La porte de la bibliothèque se referma derrière
eux sans le moindre bruit. Nessa se retourna, étonnée, tandis
qu’Artimour continuait à avancer. Elle se précipita à sa suite, le
fracas de ses semelles de bois résonnant dans le grand couloir
dallé aux murs blancs et lisses. Son compagnon marchait à pas
rapides et feutrés, dans des bottes de cuir qui lui allaient comme
une seconde peau.
Il se déplaçait avec toute la grâce silencieuse
d’un félin et Nessa trottait derrière lui, essayant de faire le
moins de bruit possible. Elle savait qu’il était plus troublé par
sa présence que les autres sylphes. Il enrageait d’avoir perdu
trois de ses hommes, c’était tout à fait compréhensible. Une telle
nouvelle aurait affecté n’importe quel capitaine. Mais il y avait
autre chose. Le mouvement de recul qu’il avait esquissé en
l’apercevant, sa moue dédaigneuse tandis qu’il l’inspectait de la
tête aux pieds… Puis cette façon de se renfoncer dans son fauteuil,
le nez plissé, comme si son odeur l’incommodait — tout cela le
distinguait des autres sylphes. A vrai dire, c’était précisément la
réaction qu’elle aurait attendue d’un seigneur mortel. C'était cela
qui avait éveillé son attention. Si la moitié sylphe d’Artimour
était un tant soit peu attirée par elle, une autre partie de lui
n’était que trop clairement dégoûtée.
Il semblait furieux, justement, qu’elle eût deviné
ses origines humaines. Nessa se demandait qui pouvait bien être son
père. Une idée folle lui traversa l’esprit : et si c’était le grand
Bran Brunebarbe lui-même ? Artimour serait
alors le fils de son héros d’enfance… Elle ralentit sa course et le
suivit du regard, ébahie. Ses cheveux étaient bien bruns, d’un brun
riche et foncé, traversé de reflets roux. Etait-ce possible ?
Existait-il d’autres semi-mortels comme lui ? Sa propre mère avait
pu porter l’enfant d’un sylphe… Peut-être avait-elle un demi-frère
ou une demi-sœur en Faërie ! C'était la première fois qu’elle
envisageait cette possibilité. Une chose était sûre, on n’entendait
jamais parler d’enfants nés de telles unions. Quelle sorte
d’enfance avait eue Artimour dans l’Outremonde ? Avait-il même
rencontré son père mortel ?
Une foule de questions se bousculaient dans son
esprit, mais le beau visage d’Artimour était si sombre, si fermé,
qu’elle se mordit la langue. Et ce fut en silence qu’elle admira
les vastes salles qu’ils traversèrent, dont le luxe et le confort,
d’après le peu que savait Nessa, étaient sans égal dans l’Ombre.
Même le roi de Hombrie, de l’autre côté de la mer, et l’empereur
d’Aquilée, au sud, ne pouvaient avoir d’aussi beaux palais. Et ce
n’était là qu’un poste frontière isolé, avait dit Artimour !
Au détour d’un couloir, ils pénétrèrent dans une
immense salle au plafond cathédrale. Nessa eut l’impression
d’entrer dans une forêt. Les grands cintres en chêne qui
soutenaient le plafond brillaient comme des branches d’arbres
arrosés de soleil. La lumière entrait à flots par de hautes
fenêtres à meneaux percées dans les murs.
Des tentures aériennes, blanches, bleues et
mauves, pendaient aux fenêtres. Elles étaient ornées de motifs
fantasques et lumineux, comme dessinés avec des fils incandescents.
A cette heure, la salle était déserte. De longs bancs et des tables
à tréteaux s’empilaient contre les murs. Le regard de Nessa fut
attiré par un éclat de couleur entre les chevrons du toit. Elle
leva la tête et resta bouche bée. La charpente était ornée de
grappes de raisin peintes, si habilement imitées qu’elle crut
presque les voir remuer dans la brise.
— Ce n’est pas un trompe-l’œil, dit Artimour
abruptement.
— La vigne. Elle bouge vraiment. Elle pousse,
aussi : nous avons finalement dû la tailler, il y a quelques
années. Parfois, on peut même en cueillir quelques grains.
D’un coup, Nessa comprit qu’ici, ce n’étaient pas
seulement les couleurs, les matières et les sons qui étaient
différents. C'était la structure même des choses. Elle croisa les
yeux d’Artimour et, dans leurs profondeurs vert-de-gris, elle lut
quelque chose de plus que la méfiance. Son expression lui disait
qu’elle aussi était différente de tout ce qu’il avait connu
jusqu’alors. C'était un mélange de curiosité, de nostalgie et… Non,
c’était impossible. Sans doute n’était-ce qu’un effet de lumière.
