On avait aperçu Kian sur la route du fleuve : la
nouvelle parvint à Cecily dans l’herboristerie où elle travaillait,
en compagnie de Mag et d’une demi-douzaine de servantes, à
distiller les herbes de Samhain. La lune décroissait, les jours
raccourcissaient, et il y avait encore beaucoup à faire avant
l’arrivée du grand soir sacré. Cette année, les préparatifs avaient
été cruellement négligés.
Mag, lèvres pincées et sourcils froncés,
consultait son inventaire et cochait des articles sur une
liste.
— Qu’y a-t-il ? demanda Cecily en remarquant son
expression contrariée.
— Cette vague de chaleur humide, madame, a fait
pourrir toutes les herbes que j’avais mises à sécher…
Mag poursuivit en gesticulant ; elle lui tendit
même quelques feuilles pour la convaincre de l’ampleur des dégâts.
Mais Cecily n’écoutait qu’à moitié. D’ordinaire, elle adorait
travailler ici. Elle aimait les décoctions et les infusions qui
bouillonnaient dans l’âtre, les bouquets d’herbes séchées qui
pendaient des poutres à intervalles réguliers, les petits pots, les
mortiers et les pilons, les minuscules couteaux, dotés chacun d’une
fonction bien précise. C'était une chance, pour elle, d’avoir une
herboriste aussi accomplie que Mag. Mais aujourd’hui, Cecily ne
s’était pas rendue très utile, car ses pensées ne cessaient de
revenir vers Donnor, Cadwyr et Kian. Et ce n’étaient pas des
pensées joyeuses. Aveuglé par la jalousie, Donnor refusait de voir
que l’homme en qui il plaçait toute sa confiance était moins fidèle à sa personne qu’à ses
possessions. Des possessions dont Cecily elle-même faisait partie,
du point de vue de Cadwyr, et dont il comptait bien hériter. Dire
que Donnor chevauchait sur les routes embrumées sans même le quart
des hommes qui avaient juré de le protéger ! Cadwyr, lui, n’avait
jamais prononcé pareil serment ; il avait beau être l’héritier de
Donnor, il ne faisait pas partie de sa Compagnie. C'était tout de
même curieux ! se dit Cecily. Quelques années auparavant, elle
avait été étonnée de découvrir que Cadwyr n’avait pas été élevé
dans la maison de Donnor. Mais quand elle avait interrogé le duc à
ce sujet, il ne lui avait donné qu’une réponse brève et évasive.
Quoi qu’il en fût, Cadwyr avait été dispensé du serment de loyauté
que devaient prononcer tous les jeunes chevaliers de la
maison.
Elle avait la certitude que si Donnor venait à
mourir, Cadwyr fondrait sur elle comme un épervier sur sa proie. Ce
qui amena ses pensées vers Kian. Maintenant plus que jamais, elle
avait besoin de son soutien. Mais d’après les nouvelles qu’elle
avait reçues, il était encore loin de Gard.
Que faisait-il, en ce moment ? Comme en réponse à
sa question, un jeune garçon, l’une des sentinelles à la vue
perçante que l’on postait tout en haut des tours de guet, fit
éruption dans l’herboristerie.
— Madame, madame la duchesse ! Je l’ai vu ! Kian !
Le seigneur Kian, je veux dire ! Il arrive sur la route du fleuve
au triple galop, comme si la Sorcière était à ses trousses !
— Ne prononce pas son nom si près de Samhain,
galopin, gronda Mag.
Alors même que le cœur de Cecily bondissait de
joie à cette nouvelle inattendue, le doute, l’inquiétude et un
sombre pressentiment s’emparèrent d’elle. Pourquoi était-il revenu
si vite ? Que s’était-il passé pour qu’il change d’avis ? Elle se
retourna vers Mag et lui agrippa le bras.
— Il a dû se passer quelque chose de grave. Dans
son dernier message, il disait de ne pas l’attendre avant
deux semaines. Et il est impossible qu’il ait
déjà eu le message que je lui ai renvoyé.
Mag pencha la tête, ses yeux perspicaces brillant
dans son visage rougi. Comme Cecily, elle avait retroussé ses
manches jusqu’aux coudes ; son tablier, blanc à l’origine, était
maculé d’huile, de décoctions, de taches verdâtres et d’auréoles de
sueur.
— Nous en saurons bientôt plus, dit Mag.
Croyez-vous qu’il repartira aussitôt pour rejoindre le duc ?
Par habitude, Cecily faillit acquiescer, puis se
ravisa.
— Je n’en sais rien, Mag. Donnor a déjà beaucoup
d’avance…
Elle s’interrompit, réfléchissant. Le duc lui
avait donné l’impression de ne pas souhaiter la présence de Kian à
ses côtés. Dans quelle sombre affaire était-il engagé, pour l’avoir
dissimulée à son Premier Chevalier ?
La vieille femme leva un sourcil et Cecily devina
aisément ses pensées. Tous les habitants du château étaient au
courant de ce qui s’était passé à Beltane. Depuis lors, Cecily et
Kian ne s’étaient jamais trouvés sous le même toit en l’absence de
Donnor. Fallait-il, dans ce cas, envoyer Kian rejoindre le duc ?
Cecily releva fièrement la tête. Après tout, ils n’avaient jamais
rien fait de honteux. En outre, si ses propres soupçons à l’égard
de Cadwyr se révélaient fondés, le duc d’Allovale serait contraint
de tuer Kian avant de pouvoir attaquer Donnor. Elle ne voulait pas
que Kian meure ; elle était prête à tout pour l’empêcher. Sans
Donnor ni Kian, elle serait entièrement à la merci de Cadwyr. Il la
contraindrait à l’épouser avant même qu’elle ait pu émettre une
objection.
Kian avait déjà commencé à rallier les clans, y
compris ceux de ses terres natales. Peut-être devraient-ils partir
tous deux pour Killcarrick. Quoi que leur réservât l’avenir, elle
se sentirait plus en sécurité là-bas, entourée d’une armée d’hommes
dont la plupart étaient de son sang. Mais pour l’heure, il fallait
revenir à la réalité. Elle se tourna vers la jeune sentinelle et
lui sourit.
— Cours dire aux gardes de
m’envoyer le seigneur Kian dès son arrivée. Et pour ta peine, jeune
homme, tu demanderas un gâteau au miel à l’intendant.
Prenant un air détaché, elle se retourna vers Mag
et indiqua d’un geste la liste que l’herboriste tenait encore dans
ses grandes mains.
— Revenons à nos affaires.
Mieux valait se concentrer sur la morelle, la
sauge et l’armoise, et repousser les souvenirs de Beltane qui
l’avaient envahie à l’annonce de l’arrivée imminente de Kian.
D’autant que le meilleur moyen de dissiper les soupçons ambiants,
c’était de paraître trop absorbée par les préparatifs de Samhain
pour daigner changer de robe.
Il arriva directement des écuries, mouillé de
sueur, couvert de poussière. Son apparence ne fit que renforcer les
inquiétudes de Cecily. L'heure était visiblement grave. Kian
n’était pas revenu à cause de son message, mais de son propre chef,
parce qu’il avait de mauvaises nouvelles à lui annoncer.
Sa cape laissa des feuilles froissées et des
brindilles dans son sillage, ses bottes étaient crottées de boue.
Son visage était blême et amaigri. Combien de temps, se demanda
Cecily, était-il resté en selle, pour revenir si rapidement ? Mais
c’étaient surtout son regard éteint et sa bouche plissée qui
confirmèrent ses pires pressentiments. Les servantes abandonnèrent
leurs tâches pour se pousser du coude ; une vague de chuchotements
et de gloussements monta dans la pièce.
Dès qu’il eut passé le seuil, il croisa le regard
de Cecily et, s’étant rapidement incliné, fit un geste vers la
porte.
— Je dois vous parler, Votre Grâce. Et à vous
aussi, l’herboriste. Avez-vous quelques minutes à me consacrer
?
— Moi ? demanda Mag en levant les yeux de son
mortier.
— Absolument.
Il pivota sur ses talons et disparut dans le
couloir.
Cecily jeta un coup d’œil alarmé à Mag. Les deux
femmes ôtèrent leurs tabliers et se pressèrent derrière Kian, laissant les murmures curieux des servantes
s’amplifier derrière elles. Il traversa le couloir, monta
l’escalier et les mena jusqu’à la chambre du Conseil de Donnor.
Quand enfin ils se furent retrouvés tous trois dans la grande pièce
silencieuse, Kian les examina attentivement.
— Où est Donnor ? Au corps de garde, on m’a dit
qu’il était parti négocier avec Longueborre et la reine. Est-ce
vrai ?
Les deux femmes hochèrent la tête en signe
d’acquiescement.
— Il est parti ce matin, ajouta Cecily. Que se
passe-t-il, Kian ?
Le chevalier se laissa tomber dans une chaise,
posa les coudes sur la table et se massa le front avant de
répondre. L'épuisement se lisait dans tous ses membres et dans ses
yeux cernés.
— Il faut que je parle à Donnor, que je l’oblige à
m’écouter. Il se passe des choses dont il n’a aucune idée.
