude et un sombre pressentiment s’emparèrent d’elle. Pourquoi était-il revenu si vite ? Que s’était-il passé pour qu’il change d’avis ? Elle se retourna vers Mag et lui agrippa le bras.
— Il a dû se passer quelque chose de grave. Dans son dernier message, il disait de ne pas l’attendre avant deux semaines. Et il est impossible qu’il ait déjà eu le message que je lui ai renvoyé.
Mag pencha la tête, ses yeux perspicaces brillant dans son visage rougi. Comme Cecily, elle avait retroussé ses manches jusqu’aux coudes ; son tablier, blanc à l’origine, était maculé d’huile, de décoctions, de taches verdâtres et d’auréoles de sueur.
— Nous en saurons bientôt plus, dit Mag. Croyez-vous qu’il repartira aussitôt pour rejoindre le duc ?
Par habitude, Cecily faillit acquiescer, puis se ravisa.
— Je n’en sais rien, Mag. Donnor a déjà beaucoup d’avance…
Elle s’interrompit, réfléchissant. Le duc lui avait donné l’impression de ne pas souhaiter la présence de Kian à ses côtés. Dans quelle sombre affaire était-il engagé, pour l’avoir dissimulée à son Premier Chevalier ?
La vieille femme leva un sourcil et Cecily devina aisément ses pensées. Tous les habitants du château étaient au courant de ce qui s’était passé à Beltane. Depuis lors, Cecily et Kian ne s’étaient jamais trouvés sous le même toit en l’absence de Donnor. Fallait-il, dans ce cas, envoyer Kian rejoindre le duc ? Cecily releva fièrement la tête. Après tout, ils n’avaient jamais rien fait de honteux. En outre, si ses propres soupçons à l’égard de Cadwyr se révélaient fondés, le duc d’Allovale serait contraint de tuer Kian avant de pouvoir attaquer Donnor. Elle ne voulait pas que Kian meure ; elle était prête à tout pour l’empêcher. Sans Donnor ni Kian, elle serait entièrement à la merci de Cadwyr. Il la contraindrait à l’épouser avant même qu’elle ait pu émettre une objection.
Kian avait déjà commencé à rallier les clans, y compris ceux de ses terres natales. Peut-être devraient-ils partir tous deux pour Killcarrick. Quoi que leur réservât l’avenir, elle se sentirait plus en sécurité là-bas, entourée d’une armée d’hommes dont la plupart étaient de son sang. Mais pour l’heure, il fallait revenir à la réalité. Elle se tourna vers la jeune sentinelle et lui sourit.
— Cours dire aux gardes de m’envoyer le seigneur Kian dès son arrivée. Et pour ta peine, jeune homme, tu demanderas un gâteau au miel à l’intendant.
Prenant un air détaché, elle se retourna vers Mag et indiqua d’un geste la liste que l’herboriste tenait encore dans ses grandes mains.
— Revenons à nos affaires.
Mieux valait se concentrer sur la morelle, la sauge et l’armoise, et repousser les souvenirs de Beltane qui l’avaient envahie à l’annonce de l’arrivée imminente de Kian. D’autant que le meilleur moyen de dissiper les soupçons ambiants, c’était de paraître trop absorbée par les préparatifs de Samhain pour daigner changer de robe.
Il arriva directement des écuries, mouillé de sueur, couvert de poussière. Son apparence ne fit que renforcer les inquiétudes de Cecily. L'heure était visiblement grave. Kian n’était pas revenu à cause de son message, mais de son propre chef, parce qu’il avait de mauvaises nouvelles à lui annoncer.
Sa cape laissa des feuilles froissées et des brindilles dans son sillage, ses bottes étaient crottées de boue. Son visage était blême et amaigri. Combien de temps, se demanda Cecily, était-il resté en selle, pour revenir si rapidement ? Mais c’étaient surtout son regard éteint et sa bouche plissée qui confirmèrent ses pires pressentiments. Les servantes abandonnèrent leurs tâches pour se pousser du coude ; une vague de chuchotements et de gloussements monta dans la pièce.
Dès qu’il eut passé le seuil, il croisa le regard de Cecily et, s’étant rapidement incliné, fit un geste vers la porte.
— Je dois vous parler, Votre Grâce. Et à vous aussi, l’herboriste. Avez-vous quelques minutes à me consacrer ?
— Moi ? demanda Mag en levant les yeux de son mortier.
— Absolument.
Il pivota sur ses talons et disparut dans le couloir.
Cecily jeta un coup d’œil alarmé à Mag. Les deux femmes ôtèrent leurs tabliers et se pressèrent derrière Kian, laissant les murmures curieux des servantes s’amplifier derrière elles. Il traversa le couloir, monta l’escalier et les mena jusqu’à la chambre du Conseil de Donnor. Quand enfin ils se furent retrouvés tous trois dans la grande pièce silencieuse, Kian les examina attentivement.
— Où est Donnor ? Au corps de garde, on m’a dit qu’il était parti négocier avec Longueborre et la reine. Est-ce vrai ?
Les deux femmes hochèrent la tête en signe d’acquiescement.
— Il est parti ce matin, ajouta Cecily. Que se passe-t-il, Kian ?
Le chevalier se laissa tomber dans une chaise, posa les coudes sur la table et se massa le front avant de répondre. L'épuisement se lisait dans tous ses membres et dans ses yeux cernés.
— Il faut que je parle à Donnor, que je l’oblige à m’écouter. Il se passe des choses dont il n’a aucune idée. Savez-vous où se trouve Cadwyr en ce moment ?
— Il est parti avec Donnor, à l’aube, répondit Cecily d’une voix terne. Que s’est-il passé à Killcarrick ?
Kian secoua la tête.
— Asseyez-vous. Mag, seriez-vous assez aimable pour me faire apporter quelque chose à manger ?
Cecily sursauta, se rendant compte qu’elle n’avait pas songé un instant au bien-être de Kian. Mais Mag fut à la porte avant même qu’il eût fini sa phrase.
— Je reviens tout de suite, lança-t-elle.
Dès que la porte se referma, Kian se pencha vers Cecily et posa sa main sur la sienne. Sa paume était calleuse, ses ongles noirs de crasse. Mais elle enlaça ses doigts, heureuse de ce rare moment d’intimité.
— Tu es très ingénieux, reconnut-elle.
Il eut un large sourire et lui caressa la joue du bout du doigt. Ses yeux cherchèrent ceux de Cecily ; leur expression était pleine de douceur.
— Comment allez-vous, duchesse ?
— J’ai peur.
Elle serra ses doigts autour de ceux de Kian.
— Je suis tellement soulagée que tu sois revenu… J’ai des choses à te dire. Cadwyr…
— Cadwyr ? intervint Kian, les traits soudain crispés. Cadwyr est de mèche avec les sylphes, ma belle.
Sous le regard hébété de Cecily, il s’affaissa contre le dossier de sa chaise et secoua la tête.
— Et tu ne sais pas le pire…
Il s’interrompit et se leva vivement. La porte s’ouvrit sur Mag, qui portait un plateau garni d’une miche de pain, d’un pot de fromage frais et d’une chope couronnée de mousse brune. A la vue de cette dernière, le regard de Kian s’éclaira.
— Bénie sois-tu, Mag, murmura-t-il.
— C'est l'hydromel nouveau, seigneur Kian, répondit l’intéressée en rougissant comme une fillette. Nous l’avons débouché hier, pour dire au revoir au duc comme il convenait.
Kian avait le don de se faire aimer de tous, pensa Cecily. C'était un chef né, qui inspirait à ses hommes le désir de le suivre jusque dans la bataille. Mais s’engageraient-ils derrière lui contre Cadwyr ? Cadwyr, qui était de mèche avec les sylphes… Du moins, si elle avait bien entendu.
Kian but une longue gorgée d’hydromel, puis arracha un morceau de pain et le trempa dans le fromage. Il se rassit dans sa chaise, mâcha à toute vitesse, avala et reprit une nouvelle bouchée.
— Prenez votre temps, murmura Cecily.
— Pardonnez-moi, je meurs de faim, articula-t-il enfin. Quand j’ai changé de monture, au Daraghduin, j’ai oublié de demander à manger. Mag, que savez-vous de la magie du maïs ?
Cecily cligna des yeux, abasourdie.
— La magie du maïs ? répéta Mag en haussant les sourcils.
Kian se pencha vers la vieille femme et lui prit le bras.