Pourtant, cela ressemblait bien à du désir.
Mais déjà il lui tournait le dos.
— Venez, jeta-t-il.
Elle trottina derrière lui, aussi balourde et
maladroite qu’une vache échappée de l’étable. Chaque fois qu’elle
posait les yeux sur Artimour, le désir lui brûlait le ventre. En
était-il de même pour le sylphe ? Elle pensa à Griffin. De l’avis
de tous, c’était un beau gars bien bâti ; mais à la vue d’Artimour,
les mains de Nessa devenaient moites et ses genoux flageolaient.
Son pouls s’accélérait rien qu’à l’idée qu’il puisse éprouver pour
elle autre chose que du dégoût. Il avait tout de même promis de
l’aider. Peut-être la trouverait-il moins repoussante si elle
prenait un bain… En attendant, il marchait à grands pas devant
elle, comme pour mettre le plus de distance possible entre eux.
Tiendrait-il sa promesse ? Si elle avait bien interprété la lueur
dans ses yeux, il le ferait sans doute. Peu à peu, Nessa commençait
à comprendre ce qu’avait ressenti sa mère.
Arrivé dehors, Artimour s’arrêta en haut des
marches qui menaient à la cour et leva les yeux. Le soleil était à
présent monté au-dessus des arbres. Il n’y avait pas un seul nuage,
et le ciel vibrait d’un bleu intense et radieux tel que Nessa n’en
avait jamais vu. C'était comme si tout, dans ce monde, brillait
d’une flamme intérieure, comme celle d’une bougie derrière un
parchemin. Elle comprenait, à présent,
pourquoi les sylphes donnaient au monde des mortels le nom
d’Ombre.
— Il est bientôt midi, déclara Artimour. Ce n’est
pas la meilleure heure pour traverser la frontière, mais c’est la
plus sûre.
— C'est au crépuscule que les gobelins
chassent.
Sans y penser, elle répéta les mots qu’il avait
prononcés et, pour la première fois, elle vit Artimour sourire.
C'était un vrai sourire, qui fit miroiter des reflets noisette dans
ses yeux sombres. Et ce sourire infusa dans le corps épuisé de
Nessa une énergie retrouvée, enivrante. C'était comme si elle se
réveillait après un long sommeil. Troublée, elle porta son regard
vers le fond de la cour, où des rangs de soldats sylphes
s’entraînaient face à face, en un gracieux ballet d’épées et de
lances. Mais elle ne put oublier la présence d’Artimour à son
côté.
— Venez, dit-il de nouveau.
Et le charme fut rompu.
Elle revint à la réalité en sursautant. Le valet
qui l’avait conduite jusqu’à Artimour menait vers eux un grand
cheval noir harnaché. Nessa se tourna vers son compagnon avec un
regard interrogateur.
— Je vous raccompagne moi-même à la frontière,
expliqua-t-il. Ce n’est qu’un petit détour sur ma route. La selle
est assez grande pour deux, du moins sur une courte distance.
Il tenait donc à s’assurer qu’elle ne tenterait
pas de rester en Faërie. A vrai dire, elle n’y avait même pas songé
: l’idée que Griffin pût être la proie d’une expédition de chasse
gobeline lui en avait ôté toute envie. Elle hasarda un coup d’œil
vers la selle du cheval, richement décorée et lustrée. Un sac de
voyage était sanglé sur la croupe de l’animal. La selle semblait
certes assez grande, et très confortable. Néanmoins, y monter à
deux impliquait un contact rapproché et prolongé. Soudain, Nessa
s’aperçut qu’elle était incapable d’affronter le regard d’Artimour.
Quand il lui tendit la main, ses joues s’empourprèrent.
— A moins que cela ne vous dérange de monter avec
moi ?
A sa consternation, elle se sentit rougir de plus
belle. Elle leva le menton, le visage en feu.
— Pas du tout.
Il lui fit signe d’avancer, et Nessa remarqua le
frémissement de ses narines. Donc, il n’était pas tout à fait
insensible à l’effet particulier qu’elle exerçait sur les sylphes.
A moins qu’il ne fût simplement indisposé par son odeur.
— Montez, alors.
Il la hissa sur le dos de l’étalon aussi aisément
que si elle avait été une enfant. Puis, d’un geste vif, il se mit
en selle derrière elle.
— Trouver la frontière en plein jour ne sera pas
aisé. Mais je crois deviner par quelle porte vous êtes
passée.