Savez-vous où se trouve Cadwyr en ce moment ?
— Il est parti avec Donnor, à l’aube, répondit
Cecily d’une voix terne. Que s’est-il passé à Killcarrick ?
Kian secoua la tête.
— Asseyez-vous. Mag, seriez-vous assez aimable
pour me faire apporter quelque chose à manger ?
Cecily sursauta, se rendant compte qu’elle n’avait
pas songé un instant au bien-être de Kian. Mais Mag fut à la porte
avant même qu’il eût fini sa phrase.
— Je reviens tout de suite, lança-t-elle.
Dès que la porte se referma, Kian se pencha vers
Cecily et posa sa main sur la sienne. Sa paume était calleuse, ses
ongles noirs de crasse. Mais elle enlaça ses doigts, heureuse de ce
rare moment d’intimité.
— Tu es très ingénieux, reconnut-elle.
Il eut un large sourire et lui caressa la joue du
bout du doigt. Ses yeux cherchèrent ceux de Cecily ; leur
expression était pleine de douceur.
— Comment allez-vous, duchesse ?
— J’ai peur.
— Je suis tellement soulagée que tu sois revenu…
J’ai des choses à te dire. Cadwyr…
— Cadwyr ? intervint Kian, les traits soudain
crispés. Cadwyr est de mèche avec les sylphes, ma belle.
Sous le regard hébété de Cecily, il s’affaissa
contre le dossier de sa chaise et secoua la tête.
— Et tu ne sais pas le pire…
Il s’interrompit et se leva vivement. La porte
s’ouvrit sur Mag, qui portait un plateau garni d’une miche de pain,
d’un pot de fromage frais et d’une chope couronnée de mousse brune.
A la vue de cette dernière, le regard de Kian s’éclaira.
— Bénie sois-tu, Mag, murmura-t-il.
— C'est l'hydromel nouveau, seigneur Kian,
répondit l’intéressée en rougissant comme une fillette. Nous
l’avons débouché hier, pour dire au revoir au duc comme il
convenait.
Kian avait le don de se faire aimer de tous, pensa
Cecily. C'était un chef né, qui inspirait à ses hommes le désir de
le suivre jusque dans la bataille. Mais s’engageraient-ils derrière
lui contre Cadwyr ? Cadwyr, qui était de mèche avec les sylphes… Du
moins, si elle avait bien entendu.
Kian but une longue gorgée d’hydromel, puis
arracha un morceau de pain et le trempa dans le fromage. Il se
rassit dans sa chaise, mâcha à toute vitesse, avala et reprit une
nouvelle bouchée.
— Prenez votre temps, murmura Cecily.
— Pardonnez-moi, je meurs de faim, articula-t-il
enfin. Quand j’ai changé de monture, au Daraghduin, j’ai oublié de
demander à manger. Mag, que savez-vous de la magie du maïs ?
Cecily cligna des yeux, abasourdie.
— La magie du maïs ? répéta Mag en haussant les
sourcils.
Kian se pencha vers la vieille femme et lui prit
le bras.
— Ecoutez, je sais que vous
êtes un peu sorcière. Nous n’avons pas de temps à perdre en
cachotteries. J’ai vu des choses terribles, Mag. J’ai vu des
gobelins. Je sais ce qu’ils font aux hommes. J’en ai vu ressusciter
parce qu’on ne leur avait pas coupé la tête. Et Samhain approche à
grands pas. A Killcarrick, j’ai parlé à une vieille femme, qui m’a
expliqué ce qui pourrait arriver si les gobelins traversaient la
frontière quand toutes les portes entre les mondes seront
ouvertes.
Mag le regardait fixement. Ses yeux brillaient
comme des pépites de fer dans son visage ridé. Elle lança un coup
d’œil à Cecily, puis se radossa à sa chaise.
— Des gobelins ? Qu’est-ce que vous me racontez là
?
— On a trouvé un gobelin mort dans un petit
village au nord de Killcarrick, expliqua Cecily. C'est pour cela
que Kian est parti rallier lui-même les clans des hautes
terres.
— Un gobelin, vous en êtes sûr ? chuchota
Mag.
Son visage exprimait un mélange d’incrédulité,
d’horreur et de fascination.
— Sûr et certain, répliqua Kian.
Il leur relata brièvement les événements de son
voyage.
— Qu’en pensez-vous, Mag ? Est-ce vrai qu’à
Samhain, les gobelins envahiront Brynhiver ?
— Mais…, intervint Mag d’un air dubitatif, les
druides disent que la frontière a été scellée quand Bran Brunebarbe
a forgé la Résille d’Argent. On n’a plus vu aucun gobelin depuis
plus de…
— Vous avez raison. Il ne s’est rien passé de la
sorte depuis des siècles. Mais il semblerait que, pour une raison
ou une autre, la Résille ne fonctionne plus. En tout cas, elle a
cessé d’être efficace assez longtemps pour permettre à une
expédition de gobelins d’attaquer un village et d’emporter plus de
la moitié de ses habitants. Apparemment, la sorcière de ce village
a réussi à jeter un sortilège qui les empêche, pour l’instant, de
revenir. Pouvez-vous faire quelque chose de
semblable pour repousser les gobelins, quand Samhain arrivera ? La
vieille de Killcarrick m’a dit que sans la protection de la
Résille, nous courrions au désastre. Elle ne connaissait aucun
sortilège capable de résister à Samhain… Mais ce n’était qu’une
sorcière de village. Vous devez sûrement en savoir un peu
plus…
Mag secoua la tête d’un air consterné.
— Seigneur chevalier, pardonnez-moi, mais ce que
vous dites me paraît tellement invraisemblable… C'est à peine si
j’arrive à rassembler mes idées.
Kian lui tapota gentiment le bras d’un air
rassurant.
— Je comprends, Mag. Mais j’ai peur que si nous
n’agissons pas rapidement, beaucoup de gens innocents ne
connaissent une mort terrible. Plus terrible que tout ce qu’on peut
imaginer. J’ai peur aussi que nous ne perdions beaucoup de soldats,
dont nous avons justement grand besoin en ce moment. J’ai vu ce que
font les gobelins, et les traces qu’ils laissent sur leur
passage.
Mag secoua la tête une dernière fois en croisant
les bras.
— Les sorcières des campagnes sont les meilleures
d’entre nous, seigneur Kian. Je connais mes herbes médicinales,
mais pour le reste, ce sont elles qui savent tout ce qu’on ne peut
pas apprendre.
— Comment peuvent-elles le savoir, si cela ne
s’apprend pas ?
Mag sourit amèrement et baissa les yeux.
— Ça leur vient tout seul. C'est un savoir très
profondément enfoui, qui remonte comme un souvenir oublié. Et quand
il se présente à vous, il faut être capable de lui obéir. Ça
demande un courage hors du commun, je peux vous le garantir.
Elle marqua une pause, pendant laquelle Cecily se
demanda à quoi pensait la vieille femme. Puis elle poursuivit sur
un ton plus brusque, exempt de toute nostalgie.
— J’aimerais pouvoir vous dire ce que vous avez
envie d’entendre, seigneur. Malheureusement, je suis certaine d’une chose : la nuit de Samhain, aucun sortilège
du maïs ne pourra tenir fermées les portes de l’Outremonde.
Elle jeta un coup d’œil à Cecily.
— Mais il existe d’autres sortes de magie. Il faut
consulter les druides. Ils en savent plus que nous sur les
gobelins. Si vous le permettez, je vais essayer d’en trouver un
dans les parages…
Cecily acquiesça sans même consulter Kian du
regard. Elle sentait la tension monter en lui, et elle voulait à
tout prix en apprendre plus sur le complot entre Cadwyr et les
sylphes.
— Faites, Mag. Et ensuite, retournez à
l’herboristerie. Je vous y retrouverai aussi vite que
possible.
L'herboriste esquissa une révérence et disparut.
De toute évidence, l’ampleur du drame imminent avait éclipsé toute
spéculation sur ce qui pourrait se passer entre eux en son absence.
Quand ils furent seuls, Kian se jeta dans la chaise à côté de
Cecily et prit ses mains dans les siennes.
— Redis-moi, s’il te plaît, où est parti
Donnor.
— A Ardagh, avec Cadwyr. Ils se sont donné
beaucoup de peine pour mettre en place ces prétendues négociations.
Mais je sens qu’il se passe quelque chose de louche…
— Cadwyr est allié avec les sylphes. Voilà ce qui
se passe. Et bien d’autres choses, j’en suis sûr, que ni moi, ni
toi, ni Donnor ne pouvons deviner.
— Je crois que Donnor est au courant, dit Cecily
en regardant Kian droit dans les yeux. Quand je lui ai parlé de mes
soupçons envers Cadwyr, il n’a rien voulu avouer, mais il n’a pas
nié, non plus, qu’il se passait quelque chose de bizarre.
— Que lui as-tu dit au sujet de Cadwyr ?
— Que je ne lui faisais pas confiance.
— Pourquoi ? Quelles raisons lui as-tu données
?