— Ecoutez, je sais que vous êtes un peu sorcière. Nous n’avons pas de temps à perdre en cachotteries. J’ai vu des choses terribles, Mag. J’ai vu des gobelins. Je sais ce qu’ils font aux hommes. J’en ai vu ressusciter parce qu’on ne leur avait pas coupé la tête. Et Samhain approche à grands pas. A Killcarrick, j’ai parlé à une vieille femme, qui m’a expliqué ce qui pourrait arriver si les gobelins traversaient la frontière quand toutes les portes entre les mondes seront ouvertes.
Mag le regardait fixement. Ses yeux brillaient comme des pépites de fer dans son visage ridé. Elle lança un coup d’œil à Cecily, puis se radossa à sa chaise.
— Des gobelins ? Qu’est-ce que vous me racontez là ?
— On a trouvé un gobelin mort dans un petit village au nord de Killcarrick, expliqua Cecily. C'est pour cela que Kian est parti rallier lui-même les clans des hautes terres.
— Un gobelin, vous en êtes sûr ? chuchota Mag.
Son visage exprimait un mélange d’incrédulité, d’horreur et de fascination.
— Sûr et certain, répliqua Kian.
Il leur relata brièvement les événements de son voyage.
— Qu’en pensez-vous, Mag ? Est-ce vrai qu’à Samhain, les gobelins envahiront Brynhiver ?
— Mais…, intervint Mag d’un air dubitatif, les druides disent que la frontière a été scellée quand Bran Brunebarbe a forgé la Résille d’Argent. On n’a plus vu aucun gobelin depuis plus de…
— Vous avez raison. Il ne s’est rien passé de la sorte depuis des siècles. Mais il semblerait que, pour une raison ou une autre, la Résille ne fonctionne plus. En tout cas, elle a cessé d’être efficace assez longtemps pour permettre à une expédition de gobelins d’attaquer un village et d’emporter plus de la moitié de ses habitants. Apparemment, la sorcière de ce village a réussi à jeter un sortilège qui les empêche, pour l’instant, de revenir. Pouvez-vous faire quelque chose de semblable pour repousser les gobelins, quand Samhain arrivera ? La vieille de Killcarrick m’a dit que sans la protection de la Résille, nous courrions au désastre. Elle ne connaissait aucun sortilège capable de résister à Samhain… Mais ce n’était qu’une sorcière de village. Vous devez sûrement en savoir un peu plus…
Mag secoua la tête d’un air consterné.
— Seigneur chevalier, pardonnez-moi, mais ce que vous dites me paraît tellement invraisemblable… C'est à peine si j’arrive à rassembler mes idées.
Kian lui tapota gentiment le bras d’un air rassurant.
— Je comprends, Mag. Mais j’ai peur que si nous n’agissons pas rapidement, beaucoup de gens innocents ne connaissent une mort terrible. Plus terrible que tout ce qu’on peut imaginer. J’ai peur aussi que nous ne perdions beaucoup de soldats, dont nous avons justement grand besoin en ce moment. J’ai vu ce que font les gobelins, et les traces qu’ils laissent sur leur passage.
Mag secoua la tête une dernière fois en croisant les bras.
— Les sorcières des campagnes sont les meilleures d’entre nous, seigneur Kian. Je connais mes herbes médicinales, mais pour le reste, ce sont elles qui savent tout ce qu’on ne peut pas apprendre.
— Comment peuvent-elles le savoir, si cela ne s’apprend pas ?
Mag sourit amèrement et baissa les yeux.
— Ça leur vient tout seul. C'est un savoir très profondément enfoui, qui remonte comme un souvenir oublié. Et quand il se présente à vous, il faut être capable de lui obéir. Ça demande un courage hors du commun, je peux vous le garantir.
Elle marqua une pause, pendant laquelle Cecily se demanda à quoi pensait la vieille femme. Puis elle poursuivit sur un ton plus brusque, exempt de toute nostalgie.
— J’aimerais pouvoir vous dire ce que vous avez envie d’entendre, seigneur. Malheureusement, je suis certaine d’une chose : la nuit de Samhain, aucun sortilège du maïs ne pourra tenir fermées les portes de l’Outremonde.
Elle jeta un coup d’œil à Cecily.
— Mais il existe d’autres sortes de magie. Il faut consulter les druides. Ils en savent plus que nous sur les gobelins. Si vous le permettez, je vais essayer d’en trouver un dans les parages…
Cecily acquiesça sans même consulter Kian du regard. Elle sentait la tension monter en lui, et elle voulait à tout prix en apprendre plus sur le complot entre Cadwyr et les sylphes.
— Faites, Mag. Et ensuite, retournez à l’herboristerie. Je vous y retrouverai aussi vite que possible.
L'herboriste esquissa une révérence et disparut. De toute évidence, l’ampleur du drame imminent avait éclipsé toute spéculation sur ce qui pourrait se passer entre eux en son absence. Quand ils furent seuls, Kian se jeta dans la chaise à côté de Cecily et prit ses mains dans les siennes.
— Redis-moi, s’il te plaît, où est parti Donnor.
— A Ardagh, avec Cadwyr. Ils se sont donné beaucoup de peine pour mettre en place ces prétendues négociations. Mais je sens qu’il se passe quelque chose de louche…
— Cadwyr est allié avec les sylphes. Voilà ce qui se passe. Et bien d’autres choses, j’en suis sûr, que ni moi, ni toi, ni Donnor ne pouvons deviner.
— Je crois que Donnor est au courant, dit Cecily en regardant Kian droit dans les yeux. Quand je lui ai parlé de mes soupçons envers Cadwyr, il n’a rien voulu avouer, mais il n’a pas nié, non plus, qu’il se passait quelque chose de bizarre.
— Que lui as-tu dit au sujet de Cadwyr ?
— Que je ne lui faisais pas confiance.
— Pourquoi ? Quelles raisons lui as-tu données ?
— Aucune. C'était affreux. La principale raison, je ne pouvais pas la lui avouer… Vois-tu, la nuit dernière, Cadwyr s’est introduit, seul, dans mes appartements privés. Il m’a offert une rose et m’a fait une déclaration d’amour. Et il m’a conseillé de me préparer à accueillir le nouveau roi de Brynhiver d’ici cinq jours. Juste le temps qu’il faut pour aller à Ardagh et en revenir.
— En chevauchant vite, souligna Kian. Je ne sais ce qu’ils mijotent, avec Donnor, mais de toute évidence, ils prévoient de conclure rapidement. Savais-tu que Cadwyr a rédigé une ordonnance réquisitionnant tous les forgerons du pays ?
Voyant que Cecily secouait la tête, il poursuivit.
— Parfaitement. Même ceux de Killcarrick. Un escadron a parcouru tous les villages et les forts du pays pour les rassembler. Négociations, mon œil ! C'est d’un piège qu’il s’agit. La question est de savoir qui l’a tendu.
Lâchant les mains de la jeune femme, Kian se leva et arpenta la pièce, son verre d’hydromel à la main. Arrivé près de la cheminée, il se pencha vers l’âtre sombre. Cecily s’aperçut subitement qu’un froid glacial régnait dans la pièce.
— Au nom de la Grande Mère…, chuchota Kian.
— Qu’y a-t-il ?
— Je crois comprendre. Donnor a besoin d’agir rapidement, de frapper un coup décisif avant que la reine ait pu faire venir des renforts de Hombrie. Mais les clans mettent du temps à se rassembler. Alors il a trouvé un autre allié, auquel la reine hombrienne ne s’attend certainement pas. Tout devient clair. C'est bien d’un piège qu’il s’agit.
— De quoi parles-tu, Kian ?
— Je peux me tromper, évidemment, dit-il en fixant pensivement l’âtre, le front plissé. Plus vite je serai parti…
— Kian, je ne veux pas que tu partes. Je veux que tu restes à mes côtés. J’ai supplié Donnor de t’attendre, toi et les autres membres de sa Compagnie. Mais il a refusé. Il a dit qu’il fallait sauter sur l’occasion, qu’il n’y avait pas de temps à perdre. J’ai l’impression qu’il ne voulait pas que tu l’accompagnes.
— Quelle occasion ?
— Il n’a pas voulu le dire.
— Cecily, j’ai un devoir envers lui…
— Et envers moi, aussi. Après tout, c’est grâce à moi que tu es ici. Tu es de mon clan. Kian, j’ai le sentiment que ces négociations vont mal tourner. Donnor n’a pas voulu m’écouter parce que je n’ai pas osé tout lui dire. Quand Cadwyr m’a avoué ses… ses intentions envers moi, il a dit qu’il avait eu le premier l’idée de m’épouser et que Donnor m’avait dérobée sous son nez. Donnor était censé intervenir en sa faveur auprès de mes parents. Mais quand il m’a vue, et qu’il a vu ma dot, et toutes les alliances que je pouvais lui apporter, il a changé d’avis. Du moins, à en croire Cadwyr.
