6.
La porte de la bibliothèque se referma derrière eux sans le moindre bruit. Nessa se retourna, étonnée, tandis qu’Artimour continuait à avancer. Elle se précipita à sa suite, le fracas de ses semelles de bois résonnant dans le grand couloir dallé aux murs blancs et lisses. Son compagnon marchait à pas rapides et feutrés, dans des bottes de cuir qui lui allaient comme une seconde peau.
Il se déplaçait avec toute la grâce silencieuse d’un félin et Nessa trottait derrière lui, essayant de faire le moins de bruit possible. Elle savait qu’il était plus troublé par sa présence que les autres sylphes. Il enrageait d’avoir perdu trois de ses hommes, c’était tout à fait compréhensible. Une telle nouvelle aurait affecté n’importe quel capitaine. Mais il y avait autre chose. Le mouvement de recul qu’il avait esquissé en l’apercevant, sa moue dédaigneuse tandis qu’il l’inspectait de la tête aux pieds… Puis cette façon de se renfoncer dans son fauteuil, le nez plissé, comme si son odeur l’incommodait — tout cela le distinguait des autres sylphes. A vrai dire, c’était précisément la réaction qu’elle aurait attendue d’un seigneur mortel. C'était cela qui avait éveillé son attention. Si la moitié sylphe d’Artimour était un tant soit peu attirée par elle, une autre partie de lui n’était que trop clairement dégoûtée.
Il semblait furieux, justement, qu’elle eût deviné ses origines humaines. Nessa se demandait qui pouvait bien être son père. Une idée folle lui traversa l’esprit : et si c’était le grand Bran Brunebarbe lui-même ? Artimour serait alors le fils de son héros d’enfance… Elle ralentit sa course et le suivit du regard, ébahie. Ses cheveux étaient bien bruns, d’un brun riche et foncé, traversé de reflets roux. Etait-ce possible ? Existait-il d’autres semi-mortels comme lui ? Sa propre mère avait pu porter l’enfant d’un sylphe… Peut-être avait-elle un demi-frère ou une demi-sœur en Faërie ! C'était la première fois qu’elle envisageait cette possibilité. Une chose était sûre, on n’entendait jamais parler d’enfants nés de telles unions. Quelle sorte d’enfance avait eue Artimour dans l’Outremonde ? Avait-il même rencontré son père mortel ?
Une foule de questions se bousculaient dans son esprit, mais le beau visage d’Artimour était si sombre, si fermé, qu’elle se mordit la langue. Et ce fut en silence qu’elle admira les vastes salles qu’ils traversèrent, dont le luxe et le confort, d’après le peu que savait Nessa, étaient sans égal dans l’Ombre. Même le roi de Hombrie, de l’autre côté de la mer, et l’empereur d’Aquilée, au sud, ne pouvaient avoir d’aussi beaux palais. Et ce n’était là qu’un poste frontière isolé, avait dit Artimour !
Au détour d’un couloir, ils pénétrèrent dans une immense salle au plafond cathédrale. Nessa eut l’impression d’entrer dans une forêt. Les grands cintres en chêne qui soutenaient le plafond brillaient comme des branches d’arbres arrosés de soleil. La lumière entrait à flots par de hautes fenêtres à meneaux percées dans les murs.
Des tentures aériennes, blanches, bleues et mauves, pendaient aux fenêtres. Elles étaient ornées de motifs fantasques et lumineux, comme dessinés avec des fils incandescents. A cette heure, la salle était déserte. De longs bancs et des tables à tréteaux s’empilaient contre les murs. Le regard de Nessa fut attiré par un éclat de couleur entre les chevrons du toit. Elle leva la tête et resta bouche bée. La charpente était ornée de grappes de raisin peintes, si habilement imitées qu’elle crut presque les voir remuer dans la brise.
— Ce n’est pas un trompe-l’œil, dit Artimour abruptement.
— Comment ? bégaya-t-elle en sursautant.
— La vigne. Elle bouge vraiment. Elle pousse, aussi : nous avons finalement dû la tailler, il y a quelques années. Parfois, on peut même en cueillir quelques grains.
D’un coup, Nessa comprit qu’ici, ce n’étaient pas seulement les couleurs, les matières et les sons qui étaient différents. C'était la structure même des choses. Elle croisa les yeux d’Artimour et, dans leurs profondeurs vert-de-gris, elle lut quelque chose de plus que la méfiance. Son expression lui disait qu’elle aussi était différente de tout ce qu’il avait connu jusqu’alors. C'était un mélange de curiosité, de nostalgie et… Non, c’était impossible. Sans doute n’était-ce qu’un effet de lumière. Pourtant, cela ressemblait bien à du désir.
Mais déjà il lui tournait le dos.
— Venez, jeta-t-il.
Elle trottina derrière lui, aussi balourde et maladroite qu’une vache échappée de l’étable. Chaque fois qu’elle posait les yeux sur Artimour, le désir lui brûlait le ventre. En était-il de même pour le sylphe ? Elle pensa à Griffin. De l’avis de tous, c’était un beau gars bien bâti ; mais à la vue d’Artimour, les mains de Nessa devenaient moites et ses genoux flageolaient. Son pouls s’accélérait rien qu’à l’idée qu’il puisse éprouver pour elle autre chose que du dégoût. Il avait tout de même promis de l’aider. Peut-être la trouverait-il moins repoussante si elle prenait un bain… En attendant, il marchait à grands pas devant elle, comme pour mettre le plus de distance possible entre eux. Tiendrait-il sa promesse ? Si elle avait bien interprété la lueur dans ses yeux, il le ferait sans doute. Peu à peu, Nessa commençait à comprendre ce qu’avait ressenti sa mère.
Arrivé dehors, Artimour s’arrêta en haut des marches qui menaient à la cour et leva les yeux. Le soleil était à présent monté au-dessus des arbres. Il n’y avait pas un seul nuage, et le ciel vibrait d’un bleu intense et radieux tel que Nessa n’en avait jamais vu. C'était comme si tout, dans ce monde, brillait d’une flamme intérieure, comme celle d’une bougie derrière un parchemin. Elle comprenait, à présent, pourquoi les sylphes donnaient au monde des mortels le nom d’Ombre.
— Il est bientôt midi, déclara Artimour. Ce n’est pas la meilleure heure pour traverser la frontière, mais c’est la plus sûre.
— C'est au crépuscule que les gobelins chassent.
Sans y penser, elle répéta les mots qu’il avait prononcés et, pour la première fois, elle vit Artimour sourire. C'était un vrai sourire, qui fit miroiter des reflets noisette dans ses yeux sombres. Et ce sourire infusa dans le corps épuisé de Nessa une énergie retrouvée, enivrante. C'était comme si elle se réveillait après un long sommeil. Troublée, elle porta son regard vers le fond de la cour, où des rangs de soldats sylphes s’entraînaient face à face, en un gracieux ballet d’épées et de lances. Mais elle ne put oublier la présence d’Artimour à son côté.
— Venez, dit-il de nouveau.
Et le charme fut rompu.
Elle revint à la réalité en sursautant. Le valet qui l’avait conduite jusqu’à Artimour menait vers eux un grand cheval noir harnaché. Nessa se tourna vers son compagnon avec un regard interrogateur.
— Je vous raccompagne moi-même à la frontière, expliqua-t-il. Ce n’est qu’un petit détour sur ma route. La selle est assez grande pour deux, du moins sur une courte distance.
Il tenait donc à s’assurer qu’elle ne tenterait pas de rester en Faërie. A vrai dire, elle n’y avait même pas songé : l’idée que Griffin pût être la proie d’une expédition de chasse gobeline lui en avait ôté toute envie. Elle hasarda un coup d’œil vers la selle du cheval, richement décorée et lustrée. Un sac de voyage était sanglé sur la croupe de l’animal. La selle semblait certes assez grande, et très confortable. Néanmoins, y monter à deux impliquait un contact rapproché et prolongé. Soudain, Nessa s’aperçut qu’elle était incapable d’affronter le regard d’Artimour. Quand il lui tendit la main, ses joues s’empourprèrent.
— A moins que cela ne vous dérange de monter avec moi ?
A sa consternation, elle se sentit rougir de plus belle. Elle leva le menton, le visage en feu.
— Pas du tout.
Il lui fit signe d’avancer, et Nessa remarqua le frémissement de ses narines. Donc, il n’était pas tout à fait insensible à l’effet particulier qu’elle exerçait sur les sylphes. A moins qu’il ne fût simplement indisposé par son odeur.
— Montez, alors.
Il la hissa sur le dos de l’étalon aussi aisément que si elle avait été une enfant. Puis, d’un geste vif, il se mit en selle derrière elle.
— Trouver la frontière en plein jour ne sera pas aisé. Mais je crois deviner par quelle porte vous êtes passée.
Un mot, un geste de son compagnon suffirent à faire ouvrir les grilles massives du fort. Le grand cheval se mit en marche. Artimour tenait les rênes d’une seule main — une main large et ombrée de poils sombres, comme celles de Dougal, mais si propre qu’elle voulut cacher les siennes. Devant lui, Nessa laissa maladroitement pendre ses jambes. Elle tenta de se tenir droite, mais le soleil lui chauffait le visage, et, bercée par le pas régulier du cheval, grisée par le doux parfum qui émanait du sylphe, elle glissa dans une espèce de torpeur.
