3.
Chaque fois qu’il traversait la frontière fluide qui séparait l’Ombre de la Faërie, Timias était frappé par la différence de lumière. Aussi évanescente et irréelle que les sylphes, elle scintillait à travers les arbres, cernait d’or chacune de leurs feuilles, vibrait d’un mystérieux pouvoir de séduction. Plus d’un mortel s’était laissé envoûter par ce jeu de contrastes sans cesse changeants, ce soleil bien plus radieux que celui des hommes ; et les malheureux restaient prisonniers de leur fascination, tandis que des siècles et des siècles s’écoulaient dans leur monde.
Timias se frayait un passage à travers le ruisseau, prenant appui sur une canne crottée de boue. Il allait aussi vite que le lui permettait son vieux corps fatigué. Il avait atteint un âge inestimable pour les mortels et, contrairement aux autres sylphes, il en portait les traces. Car Timias avait fait l’impensable : il avait vécu parmi les hommes et permis aux cruelles années mortelles d’exercer leurs ravages. Son dos était voûté, son visage ridé comme la coquille d’une noix ; les mèches soyeuses qui retombaient sur ses épaules étaient grises. Autrefois, il estimait que la femme mortelle pour laquelle il avait renoncé à l’équivalent d’une vie d’homme tout entière — soit le dixième d’une vie de sylphe — valait bien ce sacrifice. A présent, il n’en était plus si sûr. De retour en Faërie, où il avait voulu reprendre sa place parmi les conseillers de la reine, il avait eu quelques surprises. Guinevère, sœur jumelle de la reine et aberration de la nature selon Timias, avait réussi à convaincre plusieurs sylphes du Conseil qu’un aussi long séjour dans les Terres de l’Ombre représentait une démission de fait. Quelques excités avaient même eu l’audace de demander son renvoi.
Avec le recul, il comprit qu’il aurait dû s’y attendre. Il était l’ennemi juré de Guinevère depuis le jour où elle était née. Il n’oublierait jamais comment l’enfant, née éveillée comme tous les sylphes, avait sifflé et craché comme un chat, lorsque la sage-femme l’avait placée dans les bras réticents de Timias. Et en grandissant, elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour le discréditer auprès de sa sœur, la reine.
Mais Timias était l’héritier d’un siège au Conseil, un droit sacré entre tous en Faërie, auquel il n’avait jamais renoncé. Aussi reprit-il sa place. Mais rien ne fut plus comme avant. Car son séjour parmi les mortels l’avait transformé à jamais, tandis qu’en Faërie, les changements se produisaient si lentement qu’ils étaient quasi imperceptibles.
Ici, chaque nouvelle journée était aussi éblouissante que la précédente. Les heures s’écoulaient lentement, tel le flot paresseux d’un long fleuve. Peu de choses, dans les Terres de l’Ombre, étaient comparables à la marche majestueuse du temps féerique ; rien, en Faërie, n’égalait l’allure insensée de la vie dans l’Ombre. C'était cela, plus que tout, qui avait si longtemps retenu Timias dans le monde des mortels. Car les hommes vivaient plus intensément le peu de temps qui leur était imparti. Et pour qui était habitué au rythme languissant de la Faërie, la vitalité débordante des mortels semblait aussi grisante qu’une bouffée d’herbe des songes.
Cependant, le retour inopiné de Timias en Faërie s’était révélé très opportun, du moins de son point de vue. Il avait immédiatement compris que la reine Albane n’avait pas l’envergure de sa mère, celle qu’on appelait Gloriana la Grande. Gloriana avait vaincu le roi des gobelins et créé la Résille magique, protégeant ainsi la Faërie contre ce poison mortel qu’était l’argent. Elle avait enfanté ses triplés — Albane, Guinevère, et le semi-mortel Artimour — sans que le moindre incident n’affectât les puissants sortilèges qui tenaient les gobelins à distance. Son règne avait inauguré un âge d’or qui durait depuis plus de dix siècles humains. Albane, elle, n’était qu’une pâle imitation de son glorieux prédécesseur. A l’indignation de Timias, certains chuchotaient même que c’était Guinevère qui aurait dû succéder à sa mère, tant elle lui ressemblait par son physique et son tempérament. Ses cheveux roux étaient aussi flamboyants que ceux de Gloriana, ses yeux du même vert profond. Tandis qu’Albane avait les cheveux blancs comme neige, la peau plus pâle que le lait, et les yeux de la couleur des blocs de glace qu’on découpait, l’hiver, dans la rivière gelée. A croire que, dans le ventre de sa mère, Guinevère avait accaparé tous les pigments, de même qu’elle avait absorbé toute la force et la vitalité. Pour cette seule raison, Timias la haïssait.
La tradition, bien sûr, était fermement du côté d’Albane. C'est donc elle qui s’était assise sur le trône, quand le moment était venu pour Gloriana de s’en aller vers l’Ouest. Pendant quelque cent cinquante années, Albane avait régi la Faërie d’une main certes moins assurée que celle de sa mère, mais cependant habile. Les ennuis commencèrent au moment où elle tenta de procréer à son tour : la grossesse mettait les pouvoirs magiques d’Albane à rude épreuve. Et Timias pensait avoir identifié, pendant le bref séjour qu’il venait de passer dans l’Ombre, la cause possible de ce phénomène. Malheureusement, il aurait du mal à se faire entendre du Conseil. Guinevère et ses partisans avaient convaincu les autres que Timias n’était qu’un vieux fou, consumé par sa passion des mortels. Et cette réputation était difficile à combattre : en Faërie, les apparences comptaient plus que tout, et le physique du vieux sylphe était irrévocablement marqué par ses années passées dans l’Ombre.
Pourtant, Timias, présent lors de la création de la Résille d’argent et de sa fusion avec la pierre de lune, était l’un des seuls à comprendre comment ces objets magiques liaient l’Ombre à la Faërie au point que les événements d’un monde se reflétaient et se répétaient dans l’autre. Tant que les deux royaumes étaient relativement stables, tout allait bien : les disputes mesquines des hommes au sujet de l’or ou des terres se traduisaient par des intrigues tout aussi triviales à la cour de Faërie. Mais, récemment, Timias avait réalisé que ce lien indissoluble entre les deux mondes représentait un danger terrible, dont personne ne semblait se rendre compte. Et cette récente prise de conscience l’avait décidé à franchir une fois de plus la frontière de l’Ombre.
Ce qu’il y avait trouvé l’avait ramené en toute hâte. Car la guerre se préparait en Brynhiver, ce pays de l’Ombre qui jouxtait la Faërie, et elle risquait d’embraser le monde des mortels tout entier. Cette nouvelle ne faisait que renforcer le sombre pressentiment que Timias avait eu à l’annonce de la grossesse d’Albane. Certes, les sylphes espéraient depuis longtemps l’arrivée d’un prince héritier. Mais ils n’étaient pas les seuls. Le roi des gobelins n’attendait que cette occasion pour tenter de se délivrer des chaînes de la magie sylphe, de renverser la reine au moment où elle était le plus vulnérable. L'accouchement royal s’annonçait déjà difficile. S'il fallait, en plus, affronter l’assaut du roi gobelin et subir les répercussions d’une guerre généralisée dans l’Ombre… Timias préférait ne pas y songer. Autour de la Faërie, les forces du chaos se massaient. Il fallait que les sylphes se préparent à livrer bataille sur tous les fronts — y compris, si nécessaire, sur celui de l’Ombre.
Le vieux sylphe leva les yeux vers le bleu intense du ciel, et pressa le pas. Pourvu qu’Albane fût fraîche et reposée ! En général, la reine accordait plus d’attention qu’il n’y paraissait aux arguments de Timias ; bien souvent, elle le convoquait ensuite pour s’entretenir en privé des points qu’il avait soulevés. Le vieux sylphe estimait être l’un de ses conseillers les plus fidèles, le seul à lui dire toujours la vérité, si dure fût-elle. Cela apaisait quelque peu sa fierté blessée, et lui rappelait le temps où il était le plus proche conseiller de Gloriana, bien plus intime avec elle que le prince consort — un courtisan peu estimable, choisi pour son aptitude à danser et à parler en vers.
Timias escalada la berge du ruisseau et se hâta vers le sentier qui menait aux grands jardins du palais royal. Au fond, il savait bien que son idée était trop radicale, trop déroutante pour être prise au sérieux. Les sylphes n’avaient jamais eu l’habitude d’intervenir ouvertement dans les affaires de l’Ombre, même du temps où Gloriana était alliée aux mortels. Sans le moindre précédent pour soutenir sa proposition, Timias devait espérer que la reine serait d’humeur plus que réceptive.
Au tournant du sentier, les arbres s’éclaircirent. La forêt s’ouvrit sur la vaste pelouse lisse et verdoyante qui entourait les murs d’enceinte du jardin royal. Timias leva les yeux vers le palais. Le soleil grimpait maintenant au-dessus des arbres, illuminant les drapeaux bleu et violet qui flottaient aux tourelles, teintant de reflets rougeoyants les milliers de vitres en cristal. Au sommet de la plus haute tour, un étendard de soie blanche ondulait dans la brise matinale. Il portait l’emblème royal, et signifiait que la reine de Faërie se trouvait en son palais. Albane n’allait d’ailleurs pas tarder à le quitter, et c’était encore une chose qui inquiétait Timias. Traditionnellement, la reine prenait chaque année ses quartiers d’hiver sur la côte méridionale du royaume. Or, Timias craignait que ce long voyage ne l’épuisât inutilement. Mais Albane se cramponnait aux vieilles traditions comme si sa vie en dépendait.
« J’ai tout de même un atout majeur, pensa-t-il, si j’ose en parler… »
Jadis, à l’est de la Faërie, s’étendait un pays que l’on appelait la Lyonesse. Un jour, cette contrée s’était repliée et effondrée sur elle-même, jusqu’à se désintégrer sans laisser de traces. Aujourd’hui, même ses légendes tombaient dans l’oubli : les chansons du royaume perdu, disait-on, étaient trop douloureuses à entendre. Cependant, insinuer que la Faërie se trouvait au bord d’un effondrement semblable, alors que Timias n’en était nullement certain, pouvait affoler Albane et précipiter la catastrophe. Il ne s’agissait pas d’effrayer la reine, mais de convaincre la majorité du Conseil de tenir compte de ses arguments. Et pour cela, il était prêt à employer les grands moyens. Mais d’abord, tenter de raisonner Sa Majesté !
Tout à ses réflexions, Timias ne remarqua même pas qu’il longeait de hautes haies couvertes de minuscules fleurs bleues qui s’ouvraient à son approche, parfumaient l’air de leur senteur délicate, puis se refermaient aussitôt. Au bout de la pelouse, il emprunta une allée de gravier, puis une vaste avenue qui bordait un lac. De grands et vieux saules poussaient le long de la rive, leurs branches inclinées vers l’eau. Le soleil laissait danser ses reflets dorés à la surface du lac. A cette heure matinale, il n’y avait personne aux alentours, à part un gremlin solitaire qui jetait des poignées de graines aux cygnes noirs.
Au passage de Timias, le gremlin leva la tête et fixa sur lui des yeux hostiles. Le sylphe soutint froidement son regard. Depuis quelque temps, les actes d’insubordination mineurs semblaient se multiplier parmi ces petits êtres, dont les conteurs disaient qu’ils étaient de lointains descendants des gobelins, élevés pour servir les sylphes. Selon les courtisans, ces incidents n’étaient que les signes avant-coureurs de l’accès de folie collective qui affectait toute la population gremline, chaque année à Samhain. Timias, pour sa part, voyait les choses d’un autre œil. Si les gremlins étaient parents éloignés des gobelins, ne risquaient-ils pas de prendre parti pour ces monstres, dans le conflit qui se préparait ? Et puisqu’ils étaient en position d’entraîner la ruine des sylphes, ne valait-il pas mieux les détenir en lieu sûr, loin de la reine, jusqu’à la naissance de l’enfant ? Mais quand il avait exposé ses craintes au Conseil, Timias était devenu la risée de la cour entière. Malheureusement, si ses appréhensions se confirmaient, les courtisans riraient bientôt jaune. Il aurait presque trouvé la chose amusante… s’il ne redoutait pas des conséquences aussi effroyables.