Kian se redressa lentement. Une lueur étrange s’était allumée au fond de ses yeux fatigués.
— Je vois, dit-il.
— Et il m’a clairement fait comprendre qu’il me considérait comme l’une des possessions de Donnor.
— Une possession dont il s’attend à hériter ?
— C'est l’impression que j’ai eue.
Cecily dut agripper les accoudoirs de la chaise pour ne pas se jeter dans les bras de Kian.
— S'il a l’intention de tuer Donnor, comme je le crois depuis le début, je ne veux pas que tu sois présent. Il te tuera aussi. Donnor est parti de son plein gré, bien que je l’aie supplié de t’attendre. Si le pire arrive, s’il meurt, que ce soit de la main de Cadwyr ou d’un autre, je veux que tu sois près de moi. Peut-être même que nous devrions nous réfugier à Killcarrick, avec nos clans.
Le visage de Kian lui disait qu’elle avait raison.
— Mais j’ai juré…, protesta-t-il néanmoins, visiblement tiraillé entre deux serments de loyauté. Cecily, reprit-il soudain, il est possible que tu aies mal compris Cadwyr. A la veille d’une bataille, les hommes font souvent des déclarations irréfléchies…
— Au nom de la Déesse, Kian, vas-tu m’écouter ? Cadwyr parlait comme un homme impatient de se battre… et de revenir réclamer sa part du butin.
— S'il y a un risque que la vie de Donnor soit menacée, alors l’honneur exige…
— Il y a plus entre nous qu’une simple parole d’honneur, Kian.
Il détourna la tête comme si elle l’avait giflé.
— Tu n’as pas besoin de me le rappeler.
— Si tu as raison à propos de Samhain, de l’attaque des gobelins, n’est-ce pas un motif suffisant pour rester ? Nous laisserais-tu à leur merci ?
Kian prit une profonde inspiration.
— Si Donnor meurt sans que j’aie tenté de le rejoindre, je pourrais être condamné à payer le prix du sang, Cecily.
Avec un cri d’énervement, elle se leva et tapa du poing sur la table.
— Kian de Gard, tu m’as dit que j’avais de meilleures prétentions que Donnor au trône de Brynhiver. Eh bien, par la Déesse, celle qui serait ta reine te demande de rester ici pour la protéger. De Cadwyr, des gobelins, de Donnor lui-même si tel est mon souhait. S'il le faut, je te défendrai devant la Cour d’arbitrage. J’ai le droit de choisir un champion, un protecteur en l’absence de mon mari, et je te choisis, Kian de Gard.
Un long silence s’ensuivit, pendant lequel Cecily crut presque qu’il allait refuser. Mais enfin il hocha la tête.
— J’accepte. Je peux même faire appeler un témoin qui a vu Cadwyr en compagnie d’un sylphe. J’ai des preuves de sa présence là-bas.
— Sa présence où ?
— Ce traître de Cadwyr n’est jamais allé à Far Nearing. Au lieu de cela, il s’est rendu à Killcairn pour faire une petite visite à Dougal, ce forgeron qui est sans doute mort depuis.
— Dougal ? Mais que lui voulait-il ? Pourquoi faire tout ce chemin pour trouver un simple forgeron ?
— Dougal de Killcairn était connu pour trois choses : la qualité de son travail, la teneur en alcool de son hydromel et son horreur des ragots. Si je cherchais quelqu’un pour me forger une dague d’argent destinée aux sylphes, Dougal serait tout en haut de ma liste.
— Comment peux-tu être certain qu’il soit allé là-bas, si Dougal est mort ?
— Quand Cadwyr est revenu chercher la dague qu’il avait commandée, Dougal avait déjà disparu. Mais sa fille était là.
— Lui a-t-elle donné la dague ?
— Elle lui en a forgé une, dit Kian en secouant doucement la tête. Des filles de sa trempe, on n’en rencontre pas souvent. Mais le temps presse, Cecily. Qu’allons-nous dire au druide ?
Cecily soupira et se frotta les tempes. Les derniers rayons de soleil filtraient obliquement par les fenêtres à l’ouest ; l’après-midi laisserait bientôt place au crépuscule.
— Je crois qu’il faut tout lui dire. Après tout, nous ne savons avec qui Cadwyr va rentrer de cette bataille.

Un rayon de soleil déclinant tira Nessa d’un sommeil profond. Pendant longtemps, elle ne remua pas, tentant de rassembler ses idées. Depuis quand dormait-elle, au juste ? Subitement, elle se rappela la botte qu’elle avait aperçue au milieu de la nuit. C'était la sienne, elle en était sûre. Elle se hissa péniblement hors du lit et, malgré le vertige qui l’assaillit aussitôt, se précipita dehors en chancelant. La botte avait disparu, et Molly aussi. Avait-elle rêvé ? Elle se laissa tomber sur l’un des tabourets à trois pieds et s’enveloppa de ses bras. Au soleil, il faisait encore bon, mais une brise fraîche montait de la rivière. Pendant sa convalescence, l’automne était arrivé sans crier gare. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Avait-elle la force de se mettre en quête de Molly ? Rien n’était moins sûr. Mais elle était certaine d’avoir reconnu l’une des bottes qu’elle avait données à Artimour ! Elle hésita quelques instants, puis se leva.
Elle avait presque fini de s’habiller quand une voix désormais familière la fit sursauter.
— Que crois-tu faire, ma fille ?
— Je venais vous chercher.
— Une très mauvaise idée. Tu as besoin de repos. Si tu veux t’asseoir dehors par ce beau soleil, d’accord. Mais quant à vadrouiller partout dans le fort…
— Mais je voulais vous demander…
Ses genoux se plièrent, son pouls s’affola et elle s’effondra sur le lit.
— Vous demander…, haleta-t-elle, tandis que le monde s’obscurcissait autour d’elle pour se réduire à un minuscule point de lumière dans la nuit.
— Ah, que la Grande Mère nous aide ! soupira Molly en repoussant doucement la tête de Nessa vers ses genoux. Respire, ma fille, respire. Que voulais-tu me demander ?
— La botte, murmura Nessa. Où est passée la botte que j’ai vue dans l’arbre ? D’où venait-elle ?
Sa tête cessa de tourner et sa vision s’éclaircit de nouveau. Elle se redressa lentement. Molly la dévisageait, l’air ébahie.
— Une botte pendait à cette branche, la nuit dernière. Je l’ai vue quand je me suis réveillée, juste avant l’aube. Où est-elle passée ?
— Que sais-tu de cette botte ?
Molly l’examinait avec le même air bizarre qu’elle avait pris pour lui parler des enfants de Beltane.
— Je n’ai pas rêvé, alors. Elle était bien là.
— En effet. On l’a trouvée dans le pourpoint d’un sylphe qu’on a repêché dans la rivière, hier soir. Je n’ai pas voulu t’en parler quand tu t’es réveillée pour manger. Tu as eu suffisamment d’émotions, ces derniers temps. Mais j’allais justement te l’apprendre. De toute façon, tu l’aurais vite su, car on ne parle plus que de ça, au fort. En quoi t’intéresse-t-elle, cette botte ?
— Je crois qu’elle m’appartient. Si c’est le cas, le sylphe qu’on a trouvé est le même qui m’a donné ça.
Elle leva un doigt pansé avec dextérité. On ne pouvait deviner que le bandage dissimulait une bague.
— Où est-il ? Pouvez-vous me l’amener ?
Les yeux sombres de Molly se remplirent d’inquiétude.
— Tu ne m’écoutes pas, mon enfant. Quand on l’a trouvé, il était aux portes de la mort. On l’a poignardé en plein cœur. Mais ta botte, si c’est bien la tienne, lui a peut-être sauvé la vie. L'entaille est grande, mais superficielle. Le cuir a arrêté la lame ; sans cela, il serait déjà mort.
— Poignardé ? chuchota Nessa en écarquillant les yeux.
Molly acquiesça, le regard fixé sur la rivière.
— Ça en a tout l’air. Ce qu’il y a de curieux, c’est que les bords de la plaie sont comme roussis. Et son pourpoint aussi, à l’endroit où la lame l’a déchiré. Comme si elle était brûlante.
— Et la botte ? Elle est brûlée, aussi ? demanda Nessa, à qui une idée atroce venait à l’esprit.