Un mot, un geste de son compagnon suffirent à
faire ouvrir les grilles massives du fort. Le grand cheval se mit
en marche. Artimour tenait les rênes d’une seule main — une main
large et ombrée de poils sombres, comme celles de Dougal, mais si
propre qu’elle voulut cacher les siennes. Devant lui, Nessa laissa
maladroitement pendre ses jambes. Elle tenta de se tenir droite,
mais le soleil lui chauffait le visage, et, bercée par le pas
régulier du cheval, grisée par le doux parfum qui émanait du
sylphe, elle glissa dans une espèce de torpeur.
Elle était vraiment très fatiguée. Depuis la
disparition de son père, presque un jour entier s’était écoulé,
pendant lequel elle n’avait pas fermé l’œil une seule minute. Sa
tête dodelina, puis retomba doucement contre la poitrine
d’Artimour. C'était un appui aussi solide et doux que son endroit
préféré, un petit tertre au-dessus du lac, où l’herbe des dunes
faisait place au thym sauvage.
Ses paupières s’alourdirent. Peut-être
rêvait-elle. Il lui sembla traverser une longue allée de chênes,
d’érables et de hêtres aux teintes flamboyantes, ponctuée çà et là
de grands pins sombres et solennels. Des feuilles tombaient des
branches et flottaient dans l’air comme des flocons d’or. Le soleil
rayonnait, incandescent, derrière les arbres.
L'air était chargé de résine et du parfum musqué des feuilles
mortes. Nessa sentit une petite brise lui caresser doucement les
cheveux, comme le faisait son père quand elle n’arrivait pas à
dormir.
Derrière elle, Artimour chevauchait
tranquillement. Son corps ondulait au rythme du cheval, solide
comme un arbre et souple comme un roseau. Au début, il s’était tenu
droit et rigide, mais, peu à peu, il s’était décontracté, laissant
son corps épouser celui de Nessa. Bientôt, toute gêne fut oubliée :
elle crut presque reposer dans son petit lit sous les toits, dans
la maison de son père. Les battements de son cœur ralentirent,
résonnèrent dans ses veines, et le temps sembla s’allonger. Les
secondes s’égrenaient, cristallines, une à une. Elle ferma les
yeux, respirant les effluves mêlés du sylphe et du cheval, et
écouta le bruit étouffé des sabots contre le sentier couvert
d’aiguilles de pins.
Elle pensa à sa mère, enlevée par un chevalier
sylphe. Sans doute lui avait-il fait le même effet qu’Artimour lui
faisait à elle. De fait, Nessa ne se souciait plus de savoir où la
conduisait le grand cheval noir, dès lors que ce rêve ne s’arrêtait
jamais… Sa mère avait-elle éprouvé le même sentiment, tandis
qu’elle se laissait emporter au plus profond de la Faërie, loin de
l’enfant et de l’époux qui l’attendaient dans leur petite maison
près de la forge ? Une nostalgie familière l’envahit, puis
l’ancienne douleur resurgit, celle de l’enfant abandonnée.
Comment as-tu pu me laisser ?
demanda-t-elle pour la millième fois au fantôme de sa mère. Mais
aujourd’hui, l’air parfumé de la Faërie, le bruissement de la forêt
lumineuse, la présence d’Artimour à ses côtés lui soufflèrent une
réponse… Comprends-tu, ma fille, maintenant
? Ce n’était qu’un murmure qui se perdit dans le vent. Nessa
rêvait. Mais pour la première fois, elle eut l’impression de
retrouver un lien avec sa mère oubliée. D’être apaisée, entourée
par une présence tangible. Elle s’abandonna au sommeil, bercée par
le balancement régulier du cheval… avant de se redresser d’un coup.
Son père ! Etait-il prisonnier, lui aussi, d’un pareil envoûtement
?
Elle lutta contre cette
langueur qui menaçait de lui faire perdre la tête, et se cramponna
à la réalité comme si sa vie en dépendait. Elle devait rentrer chez
elle, prévenir les villageois du danger. Puis, en attendant
Artimour, elle pourrait tenter de découvrir l’identité des
mystérieux visiteurs de la veille. En fin de compte, il y avait une
chance, mince mais réelle, pour que la disparition de Dougal ne fût
pas liée à l’apparition du gobelin. Son père avait reconnu l’un des
voyageurs, se souvint-elle. Qui était-ce donc ? Soudain, elle eut
hâte d’être de nouveau au village.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle à Artimour
par-dessus son épaule.
— Aussi près que possible de l’endroit où mes
soldats vous ont trouvée, murmura-t-il, les yeux fixés sur
l’horizon.
Sa bouche était tirée, et il évita son regard.
Nessa voulut lui demander si les trois éclaireurs avaient été
retrouvés, mais les épaules raides de son compagnon l’en
dissuadèrent. Mieux valait se taire, jugea-t-elle. Des questions
inopportunes ne feraient que rouvrir une plaie trop récente.