Il pressa encore le pas, lourdement appuyé sur sa canne en chêne, car ses vieilles jambes étaient lasses. A l’entrée du palais, il se dirigea tout droit vers la salle du Conseil, sans même passer par ses propres appartements. Il parcourut les longs couloirs, indifférent à la beauté des marbres, des mosaïques et des tentures qui ornaient chaque recoin. Pourtant, l’harmonie des formes et des couleurs était telle qu’on avait vu des mortels passer des journées entières, bouche bée, à contempler les murs du palais. Il passa sous de grandes arches dorées, devant des gardes avachis qui se redressèrent pour le saluer, et parvint enfin devant les portes ouvertes de la salle du Conseil. Là, il marqua une pause, fit mine d’épousseter ses habits de voyage tachés, et tenta de discerner qui était présent, et quelle était l’atmosphère générale.
C'était l’heure du petit déjeuner de la reine, qu’elle prenait en compagnie de Hudibras, le prince consort, et de ses conseillers en résidence. A sa consternation, Timias vit que Guinevère était placée à la droite de la reine. Peut-être ferait-il mieux de parler à Albane en privé.
Que Guinevère, cette mutante perverse, engendrée par la magie de la Résille, eût réussi par ses ruses à s’attirer les bonnes grâces de sa sœur mettait Timias hors de lui. Le choc avait été assez grand, quand on avait découvert que le ventre de Gloriana contenait deux enfants, Albane et Artimour, successivement engendrés par un sylphe et un mortel, la nuit où la Résille avait été forgée. Mais la naissance de Guinevère était totalement inattendue : c’était une aberration de l’ordre naturel de la Faërie. Timias avait jugé qu’il valait mieux l’éliminer. Quand la sage-femme lui avait présenté le troisième enfant, il lui avait conseillé de le noyer. Le bébé l’avait alors affronté du regard, et Timias avait senti le dévorant appétit de vivre qui émanait de ce petit être rougeoyant, prêt à tout pour assurer sa survie. « Noyez-le, qu’on en finisse ! » avait répété Timias, écœuré. La sage-femme, choquée, était repartie sans un mot vers la chambre d’accouchement, où l’enfant avait dû attendre son tour pour téter le sein maternel. Mais Timias avait continué à soutenir qu’Artimour et Guinevère étaient des erreurs de la nature, dont l’existence bafouait les traditions les plus élémentaires — ces mêmes traditions qu’il invoquerait, des années plus tard, pour défendre sa place de conseiller.
Qu’avait manigancé Guinevère en son absence ? De toute évidence, les différends que Timias avait soigneusement cultivés entre la reine et sa sœur étaient à présent effacés. Guinevère caressait, d’une main possessive, le bras que sa sœur appuyait langoureusement sur l’accoudoir de sa chaise à haut dossier. Elle tournait le dos à Timias ; Albane, pour sa part, était occupée à choisir un gâteau dans le panier que lui tendait un valet gremlin. La créature était vêtue de tissu d’or, couleur réservée aux plus hauts rangs des serviteurs royaux. Timias sentit une sueur froide lui parcourir l’échine. Si seulement il pouvait convaincre la reine de bannir ces petits monstres de son entourage immédiat !
Quant aux autres convives, leur présence ne le réjouissait pas davantage. A l’exception de Hudibras, le prince consort, il n’y avait là que des complices de Guinevère. Face à elle, Berillian des Ouestlandes sirotait le contenu d’un verre orné de pierres précieuses. Il était entièrement absorbé par une jeune sylphe brune à son côté. Timias ne la reconnut pas, mais quelque chose dans son visage retint son attention. Elle portait une robe curieusement démodée, qui devait dater de l’époque de Gloriana. Timias comprit pourquoi personne ne s’était aperçu de son arrivée : tous les regards étaient tournés vers l’inconnue. L'air était lourd de tensions retenues.
Quelques places plus loin, Philomemnon de l’Archipel Sud épluchait une pomme avec une application exagérée. A l’autre bout de la table, Hudibras, l’époux de la reine, attrapait celle que lui lançait son demi-frère Gorlias.
Philomemnon et Berillian étaient les acolytes et les confidents de Guinevère. Ils avaient pris parti pour elle dès le début du règne d’Albane, et réclamé avec plus d’insistance que les autres la démission de Timias.
Par les grandes fenêtres qui occupaient tout un mur de la longue pièce, le soleil matinal entrait à flots, illuminant le bois marqueté de l’immense table centrale. Des effluves parfumés s’élevaient des mets somptueux disposés devant chaque convive, dans des assiettes dorées.
La reine, vêtue d’une ample robe vert pâle, les ailes repliées dans le dos, paraissait lasse et irritée. Son ventre n’était pas encore proéminent, mais sa peau habituellement laiteuse avait pris une teinte de cire, et les cernes mauves sous ses yeux témoignaient de nombreuses nuits sans sommeil. Sa lourde chevelure blanche était soigneusement tressée autour de sa tête et surmontée d’un diadème en platine serti de perles.
« Je puis encore me retirer, songea Timias, et demander à m’entretenir avec la reine en privé. »
Mais cela ne ferait que repousser l’inévitable confrontation. Autant s’exposer dès maintenant au feu des critiques. Il inspira profondément et franchit le seuil de la pièce.
Seule l’inconnue remarqua sa présence. Philomemnon était absorbé par sa pomme, et Berillian par la poitrine de sa voisine, avantageusement mise en valeur par le décolleté de sa robe ancienne. Timias s’éclaircit la gorge, mais avant qu’il ait pu dire un mot, Hudibras lui lança sa pomme et leva vers lui sa coupe dorée.
— Eh bien, mes amis ! Voyez ce que le soleil nous apporte ! Bienvenue, mon bon Timias. De quels sinistres taudis nous revenez-vous ?
Timias n’accorda au prince qu’un regard de mépris rapidement dissimulé, et lui renvoya sa pomme. Il alla droit vers la reine et posa doucement à terre un genou endolori.
— Ô souveraine…
Sa voix chevrotante paraissait discordante dans le concert de salutations mélodieuses et maniérées qui s’élevaient maintenant des convives.
— J’apporte, hélas, de mauvaises nouvelles. Des nouvelles qui nous affecteront tous, si nous n’y prenons garde. La guerre a éclaté dans les pays de l’Ombre.
Albane le dévisagea du haut de son long cou pâle. Les expressions défilaient sur son visage anguleux comme des nuages dans un ciel d’orage. Elle se recala nerveusement sur les coussins de sa chaise, et finit par esquisser une moue contrariée.
Timias s’arma de courage. S'il pouvait retenir son attention assez longtemps pour qu’elle le convoque en privé, ce serait en soi un succès. Il observa un instant la reine. Les signes de sa grossesse restaient discrets, mais les ailes qu’elle avait mis tant de soin à faire pousser, et qui dépassaient sa tête d’au moins un pied, en pâtissaient visiblement. Dans la lumière du matin, leur matière translucide était parcourue d’un réseau infini de petites veines rouges et bleues. Quelqu’un aurait dû décourager Albane de les laisser pousser si haut, car il était évident qu’elles contribuaient à son inconfort.
Guinevère soupira d’un air réprobateur, et Timias se tourna vers elle, prêt à lui tenir tête. Mais Hudibras, qui continuait à lancer des pommes à son frère, poussa un grognement exaspéré.
— Et alors, Timias ? Les mortels passent leur temps à se chercher querelle. Parfois, je me demande pourquoi nous avons pris la peine de les protéger contre les gobelins : ils s’entretuent tout aussi allègrement. Venez, laissez-moi vous présenter notre nouvelle recrue : dame Delphinea, fille de notre maîtresse des chevaux, Eponea des Hautes Montagnes. Prenez place, sustentez-vous, et racontez-nous vos terribles aventures. Cela fait plus d’une semaine que vous vous nourrissez de l’infâme bouillie des hommes ; vous devez mourir de faim !
Des rires s’élevèrent autour de la table. Timias ne put s’empêcher d’examiner de plus près le visage frais et délicat de cette jeune sylphe qui se tenait si droite sur sa chaise. Elle était très jeune, à peine en âge de fréquenter la cour. Il était curieux que sa mère ne l’eût pas accompagnée… Son visage avait quelque chose de particulier, qui ne cessa de l’intriguer alors qu’il se détournait d’elle pour se concentrer sur la reine. Il plongea son regard dans les yeux vert pâle d’Albane, et décida de lui parler comme s’ils étaient seul à seule.
— Une grande guerre s’annonce dans l’Ombre, un conflit qui s’étendra par-delà toutes les frontières. Et nous ne sommes pas en position, par ces temps difficiles, d’en supporter les répercussions. C'est pourquoi je vous implore, Albane, de m’écouter jusqu’au bout.
Jamais, en toutes ces années, il n’avait osé s’adresser ainsi à la reine. Elle en resta suffoquée, les yeux écarquillés. Et pour la première fois, Timias comprit ce qui se dissimulait derrière son air irascible : la peur. Face au plus grand défi de son règne, Albane avait peur. Il resta un moment à la contempler avec compassion. Elle avait désespérément besoin d’affirmer son autorité sur le Conseil, mais tant que les autres refuseraient de reconnaître le danger qui les menaçait, elle resterait paralysée par ses peurs secrètes et par les exigences de sa grossesse. Quant aux autres, comment les arracher à leur torpeur satisfaite ? Devait-il invoquer le nom interdit de Lyonesse pour qu’ils comprennent la gravité de la situation ?
Le seigneur Berillian prit alors la parole. Ses doigts couverts de bijoux projetaient des reflets irisés sur le visage de la reine, tandis qu’il arrachait un à un des grains de raisin de leur grappe. Son pourpoint richement brodé était de la teinte des épaisses boucles châtaines enroulées sur ses épaules.
— Eh bien, déclara-t-il entre deux bouchées, que nous importe une nouvelle guerre dans l’Ombre ? Que nous importent les problèmes des mortels ? N’avons-nous pas notre propre…
Il s’interrompit et jeta un coup d’œil à Albane, puis à la ronde, avant de poursuivre sur un ton chargé de mystérieux sous-entendus :
— ... notre propre situation délicate sur les bras ?
Albane leva un sourcil, attendant manifestement une réponse de Timias. Celui-ci se tourna pour faire face à l’assistance. Au moins la reine ne l’avait-elle pas immédiatement renvoyé. Il avait encore toutes ses chances. Il s’obligea à parler lentement et clairement, dans l’espoir de faire mesurer à ces sylphes bornés le péril des circonstances.
— La guerre chez les mortels ne peut que miner notre stabilité précaire. Plus le déséquilibre est grand dans les Terres de l’Ombre, plus il est grand en Faërie. Et cette fois-ci, nous en sentirons tous les effets. La Résille magique ne fait pas que nous protéger contre l’argent. Elle lie aussi notre monde à celui des hommes. Ce qui arrive dans l’Ombre se ressent ici, et vice versa.
Hudibras s’ébroua.
— Vos croassements sont déplaisants, Timias. Pourquoi ne pas vous vêtir de noir, aussi ? Ce serait un rappel constant du sombre destin qui nous attend, et cela nous épargnerait ces interminables jérémiades…
— Je vous demande pardon, Hudibras, intervint soudain Delphinea, les joues empourprées. Il me semble que si le seigneur Timias s’exprime avec tant de force, c’est qu’il se soucie de l’avenir de notre reine, de son enfant… et de la Faërie telle que nous la connaissons.