— La botte est marron foncé, et elle est complètement trempée. C'est difficile à dire.
— Mais pas impossible, articula Nessa en déglutissant. Pas si l’on y regarde de très près, en plein soleil…
Elle avait forgé une dague en argent. Un sylphe portant sur lui la botte qu’elle avait donnée à Artimour avait été poignardé par une lame qui laissait des traces de brûlé. Comment ne pas faire le rapprochement ? Tu ne peux en être sûre, murmura une voix en elle. Tu ne sais même pas si c’est vraiment ta botte.
— Nessa, dit Molly avec douceur, qu’y a-t-il ? Pourquoi veux-tu savoir si la botte est brûlée ? Quelle importance ?
— Parce que l’argent n’aurait pas brûlé ma botte, dit Nessa lentement.
Il lui était difficile de réfléchir clairement, tant l’horreur de la situation lui retournait le ventre.
— Il ne brûle que les choses de l’Outremonde.
Elle leva vers Molly un regard désespéré.
— C'est pour cela qu’il voulait la dague. Pour qu’Artimour meure de la vraie Mort.
Molly écarta doucement une mèche rebelle du visage de Nessa.
— De quoi parles-tu, mon enfant ? Je ne comprends pas un traître mot de ce que tu dis.
— Je parle de la dague d’argent que j’ai forgée.
La tête lui tournait, mais elle était bien décidée à ne pas s’évanouir maintenant.
— Je lui ai demandé ce qu’il comptait faire de la dague. Cadwyr m’a dit que c’était pour s’emparer du trône de Brynhiver. Mais il n’a pas dit comment il comptait s’y prendre, et je n’ai pas pensé à lui demander d’autres explications… Ce n’était même pas une vraie dague. Je n’ai pas eu le temps de tremper suffisamment le métal…
Une vague de nausée monta en elle et sa gorge se serra.
— Puis, je n’avais jamais travaillé l’argent…
« Aiguisez-la », avait dit Cadwyr. Elle se rappela le bruit du métal contre la pierre à affûter, les étincelles bleues qui avaient jailli dans la grisaille de l’aube. Elle se rappela l’expression étrange du sylphe, quand il avait posé les yeux sur la lame terne. Nessa n’avait pas eu le temps de la polir. Mais les deux complices ne s’en étaient guère souciés.
Molly lui jeta un regard pénétrant et tendit la main vers une gourde.
— Bois un peu d’eau, mon enfant. Doucement… Voilà. Ça n’a pas de sens, ce que tu dis. Comment pourrait-on reprendre le trône de Brynhiver en poignardant un sylphe ?
— Vous ne comprenez pas, Molly, gémit Nessa. Et si Cadwyr avait menti ? J’ai fabriqué une dague d’argent. Je l’ai donnée à Cadwyr et à un sylphe. Si c’était pour cela qu’ils la voulaient ? Pour tuer Artimour ?
Molly ne put que lui tapoter le dos et murmurer doucement quelques paroles apaisantes, tandis que Nessa se pliait en deux pour vomir dans l’herbe.

***
L'air de la nuit était aussi rafraîchissant qu’un orage au plus chaud de l’été. Vêtue d’une cape grise et d’un voile blanc, Cecily se faufila hors du château. Si un garde l’apercevait, il la prendrait pour l’une des infirmières qui soignaient les malades dans les tentes érigées à la hâte devant la porte principale. Elle s’arrêta dans l’ombre des fortifications et aspira quelques grandes bouffées d’air pur. Depuis quand n’avait-elle plus franchi ces remparts ? Entre les soins aux blessés, les allées et venues de Donnor et de ses chevaliers, et les préparatifs de Samhain, elle ne s’était pas promenée au bord de la rivière depuis des semaines.
De toute façon, il y avait bien trop longtemps qu’elle était cloîtrée derrière ces murs, prisonnière d’un rôle qu’on lui avait imposé contre son gré. Pendant une fraction de seconde, elle envisagea de faire seller un cheval — pas le palefroi qu’elle montait pour se promener et ramasser des herbes, mais un destrier fort et rapide — et de s’élancer au galop sur la longue route étroite qui menait vers ses montagnes natales. Que diraient-ils, ses parents et ses frères, s’ils la voyaient apparaître un beau jour pour leur annoncer qu’elle ne voulait plus de son mari ?
Elle était majeure : depuis ses vingt et un ans, elle était libre de divorcer de Donnor, si elle le souhaitait. Elle n’avait accumulé, toutefois, que huit années de dot. Chaque année, une part croissante de sa fortune lui était directement versée. A la vingt et unième année de son mariage, la dot lui appartiendrait entièrement. Aussi avait-elle, tout comme Donnor, un intérêt matériel à rester mariée.
Mais elle était assez riche pour subvenir à ses propres besoins. Il faudrait simplement réduire le train de vie auquel elle était habituée. Elle pouvait divorcer de Donnor ; mais que dirait la rumeur, si elle abandonnait son époux à un moment aussi critique ? Sa décision serait interprétée comme un acte d’opposition à la rébellion et d’allégeance à Hoell. Sa propre famille se dresserait contre elle ; Kian lui-même, avec son sens de l’honneur profondément ancré, jugerait que divorcer maintenant équivalait à renier toutes les valeurs auxquelles il croyait. Voilà pourquoi elle était acculée, emprisonnée derrière ces hauts murs par les serments qu’elle avait faits à Donnor.
Et cependant, la ligne sombre des arbres l’attirait. Au-delà, une masse sombre et dense s’étalait à perte de vue : l’immense forêt de Gard, qui reliait les hautes terres de Killcarrick à la mer. Que n’eût-elle donné, à cet instant, pour avoir à ses côtés un cheval fougueux ! Nerveusement, elle fit les cent pas sous l’ombre des remparts. Au-dessus d’elle, les pas des sentinelles crissaient sur les chemins de ronde, comme pour lui rappeler qu’il était imprudent de s’aventurer hors de ces grands murs protecteurs.
Çà et là, entre les tentes, de petits feux éclairaient la nuit. Quelques âmes courageuses se serraient autour des cercles de lumière et de chaleur. A part leurs voix étouffées, la nuit était silencieuse, le ciel sans étoiles. Seul un maigre croissant de lune brillait juste au-dessus des arbres. Que diraient ces gens, si elle allait s’asseoir à côté d’eux ? La reconnaîtraient-ils, ou bien la prendraient-ils pour l’un des leurs ? Si ses vêtements et ses mains ne la trahissaient pas, sa voix et ses manières le feraient certainement. Elle s’était transformée en grande dame sans même s’en apercevoir. Lorsqu’elle était plus jeune, aucun garçon de son âge ne courait plus vite qu’elle. Mais au cours des huit dernières années, elle avait changé. De garçon manqué, elle était devenue spectatrice silencieuse du monde qui l’entourait. Aussi silencieuse et inerte que le rideau d’arbres devant elle. Etait-ce la faute de Donnor, qui la considérait comme une enfant et la traitait en conséquence ? Sauf au lit, pensa-t-elle tristement. Mais cela aussi appartenait au passé. Il ne restait plus entre eux que les liens du serment et de l’honneur.
Les arbres se dressaient comme des sentinelles devant elle. Que guettaient-ils ? Les hordes de gobelins, dont le druide Kestrel avait reconnu, à contrecœur, qu’elles risquaient d’attaquer à Samhain ? Le retour de Donnor ? Ou bien tout à fait autre chose ?
Elle ressentit soudain un élancement bien trop familier, celui du désir frustré. La dernière fois qu’elle s’était promenée dans cette forêt, Kian lui tenait la main. Les grands arbres gardaient-ils le souvenir de ce qui était arrivé sous leurs branches ? Ses souvenirs à elle s’estompaient de plus en plus, usés comme une pièce d’or que l’on tourne et retourne dans sa poche. Elle se rappelait leur lit de Beltane, dressé dans un petit creux au milieu d’une épaisse futaie. Le monticule d’épines de pins avait-il grossi pendant l’été, ou bien s’était-il dispersé sous les fortes pluies ? Elle se rappelait le trou que Kian avait creusé pour faire un feu, la lumière vacillante des flammes qui éclairaient la hutte de branchages, les fleurs qu’il avait tissées tout autour de l’entrée et dans le toit. La chaleur avait activé leur parfum, chargeant l’air de violette, de chèvrefeuille et de rose. Et là, dans ces bois, sous ces grands arbres, la présence de la Déesse avait fait renaître quelque chose en elle. Quelque chose qui s’était estompé, au fil des années, jusqu’à ce qu’elle l’eût tout à fait oublié ; quelque chose sans quoi elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Cecily ferma les yeux. Soudain, le grand château lui apparut comme une bête immense, accroupie sur les profondeurs de ses celliers et de ses geôles profondes. Un monstre qui l’emprisonnait dans ses grands tentacules de pierre, dans les longs couloirs tortueux qui formaient ses entrailles, dans les hautes tours étroites qui s’élevaient du sein de la terre.