Elle était vraiment très fatiguée. Depuis la disparition de son père, presque un jour entier s’était écoulé, pendant lequel elle n’avait pas fermé l’œil une seule minute. Sa tête dodelina, puis retomba doucement contre la poitrine d’Artimour. C'était un appui aussi solide et doux que son endroit préféré, un petit tertre au-dessus du lac, où l’herbe des dunes faisait place au thym sauvage.
Ses paupières s’alourdirent. Peut-être rêvait-elle. Il lui sembla traverser une longue allée de chênes, d’érables et de hêtres aux teintes flamboyantes, ponctuée çà et là de grands pins sombres et solennels. Des feuilles tombaient des branches et flottaient dans l’air comme des flocons d’or. Le soleil rayonnait, incandescent, derrière les arbres. L'air était chargé de résine et du parfum musqué des feuilles mortes. Nessa sentit une petite brise lui caresser doucement les cheveux, comme le faisait son père quand elle n’arrivait pas à dormir.
Derrière elle, Artimour chevauchait tranquillement. Son corps ondulait au rythme du cheval, solide comme un arbre et souple comme un roseau. Au début, il s’était tenu droit et rigide, mais, peu à peu, il s’était décontracté, laissant son corps épouser celui de Nessa. Bientôt, toute gêne fut oubliée : elle crut presque reposer dans son petit lit sous les toits, dans la maison de son père. Les battements de son cœur ralentirent, résonnèrent dans ses veines, et le temps sembla s’allonger. Les secondes s’égrenaient, cristallines, une à une. Elle ferma les yeux, respirant les effluves mêlés du sylphe et du cheval, et écouta le bruit étouffé des sabots contre le sentier couvert d’aiguilles de pins.
Elle pensa à sa mère, enlevée par un chevalier sylphe. Sans doute lui avait-il fait le même effet qu’Artimour lui faisait à elle. De fait, Nessa ne se souciait plus de savoir où la conduisait le grand cheval noir, dès lors que ce rêve ne s’arrêtait jamais… Sa mère avait-elle éprouvé le même sentiment, tandis qu’elle se laissait emporter au plus profond de la Faërie, loin de l’enfant et de l’époux qui l’attendaient dans leur petite maison près de la forge ? Une nostalgie familière l’envahit, puis l’ancienne douleur resurgit, celle de l’enfant abandonnée. Comment as-tu pu me laisser ? demanda-t-elle pour la millième fois au fantôme de sa mère. Mais aujourd’hui, l’air parfumé de la Faërie, le bruissement de la forêt lumineuse, la présence d’Artimour à ses côtés lui soufflèrent une réponse… Comprends-tu, ma fille, maintenant ? Ce n’était qu’un murmure qui se perdit dans le vent. Nessa rêvait. Mais pour la première fois, elle eut l’impression de retrouver un lien avec sa mère oubliée. D’être apaisée, entourée par une présence tangible. Elle s’abandonna au sommeil, bercée par le balancement régulier du cheval… avant de se redresser d’un coup. Son père ! Etait-il prisonnier, lui aussi, d’un pareil envoûtement ?
Elle lutta contre cette langueur qui menaçait de lui faire perdre la tête, et se cramponna à la réalité comme si sa vie en dépendait. Elle devait rentrer chez elle, prévenir les villageois du danger. Puis, en attendant Artimour, elle pourrait tenter de découvrir l’identité des mystérieux visiteurs de la veille. En fin de compte, il y avait une chance, mince mais réelle, pour que la disparition de Dougal ne fût pas liée à l’apparition du gobelin. Son père avait reconnu l’un des voyageurs, se souvint-elle. Qui était-ce donc ? Soudain, elle eut hâte d’être de nouveau au village.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle à Artimour par-dessus son épaule.
— Aussi près que possible de l’endroit où mes soldats vous ont trouvée, murmura-t-il, les yeux fixés sur l’horizon.
Sa bouche était tirée, et il évita son regard. Nessa voulut lui demander si les trois éclaireurs avaient été retrouvés, mais les épaules raides de son compagnon l’en dissuadèrent. Mieux valait se taire, jugea-t-elle. Des questions inopportunes ne feraient que rouvrir une plaie trop récente.
Ils virèrent à gauche, suivant le tracé d’un ruisseau qui serpentait entre les arbres. La forêt devenait plus dense, maintenant. Comment Artimour pouvait-il s’y retrouver ? A plusieurs reprises, il guida sa monture vers le bord de l’eau. Ils traversèrent et retraversèrent le petit cours pendant quelques centaines de pieds, puis il tira sur les rênes du cheval et s’arrêta. De longs rais de soleil filtraient entre les cimes des arbres et illuminaient la voûte de la forêt. Nessa se retourna vers Artimour, qui fronçait les sourcils.
— Que se passe-t-il ?
Le cheval piaffait et secouait la tête, comme devant un obstacle.
— Quelque chose d’étrange. Ce n’est pas comme d’habitude. La frontière est bien là, au milieu du ruisseau, mais quelque chose la tient fermée. Quelque chose qui se trouve de l’autre côté.
— De l’autre côté ? Dans mon monde ?
Nessa fouilla du regard l’air devant elle, tentant d’apercevoir cette frontière invisible, mais elle ne vit rien d’autre que le scintillement du soleil sur l’eau du ruisseau, qui s’écoulait, rapide et joyeuse, entre des touffes de cresson verdoyantes.
— La voyez-vous vraiment, cette frontière ? demanda-t-elle.
— Disons que je la sens plus que je ne la vois. Mais je ne comprends pas…
Il s’interrompit et jeta autour d’eux un regard sombre.
— Redites-moi comment et par où vous êtes venue.
— J’ai suivi un ruisseau un peu comme celui-ci.
— Bien. Ce ruisseau se jette dans la rivière. Et le vôtre, savez-vous où il mène ?
— Dans le lac. Ce n’est même pas un vrai ruisseau. La moitié du temps, il est asséché. Mais cette année, nous avons eu beaucoup de pluie…
— Ainsi, dans l’Ombre, il se termine dans un lac, murmura Artimour, songeur.
Il leva la main et parut chercher à tâtons quelque chose d’invisible.
— Elle est ici, je la sens. Mais elle est scellée.
Nessa avança timidement sa main, mais ne sentit rien. Elle la déplaça lentement devant elle, imitant les gestes d’Artimour, tentant de discerner quelque chose. Mais il n’y avait là rien de tangible.
— Je ne sens pas vraiment de différence, dit-elle enfin.
— Evidemment, répliqua-t-il d’un air agacé.
Il descendit de cheval et s’éloigna de quelques pas, la main tendue à l’horizontale, suivant le ruisseau d’un côté, puis de l’autre. Finalement, il s’arrêta à vingt pas de Nessa, les pieds plantés de part et d’autre du cours d’eau, et posa ses mains sur ses hanches.
— Je ne comprends pas, marmonna-t-il comme pour lui-même. Quelle est cette magie étrange ?
— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ? lança-t-elle.
Sous elle, le cheval avança de quelques pas. Nessa jeta un coup d’œil hésitant aux rênes. La bête allait-elle prendre ses jambes à son cou ? Mais elle ne fit que hennir, comme pour rappeler son maître. Au même moment, l’estomac de Nessa gargouilla bruyamment. Heureusement, Artimour ne parut pas l’entendre.
— La frontière est bien scellée du côté mortel. Comme s’il y avait dans l’Ombre une Résille qui nous empêchait d’y entrer. C'est bien la première fois que je vois une chose pareille.
Il leva les yeux et la fixa du regard.
— Il semblerait qu’à votre insu, vous m’ayez apporté une troisième information, et des plus intrigantes… Me voici triplement votre débiteur. En tout cas, il est impossible de passer la frontière ici. Nous devons trouver une autre porte.
Il revint vers elle et se remit en selle d’un geste souple. Nessa s’appuya de nouveau contre lui. Chauffé par le soleil, le velours tiède de son pourpoint caressa la peau nue de son bras. Doux comme la peau d’une pêche, pensa-t-elle… Et l’eau lui vint à la bouche. Quel dommage d’avoir perdu le sac de Griffin ! Il lui faudrait trouver un moyen de le remplacer. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux…
Ses paupières se fermèrent pour de bon et elle sombra dans le sommeil.
Quand elle rouvrit les yeux, ils étaient arrêtés sur une berge. D’une saillie rocheuse sur le côté, l’eau tombait dans un grand bassin. L'inclinaison du soleil était telle que les pins sombres de la rive d’en face s’y reflétaient en une image parfaitement nette, quoique renversée. Nessa cligna des yeux, éblouie.
— Nous y sommes, dit Artimour. Pour autant que je sache, c’est la porte la plus large à des lieues à la ronde. Celle que vous avez empruntée ce matin n’est pas loin, mais vous ne ressortirez pas tout à fait au même endroit. Saurez-vous retrouver votre chemin ? Les gens qui vivent dans ces parages vous aideront-ils ?
— Je me débrouillerai, répliqua Nessa.
Elle connaissait mieux que personne les sentiers et les villages autour du lac. Mais les yeux d’Artimour restaient fixés sur elle, emplis de trouble. Que voulait-il ? A son grand étonnement, elle comprit qu’il s’inquiétait pour elle. Il avait mieux écouté qu’il n’y paraissait ses explications au sujet de son père et des gens du village. Il tiendrait sa promesse, elle en était certaine, à présent.
Il descendit de cheval, lui tendit les bras, l’enleva du dos du grand étalon. Nessa déplia ses jambes courbaturées, se redressa avec effort et rattacha ses cheveux.
— Savez-vous nager ?
— Bien sûr, répondit-elle. Tout le monde sait nager.
— Non, demoiselle, pas tout le monde.