— Aucune. C'était affreux. La principale raison,
je ne pouvais pas la lui avouer… Vois-tu, la nuit dernière, Cadwyr
s’est introduit, seul, dans mes appartements privés. Il m’a offert
une rose et m’a fait une déclaration d’amour. Et il m’a conseillé
de me préparer à accueillir le nouveau roi de
Brynhiver d’ici cinq jours. Juste le temps qu’il faut pour aller à
Ardagh et en revenir.
— En chevauchant vite, souligna Kian. Je ne sais
ce qu’ils mijotent, avec Donnor, mais de toute évidence, ils
prévoient de conclure rapidement. Savais-tu que Cadwyr a rédigé une
ordonnance réquisitionnant tous les forgerons du pays ?
Voyant que Cecily secouait la tête, il
poursuivit.
— Parfaitement. Même ceux de Killcarrick. Un
escadron a parcouru tous les villages et les forts du pays pour les
rassembler. Négociations, mon œil ! C'est d’un piège qu’il s’agit.
La question est de savoir qui l’a tendu.
Lâchant les mains de la jeune femme, Kian se leva
et arpenta la pièce, son verre d’hydromel à la main. Arrivé près de
la cheminée, il se pencha vers l’âtre sombre. Cecily s’aperçut
subitement qu’un froid glacial régnait dans la pièce.
— Au nom de la Grande Mère…, chuchota Kian.
— Qu’y a-t-il ?
— Je crois comprendre. Donnor a besoin d’agir
rapidement, de frapper un coup décisif avant que la reine ait pu
faire venir des renforts de Hombrie. Mais les clans mettent du
temps à se rassembler. Alors il a trouvé un autre allié, auquel la
reine hombrienne ne s’attend certainement pas. Tout devient clair.
C'est bien d’un piège qu’il s’agit.
— De quoi parles-tu, Kian ?
— Je peux me tromper, évidemment, dit-il en fixant
pensivement l’âtre, le front plissé. Plus vite je serai
parti…
— Kian, je ne veux pas que tu partes. Je veux que
tu restes à mes côtés. J’ai supplié Donnor de t’attendre, toi et
les autres membres de sa Compagnie. Mais il a refusé. Il a dit
qu’il fallait sauter sur l’occasion, qu’il n’y avait pas de temps à
perdre. J’ai l’impression qu’il ne voulait pas que tu
l’accompagnes.
— Quelle occasion ?
— Il n’a pas voulu le dire.
— Cecily, j’ai un devoir envers lui…
— Et envers moi, aussi.
Après tout, c’est grâce à moi que tu es ici. Tu es de mon clan.
Kian, j’ai le sentiment que ces négociations vont mal tourner.
Donnor n’a pas voulu m’écouter parce que je n’ai pas osé tout lui
dire. Quand Cadwyr m’a avoué ses… ses intentions envers moi, il a
dit qu’il avait eu le premier l’idée de m’épouser et que Donnor
m’avait dérobée sous son nez. Donnor était censé intervenir en sa
faveur auprès de mes parents. Mais quand il m’a vue, et qu’il a vu
ma dot, et toutes les alliances que je pouvais lui apporter, il a
changé d’avis. Du moins, à en croire Cadwyr.
Kian se redressa lentement. Une lueur étrange
s’était allumée au fond de ses yeux fatigués.
— Je vois, dit-il.
— Et il m’a clairement fait comprendre qu’il me
considérait comme l’une des possessions de Donnor.
— Une possession dont il s’attend à hériter
?
— C'est l’impression que j’ai eue.
Cecily dut agripper les accoudoirs de la chaise
pour ne pas se jeter dans les bras de Kian.
— S'il a l’intention de tuer Donnor, comme je le
crois depuis le début, je ne veux pas que tu sois présent. Il te
tuera aussi. Donnor est parti de son plein gré, bien que je l’aie
supplié de t’attendre. Si le pire arrive, s’il meurt, que ce soit
de la main de Cadwyr ou d’un autre, je veux que tu sois près de
moi. Peut-être même que nous devrions nous réfugier à Killcarrick,
avec nos clans.
Le visage de Kian lui disait qu’elle avait
raison.
— Mais j’ai juré…, protesta-t-il néanmoins,
visiblement tiraillé entre deux serments de loyauté. Cecily,
reprit-il soudain, il est possible que tu aies mal compris Cadwyr.
A la veille d’une bataille, les hommes font souvent des
déclarations irréfléchies…
— Au nom de la Déesse, Kian, vas-tu m’écouter ?
Cadwyr parlait comme un homme impatient de se battre… et de revenir
réclamer sa part du butin.
— S'il y a un risque que la vie de Donnor soit
menacée, alors l’honneur exige…
Il détourna la tête comme si elle l’avait
giflé.
— Tu n’as pas besoin de me le rappeler.
— Si tu as raison à propos de Samhain, de
l’attaque des gobelins, n’est-ce pas un motif suffisant pour rester
? Nous laisserais-tu à leur merci ?
Kian prit une profonde inspiration.
— Si Donnor meurt sans que j’aie tenté de le
rejoindre, je pourrais être condamné à payer le prix du sang,
Cecily.
Avec un cri d’énervement, elle se leva et tapa du
poing sur la table.
— Kian de Gard, tu m’as dit que j’avais de
meilleures prétentions que Donnor au trône de Brynhiver. Eh bien,
par la Déesse, celle qui serait ta reine te demande de rester ici
pour la protéger. De Cadwyr, des gobelins, de Donnor lui-même si
tel est mon souhait. S'il le faut, je te défendrai devant la Cour
d’arbitrage. J’ai le droit de choisir un champion, un protecteur en
l’absence de mon mari, et je te choisis, Kian de Gard.
Un long silence s’ensuivit, pendant lequel Cecily
crut presque qu’il allait refuser. Mais enfin il hocha la
tête.
— J’accepte. Je peux même faire appeler un témoin
qui a vu Cadwyr en compagnie d’un sylphe. J’ai des preuves de sa
présence là-bas.
— Sa présence où ?
— Ce traître de Cadwyr n’est jamais allé à Far
Nearing. Au lieu de cela, il s’est rendu à Killcairn pour faire une
petite visite à Dougal, ce forgeron qui est sans doute mort
depuis.
— Dougal ? Mais que lui voulait-il ? Pourquoi
faire tout ce chemin pour trouver un simple forgeron ?
— Dougal de Killcairn était connu pour trois
choses : la qualité de son travail, la teneur en alcool de son
hydromel et son horreur des ragots. Si je cherchais quelqu’un pour
me forger une dague d’argent destinée aux sylphes, Dougal serait
tout en haut de ma liste.
— Quand Cadwyr est revenu chercher la dague qu’il
avait commandée, Dougal avait déjà disparu. Mais sa fille était
là.
— Lui a-t-elle donné la dague ?
— Elle lui en a forgé une, dit Kian en secouant
doucement la tête. Des filles de sa trempe, on n’en rencontre pas
souvent. Mais le temps presse, Cecily. Qu’allons-nous dire au
druide ?
Cecily soupira et se frotta les tempes. Les
derniers rayons de soleil filtraient obliquement par les fenêtres à
l’ouest ; l’après-midi laisserait bientôt place au
crépuscule.
— Je crois qu’il faut tout lui dire. Après tout,
nous ne savons avec qui Cadwyr va rentrer de cette bataille.
Un rayon de soleil déclinant tira Nessa d’un
sommeil profond. Pendant longtemps, elle ne remua pas, tentant de
rassembler ses idées. Depuis quand dormait-elle, au juste ?
Subitement, elle se rappela la botte qu’elle avait aperçue au
milieu de la nuit. C'était la sienne, elle en était sûre. Elle se
hissa péniblement hors du lit et, malgré le vertige qui l’assaillit
aussitôt, se précipita dehors en chancelant. La botte avait
disparu, et Molly aussi. Avait-elle rêvé ? Elle se laissa tomber
sur l’un des tabourets à trois pieds et s’enveloppa de ses bras. Au
soleil, il faisait encore bon, mais une brise fraîche montait de la
rivière. Pendant sa convalescence, l’automne était arrivé sans
crier gare. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Avait-elle la
force de se mettre en quête de Molly ? Rien n’était moins sûr. Mais
elle était certaine d’avoir reconnu l’une des bottes qu’elle avait
données à Artimour ! Elle hésita quelques instants, puis se
leva.
Elle avait presque fini de s’habiller quand une
voix désormais familière la fit sursauter.
— Que crois-tu faire, ma fille ?
— Je venais vous chercher.
— Une très mauvaise idée.
Tu as besoin de repos. Si tu veux t’asseoir dehors par ce beau
soleil, d’accord. Mais quant à vadrouiller partout dans le
fort…
— Mais je voulais vous demander…
Ses genoux se plièrent, son pouls s’affola et elle
s’effondra sur le lit.
— Vous demander…, haleta-t-elle, tandis que le
monde s’obscurcissait autour d’elle pour se réduire à un minuscule
point de lumière dans la nuit.
— Ah, que la Grande Mère nous aide ! soupira Molly
en repoussant doucement la tête de Nessa vers ses genoux. Respire,
ma fille, respire. Que voulais-tu me demander ?
— La botte, murmura Nessa. Où est passée la botte
que j’ai vue dans l’arbre ? D’où venait-elle ?