Sous les minces semelles de ses souliers, elle sentit la terre dure et compacte, parsemée de gravillon : cette même terre qui s’étendait sous le château, à travers les prés, la grande forêt et au-delà, jusqu’à la mer… Elle rouvrit les yeux et vit une lumière scintiller brièvement au milieu des champs. Elle fronça les sourcils, certaine d’avoir rêvé ; à cet instant, la lueur reparut. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?
Les sentinelles l’avaient-elles vue, elles aussi ? Sans doute était-ce la lanterne de quelqu’un qui, comme elle, quittait le château. Les gardes avaient dû le voir partir, sans quoi ils auraient déjà donné l’alerte. La lumière clignota de nouveau ; elle avançait effectivement en direction des bois. Mais qui pouvait vouloir s’y promener à cette heure tardive ? L'une des femmes venues des hameaux voisins pour aider à soigner les blessés ? Ou Mag, peut-être, partie cueillir des herbes sous la lune décroissante…
A cette heure-ci, tous ceux qui le pouvaient dormaient profondément. Elle espérait que c’était le cas de Kian. Ses traits, déjà tirés avant que Kestrel ne les rejoigne, s’étaient teintés de gris à mesure que la nuit tombait. Le druide s’était montré plus sceptique encore que Mag. Néanmoins, il s’était rangé à l’avis de Cecily sur un point essentiel : si l’on risquait une attaque des gobelins à Samhain, Kian devait demeurer au château pour organiser les défenses. Kestrel avait également promis de consulter ses frères druides — même si Cecily avait eu l’impression que pour lui, les sylphes et les gobelins n’existaient pas en dehors des contes.
Ce qui l’avait surtout intéressé, c’était le menu du repas de Samhain. Il avait été cruellement déçu d’apprendre qu’il n’y aurait pas de venaison, cette année. En l’absence des chevaliers de la maison, il n’y avait eu personne pour partir à la chasse. C'était peu après cet échange, se rappela-t-elle, que le druide avait insisté pour que Kian demeurât à leurs côtés.
Il ne restait plus que six, ou plutôt cinq nuits avant Samhain. Les préparatifs avaient dû s’effectuer à la hâte. Juste avant de se retirer pour la nuit, Cecily avait donné l’ordre de sortir cent livres d’argent du trésor de Donnor, entreposé dans les caves du château. Puis Kian et elle s’étaient séparés. Avait-il eu une pensée pour elle, avant de s’endormir ?
Cecily, de son côté, en avait eu plus d’une. Elle l’imaginait allongé dans sa couche étroite parmi les autres soldats, tandis qu’elle reposait seule dans son grand lit à rideaux, et cette pensée l’avait empêchée de trouver le sommeil. Sa chemise de nuit se retroussait et collait à son corps moite. Cecily avait ouvert la petite fenêtre au-dessus de son lit pour faire entrer un courant d’air, mais cela n’avait servi à rien. La nuit était trop calme ; pas une brise ne soufflait.
Mais elle n’avait pu se résoudre à ôter sa chemise de nuit. Elle savait que la caresse rugueuse des gros draps en lin contre sa peau nue ne ferait que l’irriter davantage. Ils frôleraient ses seins, s’entortilleraient entre ses jambes, se coinceraient entre ses fesses. Non, elle ne voulait pas s’étendre nue dans son lit. Pas seule, en tout cas. Pas en sachant que Kian se trouvait à quelques pas d’elle. Il suffirait de descendre un escalier, de traverser un couloir, de franchir une cour… Tandis qu’au loin, quelque part au sud, sous ce même quartier de lune, Donnor dormait lui aussi. Du moins l’espérait-elle.
Au bout d’un moment, torturée par ses désirs inassouvis, elle s’était levée, avait passé une robe chasuble sur sa chemise de nuit et s’était enveloppée d’une grande cape. Elle avait noué un voile autour de ses cheveux, pris une lanterne et s’était glissée dehors, dans la nuit noire et silencieuse.
A présent, la lumière clignotait au niveau du rideau d’arbres. Ce ne pouvait être un gobelin, décida Cecily. En revanche, il y avait de grandes chances pour que ce fût Mag. A minuit, sous la lune décroissante, quelques jours avant Samhain, c’était le moment idéal pour ramasser la morelle, l’armoise et peut-être le muflier. Idéal aussi pour bavarder en privé avec Mag. Si Kian et la vieille femme du village avaient raison, quant à Samhain, elle avait intérêt à en apprendre le plus possible sur la magie du maïs. En outre, cela la distrairait de ses préoccupations.
Surprise de sa propre audace, elle ramassa sa lanterne et franchit le ponton au-dessus des douves. Puis elle quitta le chemin et déboucha dans le grand pré, qu’elle traversa en diagonale afin d’intercepter le mystérieux porteur de la lampe. Au loin, la lumière scintilla, cette fois-ci pendant quelques instants, avant de disparaître entre les arbres.
Les herbes qui poussaient à hauteur de genoux étincelaient de rosée. De jour, le pré flamboyait de verges d’or et de morelles aux baies rouges, mais à cette heure-ci, c’était une mer gris argenté, qui s’ouvrait en soupirant pour la laisser passer. Cecily sursauta : elle se dirigeait vers l’endroit précis où Kian avait dressé leur lit de Beltane.
Serrant d’une main sa cape et son voile autour de sa gorge, elle pressa le pas. Ses jupes bruissaient doucement au contact de l’herbe, ses souliers glissaient sur le sol humide. Ils seraient bons à jeter, après cette petite promenade. Elle leva sa lanterne aussi haut que possible, scrutant l’obscurité et le bosquet de pins devant elle. L'air froid était chargé du parfum lourd et sucré de la résine, un parfum qui lui rappelait toujours la nuit de Beltane. Quand elle pénétra sous les arbres, son pouls s’accéléra et une vague de désir et de mélancolie la submergea. Fermant les yeux, elle laissa échapper un petit gémissement qui ressemblait à un sanglot. Derrière elle, une brindille craqua ; elle se retourna vivement et aperçut une longue silhouette adossée à un arbre.
Elle se recula d’un bond, une main pressée contre sa bouche pour ne pas hurler, le cœur battant la chamade. Son voile se décrocha et flotta jusqu’au sol. En un éclair, lui revinrent toutes les histoires de gobelins, de sylphes et de demoiselles perdues qu’elle avait entendues dans son enfance. Elle chancela en arrière, terrorisée, et, alors même que la lanterne tombait à terre et s’éteignait, elle reconnut la silhouette devant elle.
— Au nom de la Grande Mère, souffla-t-elle.
Cecily n’ignorait pas que cette lisière de forêt était réputée être une frontière, un endroit magique et dangereux, un entre-deux où les choses n’étaient ni tout à fait ceci, ni encore cela. Au loin, on sonna la relève de la garde ; il était minuit. Entre les arbres, quelque chose de mystérieux sembla remuer, s’éveiller et grandir.
— Pardonne-moi, Cecily, je ne voulais pas te faire peur.
La voix de Kian était caressante et veloutée.
— Au nom de la Déesse, que fais-tu ici ? demanda Cecily, furieuse d’avoir été effrayée. Tu devrais dormir depuis longtemps.
— Je pourrais te poser la même question.
Elle le sentit se rapprocher dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’il fût tout près d’elle.
— Que fais-tu ici au milieu de la nuit, Cecily ?
— Moi ? Je te suivais. Ou plutôt, je suivais ta lanterne. Je t’avais pris pour Mag…
Kian la fit taire en plaçant délicatement un doigt sur sa bouche. A travers les fines semelles de ses chaussures, Cecily sentit la terre se mouvoir sous ses pieds, comme une vague se gonfle sous une barque. Au même instant, le vent soupira dans les arbres. Un frisson lui parcourut l’échine.
— Tu m’avais pris pour Mag ? répéta Kian avec un petit rire de gorge.
— Qu’es-tu venu faire ici ?
— Suis-moi.