Devinait-elle une lueur d’amusement dans ses yeux ? Ou n’était-ce que du mépris ?
— Les corps des noyés de l’Ombre font parfois surface sur notre rive.
— Mon père sait nager. Il ne s’est pas noyé.
— Je ne voulais rien insinuer de la sorte.
L'étincelle brilla de nouveau dans ses yeux, puis s’éteignit. Il hésita, comme s’il allait ajouter quelque chose, puis sembla y renoncer. Avait-il voulu lui poser une question sur Dougal ?
Il indiqua d’un geste la rive opposée.
— Quand vous arriverez de l’autre côté, vous serez dans l’Ombre. Je ne puis cependant vous dire exactement où.
Sa voix était hachée, et elle eut la nette impression qu’il désirait la voir partie.
— Promettez-vous de venir à Killcairn ? Le jurez-vous ?
Il s’étira de toute sa hauteur et la toisa du regard.
— J’ai envers vous, mademoiselle, une triple dette. Mon honneur ne me laisse guère le choix.
Il ôta de son doigt un rubis serti dans un anneau d’or et lui prit la main.
— Recevez ce gage de ma fidélité. Que je brûle dans le ventre de la Vieille Mère si je manque à ma parole, dit-il en s’inclinant.
Les adieux maladroits de Griffin revinrent à l’esprit de Nessa. Et si cet homme — ce semi-mortel au regard aussi impénétrable que la surface du lac par un après-midi d’été — s’avisait de poser ses lèvres sur les siennes ? Il la fixait intensément. A coup sûr, il allait lui dire qu’il la suivait en Brynhiver, sans plus attendre… Le cri d’un héron déchira l’air. L'oiseau plongea de son rocher et disparut dans l’écume au bas de la chute d’eau. Artimour prit les mains de Nessa, les porta à sa bouche et posa un baiser sur ses doigts, tout près de la bague.
— Qu’elle vous garde.
Elle baissa les yeux vers la bague. La pierre ovale aux reflets incarnats paraissait aussi incongrue à son doigt que ses mains crasseuses dans les gants soyeux et immaculés d’Artimour. Ou que ses bottes lourdes et grossières, à côté de celles du sylphe… Ses bottes ! Elle ne pouvait nager avec de tels poids aux pieds… Avec un soupir, elle dégrafa la broche qui tenait sa cape. Ce n’était qu’un simple disque de fer poli, orné d’une boucle en fil de cuivre, mais elle y tenait, car c’était un cadeau de son père. Elle tendit sa cape à Artimour, remonta sa tunique aussi haut qu’elle l’osait et la fixa avec la broche, s’assurant qu’elle tenait bien. Il n’était pas question qu’elle se décroche dans l’eau ! Puis elle se pencha, ôta maladroitement ses bottes et, à regret, les posa devant elle. C'étaient ses chaussures préférées, et elle n’avait aucune chance de les remplacer. Le cordonnier qui les avait fabriquées était reparti vers d’autres contrées et n’avait plus reparu depuis deux ans. Elle ne pouvait se résoudre à les abandonner, et il le fallait pourtant. Une idée lui vint subitement.
— En Brynhiver, lorsqu’on prononce de tels vœux, la coutume est d’échanger des gages.
— Dans les circonstances présentes, répondit Artimour, visiblement surpris, je ne puis vous demander…
— Tenez ! dit-elle en se relevant. Ce sont mes bottes de travail préférées. Ramenez-les-moi quand vous viendrez reprendre votre bague.
Il parut d’abord déconcerté, puis complètement abasourdi, avant de lui adresser enfin un sourire empreint de respect forcé.
— C'est un gage insolite, demoiselle, mais sans doute approprié. Je vous rapporterai aussi votre cape.
Il s’inclina de nouveau, coinça les bottes sous son bras et fit un geste vers l’eau.
— Partez, maintenant. Le reflet n’est jamais plus net qu’à cette heure de la journée. Il s’estompe à mesure que le soleil descend.
Nessa se retourna vers la rive, le cœur incertain. Il lui semblait se trouver à la croisée des chemins. Elle retournait dans le monde qu’elle connaissait, mais quelque chose lui disait qu’en son absence, tout aurait changé. Elle redressa les épaules, leva le menton, s’assura une dernière fois que sa broche était bien accrochée et entra dans l’eau, aussi résolue que lorsqu’elle avait décapité le gobelin. Le fond de la rivière était tapissé de galets lisses et serrés, comme les pavés d’une route. La route de TirNa'lugh — c’est ainsi que l’appelaient les vieux contes. Nessa ne se retourna pas.
Quand l’eau lui arriva à la taille, elle plongea. Elle s’enfonça à grandes brasses sous l’eau froide et pure, luttant contre la peur tenace qui menaçait à tout instant de la submerger. Et si je ne retrouve pas la sortie… Tant de choses étranges s’étaient passées en un jour… Elle avait le sinistre pressentiment que rien ne serait jamais comme avant. Et si la Résille avait perdu de son pouvoir ? Si les gobelins envahissaient Brynhiver ?
Il ne fallait pas y penser. Pas maintenant. Juste nager, nager calmement. Sentir la caresse de cette eau claire qui emportait tout : la sueur, la crasse et le sang, et cette terrible odeur de gobelin. Les flots l’entourèrent, gonflèrent d’eau ses cheveux et sa tunique de lin. Sa ceinture était lourde et froide contre son ventre. Soudain, ses pieds se heurtèrent à des pierres au fond de l’eau. Une dernière brasse, et elle émergea dans la brume épaisse qui flottait à la surface du lac.
Elle se fraya un passage jusqu’à la berge et sortit de l’eau. Ses cheveux et tout son corps dégoulinaient, sa tunique lui collait à la peau. Ainsi se retrouva-t-elle sur la plage rocailleuse comme un enfant viendrait au monde : trempée, pieds nus, sans cape, amulette, ni même un sou en poche. L'air était calme, limpide et étrangement doux pour la saison. Tout était silencieux dans la lumière pâle. Ce devait être le matin, très tôt.
Elle distingua dans la brume un sentier qui traversait la plage, partant d’un long ponton de pêche qu’elle ne reconnaissait pas. Mais à la forme familière des barques qui y étaient amarrées, elle sut qu’elle était revenue. Il y avait cependant quelque chose de bizarre, se dit-elle en avançant sur le sable. Le silence. A en juger par le nombre d’embarcations autour du ponton, elle devait se trouver tout près d’un grand village, mais elle ne distinguait pas un bruit d’activité humaine. Le sentier vira abruptement vers la droite ; un groupe de maisonnettes serrées apparut au loin. Nessa laissa échapper un soupir de soulagement en reconnaissant le village de Killcrag. Elle n’était qu’à une bonne heure de marche de Killcairn. Peut-être même qu’un villageois charitable la ramènerait dans sa charrette. Elle expliquerait qu’elle s’était mouillée en cherchant son père. Dans le lac ? ironisa une petite voix en elle, tandis que l’eau coulait de ses épaules et dégoulinait sur ses jambes nues.
« Peu importe, se dit-elle. Il faut trouver quelqu’un, n’importe qui. Et peut-être une tunique sèche. Et surtout, quelque chose, à manger… »
Son ventre, en effet, gargouillait de plus en plus fort.
Un profond silence régnait tout alentour. Pourtant, si elle ne se trompait pas, c’était l’heure où le village devait normalement se réveiller. Elle s’attendait à entendre des chiens aboyer, des enfants geindre en accomplissant les premières tâches de la journée, des femmes crier leurs salutations de maison en maison, tandis que l’odeur du gruau montait dans l’air. Mais le village était désert.
Nessa poussa la porte de la première maison. Avant même d’en passer le seuil, elle savait qu’elle n’y trouverait personne, car la cheminée ne fumait pas. Dans le foyer gisait une bûche à moitié consumée, apparemment éteinte à la hâte.
Elle aperçut une miche posée sur la table et se jeta dessus en salivant. Le pain était lourd et collant à l’intérieur, comme si on l’avait retiré du four à mi-cuisson. La croûte, heureusement, restait mangeable. Nessa en arracha de larges morceaux et les fourra dans sa bouche.
Les occupants de la maison étaient sans doute partis précipitamment, car ils avaient laissé intacte une pleine casserole de gruau. Néanmoins, ils avaient eu le temps d’emporter une bonne partie de leurs affaires. Les crochets qui pendaient aux murs et aux poutres étaient presque tous vides. Il ne restait plus qu’une tresse d’oignons près de la cheminée, un châle troué derrière la porte. Elle s’empara du châle et sécha ses cheveux du mieux qu’elle put. Sans cesser de manger, elle dégrafa la broche, essora sa tunique, puis la rattacha pour qu’elle ne colle pas à ses jambes.
Une porte menait de la cuisine dans une chambre à coucher. Nessa y jeta un coup d’œil : elle était tout à fait vide. Même les matelas avaient disparu. Elle regarda derrière la porte : une chemise pendait à un clou. Mais c’était un vêtement d’enfant, dans lequel elle n’avait aucune chance de rentrer. Elle frissonna et resserra le châle autour de ses épaules. Encore heureux que le temps fût aussi doux !
Elle passa de maison en maison, récupérant ici un bout de fromage durci, là une tunique sèche, puis enfin une paire de sandales grossières. Ce serait toujours mieux que de faire pieds nus le long chemin jusqu’à la maison.
On avait emmené aussi les animaux, à l’exception de quelques poules vagabondes qui caquetaient en grattant la boue du chemin. De la boue… C'était curieux : ces derniers jours, il n’y avait pas eu une goutte de pluie.