Sa tête cessa de tourner et sa vision s’éclaircit
de nouveau. Elle se redressa lentement. Molly la dévisageait, l’air
ébahie.
— Une botte pendait à cette branche, la nuit
dernière. Je l’ai vue quand je me suis réveillée, juste avant
l’aube. Où est-elle passée ?
— Que sais-tu de cette botte ?
Molly l’examinait avec le même air bizarre qu’elle
avait pris pour lui parler des enfants de Beltane.
— Je n’ai pas rêvé, alors. Elle était bien
là.
— En effet. On l’a trouvée dans le pourpoint d’un
sylphe qu’on a repêché dans la rivière, hier soir. Je n’ai pas
voulu t’en parler quand tu t’es réveillée pour manger. Tu as eu
suffisamment d’émotions, ces derniers temps. Mais j’allais
justement te l’apprendre. De toute façon, tu l’aurais vite su, car
on ne parle plus que de ça, au fort. En quoi t’intéresse-t-elle,
cette botte ?
— Je crois qu’elle m’appartient. Si c’est le cas,
le sylphe qu’on a trouvé est le même qui m’a donné ça.
Elle leva un doigt pansé avec dextérité. On ne
pouvait deviner que le bandage dissimulait une bague.
— Où est-il ? Pouvez-vous me l’amener ?
— Tu ne m’écoutes pas, mon enfant. Quand on l’a
trouvé, il était aux portes de la mort. On l’a poignardé en plein
cœur. Mais ta botte, si c’est bien la tienne, lui a peut-être sauvé
la vie. L'entaille est grande, mais superficielle. Le cuir a arrêté
la lame ; sans cela, il serait déjà mort.
— Poignardé ? chuchota Nessa en écarquillant les
yeux.
Molly acquiesça, le regard fixé sur la
rivière.
— Ça en a tout l’air. Ce qu’il y a de curieux,
c’est que les bords de la plaie sont comme roussis. Et son
pourpoint aussi, à l’endroit où la lame l’a déchiré. Comme si elle
était brûlante.
— Et la botte ? Elle est brûlée, aussi ? demanda
Nessa, à qui une idée atroce venait à l’esprit.
— La botte est marron foncé, et elle est
complètement trempée. C'est difficile à dire.
— Mais pas impossible, articula Nessa en
déglutissant. Pas si l’on y regarde de très près, en plein
soleil…
Elle avait forgé une dague en argent. Un sylphe
portant sur lui la botte qu’elle avait donnée à Artimour avait été
poignardé par une lame qui laissait des traces de brûlé. Comment ne
pas faire le rapprochement ? Tu ne peux en
être sûre, murmura une voix en elle. Tu
ne sais même pas si c’est vraiment ta botte.
— Nessa, dit Molly avec douceur, qu’y a-t-il ?
Pourquoi veux-tu savoir si la botte est brûlée ? Quelle importance
?
— Parce que l’argent n’aurait pas brûlé ma botte,
dit Nessa lentement.
Il lui était difficile de réfléchir clairement,
tant l’horreur de la situation lui retournait le ventre.
— Il ne brûle que les choses de
l’Outremonde.
Elle leva vers Molly un regard désespéré.
— C'est pour cela qu’il voulait la dague. Pour
qu’Artimour meure de la vraie Mort.
— De quoi parles-tu, mon enfant ? Je ne comprends
pas un traître mot de ce que tu dis.
— Je parle de la dague d’argent que j’ai
forgée.
La tête lui tournait, mais elle était bien décidée
à ne pas s’évanouir maintenant.
— Je lui ai demandé ce qu’il comptait faire de la
dague. Cadwyr m’a dit que c’était pour s’emparer du trône de
Brynhiver. Mais il n’a pas dit comment il comptait s’y prendre, et
je n’ai pas pensé à lui demander d’autres explications… Ce n’était
même pas une vraie dague. Je n’ai pas eu le temps de tremper
suffisamment le métal…
Une vague de nausée monta en elle et sa gorge se
serra.
— Puis, je n’avais jamais travaillé
l’argent…
« Aiguisez-la », avait dit Cadwyr. Elle se rappela
le bruit du métal contre la pierre à affûter, les étincelles bleues
qui avaient jailli dans la grisaille de l’aube. Elle se rappela
l’expression étrange du sylphe, quand il avait posé les yeux sur la
lame terne. Nessa n’avait pas eu le temps de la polir. Mais les
deux complices ne s’en étaient guère souciés.
Molly lui jeta un regard pénétrant et tendit la
main vers une gourde.
— Bois un peu d’eau, mon enfant. Doucement… Voilà.
Ça n’a pas de sens, ce que tu dis. Comment pourrait-on reprendre le
trône de Brynhiver en poignardant un sylphe ?
— Vous ne comprenez pas, Molly, gémit Nessa. Et si
Cadwyr avait menti ? J’ai fabriqué une dague d’argent. Je l’ai
donnée à Cadwyr et à un sylphe. Si c’était pour cela qu’ils la
voulaient ? Pour tuer Artimour ?
Molly ne put que lui tapoter le dos et murmurer
doucement quelques paroles apaisantes, tandis que Nessa se pliait
en deux pour vomir dans l’herbe.
***
L'air de la nuit était
aussi rafraîchissant qu’un orage au plus chaud de l’été. Vêtue
d’une cape grise et d’un voile blanc, Cecily se faufila hors du
château. Si un garde l’apercevait, il la prendrait pour l’une des
infirmières qui soignaient les malades dans les tentes érigées à la
hâte devant la porte principale. Elle s’arrêta dans l’ombre des
fortifications et aspira quelques grandes bouffées d’air pur.
Depuis quand n’avait-elle plus franchi ces remparts ? Entre les
soins aux blessés, les allées et venues de Donnor et de ses
chevaliers, et les préparatifs de Samhain, elle ne s’était pas
promenée au bord de la rivière depuis des semaines.
De toute façon, il y avait bien trop longtemps
qu’elle était cloîtrée derrière ces murs, prisonnière d’un rôle
qu’on lui avait imposé contre son gré. Pendant une fraction de
seconde, elle envisagea de faire seller un cheval — pas le palefroi
qu’elle montait pour se promener et ramasser des herbes, mais un
destrier fort et rapide — et de s’élancer au galop sur la longue
route étroite qui menait vers ses montagnes natales. Que
diraient-ils, ses parents et ses frères, s’ils la voyaient
apparaître un beau jour pour leur annoncer qu’elle ne voulait plus
de son mari ?
Elle était majeure : depuis ses vingt et un ans,
elle était libre de divorcer de Donnor, si elle le souhaitait. Elle
n’avait accumulé, toutefois, que huit années de dot. Chaque année,
une part croissante de sa fortune lui était directement versée. A
la vingt et unième année de son mariage, la dot lui appartiendrait
entièrement. Aussi avait-elle, tout comme Donnor, un intérêt
matériel à rester mariée.
Mais elle était assez riche pour subvenir à ses
propres besoins. Il faudrait simplement réduire le train de vie
auquel elle était habituée. Elle pouvait divorcer de Donnor ; mais
que dirait la rumeur, si elle abandonnait son époux à un moment
aussi critique ? Sa décision serait interprétée comme un acte
d’opposition à la rébellion et d’allégeance à Hoell. Sa propre
famille se dresserait contre elle ; Kian lui-même, avec son sens de
l’honneur profondément ancré, jugerait que divorcer maintenant
équivalait à renier toutes les valeurs auxquelles il croyait. Voilà
pourquoi elle était acculée, emprisonnée
derrière ces hauts murs par les serments qu’elle avait faits à
Donnor.
Et cependant, la ligne sombre des arbres
l’attirait. Au-delà, une masse sombre et dense s’étalait à perte de
vue : l’immense forêt de Gard, qui reliait les hautes terres de
Killcarrick à la mer. Que n’eût-elle donné, à cet instant, pour
avoir à ses côtés un cheval fougueux ! Nerveusement, elle fit les
cent pas sous l’ombre des remparts. Au-dessus d’elle, les pas des
sentinelles crissaient sur les chemins de ronde, comme pour lui
rappeler qu’il était imprudent de s’aventurer hors de ces grands
murs protecteurs.
Çà et là, entre les tentes, de petits feux
éclairaient la nuit. Quelques âmes courageuses se serraient autour
des cercles de lumière et de chaleur. A part leurs voix étouffées,
la nuit était silencieuse, le ciel sans étoiles. Seul un maigre
croissant de lune brillait juste au-dessus des arbres. Que diraient
ces gens, si elle allait s’asseoir à côté d’eux ? La
reconnaîtraient-ils, ou bien la prendraient-ils pour l’un des leurs
? Si ses vêtements et ses mains ne la trahissaient pas, sa voix et
ses manières le feraient certainement. Elle s’était transformée en
grande dame sans même s’en apercevoir. Lorsqu’elle était plus
jeune, aucun garçon de son âge ne courait plus vite qu’elle. Mais
au cours des huit dernières années, elle avait changé. De garçon
manqué, elle était devenue spectatrice silencieuse du monde qui
l’entourait. Aussi silencieuse et inerte que le rideau d’arbres
devant elle. Etait-ce la faute de Donnor, qui la considérait comme
une enfant et la traitait en conséquence ? Sauf au lit,
pensa-t-elle tristement. Mais cela aussi appartenait au passé. Il
ne restait plus entre eux que les liens du serment et de
l’honneur.