Et, lui prenant la main, il l’entraîna à travers les arbres. Au milieu du bosquet, un petit feu éclairait une cabane de branchages et un lit d’aiguilles de pin recouvert d’une cape sombre. Tout le décor de leur nuit de Beltane était reconstitué. Ne manquaient que les fleurs printanières.
Cecily regarda son compagnon sans pouvoir articuler un mot.
— Je voulais me souvenir de notre nuit, Cecily. Tout à l’heure, je me suis réveillé en sursaut et j’ai compris que je commençais à l’oublier.
Il s’approcha d’elle par-derrière et l’enlaça. Cecily plaqua son dos contre le ventre de Kian ; il toucha ses tresses avec révérence.
— Alors je suis venu ici, pour voir si les souvenirs me revenaient.
— Oh, Kian…, soupira Cecily, profondément émue.
Elle lâcha les pans de sa cape et tendit les bras pour caresser les longs muscles tendus de ses cuisses. Elle huma l’air : aux odeurs de terre et de résine, de fumée et de laine, se mélangeait celle, plus discrète mais reconnaissable, de sa propre excitation.
Elle savait que Kian distinguait aussi ce parfum musqué et salé, qu’il sentait les vagues de chaleur qui émanaient de son corps, au rythme de son pouls.
— Cecily…
Le souffle de Kian était brûlant ; il prononça son nom comme une caresse. Autour d’eux, seuls quelques troncs d’arbres sombres se dessinaient dans l’obscurité. Un peu plus loin, le halo de lumière jeté par le feu semblait les appeler.
— Je ne sais pas à quoi jouent Donnor et Cadwyr, ni ce que l’avenir nous réserve. Mais je sais que je ne veux pas te laisser partir. Je suis venu dans la forêt pour me souvenir, et voilà que je te retrouve. Je ne crois pas que ce genre de chose arrive par hasard. Si tu veux, je te laisserai partir ; tu es encore la femme de Donnor, et moi, son chevalier. Mais j’aimerais tant…
— Non ! s’écria Cecily, le sang bourdonnant dans ses oreilles. Je ne veux pas que tu me laisses partir. Ici, je ne suis plus à Donnor. Je ne suis plus sa femme, ni la duchesse de Gard. Ici, je renie tous mes vœux, sauf ceux que je t’ai faits.
Sous sa robe, les extrémités de ses seins durcirent comme des bourgeons.
— Veux-tu être à moi, Kian ? Moi, je le veux.
La prenant par les épaules, il la fit pivoter vers lui avec un gémissement et attira sa bouche contre la sienne, avec cette sauvagerie que provoque une passion trop longtemps contenue.
Moi, je le veux. Les mots avaient surgi du plus profond d’elle et étaient arrivés jusqu’à ses lèvres. Elle les répéta en chuchotant, tandis que les cheveux brillants de Kian tombaient sur ses épaules et qu’il la soulevait contre son torse. Oui, je le veux. Je suis à toi.
Les cris la réveillèrent peu avant l’aube. Elle tressaillit, se dégagea de l’étreinte de son amant et se redressa pour écouter le sanglot solitaire qui résonnait dans la vallée.
— Qu’est-ce qu’il y a ? murmura Kian en l’attirant près de lui.
Les bras de Cecily s’étaient couverts de chair de poule.
— Je n’en sais rien, dit-elle en se lovant contre lui. On dirait que quelqu’un pleure un mort.
— Ou qu’une chatte appelle un mâle.
Il se tourna sur le flanc et la cala contre le creux de son ventre.
— Viens, ma chérie, n’y pense plus.
Elle lui permit de la réconforter, de la serrer contre lui et de l’entourer encore de son corps, jusqu’à ce que les lueurs grises de l’aube les séparent. Mais les gémissements sinistres restèrent gravés dans sa mémoire, liés pour toujours aux souvenirs de cette nuit.

Quand Nessa rouvrit les yeux, il faisait presque nuit. Elle se redressa, furieuse contre elle-même : pendant qu’elle dormait, un temps précieux s’était écoulé. Si le sylphe qui se trouvait à l’intérieur du fort était bien Artimour, il avait peut-être des nouvelles de son père. Dans son esprit, les espoirs les plus fous se mêlaient aux pires craintes. Depuis la nuit dernière, Artimour dormait à moins de trois cents pas d’elle.
« Tu ne sais même pas si c’est lui, se sermonna-t-elle. Il est blessé : souhaites-tu vraiment que ce soit Artimour ? »
Un élancement de douleur la parcourut quand elle commença à enfiler les vêtements propres que Molly avait déposés au pied du lit.
Non, elle ne voulait pas que ce soit Artimour. Elle palpa la bague sous son pansement, frottant la pierre comme si ç’avait été un talisman. Le sylphe mourant était-il ce semi-mortel avec lequel elle ressentait un mystérieux lien de parenté ? Il n’y avait qu’une seule façon de le savoir. Elle n’allait pas permettre à cette maudite blessure de la retarder, pas plus qu’elle n’avait permis à Griffin de l’empêcher de partir pour l’Outremonde.
La veille, Molly, insensible à ses faibles protestations, l’avait contrainte à se déshabiller et de se remettre au lit. Mais à présent, Nessa avait davantage de forces. Elle guérissait rapidement. De ces sommeils prolongés, elle émergeait chaque fois plus forte. La douleur de la blessure avait presque disparu, laissant place à une vive démangeaison au-dessus du sternum. Son ventre émit un gargouillis : elle était affamée. Une brise fraîche tournoya sous les tentures et lui chatouilla les pieds. Une odeur de ragoût lui parvint aux narines : du bœuf, ou peut-être du mouton, avec de l’ail et des oignons, des pommes de terre et des navets. Quand elle passa la tête au-dehors, l’eau lui vint à la bouche : elle avait senti l’odeur du pain frais. De longues bandes de rouge et d’orange rayaient l’horizon occidental et, au-dessus de la rivière, les premières étoiles scintillaient dans le ciel indigo. Molly était sans doute partie chercher leur souper.
Elle déplia sa tunique et s’étonna de sa propreté et de sa douceur. Les déchirures avaient été habilement raccommodées, les taches avaient disparu. Un parfum de pin et de romarin s’en dégageait : Nessa porta le tissu à ses narines et respira profondément. Dougal savait enlever le gros de la saleté des vêtements, mais il ne les rendait pas aussi doux et parfumés que Molly. Tout en réfléchissant à cela, Nessa acheva de s’habiller. Puis, remarquant que la soirée était fraîche, elle s’enveloppa d’un châle qui appartenait à Molly, d’un bleu-violet profond, aux motifs complexes. Lui aussi sentait la lavande. Il faudrait qu’elle demande à la sorcière comment faire pour donner à son linge ce parfum délicieux.
Cette fois-ci, les vertiges ne l’assaillirent qu’à mi-chemin entre la cabane et le fort. Au moment où elle parvenait au sommet de la colline, le monde se mit à tourner et elle dut prendre appui contre le tronc d’un bouleau. Une main posée à plat contre l’écorce argentée, elle ferma les yeux et s’ordonna de respirer profondément, de repousser l’obscurité qui l’envahissait. Elle tomba lentement à genoux, tenta de se raccrocher au tronc mince et s’effondra, la joue écrasée contre l’écorce de l’arbre.
Au début, ce fut une sensation tellement subtile qu’elle crut l’avoir imaginée. Sous sa joue, le tronc de l’arbre sembla se gonfler légèrement, comme une vague. Le phénomène était curieux, mais Nessa était trop faible pour bouger d’un pouce. Soudain, elle s’aperçut que l’ondulation partait d’un endroit situé près de ses pieds, pour se répercuter tout le long de l’arbre. C'était à la fois très étrange et très rassurant, comme si elle entendait battre le cœur de l’arbre. C'est ça, murmura en elle une petite voix lointaine et détachée. C'est son grand cœur que j’entends battre. Elle n’eut aucun mal à adapter sa respiration à ce pouls lent et régulier. Ses poumons s’emplirent du parfum des feuilles, de l’odeur du bois. Il lui sembla parfaitement naturel de s’abandonner au rythme de l’arbre, afin que celui-ci puisse à son tour pénétrer sa conscience. Nessa se sentit alors touchée par quelque chose de fragile et de fort à la fois. Par une force que les racines allaient chercher profondément sous la terre, sous le socle rocheux, dans la grande rivière souterraine qui s’écoulait, invisible, à travers d’immenses cavernes, à des lieues sous la surface. L'arbre puisait sa force dans les rochers, la terre et l’eau.
« Moi aussi, j’en suis capable », se dit-elle.