Une poule s’approcha d’elle, la fixa d’un œil fouineur, pencha la tête d’un côté puis de l’autre. Voulait-elle lui dire quelque chose, ou bien réclamait-elle des explications ?
— Je ne sais pas quoi te répondre, poule, répondit Nessa. Où sont-ils tous ?
En toute logique, ils avaient dû se réfugier au fort de Killcarrick, où siégeait le gouverneur de cette partie du duché. Mais qu’avaient-ils fui ? Pourvu que ce fût simplement la menace de guerre, et non pire… Elle ferait sans doute mieux, elle aussi, de se rendre directement au fort. C'était là qu’elle serait le plus en sécurité contre le mystérieux danger qui avait chassé les villageois. Mais Killcairn n’était qu’à une heure. Il fallait qu’elle revînt chez elle. Même si tous les autres avaient évacué le village, Griffin ne serait pas parti sans l’attendre. Elle avait de plus en plus l’impression qu’en son absence, plus d’un jour s’était écoulé. Mais il ne servait à rien de se perdre en conjectures.
Le chemin le plus rapide jusqu’à Killcairn était celui de l’eau. Nessa aurait pu emprunter une barque, mais elle n’avait aucune envie de s’aventurer de nouveau dans le lac. Quelque part dans ces eaux-là, les frontières du Brynhiver et de l’Outremonde se mêlaient, elle était bien placée pour le savoir. Dorénavant, elle resterait autant que possible sur la terre ferme.
Ce qu’elle déplorait le plus, pensa-t-elle en voyant le bout de ses orteils pointer hors de ses sandales, c’était la perte de ses bottes. Elle ajusta autour d’elle le plaid décoloré qu’elle avait trouvé soigneusement plié sur un lit. Son propriétaire regrettait-il de l’avoir abandonné ? Nessa, pour sa part, lui en était très obligée. Malgré le beau temps, il y avait une moiteur fraîche dans l’air qui la faisait frissonner.
Elle marqua une pause devant la dernière maison du village. C'était celle de la sorcière de Killcrag, la Vieille Molly. En réalité, Molly n’était pas si vieille que cela, bien moins que la Vieille Wren. Elle avait plutôt l’âge de Dougal. Nessa l’avait entraperçue de temps à autre tout au long de son enfance. Mais à Beltane dernier, au milieu de la foule venue de lieues à la ronde pour se rassembler autour de la pierre du clan à Killcarrick, elle avait échangé pour la première fois quelques mots avec la jeune sorcière. Des mots qui s’étaient gravés dans sa mémoire.
C'était juste avant le rituel, se rappela-t-elle. Dougal, Griffin et elle venaient tout juste d’arriver et ils installaient leur camp, tandis que le soleil baissait derrière les collines de l’Ouest. Ils la virent venir de loin : elle montait lentement la colline en ramassant des herbes, un panier au bras, le visage rosi par l’effort — ou par autre chose. C'était Beltane, après tout. Elle releva fièrement le menton quand Dougal la salua, et Nessa comprit aussitôt qu’elle comptait le prendre comme compagnon pour la nuit. C'était un honneur, qui vaudrait toutefois au forgeron taciturne d’être gentiment taquiné tout le reste de l’année. Mais quand il la reconnut, Dougal se rembrunit et lui adressa quelques mots froids et brefs, à peine courtois. A en juger par la raideur de ses épaules, il n’avait aucune intention de la laisser formuler une telle proposition.
Molly remarqua Nessa qui l’observait depuis son poste près du chariot, et elle lui lança un large sourire. Ses lèvres étaient rouges et pleines, et Nessa comprit soudain pourquoi les hommes vantaient sa beauté mûre. Elle était comme une rose pleinement épanouie, ouverte, luxuriante au soleil ; et si quelques pétales étaient tombés, si l’on devinait déjà des craquelures brunies sur leurs bords, elle n’en restait pas moins une très belle fleur. Si Dougal s’en détournait, d’autres se presseraient pour l’accompagner dans la forêt. Nessa jeta un coup d’œil songeur à son père. Cela ne manquait jamais : chaque année à Beltane, la fête la plus joyeuse du calendrier, il était d’humeur exécrable.
Bien que jugé bel homme par beaucoup, Dougal fuyait activement la compagnie des femmes. Beltane, évidemment, était une autre affaire ; ceux qui étaient appelés par le Dieu et la Déesse ne pouvaient s’y soustraire. Mais Dougal, qui refusait d’assister à la cérémonie, s’arrangeait pour ne jamais entendre d’appel de ce genre.
La sorcière regarda Nessa plus attentivement, comme si elle la reconnaissait.
— Une enfant de Beltane, si je ne me trompe ? lança-t-elle à Dougal.
Le forgeron tressaillit comme sous l’effet d’une gifle, et son visage s’assombrit.
— De quoi parlez-vous, femme ?
Elle jaugea Nessa du regard.
— Quand es-tu née, ma fille ?
— Onze jours après la mi-printemps, laissa échapper Nessa.
Son anniversaire était passé quelques semaines avant.
— C'est impossible. J’aurais pourtant juré…
Elle jeta un regard à Dougal.
— Ne vous vexez pas, l’homme. J’ai cru lui reconnaître un air de Beltane, voilà tout. Soyez bénis, vous et les vôtres, en ce jour de fête.
Et elle redescendit la colline en chantonnant. Nessa resta éberluée. Pourquoi son père avait-il réagi aussi violemment ? Un bref instant, elle se demanda si la sorcière avait raison, puis se ravisa. Sa mère ne pouvait l’avoir portée presque un an dans son ventre ! Mais pourquoi Dougal était-il aussi fâché ? En règle générale, ceux qui concevaient un enfant dans la période de Beltane ne manquaient pas de s’en vanter. En privé, Nessa doutait de leurs calculs. Les enfants conçus la nuit de Beltane étaient censés avoir des dons spéciaux ; or, tous ceux qu’elle avait rencontrés étaient ordinaires au possible. Quoi qu’il en soit, il n’y avait aucune raison de s’offusquer d’une telle suggestion. Au contraire, c’était plutôt un compliment.
Des bribes de la chanson de Molly flottèrent dans l’air, puis disparurent.
— Qu’est-ce qu’elles font, au juste, ces sorcières ? demanda Nessa à son père.
Il secoua la tête et marmonna l’une de ces réponses vagues qui avaient le don d’agacer sa fille.
— La magie du maïs. Une superstition ridicule. Enfin, cela ne fait de mal à personne, et c’est une bonne excuse pour organiser de grandes fêtes. Tu n’as qu’à en parler à la Vieille Wren, si ça t’intéresse. Moi, je n’ai pas de temps à perdre avec ces bêtises.
— C'est pourtant le moment ou jamais d’en faire, des bêtises, intervint Griffin, qui revenait du puits avec deux seaux pleins d’eau.
Les deux hommes ricanèrent. Dougal fit mine de s’éloigner à grands pas, écœuré, et Nessa décela dans les yeux de Griffin l’espoir que, l’heure venue, elle lui tendrait la main. Mais quelque chose la retenait, et, cette année comme les précédentes, elle n’alla pas dans les bois de Beltane.
Ce n’était pas la première fois qu’elle posait cette question à son père, ni la première fois qu’il la renvoyait à la sorcière pour des explications. Mais Nessa avait peur de la Vieille Wren. Elle était presque repoussante, avec son corps rabougri, son dos voûté, ses longues tresses blanches et son visage ridé. L'une de ses joues était marquée d’une grande tache de naissance couleur de sang séché, qui divisait son visage en deux moitiés, l’une pâle, l’autre sombre. Le plus effrayant, toutefois, c’était la flamme étrange qui se consumait dans ses yeux sombres, comme si un feu avait brûlé à l’intérieur de son crâne.
Même si Dougal lui avait conseillé de s’adresser à la vieille sorcière, il n’aurait pas été enchanté qu’elle le prît au mot. Il lui avait tacitement fait comprendre qu’elle ferait mieux de se concentrer sur le travail quotidien de la forge.
N’empêche que Nessa se posait parfois des questions. Elle avait même envisagé d’aller rendre visite à Molly pour lui en parler. Mais elle pressentait confusément que cela déplairait par-dessus tout à son père.
A présent, elle était seule devant la maison vide de la sorcière. Il ne pouvait y avoir de mal, tout de même, à jeter un petit coup d’œil à l’intérieur…
Elle poussa la porte. A la différence des autres villageois, Molly avait été contrainte d’abandonner bon nombre de ses biens. Des bouquets d’herbes parfumées, des écheveaux de ficelle de différentes couleurs, de petits paniers remplis de galets de toutes les tailles. Des croix formées de gerbes de maïs liées par des roseaux. Nessa reconnut des fétiches pour faire pousser le maïs. Comment tout cela pouvait-il bien marcher ? Que faisaient les sorcières pour rendre les terres fertiles ? Malgré cet intrigant étalage d’instruments, la maison de Molly ne lui apportait aucune réponse.
Nessa passa la porte de la sorcière et s’engagea sur la route. Elle fit mentalement l’inventaire de ses nouvelles possessions. Une besace contenant un morceau de fromage, quelques oignons, une gourde d’eau… Tout à l’heure, elle avait trouvé un pichet d’hydromel renversé, dont elle avait bu les dernières gouttes. L'alcool brûlait maintenant dans ses veines, lui apportant un regain d’énergie inespéré. Elle avait aussi une tunique propre, une couverture en laine, ces sandales affreuses. Et à son doigt, la bague sylphe, qui brillait d’une lueur rouge sang. Dire qu’elle s’était tenue au côté d’Artimour, sur l’autre rive du lac, qu’elle lui avait laissé ses bottes en gage… Tout cela ne semblait plus qu’un rêve, à présent. Elle jeta un dernier regard au village abandonné, qui disparut après un tournant.