Les arbres se dressaient comme des sentinelles
devant elle. Que guettaient-ils ? Les hordes de gobelins, dont le
druide Kestrel avait reconnu, à contrecœur, qu’elles risquaient
d’attaquer à Samhain ? Le retour de Donnor ? Ou bien tout à fait
autre chose ?
Elle ressentit soudain un élancement bien trop
familier, celui du désir frustré. La dernière fois qu’elle
s’était promenée dans cette forêt, Kian lui
tenait la main. Les grands arbres gardaient-ils le souvenir de ce
qui était arrivé sous leurs branches ? Ses souvenirs à elle
s’estompaient de plus en plus, usés comme une pièce d’or que l’on
tourne et retourne dans sa poche. Elle se rappelait leur lit de
Beltane, dressé dans un petit creux au milieu d’une épaisse futaie.
Le monticule d’épines de pins avait-il grossi pendant l’été, ou
bien s’était-il dispersé sous les fortes pluies ? Elle se rappelait
le trou que Kian avait creusé pour faire un feu, la lumière
vacillante des flammes qui éclairaient la hutte de branchages, les
fleurs qu’il avait tissées tout autour de l’entrée et dans le toit.
La chaleur avait activé leur parfum, chargeant l’air de violette,
de chèvrefeuille et de rose. Et là, dans ces bois, sous ces grands
arbres, la présence de la Déesse avait fait renaître quelque chose
en elle. Quelque chose qui s’était estompé, au fil des années,
jusqu’à ce qu’elle l’eût tout à fait oublié ; quelque chose sans
quoi elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Cecily ferma les yeux. Soudain, le grand château
lui apparut comme une bête immense, accroupie sur les profondeurs
de ses celliers et de ses geôles profondes. Un monstre qui
l’emprisonnait dans ses grands tentacules de pierre, dans les longs
couloirs tortueux qui formaient ses entrailles, dans les hautes
tours étroites qui s’élevaient du sein de la terre.
Sous les minces semelles de ses souliers, elle
sentit la terre dure et compacte, parsemée de gravillon : cette
même terre qui s’étendait sous le château, à travers les prés, la
grande forêt et au-delà, jusqu’à la mer… Elle rouvrit les yeux et
vit une lumière scintiller brièvement au milieu des champs. Elle
fronça les sourcils, certaine d’avoir rêvé ; à cet instant, la
lueur reparut. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?
Les sentinelles l’avaient-elles vue, elles aussi ?
Sans doute était-ce la lanterne de quelqu’un qui, comme elle,
quittait le château. Les gardes avaient dû le voir partir, sans
quoi ils auraient déjà donné l’alerte. La lumière clignota de
nouveau ; elle avançait effectivement en direction des bois. Mais qui pouvait vouloir s’y promener à
cette heure tardive ? L'une des femmes venues des hameaux voisins
pour aider à soigner les blessés ? Ou Mag, peut-être, partie
cueillir des herbes sous la lune décroissante…
A cette heure-ci, tous ceux qui le pouvaient
dormaient profondément. Elle espérait que c’était le cas de Kian.
Ses traits, déjà tirés avant que Kestrel ne les rejoigne, s’étaient
teintés de gris à mesure que la nuit tombait. Le druide s’était
montré plus sceptique encore que Mag. Néanmoins, il s’était rangé à
l’avis de Cecily sur un point essentiel : si l’on risquait une
attaque des gobelins à Samhain, Kian devait demeurer au château
pour organiser les défenses. Kestrel avait également promis de
consulter ses frères druides — même si Cecily avait eu l’impression
que pour lui, les sylphes et les gobelins n’existaient pas en
dehors des contes.
Ce qui l’avait surtout intéressé, c’était le menu
du repas de Samhain. Il avait été cruellement déçu d’apprendre
qu’il n’y aurait pas de venaison, cette année. En l’absence des
chevaliers de la maison, il n’y avait eu personne pour partir à la
chasse. C'était peu après cet échange, se rappela-t-elle, que le
druide avait insisté pour que Kian demeurât à leurs côtés.
Il ne restait plus que six, ou plutôt cinq nuits
avant Samhain. Les préparatifs avaient dû s’effectuer à la hâte.
Juste avant de se retirer pour la nuit, Cecily avait donné l’ordre
de sortir cent livres d’argent du trésor de Donnor, entreposé dans
les caves du château. Puis Kian et elle s’étaient séparés. Avait-il
eu une pensée pour elle, avant de s’endormir ?
Cecily, de son côté, en avait eu plus d’une. Elle
l’imaginait allongé dans sa couche étroite parmi les autres
soldats, tandis qu’elle reposait seule dans son grand lit à
rideaux, et cette pensée l’avait empêchée de trouver le sommeil. Sa
chemise de nuit se retroussait et collait à son corps moite. Cecily
avait ouvert la petite fenêtre au-dessus de son lit pour faire
entrer un courant d’air, mais cela n’avait servi à rien. La nuit
était trop calme ; pas une brise ne soufflait.
Mais elle n’avait pu se
résoudre à ôter sa chemise de nuit. Elle savait que la caresse
rugueuse des gros draps en lin contre sa peau nue ne ferait que
l’irriter davantage. Ils frôleraient ses seins, s’entortilleraient
entre ses jambes, se coinceraient entre ses fesses. Non, elle ne
voulait pas s’étendre nue dans son lit. Pas seule, en tout cas. Pas
en sachant que Kian se trouvait à quelques pas d’elle. Il suffirait
de descendre un escalier, de traverser un couloir, de franchir une
cour… Tandis qu’au loin, quelque part au sud, sous ce même quartier
de lune, Donnor dormait lui aussi. Du moins l’espérait-elle.
Au bout d’un moment, torturée par ses désirs
inassouvis, elle s’était levée, avait passé une robe chasuble sur
sa chemise de nuit et s’était enveloppée d’une grande cape. Elle
avait noué un voile autour de ses cheveux, pris une lanterne et
s’était glissée dehors, dans la nuit noire et silencieuse.
A présent, la lumière clignotait au niveau du
rideau d’arbres. Ce ne pouvait être un gobelin, décida Cecily. En
revanche, il y avait de grandes chances pour que ce fût Mag. A
minuit, sous la lune décroissante, quelques jours avant Samhain,
c’était le moment idéal pour ramasser la morelle, l’armoise et
peut-être le muflier. Idéal aussi pour bavarder en privé avec Mag.
Si Kian et la vieille femme du village avaient raison, quant à
Samhain, elle avait intérêt à en apprendre le plus possible sur la
magie du maïs. En outre, cela la distrairait de ses
préoccupations.
Surprise de sa propre audace, elle ramassa sa
lanterne et franchit le ponton au-dessus des douves. Puis elle
quitta le chemin et déboucha dans le grand pré, qu’elle traversa en
diagonale afin d’intercepter le mystérieux porteur de la lampe. Au
loin, la lumière scintilla, cette fois-ci pendant quelques
instants, avant de disparaître entre les arbres.
Les herbes qui poussaient à hauteur de genoux
étincelaient de rosée. De jour, le pré flamboyait de verges d’or et
de morelles aux baies rouges, mais à cette heure-ci, c’était une
mer gris argenté, qui s’ouvrait en soupirant pour la laisser
passer. Cecily sursauta : elle se dirigeait vers l’endroit précis
où Kian avait dressé leur lit de Beltane.
Serrant d’une main sa cape
et son voile autour de sa gorge, elle pressa le pas. Ses jupes
bruissaient doucement au contact de l’herbe, ses souliers
glissaient sur le sol humide. Ils seraient bons à jeter, après
cette petite promenade. Elle leva sa lanterne aussi haut que
possible, scrutant l’obscurité et le bosquet de pins devant elle.
L'air froid était chargé du parfum lourd et sucré de la résine, un
parfum qui lui rappelait toujours la nuit de Beltane. Quand elle
pénétra sous les arbres, son pouls s’accéléra et une vague de désir
et de mélancolie la submergea. Fermant les yeux, elle laissa
échapper un petit gémissement qui ressemblait à un sanglot.
Derrière elle, une brindille craqua ; elle se retourna vivement et
aperçut une longue silhouette adossée à un arbre.
Elle se recula d’un bond, une main pressée contre
sa bouche pour ne pas hurler, le cœur battant la chamade. Son voile
se décrocha et flotta jusqu’au sol. En un éclair, lui revinrent
toutes les histoires de gobelins, de sylphes et de demoiselles
perdues qu’elle avait entendues dans son enfance. Elle chancela en
arrière, terrorisée, et, alors même que la lanterne tombait à terre
et s’éteignait, elle reconnut la silhouette devant elle.
— Au nom de la Grande Mère, souffla-t-elle.
Cecily n’ignorait pas que cette lisière de forêt
était réputée être une frontière, un endroit magique et dangereux,
un entre-deux où les choses n’étaient ni tout à fait ceci, ni
encore cela. Au loin, on sonna la relève de la garde ; il était
minuit. Entre les arbres, quelque chose de mystérieux sembla
remuer, s’éveiller et grandir.