Surpris, Timias chercha son regard, et constata qu’à la différence de presque tous les sylphes qu’il avait rencontrés au cours de sa longue vie, elle avait les yeux bleus. D’un bleu de saphir, clair et pénétrant à la fois. Elle n’est pas encore acquise à Guinevère, comprit-il soudain, ravi de ce soutien inespéré. Il se demanda de nouveau ce qui avait bien pu l’amener à la cour. Quoi qu’il en soit, sa venue n’était peut-être pas aussi prématurée qu’il l’avait pensé…
— Je vous remercie, madame, dit-il en s’inclinant vers elle. Nous savons tous que ce n’est qu’une question de temps avant que le roi gobelin n’attaque. Il est de notre intérêt de maintenir la paix dans l’Ombre, au moment où nous allons inévitablement devoir affronter un autre ennemi.
— Et comment comptez-vous vous y prendre ? demanda Hudibras, rouge d’agacement. Chacun sait qu’il vaut mieux laisser les mortels régler leurs comptes entre eux. La Faërie n’est jamais intervenue dans leurs querelles.
Philomemnon lui jeta un regard goguenard et éclata de rire, tandis que Guinevère roulait des yeux.
— Officiellement, je veux dire, se reprit Hudibras. Timias se retourna vers la reine. L'expression de dégoût qu’il arborait jusque-là se changea en résolution.
— Votre Majesté, voilà de longues années que j’étudie les affaires du monde de l’Ombre, afin de savoir comment elles influent sur le nôtre…
— Cela, nous le savons, Timias.
Il y avait de l’agacement dans sa voix : la reine peinait à contenir son impatience. Timias soupira intérieurement. Il avait espéré qu’Albane serait assez reposée, au lever, pour prendre part à cette discussion. Mais visiblement, le fardeau de sa grossesse lui pesait de plus en plus. Désormais, les occasions de lui parler sérieusement seraient rares et imprévisibles — s’il y en avait. Et il vaudrait mieux en trouver rapidement ! se dit Timias, soudain accablé d’inquiétude pour cette créature fragile, sur qui pesaient tant de responsabilités. Evidemment, elle n’arrivait pas à la cheville de sa mère… Mais cela ne l’avait pas empêchée de régner convenablement pendant cent cinquante années mortelles. Pourquoi la jugeait-il si durement, à présent ? Parce qu’elle exerce son pouvoir d’une main inégale, murmura une petite voix en lui, et qu’elle est donc vulnérable comme Gloriana ne le fut jamais.
— Pourquoi perdre notre temps à parler de ce sujet, quand de toute évidence il nous détourne de nos véritables préoccupations ? demanda Albane.
Timias s’appuya d’une main sur la table. Il était tout de gris vêtu, du même gris que ses cheveux, qui lui tombaient sur les épaules comme une cape.
— Votre Majesté, ce sujet nous préoccupe plus que tout. Il en va de l’avenir non seulement de votre enfant, mais de la Faërie tout entière. Il ne s’agit pas d’une de leurs sempiternelles disputes. Vous devez comprendre que cette guerre est des plus graves, car elle ne se limitera pas au pays le plus proche de nous, celui que les mortels appellent Brynhiver. Elle risque au contraire d’enflammer le monde de l’Ombre tout entier.
Philomemnon se pencha alors vers Timias, les sourcils levés.
— Dites-nous, Timias, en quoi cette guerre est différente des autres.
— Le roi de Brynhiver a perdu la tête. On murmure que l’un de nous en serait responsable, mais — la Vieille Mère en soit louée — rien ne semble confirmer cette rumeur. Sa folie s’est déclarée l’hiver dernier, après la mort de son jeune héritier. Quoi qu’il en soit, la reine est une étrangère, et sa famille voit là une occasion de s’emparer de Brynhiver. Aussi le duc de Gard a-t-il levé son étendard contre le roi. Et cela risque d’entraîner dans la guerre toutes les contrées voisines, par le jeu des liens du sang, des accords d’échange et des alliances militaires qui s’étendent à travers le monde de l’Ombre tout entier.
— Comment proposez-vous d’intervenir ?
— Il suffirait d’une victoire décisive de Gard pour couper court à la guerre avant qu’elle ne s’étende. Mais les forces du duc sont éparpillées, et les troupes que la reine a fait venir de son pays natal sont des soldats professionnels, capables de décimer les rebelles. A moins, évidemment, que Gard ne fasse appel à ses alliés étrangers — ce qui entraînerait forcément une escalade des hostilités.
— Vous ne voulez tout de même pas leur envoyer nos propres soldats ? éclata Berillian, incrédule.
— Je propose que nous envoyions Artimour en émissaire auprès du duc de Gard… peut-être accompagné d’une de nos armées.
Les rires convulsifs des conseillers firent presque trembler la table.
— Vous plaisantez, dit Guinevère.
La joue posée sur une main, elle affichait un sourire patient, comme si elle écoutait les divagations d’un fou.
— Depuis quand considérez-vous Artimour comme digne d’une telle mission ? Le moment est assez mal choisi… Depuis que Finuviel, par la grâce de notre reine, a pris le commandement de nos défenses, il considère Artimour comme son bras droit. A l’heure même où je vous parle, Finuviel conduit un détachement de nos plus valeureux chevaliers vers les Marches de l’Ouest, dont Artimour assure la défense. Quoi qu’il en soit, les sylphes n’ont jamais envoyé de forces dans l’Ombre… et cette proposition m’étonne encore plus, venant de vous ! Que serait la Faërie, Timias, sans ses traditions ?
Les ailes que Guinevère avait laissées pousser par déférence envers la reine tremblèrent légèrement. Elle venait de prononcer les mêmes mots que le vieux sylphe avait proférés tant d’années auparavant, dans cette même salle.
Le visage de Timias s’enflamma. Albane leva son verre et intervint.
— Notre frère Artimour peut difficilement abandonner son poste. Selon nos informations, les barrières de cette frontière sont plus ténues de jour en jour. En douteriez-vous, mon bon Timias ?
— Certainement pas. Je suis convaincu qu’Artimour est un capitaine hors pair, et que sa présence à la frontière est d’une grande utilité. Mais parmi les mortels, son père est aimé et vénéré ; pas une chaumière, si misérable soit-elle, où l’on ne conte ses exploits. Gard nous écoutera, si nous lui offrons des forces assez nombreuses pour faire pencher la balance. J’ai toutes les raisons de croire qu’il acceptera notre aide, si nous lui présentons la chose sous un bon angle.
— Vous risqueriez nos propres guerriers…
— Il n’y a aucun risque. Les armes des mortels ne peuvent nous tuer. Tout au plus peuvent-elles nous blesser… mais, à moins d’être décapités, comme vous le savez, nous sommes quasiment invincibles. Une victoire rapide stabilisera les Terres de l’Ombre. Une seule bataille, et le problème pourrait être réglé.
— Vous oubliez un petit détail, Timias, rétorqua Hudibras en secouant la tête. Il y a de l’argent, dans ces contrées. L'argent, un poison mortel… Cela vous dit quelque chose ?
— Et qu’est-ce qui nous garantit la victoire ? ajouta Philomemnon. Pardonnez-moi, mon vieil ami — je n’hésite pas à vous appeler ainsi, car si vos années dans l’Ombre vous ont davantage marqué, nous avons tous deux vécu fort longtemps… Je comprends votre inquiétude et, contrairement à certains, je mesure les effets que l’Ombre a toujours exercés sur nous. Mais rien ne promet que votre stratégie sera couronnée de succès. N’oublions pas que les mortels sont extraordinairement imprévisibles, et surtout dépourvus de toute logique. Je les ai peu fréquentés — il soupira, et un sourire amusé illumina brièvement son visage —, mais il me semble que le seul moyen de prévoir leurs réactions, c’est de supposer qu’ils feront systématiquement le contraire de ce que nous aurions fait dans les mêmes circonstances.
Et il écarta les mains d’un geste théâtral. Autour de la table, les rires fusaient, aigus, presque forcés. Timias parcourut l’assistance du regard, sensible à un courant sous-jacent qu’il ne saisissait pas.
— Mieux vaut concentrer nos énergies ici, conclut Philomemnon.
Dans quel but ? se demanda Timias. Son regard s’arrêta sur la nuque de Guinevère, sur ses tresses cuivrées serrées dans un filet orné de pierres précieuses. Qu’avait manigancé cette sorcière en son absence ? La voix de Gorlias l’arracha à ses pensées.
— Quel avantage en tirerons-nous, Timias ? Les humains ne nous seront d’aucune utilité contre les gobelins — à moins, bien sûr, de les utiliser comme appâts…
Des rires plus francs éclatèrent.
Timias secoua la tête, las et irrité.
— Riez tant que vous voudrez, Gorlias, cela n’y changera rien. Je vous dis que si la guerre s’étend au monde des mortels, elle nous engloutira tous, jusqu’au dernier. Souvenez-vous de la Lyonesse.
Le mot était lâché. Il se redressa et croisa les bras.
Un silence de mort plana sur l’assistance. Les courtisans échangèrent des regards indignés. Delphinea, mal à l’aise, remua sur sa chaise et Timias vit qu’elle évitait son regard. Albane se massait doucement les tempes. Guinevère le toisa avec hauteur.
— Si ce sont là toutes les nouvelles que vous apportez, Timias, peut-être devriez-vous songer à faire un petit voyage sur la frontière ouest. Il suffirait de quelques semaines pour que vous compreniez où se trouve le véritable danger. Pendant que vous batifoliez dans l’Ombre, nous avons entendu Finuviel lui-même nous exposer la situation. Nous n’avons pas assez de troupes pour nous prêter à vos jeux dangereux.
Ses yeux verts dardaient des étincelles. Pendant un court instant, Timias crut voir sa mère, Gloriana, et il se recula d’un pas. Guinevère releva le menton, les ailes tremblantes de colère.
On ne pouvait l’accuser de manquer de loyauté à sa sœur, se dit Timias.
Guinevère se levait maintenant, se penchait sur Albane, l’entourait d’un doux bruissement de robes.
— Venez, ma sœur. Bientôt nous serons loin de tout cela. Permettez-moi de vous préparer un lait d’herbes. Cela soulagera votre mal de tête, et nous ferons ensuite nos bagages.
Ecartant Timias d’un regard furieux, elle s’interposa entre eux.
— Vous n’êtes qu’un vieil imbécile, Timias. Et aveugle, avec ça. Venez, ma sœur.
Murmurant des paroles apaisantes, elle aida la reine à se lever de sa chaise. Albane courba la tête sur l’épaule de sa sœur et, s’appuyant sur elle, avança vers la porte. Une légère brise, soulevée par le tremblement de leurs ailes, frôla comme un reproche la joue de Timias.
— J’espère que vous êtes satisfait, siffla Hudibras en mordant sauvagement dans sa pomme.
— Je serai satisfait, prince, lorsque chaque membre de ce Conseil, chaque sujet de ce royaume aura compris la gravité de la situation.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et baissa la voix.
— Notre reine n’est pas une Gloriana. Nous le savons tous, et elle-même s’en rend compte. Elle attend plus de nous que des murmures d’approbation. Elle a besoin de notre aide, de nos conseils…
— Eloigner nos forces du royaume au moment où nous en avons le plus besoin… ce n’est guère un conseil avisé, Timias, déclara Philomemnon.