Ils virèrent à gauche, suivant le tracé d’un
ruisseau qui serpentait entre les arbres. La forêt devenait plus
dense, maintenant. Comment Artimour pouvait-il s’y retrouver ? A
plusieurs reprises, il guida sa monture vers le bord de l’eau. Ils
traversèrent et retraversèrent le petit cours pendant quelques
centaines de pieds, puis il tira sur les rênes du cheval et
s’arrêta. De longs rais de soleil filtraient entre les cimes des
arbres et illuminaient la voûte de la forêt. Nessa se retourna vers
Artimour, qui fronçait les sourcils.
— Que se passe-t-il ?
Le cheval piaffait et secouait la tête, comme
devant un obstacle.
— Quelque chose d’étrange. Ce n’est pas comme
d’habitude. La frontière est bien là, au milieu du ruisseau, mais
quelque chose la tient fermée. Quelque chose qui se trouve de
l’autre côté.
— De l’autre côté ? Dans mon monde ?
Nessa fouilla du regard l’air devant elle, tentant
d’apercevoir cette frontière invisible, mais elle ne vit rien
d’autre que le scintillement du soleil sur
l’eau du ruisseau, qui s’écoulait, rapide et joyeuse, entre des
touffes de cresson verdoyantes.
— La voyez-vous vraiment, cette frontière ?
demanda-t-elle.
— Disons que je la sens plus que je ne la vois.
Mais je ne comprends pas…
Il s’interrompit et jeta autour d’eux un regard
sombre.
— Redites-moi comment et par où vous êtes
venue.
— J’ai suivi un ruisseau un peu comme
celui-ci.
— Bien. Ce ruisseau se jette dans la rivière. Et
le vôtre, savez-vous où il mène ?
— Dans le lac. Ce n’est même pas un vrai ruisseau.
La moitié du temps, il est asséché. Mais cette année, nous avons eu
beaucoup de pluie…
— Ainsi, dans l’Ombre, il se termine dans un lac,
murmura Artimour, songeur.
Il leva la main et parut chercher à tâtons quelque
chose d’invisible.
— Elle est ici, je la sens. Mais elle est
scellée.
Nessa avança timidement sa main, mais ne sentit
rien. Elle la déplaça lentement devant elle, imitant les gestes
d’Artimour, tentant de discerner quelque chose. Mais il n’y avait
là rien de tangible.
— Je ne sens pas vraiment de différence, dit-elle
enfin.
— Evidemment, répliqua-t-il d’un air agacé.
Il descendit de cheval et s’éloigna de quelques
pas, la main tendue à l’horizontale, suivant le ruisseau d’un côté,
puis de l’autre. Finalement, il s’arrêta à vingt pas de Nessa, les
pieds plantés de part et d’autre du cours d’eau, et posa ses mains
sur ses hanches.
— Je ne comprends pas, marmonna-t-il comme pour
lui-même. Quelle est cette magie étrange ?
— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
lança-t-elle.
Sous elle, le cheval avança
de quelques pas. Nessa jeta un coup d’œil hésitant aux rênes. La
bête allait-elle prendre ses jambes à son cou ? Mais elle ne fit
que hennir, comme pour rappeler son maître. Au même moment,
l’estomac de Nessa gargouilla bruyamment. Heureusement, Artimour ne
parut pas l’entendre.
— La frontière est bien scellée du côté mortel.
Comme s’il y avait dans l’Ombre une Résille qui nous empêchait d’y
entrer. C'est bien la première fois que je vois une chose
pareille.
Il leva les yeux et la fixa du regard.
— Il semblerait qu’à votre insu, vous m’ayez
apporté une troisième information, et des plus intrigantes… Me
voici triplement votre débiteur. En tout cas, il est impossible de
passer la frontière ici. Nous devons trouver une autre porte.
Il revint vers elle et se remit en selle d’un
geste souple. Nessa s’appuya de nouveau contre lui. Chauffé par le
soleil, le velours tiède de son pourpoint caressa la peau nue de
son bras. Doux comme la peau d’une pêche, pensa-t-elle… Et l’eau
lui vint à la bouche. Quel dommage d’avoir perdu le sac de Griffin
! Il lui faudrait trouver un moyen de le remplacer. Il y tenait
comme à la prunelle de ses yeux…
Ses paupières se fermèrent pour de bon et elle
sombra dans le sommeil.
Quand elle rouvrit les yeux, ils étaient arrêtés
sur une berge. D’une saillie rocheuse sur le côté, l’eau tombait
dans un grand bassin. L'inclinaison du soleil était telle que les
pins sombres de la rive d’en face s’y reflétaient en une image
parfaitement nette, quoique renversée. Nessa cligna des yeux,
éblouie.