— Pardonne-moi, Cecily, je ne voulais pas te faire
peur.
La voix de Kian était caressante et
veloutée.
— Au nom de la Déesse, que fais-tu ici ? demanda
Cecily, furieuse d’avoir été effrayée. Tu devrais dormir depuis
longtemps.
— Je pourrais te poser la même question.
Elle le sentit se rapprocher dans l’obscurité,
jusqu’à ce qu’il fût tout près d’elle.
— Moi ? Je te suivais. Ou plutôt, je suivais ta
lanterne. Je t’avais pris pour Mag…
Kian la fit taire en plaçant délicatement un doigt
sur sa bouche. A travers les fines semelles de ses chaussures,
Cecily sentit la terre se mouvoir sous ses pieds, comme une vague
se gonfle sous une barque. Au même instant, le vent soupira dans
les arbres. Un frisson lui parcourut l’échine.
— Tu m’avais pris pour Mag ? répéta Kian avec un
petit rire de gorge.
— Qu’es-tu venu faire ici ?
— Suis-moi.
Et, lui prenant la main, il l’entraîna à travers
les arbres. Au milieu du bosquet, un petit feu éclairait une cabane
de branchages et un lit d’aiguilles de pin recouvert d’une cape
sombre. Tout le décor de leur nuit de Beltane était reconstitué. Ne
manquaient que les fleurs printanières.
Cecily regarda son compagnon sans pouvoir
articuler un mot.
— Je voulais me souvenir de notre nuit, Cecily.
Tout à l’heure, je me suis réveillé en sursaut et j’ai compris que
je commençais à l’oublier.
Il s’approcha d’elle par-derrière et l’enlaça.
Cecily plaqua son dos contre le ventre de Kian ; il toucha ses
tresses avec révérence.
— Alors je suis venu ici, pour voir si les
souvenirs me revenaient.
— Oh, Kian…, soupira Cecily, profondément
émue.
Elle lâcha les pans de sa cape et tendit les bras
pour caresser les longs muscles tendus de ses cuisses. Elle huma
l’air : aux odeurs de terre et de résine, de fumée et de laine, se
mélangeait celle, plus discrète mais reconnaissable, de sa propre
excitation.
Elle savait que Kian distinguait aussi ce parfum
musqué et salé, qu’il sentait les vagues de chaleur qui émanaient
de son corps, au rythme de son pouls.
— Cecily…
Le souffle de Kian était
brûlant ; il prononça son nom comme une caresse. Autour d’eux,
seuls quelques troncs d’arbres sombres se dessinaient dans
l’obscurité. Un peu plus loin, le halo de lumière jeté par le feu
semblait les appeler.
— Je ne sais pas à quoi jouent Donnor et Cadwyr,
ni ce que l’avenir nous réserve. Mais je sais que je ne veux pas te
laisser partir. Je suis venu dans la forêt pour me souvenir, et
voilà que je te retrouve. Je ne crois pas que ce genre de chose
arrive par hasard. Si tu veux, je te laisserai partir ; tu es
encore la femme de Donnor, et moi, son chevalier. Mais j’aimerais
tant…
— Non ! s’écria Cecily, le sang bourdonnant dans
ses oreilles. Je ne veux pas que tu me laisses partir. Ici, je ne
suis plus à Donnor. Je ne suis plus sa femme, ni la duchesse de
Gard. Ici, je renie tous mes vœux, sauf ceux que je t’ai
faits.
Sous sa robe, les extrémités de ses seins
durcirent comme des bourgeons.
— Veux-tu être à moi, Kian ? Moi, je le
veux.
La prenant par les épaules, il la fit pivoter vers
lui avec un gémissement et attira sa bouche contre la sienne, avec
cette sauvagerie que provoque une passion trop longtemps
contenue.
Moi, je le veux. Les
mots avaient surgi du plus profond d’elle et étaient arrivés
jusqu’à ses lèvres. Elle les répéta en chuchotant, tandis que les
cheveux brillants de Kian tombaient sur ses épaules et qu’il la
soulevait contre son torse. Oui, je le veux.
Je suis à toi.
Les cris la réveillèrent peu avant l’aube. Elle
tressaillit, se dégagea de l’étreinte de son amant et se redressa
pour écouter le sanglot solitaire qui résonnait dans la
vallée.
— Qu’est-ce qu’il y a ? murmura Kian en l’attirant
près de lui.
Les bras de Cecily s’étaient couverts de chair de
poule.
— Je n’en sais rien, dit-elle en se lovant contre
lui. On dirait que quelqu’un pleure un mort.
Il se tourna sur le flanc et la cala contre le
creux de son ventre.
— Viens, ma chérie, n’y pense plus.
Elle lui permit de la réconforter, de la serrer
contre lui et de l’entourer encore de son corps, jusqu’à ce que les
lueurs grises de l’aube les séparent. Mais les gémissements
sinistres restèrent gravés dans sa mémoire, liés pour toujours aux
souvenirs de cette nuit.
Quand Nessa rouvrit les yeux, il faisait presque
nuit. Elle se redressa, furieuse contre elle-même : pendant qu’elle
dormait, un temps précieux s’était écoulé. Si le sylphe qui se
trouvait à l’intérieur du fort était bien Artimour, il avait
peut-être des nouvelles de son père. Dans son esprit, les espoirs
les plus fous se mêlaient aux pires craintes. Depuis la nuit
dernière, Artimour dormait à moins de trois cents pas d’elle.
« Tu ne sais même pas si c’est lui, se
sermonna-t-elle. Il est blessé : souhaites-tu vraiment que ce soit
Artimour ? »
Un élancement de douleur la parcourut quand elle
commença à enfiler les vêtements propres que Molly avait déposés au
pied du lit.
Non, elle ne voulait pas que ce soit Artimour.
Elle palpa la bague sous son pansement, frottant la pierre comme si
ç’avait été un talisman. Le sylphe mourant était-il ce semi-mortel
avec lequel elle ressentait un mystérieux lien de parenté ? Il n’y
avait qu’une seule façon de le savoir. Elle n’allait pas permettre
à cette maudite blessure de la retarder, pas plus qu’elle n’avait
permis à Griffin de l’empêcher de partir pour l’Outremonde.
La veille, Molly, insensible à ses faibles
protestations, l’avait contrainte à se déshabiller et de se
remettre au lit. Mais à présent, Nessa avait davantage de forces.
Elle guérissait rapidement. De ces sommeils prolongés, elle
émergeait chaque fois plus forte. La douleur de la blessure avait
presque disparu, laissant place à une vive démangeaison au-dessus du sternum. Son ventre émit un
gargouillis : elle était affamée. Une brise fraîche tournoya sous
les tentures et lui chatouilla les pieds. Une odeur de ragoût lui
parvint aux narines : du bœuf, ou peut-être du mouton, avec de
l’ail et des oignons, des pommes de terre et des navets. Quand elle
passa la tête au-dehors, l’eau lui vint à la bouche : elle avait
senti l’odeur du pain frais. De longues bandes de rouge et d’orange
rayaient l’horizon occidental et, au-dessus de la rivière, les
premières étoiles scintillaient dans le ciel indigo. Molly était
sans doute partie chercher leur souper.
Elle déplia sa tunique et s’étonna de sa propreté
et de sa douceur. Les déchirures avaient été habilement
raccommodées, les taches avaient disparu. Un parfum de pin et de
romarin s’en dégageait : Nessa porta le tissu à ses narines et
respira profondément. Dougal savait enlever le gros de la saleté
des vêtements, mais il ne les rendait pas aussi doux et parfumés
que Molly. Tout en réfléchissant à cela, Nessa acheva de
s’habiller. Puis, remarquant que la soirée était fraîche, elle
s’enveloppa d’un châle qui appartenait à Molly, d’un bleu-violet
profond, aux motifs complexes. Lui aussi sentait la lavande. Il
faudrait qu’elle demande à la sorcière comment faire pour donner à
son linge ce parfum délicieux.
Cette fois-ci, les vertiges ne l’assaillirent qu’à
mi-chemin entre la cabane et le fort. Au moment où elle parvenait
au sommet de la colline, le monde se mit à tourner et elle dut
prendre appui contre le tronc d’un bouleau. Une main posée à plat
contre l’écorce argentée, elle ferma les yeux et s’ordonna de
respirer profondément, de repousser l’obscurité qui l’envahissait.
Elle tomba lentement à genoux, tenta de se raccrocher au tronc
mince et s’effondra, la joue écrasée contre l’écorce de
l’arbre.
Au début, ce fut une sensation tellement subtile
qu’elle crut l’avoir imaginée. Sous sa joue, le tronc de l’arbre
sembla se gonfler légèrement, comme une vague. Le phénomène était
curieux, mais Nessa était trop faible pour bouger d’un pouce.