S'appuyant sur sa canne, Timias s’étira de toute sa hauteur. Comment les convaincre de la réalité de la menace ? Soudain, il croisa de nouveau le regard de Delphinea. Son visage demeurait impassible, mais elle levait imperceptiblement un sourcil. Timias ravala ses mots et haussa les épaules. Décidément, quelque chose en elle l’intriguait. Il allait s’arranger pour lui parler seul à seule. S'il parvenait à la convaincre, il y avait une chance pour que Philomemnon et Berillian se rangent à son avis. Et d’autres, ensuite… Une majorité de voix au Conseil suffirait à l’emporter contre Guinevère, Hudibras et Gorlias, et à faire pencher la reine en sa faveur. Mieux valait s’en tenir là pour aujourd’hui. Aussi leva-t-il les mains en signe de conciliation, et ajouta-t-il simplement :
— Je vous laisse y réfléchir. Mais réfléchissez vite. Dans l’Ombre, les choses se précipitent. Il me semble qu’Albane en ressent déjà les effets. Si nous attendons trop, les événements décideront à notre place. Souvenez-vous de la Lyonesse.
Timias salua chacun des conseillers, pivota sur ses talons et quitta la salle d’un pas tranquille. Derrière lui, les courtisans demeurèrent figés, ébahis d’entendre de nouveau proférer le mot défendu.

Artimour dormait depuis deux heures à peine — il s’était couché juste avant l’aube — quand on le tira du sommeil pour lui apprendre la nouvelle. Une jeune mortelle s’était présentée à l’avant-poste avec une tête de gobelin dans son sac. Il se redressa dans son lit, clignant des yeux.
— Un gobelin ? répéta-t-il. En est-on sûr ?
Son valet, Dariel, se déplaçait à tâtons dans la chambre obscure, dépliait des vêtements, entrouvrait les volets. Un mince filet de lumière pénétra dans la pièce.
— Sûr et certain, monsieur. J’étais aux cuisines quand elle est arrivée : on la sentait venir à une lieue.
— Comment s’est-elle retrouvée ici ?
Artimour s’arracha du lit, versa de l’eau froide dans la bassine et s’en aspergea le visage. Dariel s’approcha pour lui tendre une serviette.
— Ce sont les éclaireurs qui l’ont trouvée, monsieur. Ceux que vous avez détachés suite à la dernière attaque. Ils l’ont ramassée tout près de la frontière.
— Ils sont tous rentrés ?
— Non, monsieur, murmura Dariel en évitant son regard. Trois d’entre eux sont portés disparus. Le capitaine de la garde a renvoyé les autres à leur recherche.
— Portés disparus…
Ces deux mots déchirèrent les brumes de son esprit épuisé, et lui firent l’effet d’un coup de poing. Artimour se rassit brusquement sur le bord du lit. Il s’était produit quelque chose, la nuit dernière : un glissement, un changement. Il le sentait dans ses os, dans l’air qu’il respirait. Les gobelins qu’il avait vus la veille n’étaient pas comme les autres. Ils avaient attaqué avec une férocité qu’il ne leur connaissait pas. Mais où étaient donc les renforts tant attendus ? Où était Finuviel, son jeune neveu et, depuis peu, son commandant ? Cette pensée ne fit qu’assombrir son humeur. Il était difficile d’accepter que ce jeune sylphe relativement inexpérimenté eût été nommé commandant en chef des armées de la reine — ce qui en faisait le supérieur d’Artimour. Pour l’heure, Finuviel n’avait pas tenté de s’immiscer dans les plans de défense des frontières soigneusement élaborés par Artimour ; mais celui-ci ne doutait pas qu’une fois sur place, Finuviel remettrait en question toutes les décisions antérieures. Les frontières tenaient encore, mais quelque chose avait changé. Finuviel le comprendrait-il ? Ou présumerait-il que le sang mortel qui coulait dans les veines d’Artimour réduisait ses facultés de jugement ? De toute évidence, la reine et ses conseillers étaient de cet avis.
Dariel, imperturbable, continuait à lui rapporter le récit de la femme mortelle :
— ... et le plus fort, monsieur, est qu’elle prétend le montrer à la reine !
— Par les cornes de Herne ! Cela pourrait la tuer !
Il enfila la chemise que lui tendait son serviteur et s’efforça de ravaler son ressentiment au sujet de Finuviel. Face à cette nouvelle crise, il devait garder la tête froide.
— La reine, je veux dire. Pas la mortelle.
Jusqu’à la veille, cela aurait pu les faire rire ; à présent, ils n’esquissèrent même pas un sourire.
— Des nouvelles de…
Il hésita, réticent à prononcer le nom de son rival.
— Finuviel ? Une dépêche est arrivée juste après l’aube. J’ai préféré ne pas vous déranger.
— Je vous sais gré de cette attention, Dariel.
Artimour et ses compagnons avaient été durement éprouvés, ces derniers jours. Et au vu des événements de la veille, ils n’auraient plus un moment de repos avant l’arrivée de Finuviel et des renforts. Finuviel… Quels bouleversements n’allait-il pas leur imposer ? Quoi qu’il en soit, la jeune mortelle avait en partie raison : si la reine et ses conseillers n’avaient pas besoin de voir la tête du monstre de leurs propres yeux, ils devaient du moins être avertis qu’un gobelin avait réussi à passer la frontière de l’Ombre. Car cette information surprenante ne pouvait signifier qu’une chose : la Résille d’argent, cet objet de légende forgé par son père mortel et investi par sa mère Gloriana de toute la magie sylphe, avait perdu de son pouvoir. C'était bien la seule nouvelle capable de le bouleverser plus que la perte de trois nouveaux soldats. Si seulement Finuviel était là… Comment affronterait-il ce problème inédit ?
Mais Finuviel était à des lieues de là. Artimour arracha presque son pourpoint des mains de Dariel, puis se rassit sur le lit et commença à mettre ses bottes. Il fallait réfléchir, et vite. Peut-être y avait-il un moyen de faire tourner cette calamité à son avantage.
— Conduisez cette mortelle à la bibliothèque. Puis vous sellerez mon cheval. Et préparez mon sac de voyage. Je dois prévenir la reine sans attendre.
Il était tout à fait normal de transmettre directement à la reine et au Conseil une nouvelle aussi grave. En outre, cela lui donnerait sûrement l’occasion de découvrir qui avait manigancé son remplacement à la tête du commandement. Il cessa de tirer sur sa botte et leva les yeux vers Dariel.
— C'est une tête de gobelin, tu en es sûr ?
— Vous en reconnaîtrez l’odeur sur la mortelle, monsieur.
Artimour permit alors à son valet d’ajuster, de brosser et de lisser sa tenue. Enfin, Dariel se recula, satisfait.
— Je vais entendre la mortelle de ce pas. Et apportez-moi quelque chose à manger. Est-ce que j’ai dîné, hier soir ?
— Vous n’avez pas eu le temps de finir, monsieur.
Dariel lui tendit un parchemin roulé, s’inclina rapidement et disparut.
Artimour avança d’un pas raide vers la bibliothèque qu’il partageait avec les autres officiers, et se laissa tomber dans le fauteuil derrière son bureau. La perte probable de trois soldats supplémentaires le rendait malade. Trois soldats en moins, au moment où il en avait le plus besoin ; trois compagnons devenus des amis au cours des longs mois d’entraînement… Et voilà que, par-dessus le marché, une mortelle se présentait, et prétendait apporter une tête de gobelin à la reine ! Qui plus est, un gobelin trouvé dans l’Ombre ! Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne trouvait qu’une seule explication possible : la Résille avait cessé de fonctionner. Ou faibli, peut-être, comme faiblissaient à présent les barrières magiques qui scellaient les frontières du royaume des sylphes. Pourtant, on disait que la force de la Résille lui venait de son alliage particulier d’énergies humaines et sylphes. Contrairement aux barrières magiques qui protégeaient les frontières, elle n’était pas liée aux pouvoirs de la reine, et ne pouvait donc être affectée par la grossesse d’Albane. Mais comment expliquer, alors, la présence d’un gobelin en Brynhiver ? Une question lui vint soudain à l’esprit. Certes, les mortels avaient fait preuve d’un bon sens inattendu en décidant d’apporter la tête du gobelin aux sylphes. Mais pourquoi avaient-ils confié cette tâche à une fillette ? N’avaient-il pas de guerriers dignes de ce nom ? Ayant souffert toute sa vie de son origine semi-humaine, Artimour s’était soigneusement tenu à l’écart des affaires des hommes. Néanmoins, il reconnaissait le caractère extraordinaire de cet acte, que personne n’eût espéré de la part d’un humain.
Il arracha le sceau et déroula le parchemin. Finuviel prévoyait d’arriver dans une dizaine de jours. Dix jours… Il posa le message sur la table et se frotta les yeux. Hier, il aurait reçu cette nouvelle sans broncher. Mais depuis cette nuit, dix jours représentaient une éternité… Cette nuit, il avait vu son premier mort. D’ordinaire, les sylphes ne mouraient pas. Quand enfin ils se lassaient de la vie en Faërie, ils embarquaient à bord des navires qui voguaient vers l’Ouest. Ils ne pouvaient mourir que de la main des gobelins, ou d’une arme d’argent. Avant la nuit dernière, Artimour n’avait jamais vu la vraie Mort, et cette vision l’avait bouleversé jusqu’au tréfonds de son âme. En outre, une autre chose le tracassait : la horde de gobelins qui avait passé la frontière la veille au soir était différente des autres. Il se remémora les événements avec autant de clarté que s’il les revivait. Leur peau était plus résistante, leurs griffes plus longues, plus épaisses, et ils s’étaient battus avec une férocité qu’Artimour ne leur connaissait pas. La toile magique avait été tendue presque au point de se rompre, et même si elle avait finalement tenu bon, même si les sylphes avaient repoussé leurs assaillants, cela leur avait coûté un chevalier. Les yeux de Lothalien avaient brillé d’un éclat irréel tandis que toute son âme, son essence vitale s’envolaient de la plaie infligée par les énormes griffes. Le gobelin avait souri de toutes ses dents en portant le corps sans vie à sa gueule béante… « Non ! » avait hurlé Artimour ; et, d’un puissant coup d’épée, il avait décapité le gobelin. Mais pour Lothalien, il était trop tard.
Aujourd’hui, la Faërie perdait à jamais trois autres de ses sujets. Bientôt, l’hiver serait là, avec son manteau de grisaille qui conférerait aux gobelins, ces êtres sans couleur, un avantage naturel. Artimour eut le sombre pressentiment que le pire était encore à venir. Il parcourut de nouveau la dépêche de Finuviel. Elle avait été rédigée trois jours auparavant. Encore sept jours, donc, avant l’arrivée des renforts. En chevauchant seul et vite, il lui faudrait sans doute deux jours pour les intercepter ; trois de plus pour arriver à la cour. Il pouvait aussi se rendre directement à la cour, et charger un autre messager d’aller à la rencontre de Finuviel.
Mais avant de partir, il voulait entendre de ses propres oreilles le récit de cette mortelle. Comme par un fait exprès, la porte s’ouvrit brusquement. Dariel entra et s’écarta pour laisser passer la fille. C'était la première fois qu’Artimour voyait une fille d’homme, et il était plus curieux qu’il n’eût aimé l’avouer. Derrière elle, Dariel apportait un pain tout chaud du four, un fromage frais, un pot de lait mousseux et deux verres de cristal. Il posa le plateau marqueté sur un coin du bureau et versa du lait dans les verres.
— Merci, Dariel. Vous pouvez nous laisser.
D’un geste, il signifia au valet de refermer la porte derrière lui. Puis il se tourna vers la fille qui se tenait devant son bureau, la tête haute et les épaules droites, fière comme une princesse et plus sale que tous les gremlins des jardins royaux réunis.