— Nous y sommes, dit Artimour. Pour autant que je
sache, c’est la porte la plus large à des lieues à la ronde. Celle
que vous avez empruntée ce matin n’est pas loin, mais vous ne
ressortirez pas tout à fait au même endroit. Saurez-vous retrouver
votre chemin ? Les gens qui vivent dans ces parages vous
aideront-ils ?
— Je me débrouillerai, répliqua Nessa.
Elle connaissait mieux que
personne les sentiers et les villages autour du lac. Mais les yeux
d’Artimour restaient fixés sur elle, emplis de trouble. Que
voulait-il ? A son grand étonnement, elle comprit qu’il
s’inquiétait pour elle. Il avait mieux écouté qu’il n’y paraissait
ses explications au sujet de son père et des gens du village. Il
tiendrait sa promesse, elle en était certaine, à présent.
Il descendit de cheval, lui tendit les bras,
l’enleva du dos du grand étalon. Nessa déplia ses jambes
courbaturées, se redressa avec effort et rattacha ses
cheveux.
— Savez-vous nager ?
— Bien sûr, répondit-elle. Tout le monde sait
nager.
— Non, demoiselle, pas tout le monde.
Devinait-elle une lueur d’amusement dans ses yeux
? Ou n’était-ce que du mépris ?
— Les corps des noyés de l’Ombre font parfois
surface sur notre rive.
— Mon père sait nager. Il ne s’est pas noyé.
— Je ne voulais rien insinuer de la sorte.
L'étincelle brilla de nouveau dans ses yeux, puis
s’éteignit. Il hésita, comme s’il allait ajouter quelque chose,
puis sembla y renoncer. Avait-il voulu lui poser une question sur
Dougal ?
Il indiqua d’un geste la rive opposée.
— Quand vous arriverez de l’autre côté, vous serez
dans l’Ombre. Je ne puis cependant vous dire exactement où.
Sa voix était hachée, et elle eut la nette
impression qu’il désirait la voir partie.
— Promettez-vous de venir à Killcairn ? Le
jurez-vous ?
Il s’étira de toute sa hauteur et la toisa du
regard.
— J’ai envers vous, mademoiselle, une triple
dette. Mon honneur ne me laisse guère le choix.
Il ôta de son doigt un rubis serti dans un anneau
d’or et lui prit la main.
— Recevez ce gage de ma fidélité. Que je brûle
dans le ventre de la Vieille Mère si je manque à ma parole, dit-il
en s’inclinant.
Les adieux maladroits de
Griffin revinrent à l’esprit de Nessa. Et si cet homme — ce
semi-mortel au regard aussi impénétrable que la surface du lac par
un après-midi d’été — s’avisait de poser ses lèvres sur les siennes
? Il la fixait intensément. A coup sûr, il allait lui dire qu’il la
suivait en Brynhiver, sans plus attendre… Le cri d’un héron déchira
l’air. L'oiseau plongea de son rocher et disparut dans l’écume au
bas de la chute d’eau. Artimour prit les mains de Nessa, les porta
à sa bouche et posa un baiser sur ses doigts, tout près de la
bague.
— Qu’elle vous garde.
Elle baissa les yeux vers la bague. La pierre
ovale aux reflets incarnats paraissait aussi incongrue à son doigt
que ses mains crasseuses dans les gants soyeux et immaculés
d’Artimour. Ou que ses bottes lourdes et grossières, à côté de
celles du sylphe… Ses bottes ! Elle ne pouvait nager avec de tels
poids aux pieds… Avec un soupir, elle dégrafa la broche qui tenait
sa cape. Ce n’était qu’un simple disque de fer poli, orné d’une
boucle en fil de cuivre, mais elle y tenait, car c’était un cadeau
de son père. Elle tendit sa cape à Artimour, remonta sa tunique
aussi haut qu’elle l’osait et la fixa avec la broche, s’assurant
qu’elle tenait bien. Il n’était pas question qu’elle se décroche
dans l’eau ! Puis elle se pencha, ôta maladroitement ses bottes et,
à regret, les posa devant elle. C'étaient ses chaussures préférées,
et elle n’avait aucune chance de les remplacer. Le cordonnier qui
les avait fabriquées était reparti vers d’autres contrées et
n’avait plus reparu depuis deux ans. Elle ne pouvait se résoudre à
les abandonner, et il le fallait pourtant. Une idée lui vint
subitement.
— En Brynhiver, lorsqu’on prononce de tels vœux,
la coutume est d’échanger des gages.
— Dans les circonstances présentes, répondit
Artimour, visiblement surpris, je ne puis vous demander…
— Tenez ! dit-elle en se relevant. Ce sont mes
bottes de travail préférées. Ramenez-les-moi quand vous viendrez
reprendre votre bague.