Soudain, elle s’aperçut que l’ondulation partait d’un endroit situé près de ses pieds, pour se
répercuter tout le long de l’arbre. C'était à la fois très étrange
et très rassurant, comme si elle entendait battre le cœur de
l’arbre. C'est ça, murmura en elle une
petite voix lointaine et détachée. C'est son
grand cœur que j’entends battre. Elle n’eut aucun mal à
adapter sa respiration à ce pouls lent et régulier. Ses poumons
s’emplirent du parfum des feuilles, de l’odeur du bois. Il lui
sembla parfaitement naturel de s’abandonner au rythme de l’arbre,
afin que celui-ci puisse à son tour pénétrer sa conscience. Nessa
se sentit alors touchée par quelque chose de fragile et de fort à
la fois. Par une force que les racines allaient chercher
profondément sous la terre, sous le socle rocheux, dans la grande
rivière souterraine qui s’écoulait, invisible, à travers d’immenses
cavernes, à des lieues sous la surface. L'arbre puisait sa force
dans les rochers, la terre et l’eau.
« Moi aussi, j’en suis capable », se
dit-elle.
Cette prise de conscience la surprit tellement
qu’elle ouvrit brusquement les yeux. Elle était étendue au milieu
d’un tapis de feuilles de bouleau jaunes, comme installée dans le
giron doré de l’arbre. Moi aussi, je peux le
faire. Au moment où cette pensée se formait de nouveau dans
son esprit, la vague déferla directement en elle, lui apportant une
énergie telle qu’elle n’en avait jamais ressenti. Des pieds jusqu’à
la tête, l’onde monta en elle, la hissa à genoux, puis debout, une
main toujours appuyée sur le tronc de l’arbre, l’autre tendue vers
les branches, la lumière et l’air. C'était l’air, comprit-elle
clairement, qui était l’autre source fondamentale de la force. La
magie de l’arbre consistait à combiner la terre sombre et l’air
éclatant, la roche dure et l’eau courante en une force de
vie.
Nessa prit de grandes respirations lentes et la
sensation se répandit jusque dans son crâne, chatouillant les
racines de ses cheveux. Elle rit tout haut quand ses boucles
sombres se soulevèrent d’elles-mêmes, crépitant et lançant des
étincelles. Comme elle sentait une nouvelle vague sur le point de
déferler, elle plaça ses deux mains sur le tronc, les pieds
fermement plantés de part et d’autre de l’arbre. L'énergie afflua en elle et fit courir des picotements sur
sa plaie. Cette fois, la vague reflua doucement avant d’atteindre
sa tête, comme si l’esprit de l’arbre se retirait. Nessa revint à
elle, la tête appuyée contre le tronc. Elle ne s’était pas sentie
aussi bien depuis des années : elle était plus légère, plus forte,
plus rapide qu’avant. Plus résistante, aussi, comme si son corps
avait absorbé la solidité de l’arbre.
— Merci, chuchota-t-elle, sans vraiment savoir à
qui ou à quoi elle s’adressait. Merci infiniment.
Elle recula. Avait-elle rêvé ? Avec précaution,
elle tâta son pansement. La croûte de la plaie la démangeait
terriblement. Elle la gratta du bout des doigts : la démangeaison
disparut. Elle ne ressentait plus aucune douleur.
Pendant un instant, elle resta à contempler les
branches de l’arbre. Etait-ce sa visite dans l’Outremonde qui lui
avait aiguisé les sens ? Le fait était qu’elle ne voyait plus les
choses du même œil. Cet arbre l’avait réconfortée, lui avait donné
des forces. Merci, pensa-t-elle une
fois de plus. En s’éloignant vers le fort, elle trébucha sur une
branche presque ensevelie sous les feuilles mortes. Sur une
impulsion, elle se baissa pour la ramasser. Elle était droite et
lisse, de la longueur d’une canne, parfaitement à sa taille. Et
elle repartit d’un bon pas, appuyée sur la branche, moins par
faiblesse que par plaisir de serrer dans sa main celle d’un vieil
ami.
Le chemin traversait le camp de réfugiés pour
aboutir au portail du fort, où se pressait une foule bigarrée.
L'ambiance était détendue, presque festive : de petits groupes
d’hommes et de femmes de tout âge bavardaient en serrant contre eux
leur miche de pain et leur marmite de soupe. D’après les bribes de
conversations que Nessa distingua, on causait de Pentland, des
sylphes et de l’Outremonde. Une rumeur courait selon laquelle les
sylphes eux-mêmes viendraient défendre les mortels contre les
gobelins. Samhain approchait à grands pas, songea Nessa. Il ne
restait plus que quelques jours.
Elle se glissa à travers la foule, ignorée de
tous, et gravit les marches qui menaient à la grande salle du fort.
Là, elle s’arrêta, hésitante. D’après ce que
lui avait dit Molly, le sylphe était installé dans la chambre du
gouverneur lui-même. Mais comment trouver cette chambre ?
Finalement, un valet la remarqua.
— Les réfugiés doivent rester dehors, dit-il
sèchement en indiquant la porte.
Sans savoir pourquoi, elle leva son bâton.
— Je… Molly…
— Ah… Elle est au premier, avec le gouverneur.
Elle lui donne bien du fil à retordre, à ce qu’on dirait.
Il lui fit signe de se rapprocher puis, après
avoir jeté un coup d’œil circonspect alentour, chuchota :
— Pourriez-vous demander à Molly de vous laisser
voir le sylphe ? J’aimerais savoir s’ils ont vraiment des cornes
comme celles de Herne.
— Ils n’en ont pas, répliqua sèchement Nessa en
l’écartant du bras.
Etait-ce ce genre de bêtises que les gens du
village racontaient à son propos, autrefois ? Elle traversa la
salle, monta l’escalier et trouva deux portes entrebâillées. De
l’une sortait la voix agacée de Molly, entrecoupée par les
grommellements du gouverneur. Elle passa la tête par la deuxième.
Le centre de la pièce était occupé par un grand lit à baldaquin. Un
feu brûlait dans l’âtre, au-dessus duquel chauffaient plusieurs
marmites. Osant à peine respirer, elle serra son bâton dans la main
et se glissa dans la chambre.
Les rideaux blancs étaient tirés sur trois côtés
du lit ; seuls ceux qui faisaient face au feu étaient ouverts.
Nessa s’avança aussi silencieusement que possible, vu la lourdeur
de ses bottes, et, arrivée devant le lit, resta bouche bée.
Ce corps étendu sous les draps en lin ne pouvait
être celui d’Artimour. Non, c’était impossible : la créature
qu’elle avait devant les yeux était si pâle et figée qu’elle
semblait déjà morte. Elle s’approcha lentement, la gorge et le
ventre serrés par l’angoisse. De longues boucles brunes s’étalaient
sur l’oreiller jaunâtre ; le nez était maigre et pincé, les lèvres
bleues. Mais c’était bien lui. Une main de
glace enserra le cœur de Nessa. Etait-ce là l’œuvre de la dague
qu’elle avait forgée ?
Son torse était nu ; un grand pansement en
recouvrait le côté gauche. Nessa contempla les muscles parfaitement
sculptés qui saillaient sous la peau blanche et satinée. On eût dit
une statue de marbre. Ici, bien plus que dans l’Outremonde, le sang
sylphe d’Artimour apparaissait avec évidence. Soudain, sa poitrine
se souleva et il poussa un grand soupir. Il vivait encore, mais à
peine.
Un fracas dans l’autre pièce fit sursauter Nessa ;
elle baissa les yeux pour voir si Artimour avait réagi, mais il
demeura silencieux et figé. Pendant quelques secondes, elle garda
la main suspendue au-dessus de son front, puis la retira
brusquement en entendant les cris du gouverneur.
—... oser me dire de faire fondre les réserves
d’argent du duc ? A trop traîner avec ce jeune chevalier, femme,
vous oubliez votre place et votre rang.
On entendit un nouveau bruit sourd, puis un juron
étouffé. Sur la pointe des pieds, Nessa se précipita vers la porte
pour tenter de saisir la réponse de Molly. Mais la voix de la
sorcière était douce et posée, et elle ne distingua que les mots «
au soir de Samhain ».
— Bah, assez parlé de ces sornettes…
Le reste de la phrase fut noyé dans un bruit de
pas lourds. Nessa se recula vivement, mordillant sa lèvre
inférieure.
— ... rien du tout sans la permission expresse du
duc. Cet argent lui appartient, après tout, et c’est moi qui suis
chargé de le garder. Comment vais-je lui expliquer que la moitié de
sa fortune est plaquée sur les armes de ses soldats ?
— Si vous n’autorisez pas la sortie de cet argent,
Gouverneur, vous n’aurez plus jamais l’occasion de lui expliquer
quoi que ce soit.
— C'est vous qui le dites, femme. Mais ce n’est
pas à vous qu’il viendra demander des comptes.
Les pas bruyants cessèrent subitement. Nessa
comprit que, d’une manière ou d’une autre, Molly avait
empêché le gouverneur d’entrer dans la
chambre. Sa voix résonna d’un ton ferme et résolu.
— Vous n’êtes pas obligé de me croire, Gouverneur.
Mais quand le jour de Samhain arrivera, il vaudra mieux que
l’argent soit prêt, et qu’un bon feu brûle dans la forge.