Un fouillis de boucles brunes, lâchement retenues par un ruban de couleur indéfinissable, entouraient son visage. Elle portait une tunique grossière, maculée de suie, de sueur et de taches suspectes qui empestaient le gobelin. Ses jambes nues étaient couvertes d’un fin duvet sombre. Quant à ses bottes, elles étaient si maladroitement taillées et cousues qu’Artimour se demanda comment elle pouvait marcher. Par-dessus tout cela, elle portait une sorte de toile de tente, serrée à la taille par un vieux bout de cuir qui méritait à peine le nom de ceinture. Son visage et ses mains étaient noirs de crasse, ses joues sillonnées de larmes. Ses yeux… Artimour se figea, brusquement saisi. Sombres comme des charbons, ils brûlaient d’un courage et d’une ardeur qui le bouleversèrent. Une petite voix l’avertit qu’il s’agissait de ce puissant attrait qu’exerçaient les mortels — ce fameux magnétisme, cette énergie pure qui agissait sur les sylphes comme une drogue. La fille plongea son regard dans le sien. Le désespoir transpirait par tous les pores de sa peau… Artimour prit une grande bouffée d’air et tenta de retrouver son sang-froid.
Si une partie de lui était attiré par cette mortelle, l’autre était horrifiée par sa peau sale, son odeur moite, les mèches crasseuses qui tombaient autour de son visage. Rien d’étonnant à ce que le peuple de sa mère considérât son père et ses semblables comme de simples jouets — s’il ne les évitait pas systématiquement. Ni que Timias fût raillé et méprisé pour sa passion des mortels. Apparemment, ces hommes ne vivaient pas mieux que des bêtes.
Artimour fut soudain pris d’une colère violente. Il n’avait jamais été aussi furieux. Trois de ses camarades, des êtres beaux, gracieux, lumineux, étaient morts pour permettre à cette créature crasseuse et répugnante de se tenir devant lui. Comme si sa petite vie misérable valait la moitié de l’une des leurs.
— On me dit que trois de mes éclaireurs ont disparu, dit-il.
Sa voix était calme et posée, mais clairement accusatrice.
— A l’aube, les gobelins auraient dû regagner leur tanière, affaiblis par la lumière du soleil. Mais votre odeur humaine les a attirés vers notre patrouille. Mes éclaireurs dormiraient sur leurs deux oreilles, à l’heure qu’il est, si vous n’aviez pas été là.
— Je ne voulais pas vous causer d’ennuis ni de détresse, répondit-elle en regardant ses mains.
Il plissa les lèvres. Une mortelle pouvait-elle comprendre ce que signifiait la mort d’un sylphe aux mains des gobelins ? Il tenta de se rappeler le peu qu’il savait des humains. Ils naissaient, couraient comme des dératés pendant le bref temps qui leur était imparti, se reproduisaient comme des rats puis se consumaient et devenaient cendres. Entre-temps, ils séduisaient tous les sylphes qui étaient assez sots pour se préoccuper d’eux.
— Des ennuis ? répéta-t-il en secouant violemment la tête. Vous n’avez aucune idée de ce que vous avez fait, de la perte que vous avez causée…
Il détourna le regard, suffoqué d’indignation et de mépris. C'était maintenant qu’il accusait le coup. La vraie Mort ne lui avait pas enlevé un seul, mais quatre de ses camarades.
Les mots qu’elle prononça ensuite le laissèrent sans voix.
— Vous avez du sang mortel, n’est-ce pas ?
Il s’agrippa aux accoudoirs de son fauteuil, éberlué, et en oublia un instant sa tristesse. Depuis sa plus tendre enfance, on lui serinait que ses origines humaines étaient indiscernables. Chacun s’accordait à lui trouver les yeux de Guinevère, la prestance de Gloriana sur un cheval, la démarche gracieuse d’Albane. Et on ne cessait, depuis la naissance de Finuviel, de comparer favorablement Artimour à son neveu.
— Demoiselle, articula-t-il, comment pouvez-vous le savoir ?
— Vous n’êtes pas tout à fait comme les autres.
« En quoi ? » voulut-il demander. Mais l’attention de la mortelle s’égarait dans les méandres du tapis. A en juger par ses habits et par l’état de sa personne, l’avant-poste devait lui sembler un véritable palais.
— Voulez-vous manger quelque chose ? demanda-t-il en désignant le plateau du petit déjeuner.
— Je n’ose pas, dit-elle en hochant la tête. Ne savez-vous pas que la nourriture de l’Outremonde est dangereuse pour nous ? Elle contient un philtre…
Elle laissa sa phrase en suspens, apparemment fascinée par les moindres détails des armes suspendues à des crochets au-dessus des rayonnages de livres.
— J’avais emporté des provisions, mais je les ai perdues quand le gobelin m’a attaquée, reprit-elle finalement.
— Je vois.
Autant en finir aussi vite que possible, se dit-il. Au moins avait-elle une bonne raison de retourner dans son monde. Plus tôt elle s’y déciderait, plus tôt il pourrait se mettre en chemin.
— On me rapporte que vous souhaitez voir notre reine.
Sans y avoir été invitée, elle se percha sur le bord d’un fauteuil devant son bureau. Artimour perçut le bruit de ses doigts rugueux râpant contre le cuir souple des accoudoirs. Elle le fixa de nouveau de son regard perçant, et il fut tout à fait incapable de la réprimander.
— Je dois la voir. Mon père a disparu. Et nous avons trouvé ce gobelin mort dans le lac près de mon village. Le sylphe qui m’a secourue m’a appris qu’il existait un lac semblable dans ce monde. Je crois que mon père a tué le gobelin, et qu’il s’est retrouvé, je ne sais comment, en Faërie. Alors, je suis venue le chercher.
Artimour joignit précautionneusement les extrémités de ses doigts. Si son père avait échoué dans les Terres Brûlées, on pouvait le considérer comme mort. Mais la fille l’implorait du regard avec une telle ardeur, une telle détresse, que son cœur se tordit dans sa poitrine. Il sut alors qu’il devait la convaincre de partir tout de suite. Sa présence le perturbait, le bouleversait… l’enivrait. Avec ses yeux suppliants qui brûlaient comme deux petites flammes, sa quête désespérée pour retrouver son père, cette mortelle réveillait en lui des souvenirs, des sentiments et des questions longtemps enfouis, presque oubliés.
« Où est mon père ? » avait-il demandé à sa mère, un soir où elle lui avait fait l’honneur d’une visite dans sa chambre. Il venait juste d’apprendre que les pères existaient, et que la plupart des sylphes en avaient un. Gloriana lui avait souri et avait frôlé sa joue d’une caresse légère.
— Ne t’inquiète pas pour lui, mon enfant. Il est loin d’ici, dans un endroit où tu n’iras jamais.
— Pourquoi est-il parti ?
— Il est retourné parmi les siens, qui avaient besoin de lui.
— Mais pourquoi m’a-t-il laissé ici ? avait insisté Artimour, avide de détails sur cet inconnu dont personne ne parlait.
— Parce que, lui avait-elle répondu avec douceur, tu es à moi.
Ainsi s’était achevée la seule conversation qu’il ait jamais eue avec sa mère au sujet de son père. Les Conteurs eux-mêmes ne lui en avaient appris guère plus : ils estimaient que la contribution du mortel à la création de la Résille d’argent méritait à peine d’être mentionnée.
Artimour se passa la main sur le front comme pour effacer les souvenirs, et reléguer la question de son père au placard où elle était consignée depuis tant d’années. C'était bien la dernière chose dont il avait besoin : une fille d’homme plantée devant lui, qui semblait attendre qu’il fasse apparaître son père par magie. Malheureusement, sa présence en ces lieux signifiait l’existence d’un problème bien plus vaste, dont la simple pensée lui donnait le vertige.
— Quel est votre nom, demoiselle ?
— Je m’appelle Nessa. Je suis la fille de Dougal, le meilleur forgeron du duché de Gard.
Artimour tressaillit. Il observa plus attentivement les mains de la fille, notant l’épaisse couche de noir sous les ongles, les cicatrices et les callosités visibles sous les taches de charbon.
— Votre père est forgeron ?
— Il l’était, oui.
Il se renfonça dans son fauteuil, stupéfait par ce lapsus. Ainsi cette fille étrange, capable de distinguer l’empreinte des mortels sur ses traits, n’était-elle pas aveugle au sort possible de son père. Toutes les questions qu’il s’était jamais posées sur son propre père se bousculaient en lui. Car il était aussi forgeron ; c’était l’une des seules choses qu’Artimour savait à son sujet. Soudain, une idée folle germa en lui, qui ne pouvait venir que de son sang mortel : et si Dougal et Nessa étaient des parents éloignés de son propre père ? Il distinguait à présent l’odeur de métal brûlé qui émanait d’elle. Il hésita, déchiré entre l’urgence de la situation et son désir d’assaillir la fille de questions.
Puis il se rappela les conséquences tragiques que signifiait l’échec de la Résille, et ses propres soucis, y compris sa rancœur d’avoir été évincé du commandement, lui parurent soudain bien mesquins. Il devait se rendre auprès de la reine le plus vite possible, non pas pour l’affronter, mais pour la prévenir. Il poussa un long soupir.
— Mon nom, demoiselle, est Artimour, second commandant de notre armée, après le prince Finuviel.
Que pouvait-il dire d’autre ? Il devait la renvoyer, mais quelque chose le retenait. Il voulait qu’elle lui parle encore. Après tout, quelques minutes ne lui coûteraient rien.
— Racontez-moi comment vous avez trouvé ce gobelin.
Il se pencha vers elle, attentif aux moindres détails de son apparence. Tout de même, cette puanteur… Son père sentait-il aussi mauvais ? Mais la détresse quasi tangible qui émanait de la fille le ramena au présent et lui fit oublier son odeur.
— Mon père a quitté la forge hier soir, juste avant le crépuscule, un peu plus tôt qu’à son habitude. Il… il est allé relever les collets au bord du lac.
Elle s’interrompit, comme s’il y avait quelque chose qu’elle hésitait à lui révéler.
— Continuez.
— Peu après, des enfants du village sont revenus du lac en courant. Ils disaient avoir trouvé un gobelin mort dans l’eau. Tous ceux qui étaient en état de marcher ont laissé tomber ce qu’ils faisaient pour les suivre jusqu’à la plage. Et là, on l’a vu. Le gobelin. Il flottait au milieu de nos pièges à poissons. Mais mon père avait disparu. On l’a cherché partout, mais on n’a pas retrouvé sa trace. Il n’y avait plus que ce monstre.
— Qui a décidé de lui couper la tête ?
— C'est moi.
— Comment le saviez-vous ?
— Quoi donc ?
— Qu’il fallait lui couper la tête… Nous, les sylphes et les gobelins de la Faërie, ne pouvons périr par les armes mortelles, mais seulement par décapitation. Vous auriez vu le gobelin ressusciter avant la fin du jour suivant. A moins, évidemment, que votre père — si c’est bien lui qui l’a abattu — ne se soit servi de l’arme de la bête pour la tuer. Vous ne le saviez pas ?
— On n’a plus vu de gobelin dans nos contrées depuis plus de mille ans. Entre-temps, on a sans doute oublié quelques petits détails.
Elle se pencha vers lui, les poings serrés.
— La Faërie m’a déjà pris ma mère. Je refuse de lui laisser mon père. Je connais l’histoire de la Résille d’argent, et je me suis dit que si j’apportais avec moi la tête du gobelin, la reine serait plus disposée à m’écouter. Voilà. Pourquoi la Résille n’a-t-elle pas été efficace ?
Il hocha silencieusement la tête. Que devait-il lui répondre ? Il avait du mal à réfléchir, tant l’odeur qu’elle dégageait lui retournait les entrailles. En fin de compte, il décida de lui dire la vérité, du moins celle qu’elle semblait capable de comprendre.