Cette prise de conscience la surprit tellement qu’elle ouvrit brusquement les yeux. Elle était étendue au milieu d’un tapis de feuilles de bouleau jaunes, comme installée dans le giron doré de l’arbre. Moi aussi, je peux le faire. Au moment où cette pensée se formait de nouveau dans son esprit, la vague déferla directement en elle, lui apportant une énergie telle qu’elle n’en avait jamais ressenti. Des pieds jusqu’à la tête, l’onde monta en elle, la hissa à genoux, puis debout, une main toujours appuyée sur le tronc de l’arbre, l’autre tendue vers les branches, la lumière et l’air. C'était l’air, comprit-elle clairement, qui était l’autre source fondamentale de la force. La magie de l’arbre consistait à combiner la terre sombre et l’air éclatant, la roche dure et l’eau courante en une force de vie.
Nessa prit de grandes respirations lentes et la sensation se répandit jusque dans son crâne, chatouillant les racines de ses cheveux. Elle rit tout haut quand ses boucles sombres se soulevèrent d’elles-mêmes, crépitant et lançant des étincelles. Comme elle sentait une nouvelle vague sur le point de déferler, elle plaça ses deux mains sur le tronc, les pieds fermement plantés de part et d’autre de l’arbre. L'énergie afflua en elle et fit courir des picotements sur sa plaie. Cette fois, la vague reflua doucement avant d’atteindre sa tête, comme si l’esprit de l’arbre se retirait. Nessa revint à elle, la tête appuyée contre le tronc. Elle ne s’était pas sentie aussi bien depuis des années : elle était plus légère, plus forte, plus rapide qu’avant. Plus résistante, aussi, comme si son corps avait absorbé la solidité de l’arbre.
— Merci, chuchota-t-elle, sans vraiment savoir à qui ou à quoi elle s’adressait. Merci infiniment.
Elle recula. Avait-elle rêvé ? Avec précaution, elle tâta son pansement. La croûte de la plaie la démangeait terriblement. Elle la gratta du bout des doigts : la démangeaison disparut. Elle ne ressentait plus aucune douleur.
Pendant un instant, elle resta à contempler les branches de l’arbre. Etait-ce sa visite dans l’Outremonde qui lui avait aiguisé les sens ? Le fait était qu’elle ne voyait plus les choses du même œil. Cet arbre l’avait réconfortée, lui avait donné des forces. Merci, pensa-t-elle une fois de plus. En s’éloignant vers le fort, elle trébucha sur une branche presque ensevelie sous les feuilles mortes. Sur une impulsion, elle se baissa pour la ramasser. Elle était droite et lisse, de la longueur d’une canne, parfaitement à sa taille. Et elle repartit d’un bon pas, appuyée sur la branche, moins par faiblesse que par plaisir de serrer dans sa main celle d’un vieil ami.
Le chemin traversait le camp de réfugiés pour aboutir au portail du fort, où se pressait une foule bigarrée. L'ambiance était détendue, presque festive : de petits groupes d’hommes et de femmes de tout âge bavardaient en serrant contre eux leur miche de pain et leur marmite de soupe. D’après les bribes de conversations que Nessa distingua, on causait de Pentland, des sylphes et de l’Outremonde. Une rumeur courait selon laquelle les sylphes eux-mêmes viendraient défendre les mortels contre les gobelins. Samhain approchait à grands pas, songea Nessa. Il ne restait plus que quelques jours.
Elle se glissa à travers la foule, ignorée de tous, et gravit les marches qui menaient à la grande salle du fort. Là, elle s’arrêta, hésitante. D’après ce que lui avait dit Molly, le sylphe était installé dans la chambre du gouverneur lui-même. Mais comment trouver cette chambre ? Finalement, un valet la remarqua.
— Les réfugiés doivent rester dehors, dit-il sèchement en indiquant la porte.
Sans savoir pourquoi, elle leva son bâton.
— Je… Molly…
— Ah… Elle est au premier, avec le gouverneur. Elle lui donne bien du fil à retordre, à ce qu’on dirait.
Il lui fit signe de se rapprocher puis, après avoir jeté un coup d’œil circonspect alentour, chuchota :
— Pourriez-vous demander à Molly de vous laisser voir le sylphe ? J’aimerais savoir s’ils ont vraiment des cornes comme celles de Herne.
— Ils n’en ont pas, répliqua sèchement Nessa en l’écartant du bras.
Etait-ce ce genre de bêtises que les gens du village racontaient à son propos, autrefois ? Elle traversa la salle, monta l’escalier et trouva deux portes entrebâillées. De l’une sortait la voix agacée de Molly, entrecoupée par les grommellements du gouverneur. Elle passa la tête par la deuxième. Le centre de la pièce était occupé par un grand lit à baldaquin. Un feu brûlait dans l’âtre, au-dessus duquel chauffaient plusieurs marmites. Osant à peine respirer, elle serra son bâton dans la main et se glissa dans la chambre.
Les rideaux blancs étaient tirés sur trois côtés du lit ; seuls ceux qui faisaient face au feu étaient ouverts. Nessa s’avança aussi silencieusement que possible, vu la lourdeur de ses bottes, et, arrivée devant le lit, resta bouche bée.
Ce corps étendu sous les draps en lin ne pouvait être celui d’Artimour. Non, c’était impossible : la créature qu’elle avait devant les yeux était si pâle et figée qu’elle semblait déjà morte. Elle s’approcha lentement, la gorge et le ventre serrés par l’angoisse. De longues boucles brunes s’étalaient sur l’oreiller jaunâtre ; le nez était maigre et pincé, les lèvres bleues. Mais c’était bien lui. Une main de glace enserra le cœur de Nessa. Etait-ce là l’œuvre de la dague qu’elle avait forgée ?
Son torse était nu ; un grand pansement en recouvrait le côté gauche. Nessa contempla les muscles parfaitement sculptés qui saillaient sous la peau blanche et satinée. On eût dit une statue de marbre. Ici, bien plus que dans l’Outremonde, le sang sylphe d’Artimour apparaissait avec évidence. Soudain, sa poitrine se souleva et il poussa un grand soupir. Il vivait encore, mais à peine.
Un fracas dans l’autre pièce fit sursauter Nessa ; elle baissa les yeux pour voir si Artimour avait réagi, mais il demeura silencieux et figé. Pendant quelques secondes, elle garda la main suspendue au-dessus de son front, puis la retira brusquement en entendant les cris du gouverneur.
—... oser me dire de faire fondre les réserves d’argent du duc ? A trop traîner avec ce jeune chevalier, femme, vous oubliez votre place et votre rang.
On entendit un nouveau bruit sourd, puis un juron étouffé. Sur la pointe des pieds, Nessa se précipita vers la porte pour tenter de saisir la réponse de Molly. Mais la voix de la sorcière était douce et posée, et elle ne distingua que les mots « au soir de Samhain ».
— Bah, assez parlé de ces sornettes…
Le reste de la phrase fut noyé dans un bruit de pas lourds. Nessa se recula vivement, mordillant sa lèvre inférieure.
— ... rien du tout sans la permission expresse du duc. Cet argent lui appartient, après tout, et c’est moi qui suis chargé de le garder. Comment vais-je lui expliquer que la moitié de sa fortune est plaquée sur les armes de ses soldats ?
— Si vous n’autorisez pas la sortie de cet argent, Gouverneur, vous n’aurez plus jamais l’occasion de lui expliquer quoi que ce soit.
— C'est vous qui le dites, femme. Mais ce n’est pas à vous qu’il viendra demander des comptes.
Les pas bruyants cessèrent subitement. Nessa comprit que, d’une manière ou d’une autre, Molly avait empêché le gouverneur d’entrer dans la chambre. Sa voix résonna d’un ton ferme et résolu.
— Vous n’êtes pas obligé de me croire, Gouverneur. Mais quand le jour de Samhain arrivera, il vaudra mieux que l’argent soit prêt, et qu’un bon feu brûle dans la forge.
Au moment où il allait poser le pied dans la chambre, son interlocuteur poussa un grognement de mépris et s’éloigna à grands pas vers l’escalier, marmonnant des paroles incompréhensibles. Nessa haletait de soulagement quand Molly entra dans la pièce.
— Toi ! dit-elle en secouant la tête, les mains posées sur les hanches. J’aurais dû m’en douter.
Remarquant l’expression bouleversée de Nessa, elle jeta un coup d’œil en direction du lit.
— C'est lui ?
Nessa acquiesça en silence, la gorge trop serrée pour parler.
— Je suis désolée, mon enfant.