Au moment où il allait poser le pied dans la
chambre, son interlocuteur poussa un grognement de mépris et
s’éloigna à grands pas vers l’escalier, marmonnant des paroles
incompréhensibles. Nessa haletait de soulagement quand Molly entra
dans la pièce.
— Toi ! dit-elle en secouant la tête, les mains
posées sur les hanches. J’aurais dû m’en douter.
Remarquant l’expression bouleversée de Nessa, elle
jeta un coup d’œil en direction du lit.
— C'est lui ?
Nessa acquiesça en silence, la gorge trop serrée
pour parler.
— Je suis désolée, mon enfant.
Les yeux de Molly s’attardèrent sur elle.
— Tu as l’air d’aller mieux. Beaucoup mieux,
dit-elle en lui prenant le menton pour tourner son visage vers la
lumière du feu. Tu as retrouvé des couleurs.
A cet instant, le ventre de Nessa gargouilla
fortement.
— Et ton appétit, aussi.
Penchant la tête comme un oiseau, elle désigna le
bâton que Nessa serrait encore dans sa main.
— Qu’est-ce que nous avons là ?
— Je l’ai ramassé par terre, sous le
bouleau.
— Celui qui pousse au sommet de la colline, près
du chemin ?
Molly s’était rapprochée d’elle et la regardait
d’un drôle d’air. Nessa hocha la tête : les sourcils de la sorcière
se levèrent.
— Ça alors !… Installe-toi dans ce fauteuil. Il ne
me reste plus qu’à changer la compresse sur sa plaie ; ensuite,
j’irai nous chercher à manger. Cela doit te faire du bien d’être sortie du lit, non ? Mais dis-moi, comment
en es-tu venue à ramasser cette branche ?
— Elle était par terre, répondit Nessa d’une voix
hésitante.
Tout ce qui s’était passé sous l’arbre lui
paraissait ridicule, à présent. Personne ne la croirait. Mais Molly
la fixait de ce même regard qu’elle avait pris lorsque Nessa lui
avait parlé de la Vieille Wren et des Terres d’Eté.
— J’ai cherché un bâton de ce genre, mais je n’en
ai trouvé aucun. Comment l’as-tu remarqué ?
— En montant la colline, j’ai eu un vertige. J’ai
dû me reposer à côté de l’arbre.
— Continue, dit Molly en posant un linge, de l’eau
bouillante, une bassine et des pots de baume sur la table près du
lit.
— Je me suis assise au pied de l’arbre, et je me
suis sentie mieux. En partant, j’ai vu la branche.
— Je vois, dit Molly d’une voix neutre,
apparemment absorbée par sa tâche. Eh bien… Voudrais-tu me donner
un peu de cette écorce ?
— Bien sûr, répondit Nessa en sursautant.
Près de la base du bâton, l’écorce pâle et fragile
se détachait d’elle-même. Nessa en ôta quelques lambeaux et les
tendit à Molly.
— Très bien. Veux-tu voir ce que je vais faire
?
Nessa acquiesça silencieusement, un peu effrayée.
Mais des coupures et des brûlures, elle en avait vu toute sa vie.
Et les événements récents n’avaient fait que l’endurcir davantage.
Molly retira délicatement la première épaisseur de linge pour
révéler un tissu humide, imprégné de baume jaunâtre. Celui-ci fut
ôté à son tour : apparut alors un linge noir couvert de traînées de
pus vertes. Le ventre de Nessa se retourna.
— D’où vient ce liquide noir ? chuchota-t-elle,
tandis que Molly laissait tomber le linge sale dans la
bassine.
— C'est le poison qui suppure de la plaie,
expliqua Molly. Ce baume, qui contient du miel, du saule et
quelques autres herbes, a la propriété d’absorber le poison. Mais
l’écorce de bouleau, c’est encore mieux. Je
voulais en ramasser ce matin, mais il n’y avait pas de branches par
terre, et je n’ai pas eu le temps de parler correctement à
l’arbre.
Il a compris malgré tout
. Cette pensée traversa spontanément l’esprit de Nessa,
tandis qu’elle se penchait sur Artimour pour examiner la plaie.
Elle se raidit, se préparant au pire. Sur son large torse, juste
au-dessus du sein, un long trait rouge s’étendait en diagonale. Les
bords de la plaie étaient noirs, la chair tout autour boursouflée
et striée de traces vertes sous la peau. Molly tamponna la blessure
avec un linge mouillé d’eau salée. Artimour grimaça et serra les
mâchoires tandis que l’eau pénétrait dans la plaie ; ses paupières
remuèrent et Nessa retint son souffle. Allait-il ouvrir les yeux
?
Mais il n’en fit rien, et elle se força à examiner
de nouveau la plaie. Vu la minceur de l’entaille, elle avait dû
être causée par une lame extrêmement tranchante. Tranchante comme
un rasoir.
— Passe-moi ces morceaux d’écorce, ma fille.
Molly appliqua une longue bande de linge à même la
plaie, puis y plaça quelques écorces de bouleau. Ensuite, elle
trempa un deuxième linge dans l’eau bouillante, l’essora et le
posa, fumant, sur les écorces. Le tout fut recouvert d’un troisième
linge propre.
— Voilà.
Elle se lava les mains, les sécha rapidement sur
son tablier, ramassa la bassine et se leva.
— Je passe à la lingerie et je reviens avec le
souper.
— Est-ce qu’il va mourir ? articula Nessa.
Molly haussa les épaules.
— A vrai dire, je suis étonnée qu’il soit encore
en vie. Je pensais que le simple contact de l’argent suffisait à
tuer les sylphes.
Nessa lui jeta un regard perplexe. Puis elle
comprit que Molly n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer un
véritable sylphe.
— Il est à moitié mortel.
— Eh bien… Ceci explique cela, je suppose.
Elle lui désigna d’un geste un panier posé près de
la cheminée.
— Si tu as faim, il y a des pommes et du fromage
là-dedans. Et quant à ce bâton, prends-en bien soin. C'est un beau
cadeau qu’il t’a fait là.
— Qui ça ? demanda Nessa, alors même qu’elle
commençait à comprendre.
— Le bouleau. Tu as dû beaucoup lui plaire, pour
qu’il te confie une si grande partie de lui-même.
Nessa ouvrit la bouche pour poser une question,
mais Molly l’arrêta en levant la main.
— Nous en parlerons au souper.
Elle fit semblant de la menacer du doigt.
— Et ne bouge pas d’ici, d’accord ? Maintenant que
mes deux patients sont réunis au même endroit, je ne tiens pas à ce
qu’ils se dispersent.
— Attendez ! s’écria Nessa.
Molly se retourna, les sourcils levés.
— Puis-je voir ses vêtements ? J’aimerais… jeter
un coup d’œil à la trace laissée par la lame dans le tissu.
Nessa crut que Molly allait refuser, mais elle lui
indiqua une grande malle de l’autre côté du lit.
— Ils sont posés là-dessus. Nous n’avions pas la
moindre idée de la façon de les nettoyer, mais ils ont plus ou
moins séché devant le feu.
Nessa crispa ses mains sur les accoudoirs en cuir
de son fauteuil, puis se rappuya contre le dossier molletonné. Au
loin, on entendait le bruit des pas de Molly décroître dans
l’escalier. Puis ce fut le silence. Artimour reposait sur le lit
comme dans un cercueil. Son visage était très pâle, se détachant
sur les draps jaunis. Seul un tressaillement occasionnel de ses
paupières prouvait qu’il était encore en vie. Nessa s’agrippa à son
bâton et ferma les yeux. Laissez-le vivre,
Grande Mère, supplia-t-elle. Avait-il été poignardé
par l’arme qu’elle avait forgée ? Si c’était
le cas, et à supposer qu’il survive, que ferait-il quand il
l’apprendrait ?
Au fond, elle ne savait pas s’il s’agissait de la
même dague. Mais tout ne correspondait que trop bien. D’évidence,
la blessure avait été infligée par un objet extrêmement affûté, qui
fendait la chair comme si ç’avait été du beurre, et qui laissait
des traces de brûlé. D’un pas résolu, elle traversa la pièce et
examina les vêtements posés sur la malle. Le pourpoint comme la
chemise de lin révélèrent des brûlures identiques à celles de la
blessure. Quant à la botte… Elle plissa les yeux en revoyant cette
botte qu’elle avait tendue à Artimour, quelques jours auparavant…
Elle la ramassa et l’étudia attentivement. Une large entaille
traversait un côté de la chaussure, une deuxième plus mince se
voyait sur le côté opposé. Mais, comme prévu, nulle trace de brûlé.
L'arme qui avait blessé Artimour n’avait donc aucun effet sur les
objets des mortels.
Tout cela ne lui disait pas pourquoi il portait la
botte dans son pourpoint, ni où se trouvait la deuxième. En se
penchant pour reposer la chaussure sur le sol, elle entendit
quelque chose glisser à l’intérieur.
Elle renversa la botte, la secoua et eut un hoquet
de surprise en reconnaissant l’objet qui s’en échappa, et tournoya
au bout de sa cordelette avant de s’échouer sur le plancher couvert
de roseaux. D’une main tremblante, elle le ramassa et le tint
suspendu devant elle, osant à peine en croire ses yeux. C'était
l’amulette de Dougal.