Il parut d’abord
déconcerté, puis complètement abasourdi, avant de lui adresser
enfin un sourire empreint de respect forcé.
— C'est un gage insolite, demoiselle, mais sans
doute approprié. Je vous rapporterai aussi votre cape.
Il s’inclina de nouveau, coinça les bottes sous
son bras et fit un geste vers l’eau.
— Partez, maintenant. Le reflet n’est jamais plus
net qu’à cette heure de la journée. Il s’estompe à mesure que le
soleil descend.
Nessa se retourna vers la rive, le cœur incertain.
Il lui semblait se trouver à la croisée des chemins. Elle
retournait dans le monde qu’elle connaissait, mais quelque chose
lui disait qu’en son absence, tout aurait changé. Elle redressa les
épaules, leva le menton, s’assura une dernière fois que sa broche
était bien accrochée et entra dans l’eau, aussi résolue que
lorsqu’elle avait décapité le gobelin. Le fond de la rivière était
tapissé de galets lisses et serrés, comme les pavés d’une route. La
route de TirNa'lugh — c’est ainsi que l’appelaient les vieux
contes. Nessa ne se retourna pas.
Quand l’eau lui arriva à la taille, elle plongea.
Elle s’enfonça à grandes brasses sous l’eau froide et pure, luttant
contre la peur tenace qui menaçait à tout instant de la submerger.
Et si je ne retrouve pas la sortie…
Tant de choses étranges s’étaient passées en un jour… Elle avait le
sinistre pressentiment que rien ne serait jamais comme avant. Et si
la Résille avait perdu de son pouvoir ? Si les gobelins
envahissaient Brynhiver ?
Il ne fallait pas y penser. Pas maintenant. Juste
nager, nager calmement. Sentir la caresse de cette eau claire qui
emportait tout : la sueur, la crasse et le sang, et cette terrible
odeur de gobelin. Les flots l’entourèrent, gonflèrent d’eau ses
cheveux et sa tunique de lin. Sa ceinture était lourde et froide
contre son ventre. Soudain, ses pieds se heurtèrent à des pierres
au fond de l’eau. Une dernière brasse, et elle émergea dans la
brume épaisse qui flottait à la surface du lac.
Elle se fraya un passage
jusqu’à la berge et sortit de l’eau. Ses cheveux et tout son corps
dégoulinaient, sa tunique lui collait à la peau. Ainsi se
retrouva-t-elle sur la plage rocailleuse comme un enfant viendrait
au monde : trempée, pieds nus, sans cape, amulette, ni même un sou
en poche. L'air était calme, limpide et étrangement doux pour la
saison. Tout était silencieux dans la lumière pâle. Ce devait être
le matin, très tôt.
Elle distingua dans la brume un sentier qui
traversait la plage, partant d’un long ponton de pêche qu’elle ne
reconnaissait pas. Mais à la forme familière des barques qui y
étaient amarrées, elle sut qu’elle était revenue. Il y avait
cependant quelque chose de bizarre, se dit-elle en avançant sur le
sable. Le silence. A en juger par le nombre d’embarcations autour
du ponton, elle devait se trouver tout près d’un grand village,
mais elle ne distinguait pas un bruit d’activité humaine. Le
sentier vira abruptement vers la droite ; un groupe de maisonnettes
serrées apparut au loin. Nessa laissa échapper un soupir de
soulagement en reconnaissant le village de Killcrag. Elle n’était
qu’à une bonne heure de marche de Killcairn. Peut-être même qu’un
villageois charitable la ramènerait dans sa charrette. Elle
expliquerait qu’elle s’était mouillée en cherchant son père.
Dans le lac ? ironisa une petite voix
en elle, tandis que l’eau coulait de ses épaules et dégoulinait sur
ses jambes nues.
« Peu importe, se dit-elle. Il faut trouver
quelqu’un, n’importe qui. Et peut-être une tunique sèche. Et
surtout, quelque chose, à manger… »
Son ventre, en effet, gargouillait de plus en plus
fort.
Un profond silence régnait tout alentour.
Pourtant, si elle ne se trompait pas, c’était l’heure où le village
devait normalement se réveiller. Elle s’attendait à entendre des
chiens aboyer, des enfants geindre en accomplissant les premières
tâches de la journée, des femmes crier leurs salutations de maison
en maison, tandis que l’odeur du gruau montait dans l’air. Mais le
village était désert.
Nessa poussa la porte de la
première maison. Avant même d’en passer le seuil, elle savait
qu’elle n’y trouverait personne, car la cheminée ne fumait pas.
Dans le foyer gisait une bûche à moitié consumée, apparemment
éteinte à la hâte.