Elle chercha à sa ceinture le poignard rouillé qui y était toujours accroché, consciente de la nudité de son cou. Personne, évidemment, n’avait laissé son amulette derrière lui.
A mesure qu’elle avançait sur le chemin, tous ses sens semblaient s’aiguiser. Une angoisse inexplicable pesait sur elle. Comme pendant le voyage dans l’Outremonde, elle eut l’impression de glisser progressivement dans un rêve. Mais elle ne chevauchait plus à présent sur la grande bête sylphe, solidement calée contre la poitrine d’Artimour. Elle était seule, et nettement moins rassurée. En fait de rêve, cela ressemblait plutôt à un cauchemar. D’ailleurs, elle avait l’impression d’être déjà passée par là Sa nuque se hérissa. Allons bon ! Elle ne s’était pas laissé envoûter par l’Outremonde ; elle n’allait pas céder à une peur ridicule, à quelques lieues de chez elle !
« Evidemment que tu es déjà passée par ici, se raisonna-t-elle. Des centaines de fois, même ! Tu connais tous ces chemins comme ta poche. Il n’y a rien d’extraordinaire à cela ! »
Mais il y avait autre chose, elle le savait. Le claquement de ses sandales résonnait, sinistre, dans l’air lourd et étouffant. Une brume flottait sur le chemin à hauteur des genoux. Du lac, par-delà le taillis de pins qui bordait la route, montait le clapotis de l’eau contre la berge. Un crapaud poussa un unique coassement, puis se tut. Pas un oiseau ne chantait.
Elle se força à garder son calme, à avancer d’un pas régulier. Le poids de la besace et de la couverture fit perler des gouttes de sueur sur son cou et ses bras. Mais sa fatigue, curieusement, s’était envolée.
Ce village abandonné, ce chemin désert la troublaient. A cette heure, la route était généralement encombrée de marcheurs, de chariots, de charrettes à bras, de troupeaux de chèvres et de moutons que l’on menait aux pâturages. Au loin, Nessa aperçut quelque chose qui ressemblait à un tissu froissé. En se rapprochant, elle reconnut l’objet et se baissa pour le ramasser. C'était une poupée de chiffon, usée et décolorée par des années de tendres soins enfantins, et maintenant recouverte de poussière. Elle retourna l’objet et le lâcha comme s’il l’avait brûlée. Le dos de la poupée était maculé de sang séché.
— Grande Mère, marmonna-t-elle à haute voix, déglutissant pour surmonter la nausée qui montait en elle.
Arrivait-elle trop tard ? Difficile de croire, après cette macabre découverte, à une évacuation en bonne et due forme organisée par les troupes du duc. Nessa remonta la besace sur son épaule et promena son regard autour d’elle. Soudain, elle comprit ce qui la perturbait. Ce n’était pas seulement l’air lourd et immobile ; c’était l’absence de tout mouvement. Pas une bête ne remuait aux alentours, pas un lapin, pas un écureuil, pas un oiseau — rien. A part ces quelques poules abandonnées, elle n’avait pas vu un seul animal depuis son arrivée. C'était comme si tous les êtres vivants, à l’exception des plantes enracinées dans le sol, avaient décampé.
Au moment où elle s’apprêtait à repartir, un craquement monta depuis le sous-bois. Elle se raidit et huma l’air, à l’affût de cette pestilence désormais trop familière. Avait-elle entendu un grognement bas ? Prenant une grande inspiration silencieuse, elle détacha le couteau de sa ceinture et l’empoigna. Elle attendit, figée, tendant l’oreille, respirant aussi doucement que possible, consciente de se trouver à découvert, sans défenses, au beau milieu de la route. Au-dessus d’elle, le disque pâle du soleil émergea lentement des nuages. Nessa fit tourner le couteau dans sa main, et le rubis de sa bague darda un rayon éblouissant. « C'est au crépuscule que les gobelins chassent », lui avait dit Artimour. Au crépuscule, se répéta-t-elle, rassurée, et elle repartit d’un bon pas, le couteau serré dans sa main.
Bien avant d’arriver aux abords de Killcairn, Nessa comprit qu’elle n’y trouverait personne. Elle comprit également qu’ici, contrairement à Killcrag, on n’avait pas eu le temps d’évacuer dans le calme.
Le premier indice, ce furent les vaches dans les pâturages qui longeaient la route. Elles meuglaient plaintivement, leurs pis gonflés et distendus, attendant une traite qui ne venait pas. Nessa dépassa les murets de pierre qui délimitaient les prés et pénétra enfin dans le village silencieux. Au milieu du chemin, une botte noire gisait, apparemment abandonnée. En s’approchant, elle eut l’impression que la surface de la chaussure remuait. Un nuage de mouches s’envola en bourdonnant au moment où une terrible odeur de charogne remplissait son nez. Ce n’était pas une botte, mais un pied humain, chaussé d’une sandale assez semblable aux siennes. Une vague de nausée la submergea et elle trébucha jusqu’au fossé, pliée par des haut-le-cœur. Elle vomit son petit déjeuner de pain mal cuit, puis se rinça la bouche à l’eau tiède de la gourde.
Le pire était arrivé, elle n’en pouvait plus douter. Certes, le carnage pouvait être dû à la rébellion du duc, mais quelque chose lui disait que ce n’était pas le cas. Les maisons vides se dressaient devant elle comme un reproche silencieux. Elle avait tardé à revenir. Les gens de son village s’étaient fait massacrer comme des agneaux à l’abattoir. Il n’était que trop évident qu’ils avaient été assaillis par un ennemi terrifiant. Un ennemi qui avait laissé dans son sillage de grandes mares de sang, d’où s’élevaient maintenant des nuées de mouches.
Les portes et les fenêtres des maisons étaient béantes, mais Nessa ne s’y aventura pas. Elle marchait au milieu du chemin, les yeux fixés devant elle pour ne pas voir les membres noircis qui jonchaient le sol. Le danger dont l’avait prévenue Artimour s’était réalisé. Elle était restée trop longtemps dans l’Outremonde. Tout était fini. Un poids douloureux lui écrasa la poitrine, et son estomac vide se tordit de nouveau.
Le pire, c’était l’absence de corps. Il ne restait que des membres déchiquetés, abandonnés sans façon comme des déchets de viande. C'était exactement ça, se dit Nessa, horrifiée. Tous les gens de son village, tous ceux qu’elle connaissait… De simples morceaux de viande.
Tout s’obscurcit. Elle dut se forcer à poser un pied devant l’autre. Tous disparus. Pas seulement son père, mais les autres aussi. Griffin. La Vieille Wren. Il ne restait plus personne.
Elle s’effondra deux fois encore au bord du fossé, secouée par des haut-le-cœur qui lui laissèrent le ventre douloureux. Y avait-il un seul survivant du massacre ? L'état de décomposition des cadavres, ou plutôt des morceaux de cadavres, indiquait qu’au moins deux jours s’étaient écoulés depuis le drame. Nessa fut accablée de culpabilité. Il lui semblait inconcevable que Griffin fût mort, que tous ceux qu’elle avait un jour connus eussent disparu. Artimour avait raison. Sans la protection de la Résille, les siens s’étaient révélés aussi vulnérables que des nouveau-nés.
En avançant, elle s’aperçut qu’un murmure étouffé, difficilement identifiable, flottait dans l’air. Les mouches, sans doute. Frissonnante, elle pressa le pas. Le bourdonnement s’amplifiait puis s’estompait, comme au rythme d’une respiration. A vrai dire, cela ne ressemblait pas tellement à un bruit d’insectes. Il semblait venir du lac, mais Nessa ne voulait pas y aller, pas encore. Elle dépassa la maison du berger et s’engagea dans la ruelle menant vers la ferme du père Breslin. Devant chez la Vieille Wren, elle marqua une pause. Sa porte, comme toutes les autres, était grande ouverte, et le contenu de ses paniers éparpillé devant le seuil. Cédant à une impulsion, Nessa se prépara au pire et passa la tête à l’intérieur. Dans la petite cuisine douillette, on avait entassé des bancs devant les volets verrouillés et pendu des tresses d’ail aux montants des fenêtres. Soudain, un morceau de chaume tomba devant ses pieds. Elle leva les yeux et vit qu’une partie du toit avait été arrachée. Les étagères étaient vides ; des pots cassés et des paniers renversés jonchaient le sol. Mais il n’y avait aucune trace de sang. La vieille sorcière s’en était peut-être sortie, après tout. L'image de Griffin flotta devant ses yeux et son cœur se serra.
Pourvu que quelques-uns en aient réchappé ! Elle referma la porte et se hâta vers la forge. Sur le seuil de l’atelier, elle se figea, les narines assaillies par une pestilence caractéristique. C'était une armée de gobelins, non d’hommes, qui avait attaqué le village, elle en était sûre à présent. La forge était renversée sur le côté, entourée d’outils brisés en mille morceaux. Elle inspecta les lieux, cherchant un indice qui lui dirait quand tout cela était arrivé.