— Je n’en sais rien. La Résille a été forgée en d’autres temps, sous une autre reine. Notre reine actuelle porte enfin un héritier, et c’est une période dangereuse pour la Faërie. Car les forces magiques de la reine, qui en temps normal protègent le royaume, sont détournées vers un autre objet. Les barrières qui contiennent les gobelins dans les Terres Brûlées commencent à montrer des signes de faiblesse. Nous nous y attendions, bien sûr ; et nous nous y sommes préparés, dans la mesure de nos capacités. Mais la magie de la Résille est d’un tout autre ordre. Nous ne pensions pas qu’elle faillirait. Et si c’est le cas…
Artimour marqua une pause. Personne n’avait envisagé que la Résille cesserait un jour de jouer son rôle protecteur. On n’avait absolument rien prévu dans cette éventualité. Il frémit, et ce n’était pas à l’idée que le monde mortel fût accessible aux gobelins. L'échec de la Résille signifiait surtout que la Faërie ne serait plus à l’abri de l’argent.
— Vous avez accompli votre mission, demoiselle. Je vais moi-même porter ce message à Sa Majesté. Mon cheval m’attend. Si vous désirez vous reposer…
— Mais… mais je ne suis pas venue ici juste pour avertir la reine. Je suis venue chercher mon père, et je ne partirai pas sans l’avoir retrouvé.
Sa ténacité était à toute épreuve, Artimour devait bien le reconnaître. Mais il était hors de question de la conduire à la cour. Sa simple présence déclencherait un scandale dont il entendrait parler jusqu’à la fin des temps. Et qui détruirait certainement tout espoir de reprendre un jour le commandement de son armée. Comment la dissuader de ce projet ? Il réfléchit. Elle aimait éperdument son père. Il y avait sûrement d’autres personnes pour qui elle éprouvait le même sentiment…
— Et les autres… les gens de votre village ? Vous ne tenez pas à eux ?
— Pas autant qu’à lui, répliqua-t-elle vivement.
Elle se pencha plus encore, et il eut presque peur qu’elle ne bondisse par-dessus la table.
— Vous ne comprenez pas, reprit-elle. Tous les gens de mon village et du pays alentour savent ce qui est arrivé à ma mère, et ils me croient maudite. Mon père a fait de moi un forgeron, comme lui ; et cela non plus ne leur plaît pas. Vous voyez ? Je n’ai personne d’autre que lui. Il est toute ma vie. Je ne rentrerai pas sans l’avoir trouvé. Qu’il soit vivant ou mort.
Elle releva la tête d’un air de défi. Artimour soupira intérieurement. Il connaissait trop bien le sentiment d’être mis à l’écart, de n’être jamais à sa place. Mais il devait lui faire comprendre que la gravité de cette crise dépassait de loin la disparition de son père. Aussi se pencha-t-il vers elle, soutenant avec toute l’assurance dont il était capable le feu de son regard.
— Je comprends l’importance qu’a votre père à vos yeux. Mais bien d’autres vies sont en jeu, à présent. Vous devez absolument prévenir les mortels de votre village. Si le sortilège de la Résille est vraiment brisé, tous ceux qui vivent près du lac courent un terrible danger. Et le temps ne s’écoule pas également dans nos deux mondes. Vous n’êtes ici que depuis quelques heures, sans doute, mais des jours entiers ont pu s’écouler dans l’Ombre. Il faut dire à vos voisins de poster des gardes autour du lac, et de recouvrir d’argent les pointes de leurs armes. Car si un seul gobelin, mort ou vivant, a pu passer la frontière, il y a fort à parier que d’autres suivront. Et bien vivants, ceux-là.
Il vit l’argument faire son chemin en elle et lutter contre le désir de retrouver son père.
— Mais papa…
— Portait-il de l’argent ?
— Evidemment. On en porte tous — on ne l’enlève jamais… Sauf moi. J’ai enlevé mon amulette pour entrer en Faërie.
— Alors il est extrêmement improbable qu’il se trouve ici, demoiselle. Une force aussi puissante que la Résille ne peut faillir complètement. Même la toile magique qui défend nos frontières, qui est bien moins puissante que la Résille, n’a jamais lâché malgré toutes ses fluctuations.
« Du moins jusqu’ici, pensa-t-il. Pourvu que le Grand Herne y veille… »
— Mais… si une fluctuation de la Résille a laissé un gobelin entrer dans l’Ombre, alors elle a pu laisser entrer mon père en Faërie, amulette ou pas.
Elle enfonçait inlassablement le clou, portée par une émotion et une détermination intenses. Son raisonnement était implacable, Artimour ne pouvait le nier. Il se rejeta en arrière, croisa les jambes, et soupira de nouveau, à court d’arguments.
— Je vous l’accorde. Qu’au moment où le gobelin est entré dans l’Ombre, votre père soit passé en Faërie, c’est effectivement une possibilité. Aussi donnerai-je ordre aux éclaireurs qui vous reconduiront à la frontière de le rechercher, et d’alerter toutes les patrouilles qu’ils rencontreront. Si votre père n’est pas tombé dans les Terres Brûlées, nous le retrouverons, soyez-en assurée. Cependant, vous devez comprendre que votre peuple court un grave danger. Il faut convaincre les gens de votre village de prendre sans tarder des mesures de précaution. En Faërie, le jour de Samhain approche, celui où le voile entre nos deux mondes est le plus mince. Ce jour-là, si la magie de la Résille faillit, les gobelins forceront toutes les frontières. Et rien, ici, ne pourra les retenir. Vous ne pourrez compter que sur vos propres défenses. Allons… Votre père n’aurait pas voulu que vous abandonniez votre village à ce danger, n’est-ce pas ?
A son immense soulagement, Nessa se renfonça dans son fauteuil et baissa les yeux. Grâce à Herne, il avait réussi à l’émouvoir. Il ne lui restait plus qu’à prendre congé du capitaine de la garde, à s’enquérir du sort des disparus, et à se mettre en chemin.
Mais Nessa releva la tête, redressa les épaules, et quand il rencontra ses yeux, ils brillaient d’une ardeur renouvelée. Artimour en frémit intérieurement.
— Il y a autre chose que vous devez savoir.
— Dites.
— Non. Je le dirai seulement si vous promettez de m’aider.
— Vous aider de quelle façon ? Je vous ai déjà promis mon aide, demoiselle. Dehors, mes troupes sont en péril. J’ai des responsabilités, des devoirs…
— N’est-ce pas de votre devoir, alors, de m’écouter ? Je vous ai rendu un service en venant ici. Vous l’avez vous-même reconnu. Je vous ai averti d’événements dont vous ne saviez rien, et cela au risque de ma vie.
Artimour résista à l’envie de s’éponger le front.
— Je donnerai l’ordre à mes soldats de rechercher votre père.
— Alors je partirai sans vous dire ce que je sais.
— Ce que vous savez à quel sujet ? Jeune fille, nous vivons des temps dangereux. Je n’ai pas la patience de jouer aux devinettes.
Elle plissa les lèvres et détourna la tête. Artimour sentit l’exaspération le gagner. Il n’était guère étonnant que l’on conseillât aux sylphes d’éviter les humains ! Ils suscitaient des sentiments tellement violents et contradictoires qu’on en restait désorienté, pris de vertige. Il frappa du poing sur la table.
— Que voulez-vous, à la fin ?
— Je ferai ce que vous avez dit. J’irai prévenir mon peuple, pendant que vous portez la nouvelle à votre reine. Mais ensuite, je voudrais revenir ici. Et je voudrais que vous m’aidiez à retrouver mon père.
Le bon sens lui disait de refuser catégoriquement. Mais quelque chose le fit hésiter… et considérer la situation d’un point de vue cruellement lucide. Le père de la jeune fille était probablement mort. Selon toute vraisemblance, on aurait retrouvé son cadavre, soit ici, soit dans l’Ombre, avant même qu’Artimour ne revînt de la cour.
Il y avait peu de chances, en définitive, que Nessa lui demandât de tenir sa promesse. En revanche, cet engagement pouvait lui servir de prétexte pour visiter l’Ombre, voir de ses propres yeux une forge, peut-être même un forgeron au travail. En quelques tours de sablier, il se ferait une vague image de son père, qui suffirait à remplir le vide laissé par son absence. Quant à cette fille, elle avait beau être couverte de crasse, elle n’en avait pas moins fait preuve de bravoure. Bien qu’elle ne fût motivée que par le désir de sauver son père, elle avait indéniablement rendu un grand service à la Faërie. Sans elle, personne n’aurait été informé de la défaillance de la Résille. Cela méritait tout de même une récompense.
Il se pencha donc vers elle pour lui parler à voix basse. Il devait rester très prudent. L'enjeu dépassait largement les mystères de leurs pères respectifs.
— Rentrez chez vous, prévenez votre peuple, et promettez-moi de m’attendre là-bas. Alors je vous aiderai à chercher votre père, après mon retour de la cour. Il faudra être patiente. Pensez que le temps s’écoule différemment ici, et que je devrai obtenir une permission de mon commandant. Mais je vous donne ma parole que je viendrai moi-même vous chercher, à condition que vous vous engagiez à ne pas essayer de revenir seule en Faërie, et à me dire tout ce que vous savez.
— Entendu.
Les yeux de la fille débordaient de larmes, mais elle lui avait répondu avec toute la dignité d’une reine.
En fin de compte, elle ne ressemblait en rien au portrait qu’on lui avait tracé des humains. Il se demanda soudain quel genre d’homme était son père, pour avoir une fille si déterminée. Et sa mère ? Sa mère avait disparu en Faërie, se souvint-il. S'y trouvait-elle toujours ? Mais il se perdait en conjectures.
— Alors ?
— Tard la nuit dernière, deux voyageurs sont venus à l’atelier. Ils ont parlé un moment à mon père, puis ils sont partis. Ensuite, papa a passé une bonne partie de la nuit à forger quelque chose. Et la dernière fois que nous l’avons vu, il partait vers le lac en emportant cette chose dans un paquet.
— Quel rapport y a-t-il avec le gobelin ou la Résille ?
— L'un des voyageurs était un sylphe. Je l’ai vu à ses yeux. Ils brillaient dans le noir… Vous savez comme leurs yeux sont brillants.
« Et les miens ne le sont pas ? » faillit-il demander.
Mais elle poursuivait déjà son récit.
— J’ai vu l’éclat de sa peau, et j’ai compris pourquoi certains les appellent les Lumineux.
« Les appellent ? » voulut-il s’écrier, profondément offensé par ce refus de le compter parmi ceux qu’il considérait comme siens. Néanmoins, cette nouvelle information était aussi énigmatique que frustrante, comme ces petites pièces de puzzle que l’on retourne dans tous les sens sans leur trouver de place. Un sylphe dans l’Ombre… Au prix d’un grand effort, il revint à la réalité, et se leva. Il aurait le temps de réfléchir à tout cela pendant son voyage.
— Nous devons partir, demoiselle.
— C'est votre père qui était mortel, n’est-ce pas ?
Bouleversé, Artimour chercha ses gants, habituellement pendus à sa ceinture, et, ne les trouvant pas, fléchit maladroitement les doigts. Que dirait-elle si elle savait la vérité ?
— Mon père…
Il ne put continuer. Le père de Nessa était le centre de sa vie. Son père à lui n’était guère plus qu’un personnage secondaire dans les contes pour enfants. C'était la seule chose qu’il aurait pu lui dire en quelques mots, alors que le temps leur était compté.
— La vie de mon père ne regarde personne, murmura-t-il.
Cette réponse lui fit visiblement l’effet d’une gifle, mais Artimour était lui-même si troublé qu’il n’en éprouva aucun remords. Une petite voix intérieure lui disait qu’il serait facile de suivre la fille par-delà la frontière, de jeter un coup d’œil furtif au monde inconnu de son père. Il pourrait même voir une forge. Mais une autre partie de lui espérait qu’on retrouverait la dépouille du forgeron aussi vite que possible. Soudain, il aurait voulu être loin, très loin de cette mortelle dont les yeux sombres voyaient tant de choses… Il sut alors que sa moitié sylphe reprenait le dessus, et qu’elle l’empêcherait de suivre cette fille dans l’Ombre.