Elle aperçut une miche posée sur la table et se
jeta dessus en salivant. Le pain était lourd et collant à
l’intérieur, comme si on l’avait retiré du four à mi-cuisson. La
croûte, heureusement, restait mangeable. Nessa en arracha de larges
morceaux et les fourra dans sa bouche.
Les occupants de la maison étaient sans doute
partis précipitamment, car ils avaient laissé intacte une pleine
casserole de gruau. Néanmoins, ils avaient eu le temps d’emporter
une bonne partie de leurs affaires. Les crochets qui pendaient aux
murs et aux poutres étaient presque tous vides. Il ne restait plus
qu’une tresse d’oignons près de la cheminée, un châle troué
derrière la porte. Elle s’empara du châle et sécha ses cheveux du
mieux qu’elle put. Sans cesser de manger, elle dégrafa la broche,
essora sa tunique, puis la rattacha pour qu’elle ne colle pas à ses
jambes.
Une porte menait de la cuisine dans une chambre à
coucher. Nessa y jeta un coup d’œil : elle était tout à fait vide.
Même les matelas avaient disparu. Elle regarda derrière la porte :
une chemise pendait à un clou. Mais c’était un vêtement d’enfant,
dans lequel elle n’avait aucune chance de rentrer. Elle frissonna
et resserra le châle autour de ses épaules. Encore heureux que le
temps fût aussi doux !
Elle passa de maison en maison, récupérant ici un
bout de fromage durci, là une tunique sèche, puis enfin une paire
de sandales grossières. Ce serait toujours mieux que de faire pieds
nus le long chemin jusqu’à la maison.
On avait emmené aussi les animaux, à l’exception
de quelques poules vagabondes qui caquetaient en grattant la boue
du chemin. De la boue… C'était curieux : ces derniers jours, il n’y
avait pas eu une goutte de pluie.
Une poule s’approcha d’elle, la fixa d’un œil
fouineur, pencha la tête d’un côté puis de l’autre. Voulait-elle
lui dire quelque chose, ou bien réclamait-elle des explications
?
En toute logique, ils avaient dû se réfugier au
fort de Killcarrick, où siégeait le gouverneur de cette partie du
duché. Mais qu’avaient-ils fui ? Pourvu que ce fût simplement la
menace de guerre, et non pire… Elle ferait sans doute mieux, elle
aussi, de se rendre directement au fort. C'était là qu’elle serait
le plus en sécurité contre le mystérieux danger qui avait chassé
les villageois. Mais Killcairn n’était qu’à une heure. Il fallait
qu’elle revînt chez elle. Même si tous les autres avaient évacué le
village, Griffin ne serait pas parti sans l’attendre. Elle avait de
plus en plus l’impression qu’en son absence, plus d’un jour s’était
écoulé. Mais il ne servait à rien de se perdre en
conjectures.
Le chemin le plus rapide jusqu’à Killcairn était
celui de l’eau. Nessa aurait pu emprunter une barque, mais elle
n’avait aucune envie de s’aventurer de nouveau dans le lac. Quelque
part dans ces eaux-là, les frontières du Brynhiver et de
l’Outremonde se mêlaient, elle était bien placée pour le savoir.
Dorénavant, elle resterait autant que possible sur la terre
ferme.
Ce qu’elle déplorait le plus, pensa-t-elle en
voyant le bout de ses orteils pointer hors de ses sandales, c’était
la perte de ses bottes. Elle ajusta autour d’elle le plaid décoloré
qu’elle avait trouvé soigneusement plié sur un lit. Son
propriétaire regrettait-il de l’avoir abandonné ? Nessa, pour sa
part, lui en était très obligée. Malgré le beau temps, il y avait
une moiteur fraîche dans l’air qui la faisait frissonner.
Elle marqua une pause devant la dernière maison du
village. C'était celle de la sorcière de Killcrag, la Vieille
Molly. En réalité, Molly n’était pas si vieille que cela, bien
moins que la Vieille Wren. Elle avait plutôt l’âge de Dougal. Nessa
l’avait entraperçue de temps à autre tout au long de son enfance.
Mais à Beltane dernier, au milieu de la foule venue de lieues à la
ronde pour se rassembler autour de la pierre du clan à Killcarrick,
elle avait échangé pour la première fois quelques mots avec la
jeune sorcière. Des mots qui s’étaient gravés dans sa
mémoire.
C'était juste avant le
rituel, se rappela-t-elle. Dougal, Griffin et elle venaient tout
juste d’arriver et ils installaient leur camp, tandis que le soleil
baissait derrière les collines de l’Ouest. Ils la virent venir de
loin : elle montait lentement la colline en ramassant des herbes,
un panier au bras, le visage rosi par l’effort — ou par autre
chose. C'était Beltane, après tout. Elle releva fièrement le menton
quand Dougal la salua, et Nessa comprit aussitôt qu’elle comptait
le prendre comme compagnon pour la nuit. C'était un honneur, qui
vaudrait toutefois au forgeron taciturne d’être gentiment taquiné
tout le reste de l’année. Mais quand il la reconnut, Dougal se
rembrunit et lui adressa quelques mots froids et brefs, à peine
courtois. A en juger par la raideur de ses épaules, il n’avait
aucune intention de la laisser formuler une telle
proposition.