Quand elle avait plongé dans la rivière, le soleil entamait à peine sa descente. Elle ne pouvait avoir passé plus de six ou sept heures dans l’Outremonde. Mais ici, de toute évidence, trois, quatre jours, peut-être davantage, s’étaient écoulés. Les seuls qui eussent pu l’éclairer n’étaient plus là. Elle avança avec précaution entre les débris, les larmes aux yeux, se bouchant le nez pour ne pas sentir l’atroce puanteur. Puis elle posa les yeux sur quelque chose qui lui coupa le souffle.
Près de la porte qui menait dans la cuisine, un bras de gobelin pendait d’une hache plantée dans le mur. Et la lame de cette hache brillait d’un éclat reconnaissable entre tous : celui de l’argent. Nessa la décrocha du mur, fronçant le nez tandis que le bras du gobelin s’écrasait à terre, éclaboussant le sol de son liquide visqueux. Elle pénétra dans la cuisine et se retourna. D’ici, la scène devenait plus compréhensible. Au moment de l’attaque, quelqu’un, sans doute Griffin, fabriquait l’arme qu’elle tenait à présent dans les mains. Tout y était : le panier de charbon renversé, le soufflet, le marteau et les tenailles éparpillés, l’enclume gisant sur le côté et, plus loin, un tas d’argent solidifié.
L'espoir renaquit en elle : si Griffin avait des armes en argent à portée de main, il s’en était peut-être sorti. Elle s’approcha, se pencha à terre, ramassa quelques pièces d’argent. Il avait dû piller la cache de Dougal, sous le lit. Qui le lui reprocherait ? Dougal lui-même ne considérerait pas cela comme un vol, vu les circonstances. Si cela lui avait permis de sauver sa vie, ou celle d’un autre…
Quelqu’un s’était forcément échappé, comprit-elle subitement. Il fallait au moins un survivant pour avoir donné l’alerte à Killcrag. Elle posa son sac près du foyer éteint et se mit en quête d’une vieille couverture pour y envelopper le bras de gobelin. Puis elle sortit le jeter sur le tas de fumier.
De retour dans la maison, elle repoussa la table et les bancs à leur place habituelle, ramassant au passage une petite boule de parchemin qui traînait sur le sol. Elle la déplia : le paquet contenait une amulette. Sur le parchemin étaient griffonnés trois symboles : maison, montagne, lac. Une grande maison au bord du lac… Le fort de Killcarrick. L'amulette était celle de Griffin ; il avait donc emporté celle de Nessa. Elle s’accroupit sur ses talons, pensive. C'était un geste à la fois simple et lourd de sens. En général, les couples s’échangeaient leurs amulettes pour signifier l’approfondissement de leurs sentiments mutuels. Mais Griffin avait-il voulu dire cela ? Son baiser d’adieu prenait alors un tout autre sens. Un avenir possible s’ouvrit soudain devant elle. Ils se marieraient, partageraient le travail de la forge. C'était attirant, réconfortant… et un peu terne. Mais elle n’avait pas le temps de se demander pourquoi. Le principal, c’était que Griffin paraissait avoir été épargné. Et peut-être d’autres avec lui.
Griffin avait su qu’elle reviendrait ici. Le plus raisonnable, à présent, était de retourner sur ses pas pour gagner Killcarrick au plus vite. Après tout, rien n’empêchait les gobelins de revenir. Seule dans le village, elle s’exposait à tous les dangers. Mais c’était ici qu’elle avait rendez-vous avec Artimour. Et puis, elle était munie d’une amulette, d’une hache et de pièces d’argent. Sans doute était-elle plus à même que quiconque d’affronter les gobelins. D’un autre côté, Killcarrick n’était qu’à deux jours de marche, et Griffin s’y trouvait. Devait-elle le rejoindre, ou bien attendre Artimour ?
Nessa laissa tomber le plaid qu’elle portait sur ses épaules et gravit l’échelle qui menait à sa petite chambre sous les toits. Rien n’avait bougé, ni son oreiller bien rembourré, ni la couverture bleue soigneusement pliée au bout du lit.
« Quand j’ai plié cette couverture, se dit-elle, mon père était encore vivant. Il rabrouait un client qui lui demandait de finir un travail avant midi. Je les entends encore se disputer… Et Griffin chantait dans la cour. »
Une vague de tristesse et de fatigue s’abattit sur elle. Un rayon de soleil filtrait par la fenêtre aux carreaux de corne, de minuscules grains de poussière y dansaient. Son lit lui tendait les bras. Cela ne lui ferait pas de mal de se reposer une heure ou deux. Puisque les gobelins chassaient le soir, la journée était sûrement le meilleur moment pour dormir. Mais elle étouffait, ici. Elle s’agenouilla sur le lit et ouvrit la petite fenêtre pour faire entrer un peu d’air.
Une brise souffla, venue du lac, et Nessa distingua de nouveau le bruit étrange. Qu’était-ce donc ? Il envahit la chambre, faisant vibrer ses tempes comme le bourdonnement d’un millier de ruches lointaines. Impossible de dormir tant qu’elle n’aurait pas tiré cette affaire au clair.
Sous le lit, elle trouva sa deuxième paire de bottes, celles qu’elle portait les jours de fête. Elle les enfila, les laça, et redescendit l’échelle. Avant de passer la porte de la cuisine, elle empoigna la hache d’argent. Sur le seuil, elle s’arrêta et écouta attentivement. Le bruit venait bien du lac, porté par la brise. Elle referma la porte derrière elle.
Dehors, de gros nuages noirs se massaient au-dessus des arbres. L'air était lourd. L'orage éclaterait avant le crépuscule. Le crépuscule… Non, elle ne devait pas penser à sa vulnérabilité, une fois la nuit venue.
Elle déglutit, redressa les épaules et s’engagea en direction du lac. La route sablonneuse était marquée d’empreintes, immenses et espacées, de pieds de gobelins. Çà et là s’éparpillaient des outils tordus, déformés, quasi méconnaissables : binettes, fourches, pelles fendues. C'était avec ces armes de fortune que les villageois avaient tenté de se défendre. Dans les ornières profondes gisaient des morceaux de vêtements déchirés, des bouts de cuir, les langes ensanglantés d’un enfant. Partout les mouches bourdonnaient. Une odeur épouvantable empoisonnait l’air. Nessa se masqua le nez et la bouche d’une main. Elle avait la chair de poule, et faillit rebrousser chemin. Mais le bruit obsédant ne faisait que s’amplifier, et elle poursuivit en direction du lac.
Au bout du sentier, les arbres s’éclaircirent pour déboucher sur une large étendue sablonneuse. Là, un spectacle nauséabond s’offrait à elle. De longs sillons sombres traversaient le sable. Les gobelins, comprit-elle, avaient traîné les corps de leurs victimes jusqu’ici. Par endroits, des traces de pas aboutissaient à de profondes dépressions. Certains, encore vivants, avaient tenté de s’enfuir, pensa Nessa, fouillant la plage du regard tandis que le chantonnement s’amplifiait. D’où venait donc ce bruit ?
Elle s’avança à pas précautionneux vers le bord du lac, évitant de regarder de trop près dans l’eau, et tourna la tête d’un côté puis de l’autre. Contre un rocher qui affleurait dans le sable, elle vit une petite silhouette accroupie, qui se balançait d’avant en arrière au rythme des vaguelettes. Nessa plissa les yeux et, stupéfaite, la reconnut.
La Vieille Wren était adossée au rocher, face au lac, les jambes largement écartées, dans la position d’une femme sur le point d’enfanter. L'eau clapotait contre ses chevilles et le haut de ses genoux. Ses mains serraient une corde, à laquelle on avait noué trois gros nœuds. C'était d’elle que venait le chantonnement. En s’approchant, Nessa vit que son visage était blême et tiré, sa bouche flasque, ses yeux clos.
— Wren ! chuchota-t-elle. Est-ce que… est-ce que ça va ?
Elle lui posa la main sur l’épaule : à son horreur, la vieille femme s’effondra sur le côté, prostrée, la mâchoire pendante. Le bourdonnement cessa.
— Douce Mère, siffla Nessa. Il ne manquait plus que ça.
Elle fixa solidement la hache à sa ceinture, souleva Wren dans ses bras, et la traîna à reculons sur la plage. Ses pieds étaient bleus de froid, fripés et gorgés d’eau. Depuis quand était-elle assise là ? Nessa se pencha pour ramasser la corde qui pendait mollement à ses doigts.
— Noooon…, gémit Wren. Surtout… surtout pas…
Elle s’interrompit en haletant.
— D’accord, je ne la prendrai pas, promit Nessa, cherchant autour d’elle quelque chose pour couvrir les frêles épaules de la vieille femme. Venez, reprit-elle, nous devons partir d’ici.
La sorcière n’eut pas la force de la contredire : elle s’affaissa, sans connaissance. Elle pesait moins qu’une demi-brouette de charbon, pensa Nessa en la hissant sur son dos pour la transporter jusqu’à la forge. Quand elle la déposa enfin sur le lit de Griffin, Wren rouvrit les yeux.
— Un beau jeune gars, marmonna-t-elle. Beau comme tout.
Parlait-elle de Griffin, par hasard ? Nessa brûlait de lui demander, mais quelque chose l’en retint. Elle remonta la couverture sur la vieille femme et s’agenouilla près de l’oreiller.
— Wren, supplia-t-elle, qu’est-il arrivé ? Pouvez-vous me dire quelque chose ? Est-ce qu’ils sont tous partis à Killcarrick ?
Les yeux de la sorcière brillaient dans son visage squelettique.
— Elles tiendront jusqu’à Samhain. Mais ce soir-là, elles s’ouvriront, et rien ne pourra plus les arrêter…
— Samhain ? Qu’arrivera-t-il ce jour-là ? Dites-le-moi, Vieille Wren !