Il réajusta son pourpoint, et plongea rapidement un morceau de pain croustillant dans le pot de fromage. C'était succulent, à la fois riche et acidulé, et il pressentit que rien, dans l’Ombre, n’aurait autant de saveur. Il avala et fit un geste en direction de la porte.
— Venez, demoiselle. Vous devez passer la frontière avant que le soleil ne se couche sur la Faërie. C'est au crépuscule que les gobelins chassent.

Timias, qui arrangeait le drapé de sa tunique fraîche, parfumée au bois de santal, devant la glace de son boudoir, ne fut pas particulièrement surpris de voir un visage se matérialiser dans le miroir. Mais quand l’apparition prit les traits ridés d’un gremlin domestique, il en fut proprement horrifié. La petite créature sortit de la glace, s’inclina sans mot dire, et lui tendit un parchemin fermé par un sceau de cire.
Par habitude, Timias le descella et en parcourut le contenu. Le hasard faisait que le message venait de la jeune Delphinea, à qui il souhaitait justement parler. Mais le plus incroyable, c’était que son messager fût passé par le miroir, utilisant un pouvoir magique connu des sylphes seuls. Un gremlin circulait librement dans le réseau de miroirs qui s’étendait à travers le palais… Timias frémit d’horreur. Qui avait eu la sombre idée de lui enseigner ce talent ?
Il dévisagea le gremlin, les sourcils arqués.
— Qui t’a dit de prendre le chemin des miroirs ?
Le messager s’inclina, impassible. Il y avait bien longtemps qu’on avait interdit à ces petits êtres de parler, car leurs voix étaient affreusement grinçantes et discordantes. Aussi communiquaient-ils avec les sylphes par signes. Les yeux baissés, le gremlin gesticula des mains et de la queue.
« Dame Delphinea m’a ordonné de venir à vous par ce chemin. Elle sollicite un entretien de toute urgence. »
— Cela, je l’ai bien compris, répliqua Timias, profondément troublé. Mais qui t’a appris à te déplacer ainsi ? Qui t’en a donné l’autorisation ?
« C'est dame Delphinea, monsieur. Un jour où la reine était en grande détresse. Certains disent que je lui ai sauvé la vie. »
Timias leva un sourcil plein d’appréhension. De toute évidence, Delphinea avait une très faible connaissance de la nature des gremlins. Mais ce qui le tracassait surtout, c’était que cette jeune sylphe fraîchement débarquée à la cour, à peine sortie des jupes de sa mère, connût la magie des miroirs, et la comprît assez bien pour l’enseigner à un gremlin. Il fallait qu’il eût au plus vite une explication avec elle. En attendant, le mal était fait. Ce gremlin connaissait les secrets des miroirs, et les répéterait bientôt à tous ses semblables. Il fallait prendre des mesures d’urgence pour protéger la reine.
— Cette dame désire-t-elle me recevoir maintenant ?
« Elle me fait dire qu’elle se présentera dans vos appartements dès que vous le souhaitez, monsieur. »
Rien ne laissait à désirer dans l’attitude du gremlin. Il s’exprimait avec l’humilité appropriée, sans trace d’agressivité ni d’humeur. Restait que l’acte inconsidéré de Delphinea exposait la reine au danger d’une attaque.
— Retourne chercher ta maîtresse.
Il s’enveloppa de ses robes et se détourna pour ne pas voir la créature entrer dans le miroir.
Le vieux sylphe pestait encore quand une toux discrète et un bruissement de satin le firent se retourner. Delphinea était sortie du miroir doré. Elle portait une robe couleur de nuit, dans les plis de laquelle brillaient de minuscules diamants. Pas d’ailes : elle n’avait pas encore été contaminée par cette mode absurde. Elle n’aurait pu en porter, de toute façon, vu la coupe démodée de sa robe : une large fraise de dentelle partait du dos, pour venir encadrer son visage aux grands yeux bleus et son cou gracieux. Des vêtements de ce genre, Timias n’en avait plus vu depuis l’époque où Gloriana avait fondé la cour de Faërie. De fait, Delphinea semblait tout droit sortie des tapisseries dépeignant le début de cette ère glorieuse. Cette robe était-elle destinée à lui transmettre un message ? Pourquoi, dans ce cas, Eponea n’était-elle pas venue en personne ? Quoi qu’il en soit, la beauté de la sylphe qui se tenait devant lui ne suffit pas à calmer son irritation.
— Chère Delphinea, c’est un plaisir de poser les yeux sur vous, mais je ne m’attendais pas à le faire si vite. Surtout, permettez-moi de m’étonner que vous ayez enseigné la magie du miroir à cette créature détestable !
Delphinea cessa brusquement de lisser ses jupes et écarquilla les yeux, interdite. Son regard franc et direct, presque insolent, déconcerta Timias. Cette jeune sylphe n’était pas comme les autres : il émanait d’elle quelque chose d’indéfinissable, troublant et attirant à la fois. Il fut plus surpris encore par sa réponse.
— Petri n’a rien de détestable, monsieur. C'est un bon et fidèle serviteur, dont la présence d’esprit a sauvé la reine d’une grande détresse.
— Je vois.
Il la jaugea du regard, et comprit que cette franchise surprenante relevait moins de l’audace que d’un naturel absolu. Elle s’exprimait sans détour, n’ayant pas encore mesuré l’intérêt de tenir sa langue — une leçon qu’elle apprendrait bien assez tôt au contact des courtisans désobligeants. Soudain, il eut l’impression qu’elle lui rappelait quelqu’un. Mais qui ? Il fronça les sourcils, essayant de se remémorer le visage d’Eponea.
Son expression sévère intimidait clairement Delphinea, et Timias en déduisit qu’il ne s’était pas trompé. Elle était moins effrontée qu’innocente. Sa mère ne lui avait rien appris de l’art de la dissimulation.
— Pardonnez-moi, seigneur Timias. Je n’avais pas l’intention de vous déranger.
Tout en bégayant ces excuses, elle se retourna pour jeter un coup d’œil vers le miroir. Elle était donc à la cour depuis assez longtemps pour savoir qu’elle pouvait être suivie.
Il s’adoucit un peu et lui tendit la main.
— Vous ne me dérangez nullement, ma chère. Avouez qu’il y a de quoi être surpris, quand un gremlin se matérialise dans votre miroir ! Mais vous avez l’air inquiète… Etes-vous sûre que tout va bien, dame Delphinea ?
Sans répondre, elle s’avança pour tirer les grands rideaux de velours qui encadraient le miroir. Il était en effet possible aux courtisans indiscrets ou désœuvrés d’espionner toutes les pièces desservies par le vaste réseau de miroirs, au risque toutefois d’être démasqués s’ils s’attardaient plus d’une minute ou deux de l’autre côté du tain. Aussi toutes les glaces étaient-elles munies de rideaux. Cette précaution ne suffisait pas, cependant, à étouffer complètement le son des voix. Timias entraîna donc son invitée vers l’arrière de ses appartements, jusqu’à une antichambre dont les hautes fenêtres surplombaient un minuscule jardin privé. Il referma la porte derrière eux.
— Vous pouvez parler sans crainte, à présent.
— Ma mère m’a conseillé de m’adresser à vous, Timias, si les autres refusaient de m’écouter. Elle m’a dit que votre loyauté à la Faërie était incontestable.
Timias s’inclina. Puis il la fixa, tentant d’interpréter les expressions qui se succédaient sur son visage. Il la crut sincère : elle était trop jeune, trop ignorante des usages de la cour pour tenter de le tromper. Et elle avait peur, Timias le percevait clairement.
— J’aimerais que tous les conseillers partagent ce sentiment, madame.
— Ah, les conseillers…
Delphinea hocha la tête et alla se poster devant l’une des hautes fenêtres, silencieuse, ses petites mains serrées. Elles disparaissaient presque dans la magnificence de sa robe. En bas, les eaux de la fontaine en marbre vert scintillaient sous un radieux soleil d’automne, et de petits serins voltigeaient entre les sauges violettes et les mufliers dorés.
— C'est très beau, seigneur Timias… Mais j’ai parfois l’impression que personne, ici, ne mesure combien tout cela est fragile… combien nous risquons de voir détruit et ruiné tout ce qui nous entoure.
Elle se retourna, et Timias fut de nouveau décontenancé par sa beauté hors du commun. Son visage pâle était encadré d’une chevelure si noire qu’elle était parcourue de reflets bleus. Des reflets assortis à la couleur de ses yeux, et à celle des saphirs incrustés dans sa collerette de dentelle.
— Je crois que quelque chose de terrible est en train de se passer. Quelque chose s’attaque à la terre, à la structure même de la Faërie. C'est ce qui m’amène à la cour. Albane ne m’a pas invitée. C'est ma mère qui a pris l’initiative de m’envoyer ici.
Timias resta interdit. Personne ne venait à la cour sans y être expressément convié par la reine. S'y rendre à l’improviste représentait une grave entorse à un protocole très ancien, dont seuls les Conteurs connaissaient les origines.
— Mais de quoi parlez-vous, mademoiselle ? reprit-il enfin.
— De la raison de ma présence ici. Vous savez que c’est la première fois…
Elle marqua une pause, comme pour remettre de l’ordre dans ses idées.
— La reine n’a pas convoqué de Conseil ni de Grande Assemblée ces derniers temps, car tous les membres sont occupés à renforcer leurs défenses et à lever leurs armées. Mais je devais absolument me rendre à la cour. Même maman l’a reconnu…
Elle s’interrompit, visiblement émue.
— Que se passe-t-il, madame ? insista Timias, contrarié.
Il y avait quelque chose dont il devait absolument se souvenir, quelque chose de bien plus important que les paroles de la jeune fille, et il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus…
— Le bétail se meurt.
Elle articula les mots à voix basse, en les détachant. Timias fronça les sourcils. Le grand troupeau de vaches blanches qui parcourait les pâturages de montagne, dans la lointaine province de Delphinea, donnait un lait exceptionnel qui constituait la base de l’alimentation féerique. Ces bêtes semblaient vivre là depuis toujours, abritées par de hauts pics montagneux, nourries de thym et de trèfle, buvant l’eau pure des torrents qui coulaient des hauteurs. Les sylphes qui soignaient et gardaient ce troupeau se transmettaient leur savoir de mère en fille depuis des générations.
— Tout a commencé il y a quelques printemps. Nos gens ont apporté à ma mère un veau qu’ils avaient trouvé mort dans les pâturages. Son cadavre…
Elle frissonna et détourna les yeux.
— Ce veau n’était pas mort de causes naturelles. Je n’avais jamais rien vu de semblable. Son corps était recouvert d’une vérole suintante et malodorante, et il paraissait dévoré de l’intérieur. Après cela, il ne s’est plus rien passé pendant un certain temps. Nous en avons conclu que c’était un incident isolé. Mais à la veille du solstice d’été, juste avant l’annonce de la grossesse d’Albane, cela a été l’hécatombe. Et pas seulement parmi le bétail. Les oiseaux, les poissons et les grands chats sauvages qui vivent dans les hauteurs ont tous été atteints. Les cadavres bouchaient les torrents et empoisonnaient l’eau. Ensuite, les poulains de ma mère ont commencé à mourir. C'est à ce moment-là que j’ai décidé de venir demander l’aide d’Albane. Mais je ne m’attendais pas à la trouver si… diminuée.
— Avez-vous la moindre idée de la cause de cette maladie ?
— C'est-à-dire que…
Elle croisa les bras comme pour se donner du courage.
— J’en ai une, en effet. Mais elle paraît tellement saugrenue que personne, pas même ma mère, ne veut y croire.
— C'est une situation qui m’est très familière, comme vous avez pu le constater ce matin, répondit Timias, esquissant un geste exaspéré en direction de la salle du Conseil. Quand j’ai proposé d’envoyer une de nos armées dans les Terres de l’Ombre, vous avez eu la délicatesse de demander qu’on m’écoute. Comment pourrais-je faire moins, à présent ?