Les yeux de Molly s’attardèrent sur elle.
— Tu as l’air d’aller mieux. Beaucoup mieux, dit-elle en lui prenant le menton pour tourner son visage vers la lumière du feu. Tu as retrouvé des couleurs.
A cet instant, le ventre de Nessa gargouilla fortement.
— Et ton appétit, aussi.
Penchant la tête comme un oiseau, elle désigna le bâton que Nessa serrait encore dans sa main.
— Qu’est-ce que nous avons là ?
— Je l’ai ramassé par terre, sous le bouleau.
— Celui qui pousse au sommet de la colline, près du chemin ?
Molly s’était rapprochée d’elle et la regardait d’un drôle d’air. Nessa hocha la tête : les sourcils de la sorcière se levèrent.
— Ça alors !… Installe-toi dans ce fauteuil. Il ne me reste plus qu’à changer la compresse sur sa plaie ; ensuite, j’irai nous chercher à manger. Cela doit te faire du bien d’être sortie du lit, non ? Mais dis-moi, comment en es-tu venue à ramasser cette branche ?
— Elle était par terre, répondit Nessa d’une voix hésitante.
Tout ce qui s’était passé sous l’arbre lui paraissait ridicule, à présent. Personne ne la croirait. Mais Molly la fixait de ce même regard qu’elle avait pris lorsque Nessa lui avait parlé de la Vieille Wren et des Terres d’Eté.
— J’ai cherché un bâton de ce genre, mais je n’en ai trouvé aucun. Comment l’as-tu remarqué ?
— En montant la colline, j’ai eu un vertige. J’ai dû me reposer à côté de l’arbre.
— Continue, dit Molly en posant un linge, de l’eau bouillante, une bassine et des pots de baume sur la table près du lit.
— Je me suis assise au pied de l’arbre, et je me suis sentie mieux. En partant, j’ai vu la branche.
— Je vois, dit Molly d’une voix neutre, apparemment absorbée par sa tâche. Eh bien… Voudrais-tu me donner un peu de cette écorce ?
— Bien sûr, répondit Nessa en sursautant.
Près de la base du bâton, l’écorce pâle et fragile se détachait d’elle-même. Nessa en ôta quelques lambeaux et les tendit à Molly.
— Très bien. Veux-tu voir ce que je vais faire ?
Nessa acquiesça silencieusement, un peu effrayée. Mais des coupures et des brûlures, elle en avait vu toute sa vie. Et les événements récents n’avaient fait que l’endurcir davantage. Molly retira délicatement la première épaisseur de linge pour révéler un tissu humide, imprégné de baume jaunâtre. Celui-ci fut ôté à son tour : apparut alors un linge noir couvert de traînées de pus vertes. Le ventre de Nessa se retourna.
— D’où vient ce liquide noir ? chuchota-t-elle, tandis que Molly laissait tomber le linge sale dans la bassine.
— C'est le poison qui suppure de la plaie, expliqua Molly. Ce baume, qui contient du miel, du saule et quelques autres herbes, a la propriété d’absorber le poison. Mais l’écorce de bouleau, c’est encore mieux. Je voulais en ramasser ce matin, mais il n’y avait pas de branches par terre, et je n’ai pas eu le temps de parler correctement à l’arbre.
Il a compris malgré tout . Cette pensée traversa spontanément l’esprit de Nessa, tandis qu’elle se penchait sur Artimour pour examiner la plaie. Elle se raidit, se préparant au pire. Sur son large torse, juste au-dessus du sein, un long trait rouge s’étendait en diagonale. Les bords de la plaie étaient noirs, la chair tout autour boursouflée et striée de traces vertes sous la peau. Molly tamponna la blessure avec un linge mouillé d’eau salée. Artimour grimaça et serra les mâchoires tandis que l’eau pénétrait dans la plaie ; ses paupières remuèrent et Nessa retint son souffle. Allait-il ouvrir les yeux ?
Mais il n’en fit rien, et elle se força à examiner de nouveau la plaie. Vu la minceur de l’entaille, elle avait dû être causée par une lame extrêmement tranchante. Tranchante comme un rasoir.
— Passe-moi ces morceaux d’écorce, ma fille.
Molly appliqua une longue bande de linge à même la plaie, puis y plaça quelques écorces de bouleau. Ensuite, elle trempa un deuxième linge dans l’eau bouillante, l’essora et le posa, fumant, sur les écorces. Le tout fut recouvert d’un troisième linge propre.
— Voilà.
Elle se lava les mains, les sécha rapidement sur son tablier, ramassa la bassine et se leva.
— Je passe à la lingerie et je reviens avec le souper.
— Est-ce qu’il va mourir ? articula Nessa.
Molly haussa les épaules.
— A vrai dire, je suis étonnée qu’il soit encore en vie. Je pensais que le simple contact de l’argent suffisait à tuer les sylphes.
Nessa lui jeta un regard perplexe. Puis elle comprit que Molly n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer un véritable sylphe.
— Il est à moitié mortel.
Molly resta un long moment silencieuse, puis remonta la bassine sur sa hanche d’un geste brusque.
— Eh bien… Ceci explique cela, je suppose.
Elle lui désigna d’un geste un panier posé près de la cheminée.
— Si tu as faim, il y a des pommes et du fromage là-dedans. Et quant à ce bâton, prends-en bien soin. C'est un beau cadeau qu’il t’a fait là.
— Qui ça ? demanda Nessa, alors même qu’elle commençait à comprendre.
— Le bouleau. Tu as dû beaucoup lui plaire, pour qu’il te confie une si grande partie de lui-même.
Nessa ouvrit la bouche pour poser une question, mais Molly l’arrêta en levant la main.
— Nous en parlerons au souper.
Elle fit semblant de la menacer du doigt.
— Et ne bouge pas d’ici, d’accord ? Maintenant que mes deux patients sont réunis au même endroit, je ne tiens pas à ce qu’ils se dispersent.
— Attendez ! s’écria Nessa.
Molly se retourna, les sourcils levés.
— Puis-je voir ses vêtements ? J’aimerais… jeter un coup d’œil à la trace laissée par la lame dans le tissu.
Nessa crut que Molly allait refuser, mais elle lui indiqua une grande malle de l’autre côté du lit.
— Ils sont posés là-dessus. Nous n’avions pas la moindre idée de la façon de les nettoyer, mais ils ont plus ou moins séché devant le feu.
Nessa crispa ses mains sur les accoudoirs en cuir de son fauteuil, puis se rappuya contre le dossier molletonné. Au loin, on entendait le bruit des pas de Molly décroître dans l’escalier. Puis ce fut le silence. Artimour reposait sur le lit comme dans un cercueil. Son visage était très pâle, se détachant sur les draps jaunis. Seul un tressaillement occasionnel de ses paupières prouvait qu’il était encore en vie. Nessa s’agrippa à son bâton et ferma les yeux. Laissez-le vivre, Grande Mère, supplia-t-elle. Avait-il été poignardé par l’arme qu’elle avait forgée ? Si c’était le cas, et à supposer qu’il survive, que ferait-il quand il l’apprendrait ?
Au fond, elle ne savait pas s’il s’agissait de la même dague. Mais tout ne correspondait que trop bien. D’évidence, la blessure avait été infligée par un objet extrêmement affûté, qui fendait la chair comme si ç’avait été du beurre, et qui laissait des traces de brûlé. D’un pas résolu, elle traversa la pièce et examina les vêtements posés sur la malle. Le pourpoint comme la chemise de lin révélèrent des brûlures identiques à celles de la blessure. Quant à la botte… Elle plissa les yeux en revoyant cette botte qu’elle avait tendue à Artimour, quelques jours auparavant… Elle la ramassa et l’étudia attentivement. Une large entaille traversait un côté de la chaussure, une deuxième plus mince se voyait sur le côté opposé. Mais, comme prévu, nulle trace de brûlé. L'arme qui avait blessé Artimour n’avait donc aucun effet sur les objets des mortels.
Tout cela ne lui disait pas pourquoi il portait la botte dans son pourpoint, ni où se trouvait la deuxième. En se penchant pour reposer la chaussure sur le sol, elle entendit quelque chose glisser à l’intérieur.
Elle renversa la botte, la secoua et eut un hoquet de surprise en reconnaissant l’objet qui s’en échappa, et tournoya au bout de sa cordelette avant de s’échouer sur le plancher couvert de roseaux. D’une main tremblante, elle le ramassa et le tint suspendu devant elle, osant à peine en croire ses yeux. C'était l’amulette de Dougal.