— Les portes, murmura-t-elle dans un long soupir. Les portes.
Elle soupira plus profondément et s’endormit. Sous la couverture, sa poitrine se soulevait puis se creusait, comme celle d’un oiseau. Elle se mit à ronfler doucement.
Nessa s’assit sur le plancher, encercla ses genoux de ses bras et y posa le menton, entièrement dépassée par la situation. De quoi parlait la sorcière ? De portes ? De portes qui ne tiendraient pas au-delà de Samhain… Elle se rappela soudain les paroles d’Artimour, quand il avait tenté de passer la frontière la plus proche de Killcairn. C'est comme si quelque chose, du côté mortel, l’avait scellée. Et si c’était la Vieille Wren ?
Elle eut un énorme bâillement, et sa tête s’affala contre le bord du lit. Depuis quand n’avait-elle pas dormi ? Ses paupières s’alourdirent. « Avec elle, je suis en sécurité », se dit-elle alors que le sommeil l’emportait. La magie de la Vieille Wren avait suffi à la protéger contre tous les gobelins, alors même qu’elle était offerte comme un appât, au beau milieu de la plage. Restait à savoir si cette magie fonctionnerait aussi bien dans la maison. Et la corde nouée qu’elle continuait à presser contre son sein, était-ce la clé du sortilège ?
Avec un soupir, Nessa recala sa tête sur le matelas. Elle n’en pouvait plus : elle était épuisée, à bout de forces. Il était inutile d’essayer de partir maintenant. Le soleil était encore haut dans le ciel. Quelques heures de repos ne lui feraient pas de mal.
Son ventre gargouilla faiblement, comme pour lui rappeler les longues heures écoulées depuis son petit déjeuner à Killcrag. Mais les miasmes des cadavres et la puanteur des gobelins lui avaient coupé l’appétit. Sans compter qu’elle était trop fatiguée pour chercher quelque chose à manger. L'air chaud et humide l’enveloppa comme une couverture, son corps s’enfonça plus profondément contre le matelas, au côté de la Vieille Wren, et ses yeux se fermèrent.

002
— Ohé, forgeron !
De lourds coups à la porte tirèrent Nessa du sommeil. Elle ouvrit les yeux à regret, et releva la tête. La petite chambre à côté de la forge était plongée dans l’obscurité. Elle entendit la pluie tambouriner sur le toit de la cuisine et, tout près d’elle, des ronflements paisibles. Donc, la Vieille Wren était encore vivante. De nouveaux coups résonnèrent.
— Ouvre ta porte, forgeron !
Un roulement de tonnerre retentit dans la vallée et résonna sur le lac. Comme prévu, la journée s’était conclue par un orage. Un éclair illumina la pièce.
— J’arrive, j’arrive ! cria-t-elle.
Elle s’était endormie par terre, contre le matelas ; ses jambes étaient raides et douloureuses, comme si elle était restée dans cette position pendant des heures. Elle entra en chancelant dans l’atelier, tâtonna au-dessus de la cheminée pour trouver la pierre à feu, ralluma une bougie à moitié consumée. Un courant d’air glacial soufflait à travers la forge. Elle entrebâilla prudemment la porte et aperçut, à la lumière vacillante de la chandelle, deux silhouettes encapuchonnées. Des hommes, d’après leur carrure.
— Qui va là ? Que voulez-vous ?
— Où est Dougal ? demanda une voix râpeuse.
Le plus petit des deux baissa sa capuche, révélant une chevelure dorée et des mâchoires saillantes. Il jeta un coup d’œil nerveux par-dessus son épaule, comme s’il avait peur d’être entendu.
— Il n’est pas là, dit Nessa avec méfiance, regrettant d’avoir laissé sa hache dans la chambre.
— Où est-il ?
— Pas ici, répéta-t-elle. Qui êtes-vous, et que lui voulez-vous ?
Le tonnerre gronda de nouveau.
— Je suis le duc Cadwyr d’Allovale, dit-il en désignant un médaillon incrusté de pierres précieuses qui pendait à son cou. Je parie que vous êtes la fille du forgeron. Votre père a quelque chose pour moi. Savez-vous où il l’a laissé ?
— Aucune idée. Je ne suis au courant de rien.
Pendant un bref instant, elle crut qu’il allait forcer la porte. Mais il ne bougea pas. Ses lèvres fines se retroussèrent en un sourire sinistre.
— Permettez-nous au moins de nous abriter de l’orage, dit-il d’un ton doucereux.
La méfiance de Nessa ne fit que grandir. Mais l’hospitalité la plus élémentaire lui interdisait de laisser des voyageurs dehors par un temps pareil. Elle recula et ouvrit la porte.
— Vous êtes déjà venus ici, n’est-ce pas ?
L'homme ne lui répondit pas, mais fit simplement signe à son compagnon d’entrer.
— Au nom de la Déesse, que s’est-il passé ici ?
— Ce sont les gobelins, répondit-elle froidement. Ils ont attaqué le village. Ils sont arrivés par le lac, je ne sais comment.
Sans la questionner davantage, il se retourna vers son acolyte.
— Nous devons agir au plus vite, reprit-elle, avant que le pays entier ne succombe à la panique.
Nessa était atterrée par sa réaction. Que le village eût été attaqué par des gobelins ne semblait pas l’étonner ; pire, cela le laissait indifférent. Son père avait clairement reconnu l’un de ces hommes, se souvint-elle. Mais lequel ? Ce Cadwyr était-il déjà venu à la forge ? Un frisson lui parcourut l’échine. Brusquement, elle fut saisie d’une peur inexplicable. Elle recula jusqu’à la forge, croisa les bras sur les seins, et dévisagea stoïquement les deux hommes.
Cadwyr en prit note.
— Nous ne voulons pas vous faire de mal. Nous venons juste chercher ce que nous avons commandé à votre père.
— Pourquoi lui en aurait-il parlé, Cadwyr ?
Dès les premiers mots, Nessa releva la tête, stupéfaite. Cet accent ne laissait aucun doute : celui qui accompagnait Cadwyr était un sylphe. Elle avait donc raison : il s’agissait bien des deux inconnus venus tard la nuit dernière — ou plutôt, la dernière nuit qu’elle avait passée ici. Soudain, une idée lui vint à l’esprit. Si c’était le sylphe que son père avait reconnu, plutôt que Cadwyr ? « Toi, ici ! » s’était-il exclamé, horrifié. Or, il fallait plus que l’arrivée d’un seigneur mortel, même au beau milieu de la nuit, pour émouvoir le forgeron taciturne. Mais quel lien pouvait-il bien avoir avec un sylphe ?
Il fallait qu’elle se maîtrise. Elle trouva une autre bougie, l’alluma à la flamme de la première, et les fixa toutes deux sur une soucoupe craquelée.
— Ce qui est arrivé à mon père, personne ne le sait. Un soir, il a disparu et, juste après, nous avons trouvé un gobelin mort dans le lac.
— Depuis quand a-t-il disparu ?
— Depuis le lendemain de votre première visite.
Elle releva le menton et soutint son regard. Ce seigneur à l’allure inquiétante n’avait pas besoin de savoir qu’elle s’était aventurée dans l’Outremonde, où elle avait perdu toute notion du temps. Les deux hommes échangèrent un regard lourd de sens.
Cadwyr rejeta sa cape trempée, révélant un corps puissant. Il portait ses tresses dorées enroulées autour de sa tête, à la manière des guerriers. Certains auraient sans doute dit que c’était un bel homme. Nessa, pour sa part, trouvait son visage aussi déplaisant que sa voix.
— Votre père m’a parlé de vous, jeune fille. A l’entendre, vous êtes une force de la nature. Il paraît que bien des hommes vous envieraient votre talent à la forge. Est-ce bien vrai ?
Il lui adressa de nouveau ce sourire étincelant qui l’horripilait, puis prit une pièce d’argent et la fit tourner sur la table.
Nessa se pencha derrière la forge et ramassa le premier marteau qu’elle trouva.
— De quoi avez-vous besoin ?
Il la regarda, et son sourire s’élargit.
— Avez-vous encore de l’argent ?
Elle désigna de la tête le tas de pièces sur la table.
— Pour quoi faire ?
— Une dague, petite forgeronne. Une dague en argent. Saurez-vous la fabriquer ?
Elle releva la tête. Bien que tous ses instincts fussent en alerte, elle refusait de se laisser intimider par ces deux hommes.
— Qu’allez-vous en faire ?
Cadwyr se rapprocha d’elle. Les murs semblèrent soudain rétrécir autour d’eux.
— En êtes-vous capable, oui ou non ?
— Que voulez-vous faire d’une chose pareille ? répéta Nessa.
Elle empoigna plus fermement le marteau, prête à se défendre, et jeta un coup d’œil au sylphe.
— Ce n’est pas pour tuer votre ami, j’espère.
— Je vous donnerai la même réponse que j’ai donnée à votre père, petite forgeronne. Cette dague nous vaudra le trône de Brynhiver. Cela vous suffit-il ?
Une lueur brillait dans ses yeux, une lueur dure et froide qui lui fit comprendre qu’elle n’était qu’une gamine de dix-neuf ans face à un guerrier endurci, dans la force de l’âge. Ce n’était pas avec un marteau qu’elle se défendrait contre lui. Pour la première fois de sa vie, elle eut l’impression d’être absolument vulnérable, face à cet homme qui la déshabillait du regard avec un sourire menaçant. Elle déglutit avec difficulté.