Le sourire fugitif qui éclaira le visage de Delphinea laissa place à une expression si grave que Timias eut un mouvement involontaire vers elle, comme pour la réconforter. Mais elle poursuivit avec sa franchise habituelle et, cette fois-ci, ses paroles le glacèrent jusqu’au sang.
— Je crois que c’est la Résille. Je crois qu’elle empoisonne nos terres et nos bêtes. Et je crois qu’il faut s’en débarrasser.
Oubliant sa promesse de l’écouter jusqu’au bout, Timias lui opposa un mouvement véhément de la tête.
— Non, Delphinea, c’est impossible. J’étais présent lors de la création de la Résille et, croyez-moi, nous avons pris toutes les précautions nécessaires. A part le mortel, personne ne l’a touchée…
— Réfléchissez bien, Timias, interrompit-elle en le regardant droit dans les yeux. Depuis plus d’un millier d’années, en plein cœur du palais royal, dans une pièce où personne n’entre jamais, se cache un objet fait du poison le plus mortel qui soit. Et si c’était l’argent de la Résille qui empoisonnait les terres de la Faërie ? Si c’était cela qui affaiblissait Albane ?
Timias eut un mouvement de recul, atterré par ses paroles. Peu à peu, une vision d’horreur prit forme dans son esprit… La Résille d’argent, censée régler d’un coup les problèmes de l’argent et des gobelins, aurait-elle lentement distillé un poison fatal au cœur de la Faërie ? Qu’Albane fût souffrante ne faisait aucun doute, même pour un œil inexpérimenté. Or, la reine était plus liée encore à la terre que la Résille à la Pierre. Son affaiblissement progressif pouvait-il être causé par l’objet censé les protéger tous ? Non, c’était impossible. L'hypothèse était monstrueuse… mais néanmoins plausible. Timias se laissa choir dans un fauteuil, oppressé. Une douleur aiguë lui perça la poitrine, et le vieux sylphe se demanda pour la première fois de sa vie s’il verrait un jour l’Ouest. S'il n’y prenait garde, la vraie Mort risquait de l’emporter.
Delphinea continuait à défendre sa théorie avec une passion quasi humaine.
— Je sais que la Résille d’argent s’appuie sur la magie la plus élémentaire, la loi des semblables. Mais dans une entreprise de ce genre, tout repose sur les proportions. Ce sont elles qui donnent au sortilège le pouvoir de guérir… ou de tuer…
— Cessez donc de me sermonner, Delphinea !
Timias porta une main noueuse à son front. Ses treize cents années lui pesaient comme jamais. Il dévisagea son interlocutrice dans un silence gêné, puis maugréa enfin :
— Pardonnez-moi, mademoiselle. Je n’aurais pas dû vous parler sur ce ton. Nous sommes tous éprouvés par ces temps difficiles. Bientôt nous nous chamaillerons comme des mortels.
— Seigneur Timias, répondit-elle, tandis que ses yeux sombres s’emplissaient de compassion. Ne croyez pas que je vous accuse, Gloriana et vous, d’avoir délibérément mal agi. Vos intentions étaient bonnes, et c’est sans doute pour cela que la magie de la Résille l’a si longtemps emporté sur le poison. Mais il est possible que vous ayez utilisé un peu trop d’argent. Après tout, c’était la première fois que quelqu’un s’essayait à ce sortilège. Vous ne pouviez pas être certains des proportions…
Timias leva les yeux. Dans le contre-jour, tout de noir vêtue, elle se dressait comme une apparition funeste, et sa beauté ne faisait que la rendre plus effrayante.
— Avez-vous parlé de cela à quelqu’un d’autre ?
— J’ai essayé. Ils pensent tous que c’est complètement absurde. Je ne puis entrer seule dans la chambre de la Résille, et pas un seigneur, pas un chevalier n’accepte de m’y accompagner. Même cet idiot de Berillian, qui ne peut ôter les yeux de ma poitrine, refuse de lever le petit doigt pour m’aider à ouvrir les portes de la Chambre.
Timias se gratta le front. En Faërie, le temps n’était pas perçu comme une progression linéaire vers un avenir incertain, mais comme une boucle sans fin, un éternel recommencement. Demander aux sylphes de remettre en question leurs idées reçues, c’était comme demander aux hommes de modifier leur calendrier. Pour les sylphes, le monde qui les entourait n’était que la manifestation de leur imaginaire collectif. La Résille était une idée qui faisait ses preuves depuis des siècles et des siècles, et ils n’y renonceraient pas facilement.
— Est-ce cela que vous me demandez, mon enfant ? Vous aider à ouvrir les portes ?
Elle vint s’agenouiller devant lui, recouvrant de ses mains lisses et laiteuses les siennes, ridées et parsemées de taches brunes.
— Ma mère m’a conseillé de venir vous trouver. Tout ce que je vous demande, c’est de m’accompagner. Nous prendrons le chemin des miroirs, et personne n’en saura rien. Je voudrais juste en avoir le cœur net. Depuis quand les portes de la Chambre n’ont-elles pas été ouvertes ?
Timias réfléchit, les yeux perdus dans le lointain. Elle avait raison sur un point : il ne leur coûtait rien d’aller jeter un coup d’œil à la Résille. Le sortilège qui verrouillait les portes de la Chambre était relativement simple à briser : il suffisait d’y appliquer simultanément des énergies masculines et féminines.
— A ma connaissance, il n’y a eu aucune raison d’ouvrir ces portes depuis la création de la Résille. Mais cela ne veut pas dire que personne n’est allé y jeter un coup d’œil…
Delphinea lui décocha un regard sceptique, et Timias ne put que lui donner raison. Quand ils avaient fini quelque chose, les sylphes n’y revenaient jamais, car ils n’envisageaient pas que cette chose pût changer. C'était une des différences fondamentales entre les sylphes et les mortels. Timias baissa les yeux vers le jardin, vers les petits serins qui s’ébrouaient dans la fontaine et sautillaient de branche en branche. Ainsi vivaient les courtisans, au jour le jour, le cœur léger, refusant obstinément de reconnaître le terrible danger qui les menaçait.
Timias se rappela la nuit où la Résille avait été forgée. Il entendait encore les coups de marteau sur le métal brûlant, il sentait l’énergie brute vibrer dans l’air orageux. Et si cette énergie n’avait pas suffi à contenir pour toujours le poison ? Il se tourna vers Delphinea et lui tendit la main.
— Venez, ma chère, servez-moi de guide. II y a plus d’un siècle que je n’ai pas utilisé la magie des miroirs.
Avec un regard plein de gratitude, elle lui prit la main, et ils quittèrent tous deux l’antichambre. Devant le miroir, il posa une main sur l’épaule de Delphinea, l’autre sur sa canne. Ils restèrent un instant immobiles, contemplant leur propre reflet. Timias sentit son cœur se serrer. Elle était si belle ! C'était la couleur de ses yeux, décida-t-il, qui conférait à son visage ce charme si particulier. A moins que ce ne fût quelque chose de moins apparent…
— Quand je vous vois, madame, je me demande comment j’ai pu un jour quitter la Faërie… et je me fais l’effet d’un imbécile, dit Timias pour masquer son trouble.
Malgré l’inquiétude qui ombrait ses yeux bleus, un léger voile rosé colora les joues de Delphinea, et un sourire fugitif éclaira son visage.
— Je suis ravie, moi aussi, que vous soyez revenu de l’Ombre.
Elle lui avait répondu avec candeur, mais quelque chose en elle alerta Timias. Cette jeune sylphe n’était pas aussi innocente qu’elle en avait l’air.
Elle pressa la main de Timias contre son épaule, et fit un pas vers le miroir. Ensemble, ils ressortirent de l’autre côté, dans le monde sombre et inversé de derrière les miroirs. Ils traversèrent des couloirs sinueux, gravirent des escaliers en spirale, éclairés çà et là par des éclats de lumière éparpillés, et parvinrent enfin au cœur du palais, derrière le miroir qui faisait face aux portes de la Chambre magique.
Mais au moment où Delphinea voulut traverser, il se produisit quelque chose de très curieux, que Timias n’avait jamais vu de toute sa vie. La surface du miroir leur résista, comme recouverte d’une fine pellicule translucide et poisseuse. Delphinea recula ; de petites particules grisâtres collaient à sa main.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-elle.
Elle s’appuya de tout son poids contre le verre, et ils se frayèrent finalement un passage jusqu’au vestibule. Quand ils se retournèrent, Timias reconnut immédiatement la substance qui recouvrait le miroir. C'était de la poussière.
— Quelle est cette chose ? répéta Delphinea comme pour elle-même.
Il n’y avait pas de poussière en Faërie. Timias doutait même qu’elle connaisse ce mot.
— C'est de la poussière, expliqua-t-il néanmoins.
— « Poussière »…, répéta-t-elle en secouant ses jupes. Il y en a partout.
Mais ils n’eurent guère le temps de résoudre ce mystère, car déjà Delphinea avait saisi la main de Timias pour lui montrer autre chose. Le sol était lui aussi recouvert d’une fine couche de poussière. Et tout comme les deux sylphes avaient imprimé leurs silhouettes sur le miroir, quelqu’un d’autre avait laissé des traces de pas sur le sol. Elles allaient d’une petite porte à gauche jusqu’à l’entrée de la Chambre.
— Quelqu’un est venu ici, murmura Delphinea. Et il n’y a pas très longtemps.
— Dommage que nous ne puissions interroger les gardes de l’autre côté des portes, n’est-ce pas ?
— Ce qui est intouchable n’a pas besoin de gardes, répliqua Delphinea avec un petit sourire malin.
Ils avancèrent jusqu’à la porte, attentifs à ne pas brouiller les traces sur le sol.
— Qui a bien pu venir ici ?
— Une personne seule n’aurait pu ouvrir la porte.
Les traces s’arrêtaient devant la porte, puis repartaient en sens inverse vers une seconde petite porte à droite. Celui qui les avait laissées n’avait pas voulu reprendre le chemin par où il était venu.
— Ne pourrait-il s’agir de vos empreintes, Delphinea ?
— Non, je n’ai fait que regarder depuis l’autre côté du miroir. Je ne savais même pas qu’il y avait cette… cette poussière.
Timias eut soudain l’impression de déranger quelque chose de très ancien. L'air autour d’eux était lourd de vibrations, comme si le battement d’un grand tambour y résonnait depuis la nuit des temps. Et il se souvint de cette longue et affreuse nuit, de la puissante magie qu’ils avaient éveillée, de sa fuite terrifiée hors de cette chambre… C'était un endroit où il avait espéré ne jamais revenir.
Delphinea plaça la paume de sa main sur le panneau doré de la porte droite. Au contact de sa peau, le métal rougeoya, bourdonna, et les gonds de la porte gémirent comme s’ils se réveillaient d’un long sommeil. Timias appuya sa main gauche sur le panneau de gauche et, de l’autre, prit la main droite de Delphinea. Les portes tremblèrent. Puis, avec un grincement strident, elles s’ouvrirent lentement sur une petite pièce au plafond très haut. A quelque cinquante pieds au-dessus d’eux, une fenêtre ronde de verre facetté laissait entrer à flots le soleil du matin. Ses rais irisés dansaient sur le sol en un motif complexe et changeant, au centre duquel, sur une simple colonne de marbre, reposait la pierre de lune. Timias s’appuya brusquement à l’encadrement de la porte. Delphinea réprima un petit cri.
— Une chose est sûre, Timias : le mystérieux visiteur est bien arrivé jusqu’ici.
Les traces de pas menaient tout droit à la colonne de marbre.
Dans la lumière éclatante, la pierre de lune luisait d’un vert laiteux. Elle paraissait aussi pure et immaculée qu’au premier jour. La Résille d’argent avait disparu.