— Je n’ai jamais travaillé l’argent. Je ne sais pas si on peut en faire une dague.
— Arrêtez, Cadwyr, vous l’effrayez, lança le sylphe depuis son poste dans l’ombre. Alliez l’argent avec du fer, jeune fille. Du fer de roche.
Il ôta sa cape, révélant un visage pâle et une longue chevelure noire, sous laquelle perçaient des oreilles légèrement pointues. Ses yeux verts brillaient dans la pénombre, des yeux qui semblaient incroyablement âgés, comme s’ils avaient traversé de longs siècles, et qui détonnaient dans le visage d’un être qui ne pouvait avoir plus de vingt-cinq ans.
Nessa respira profondément. Un frisson lui parcourut la nuque. Voilà donc ce que son père avait forgé, cette nuit-là. Une dague d’argent. C'était cette dague qu’il avait emportée avec lui vers le lac, juste avant de disparaître. Mais le regard de Cadwyr lui disait qu’elle n’avait pas le choix. Elle trouva son tablier de cuir et le noua à sa taille.
— Je vais essayer.
— Faites du mieux que vous pouvez, dit le sylphe.
Ensuite, personne ne parla pendant très longtemps.
Nessa œuvra toute la nuit. En quelques passages à la forge, elle battit le fer avec l’argent jusqu’à en façonner une longue et fine barre de métal. L'atelier résonna du bruit du marteau, et les murs tremblèrent sous l’impact de ses coups, tandis qu’au-dehors, les grondements de l’orage s’éloignaient. La sueur coulait à flots sur ses joues, et elle finit par s’attacher un chiffon autour du front. Les gouttes dégoulinaient le long de son cou, entre ses seins, et les muscles de ses épaules saillaient comme des cordes sous sa peau noircie. Une odeur acide de sueur et de métal brûlant remplit la petite pièce, et leur irrita les narines et les yeux.
Enfin elle reposa son marteau, étira ses bras douloureux, et leva les yeux vers les deux autres. Ils étaient aussi noirs de suie qu’elle. Sur la forge reposait une dague effilée de moins de neuf pouces de long. La lame était parcourue d’une fine rainure qui se rétrécissait devant la garde, une simple traverse en fer. La poignée était courte, mais lestée pour servir de contrepoids à la lame. Dans la lumière blafarde, l’argent jetait une lueur sinistre et furtive. Le sylphe contempla amoureusement l’arme, les narines dilatées. Dehors, un coq chanta par deux fois.
— Il faut l’affûter, dit Cadwyr.
Sans un mot, Nessa se tourna vers la pierre à aiguiser. Elle actionna la roue, et la pierre crépita et chanta tandis qu’elle en approchait la lame. Elle l’affûta soigneusement, jusqu’à la rendre aussi tranchante que le fil d’un rasoir. Enfin, elle plaça la dague devant les deux hommes.
Cadwyr se tourna vers le sylphe, qui n’avait pas dit un mot de trop depuis son arrivée. Nessa ne connaissait même pas son nom.
— Prenez-la.
Le sylphe hésita.
— Prenez-la donc, dit Cadwyr en riant. La poignée est en fer, vous ne craignez rien. Elle ne vous sera d’aucune utilité, si vous avez peur de la toucher.
Avec un regard méprisant, le sylphe ramassa lentement la dague. Tandis que sa main gantée se refermait autour du manche, Nessa intervint.
— Je ne peux pas vous garantir que la lame résistera au combat. Elle peut très bien se briser en deux à la première…
— Aucune importance, l’interrompit Cadwyr. Elle ne doit porter qu’un seul coup.
— Un seul coup, répéta le sylphe, songeur.
Il poussa la porte de l’atelier et sortit dans la cour. Une bouffée d’air frais, parfumé de pluie, souffla dans la forge. Dehors, le sylphe donna quelques coups de dague dans l’air. Il avait l’arme bien en main, nota Nessa, mais gardait toutefois la lame à bonne distance, comme si son simple contact pouvait le blesser.
— Eh bien ? lança Cadwyr, qui l’observait depuis le seuil.
Nessa lâcha son marteau et s’éloigna de la forge. Ses épaules et sa tête s’affaissèrent, mais sa méfiance demeura intacte.
— Elle fera l’affaire, répondit le sylphe.
— Venez. Nous allons voir si elle est bien aiguisée.
Cadwyr tira de son pourpoint un tissu blanc. C'était un carré de soie finement brodé, si léger qu’il semblait flotter dans l’air. Nessa se demanda ce qu’un homme comme Cadwyr pouvait faire d’une chose aussi délicate. Il tendit le tissu devant lui et, d’un geste souple de la dague, le trancha en deux.
— Qu’en dites-vous ?
— Cela suffira, approuva le sylphe, visiblement satisfait. Partons, maintenant. Nous n’avons que trop tardé.
De la pièce du fond monta un gémissement de la Vieille Wren. Cadwyr tenta de regarder par-dessus l’épaule de Nessa, qui se tenait devant la porte de la chambre.
— Qui avez-vous là-dedans ?
— La sorcière du village.
— Tous nos remerciements, petite forgeronne.
Il posa trois pièces d’or sur la table, puis ramassa leurs deux capes et les mit à son épaule.
C'étaient de lourds médaillons d’or, frappés du sceau du duc. Sans doute valaient-ils une fortune. Mais ils n’étaient d’aucune utilité à Nessa.
— Je ne veux pas de votre or ! s’exclama-t-elle abruptement.
— Que voulez-vous, alors ? demanda-t-il, surpris.
— Accompagnez-nous, Wren et moi, à Killcarrick.
La sorcière n’avait aucune chance de survivre, seule avec elle. Et Nessa ne pouvait plus attendre. Il fallait qu’elle sache si Griffin était vivant. De toute façon, le temps s’écoulait si lentement, dans l’Outremonde, qu’Artimour ne serait sans doute pas là avant un long moment.
— Nous ne survivrons pas à une deuxième attaque des gobelins.
Cadwyr lança un regard à son compagnon. Les abandonner équivalait à un meurtre. Or, les vies d’une sorcière et d’une fille d’artisan n’étaient tout de même pas négligeables.
— Ce n’est pas sur ma route, petite. Au retour, je repasserai vous chercher, et vous amènerai à Killcarrick. Et si je tarde trop, peut-être pourrez-vous monnayer vos vies contre cet or.
A la stupéfaction de Nessa, il pivota sur ses talons et s’éloigna. Il allait vraiment les laisser là !
Elle courut après lui, s’agrippa aux rênes de son cheval.
— Je vous en supplie... Les gobelins peuvent revenir…
— Ma jolie, nous avons des soucis bien plus graves que vos deux petites vies.
Elle n’arrivait pas à y croire. Avec quelle légèreté il les abandonnait à une mort quasi certaine ! Après tout ce mal qu’elle s’était donné pour sauver la Vieille Wren ! Une rage folle prit possession d’elle. Si elle avait eu le marteau en main, elle le lui aurait lancé à la tête.
— Maudit sois-tu, Cadwyr ! Que la Déesse t’emporte dans les Terres d’Eté ! cracha-t-elle.
Le regard de l’homme prit une teinte dangereuse et Nessa crut un instant qu’il allait la frapper. Puis ses yeux se posèrent sur le rubis d’Artimour qui brillait à son doigt. Il saisit son poignet d’un geste brusque.
— Qu’est-ce que je vois là, ma jolie ? Une pierre des sylphes, dirait-on. Je serais curieux de savoir où vous l’avez trouvée.
« Ne lui fais pas confiance ! » se dit Nessa. Son instinct lui intimait de se méfier de Cadwyr comme de la peste. Elle arracha sa main de son emprise et réfléchit à toute vitesse.
— Mon père me l’a donnée. Elle lui venait du sylphe qui a emporté ma mère.
Cadwyr jeta un coup d’œil vers son compagnon, lequel haussa les épaules. Nessa adressa un regard suppliant au sylphe, mais celui-ci ne fit que poser une main sur le bras de Cadwyr.
— Laissez-la. Nous n’avons pas de temps à perdre.
— A bientôt, ma jolie.
Il lâcha les rênes, et les chevaux s’éloignèrent au trot dans le chemin boueux.
Nessa les suivit du regard, le cœur lourd de désespoir, même si elle était soulagée que Cadwyr n’eût pas insisté au sujet de la bague. Quelque chose lui disait que cet homme ne devait pas savoir qu’un sylphe avait promis de l’aider à chercher son père. Ni qu’elle avait réussi à entrer dans l’Outremonde puis à en revenir.
Elle tomba accroupie sur le perron. Les larmes coulaient sur ses joues, des larmes de colère et de fatigue, de peur et de désespoir. Elle se trouvait face à un cruel dilemme : elle ne pouvait ni laisser la Vieille Wren, ni la déplacer seule. Or, si la sorcière ne reprenait pas bientôt conscience, elle mourrait certainement. Il lui fallait les soins d’un druide, et tous les druides que Nessa connaissait se trouvaient à Killcarrick.
De ses mains crasseuses, elle se massa le visage. Tous les muscles de son corps étaient endoloris, comme si elle avait été battue. Elle se sentait presque aussi vieille que Wren.
Des ronflements paisibles flottèrent dans le calme du petit matin. Au moins avaient-elles toutes deux passé la nuit. Nessa laissa tomber sa tête contre l’encadrement de la porte et s’endormit aussitôt.
C'est ainsi que les hommes du duc la trouvèrent, bien plus tard dans la matinée.