Molly remarqua Nessa qui l’observait depuis son
poste près du chariot, et elle lui lança un large sourire. Ses
lèvres étaient rouges et pleines, et Nessa comprit soudain pourquoi
les hommes vantaient sa beauté mûre. Elle était comme une rose
pleinement épanouie, ouverte, luxuriante au soleil ; et si quelques
pétales étaient tombés, si l’on devinait déjà des craquelures
brunies sur leurs bords, elle n’en restait pas moins une très belle
fleur. Si Dougal s’en détournait, d’autres se presseraient pour
l’accompagner dans la forêt. Nessa jeta un coup d’œil songeur à son
père. Cela ne manquait jamais : chaque année à Beltane, la fête la
plus joyeuse du calendrier, il était d’humeur exécrable.
Bien que jugé bel homme par beaucoup, Dougal
fuyait activement la compagnie des femmes. Beltane, évidemment,
était une autre affaire ; ceux qui étaient appelés par le Dieu et
la Déesse ne pouvaient s’y soustraire. Mais Dougal, qui refusait
d’assister à la cérémonie, s’arrangeait pour ne jamais entendre
d’appel de ce genre.
La sorcière regarda Nessa plus attentivement,
comme si elle la reconnaissait.
— Une enfant de Beltane, si je ne me trompe ?
lança-t-elle à Dougal.
— De quoi parlez-vous, femme ?
Elle jaugea Nessa du regard.
— Quand es-tu née, ma fille ?
— Onze jours après la mi-printemps, laissa
échapper Nessa.
Son anniversaire était passé quelques semaines
avant.
— C'est impossible. J’aurais pourtant juré…
Elle jeta un regard à Dougal.
— Ne vous vexez pas, l’homme. J’ai cru lui
reconnaître un air de Beltane, voilà tout. Soyez bénis, vous et les
vôtres, en ce jour de fête.
Et elle redescendit la colline en chantonnant.
Nessa resta éberluée. Pourquoi son père avait-il réagi aussi
violemment ? Un bref instant, elle se demanda si la sorcière avait
raison, puis se ravisa. Sa mère ne pouvait l’avoir portée presque
un an dans son ventre ! Mais pourquoi Dougal était-il aussi fâché ?
En règle générale, ceux qui concevaient un enfant dans la période
de Beltane ne manquaient pas de s’en vanter. En privé, Nessa
doutait de leurs calculs. Les enfants conçus la nuit de Beltane
étaient censés avoir des dons spéciaux ; or, tous ceux qu’elle
avait rencontrés étaient ordinaires au possible. Quoi qu’il en
soit, il n’y avait aucune raison de s’offusquer d’une telle
suggestion. Au contraire, c’était plutôt un compliment.
Des bribes de la chanson de Molly flottèrent dans
l’air, puis disparurent.
— Qu’est-ce qu’elles font, au juste, ces sorcières
? demanda Nessa à son père.
Il secoua la tête et marmonna l’une de ces
réponses vagues qui avaient le don d’agacer sa fille.
— La magie du maïs. Une superstition ridicule.
Enfin, cela ne fait de mal à personne, et c’est une bonne excuse
pour organiser de grandes fêtes. Tu n’as qu’à en parler à la
Vieille Wren, si ça t’intéresse. Moi, je n’ai pas de temps à perdre
avec ces bêtises.
— C'est pourtant le moment
ou jamais d’en faire, des bêtises, intervint Griffin, qui revenait
du puits avec deux seaux pleins d’eau.
Les deux hommes ricanèrent. Dougal fit mine de
s’éloigner à grands pas, écœuré, et Nessa décela dans les yeux de
Griffin l’espoir que, l’heure venue, elle lui tendrait la main.
Mais quelque chose la retenait, et, cette année comme les
précédentes, elle n’alla pas dans les bois de Beltane.
Ce n’était pas la première fois qu’elle posait
cette question à son père, ni la première fois qu’il la renvoyait à
la sorcière pour des explications. Mais Nessa avait peur de la
Vieille Wren. Elle était presque repoussante, avec son corps
rabougri, son dos voûté, ses longues tresses blanches et son visage
ridé. L'une de ses joues était marquée d’une grande tache de
naissance couleur de sang séché, qui divisait son visage en deux
moitiés, l’une pâle, l’autre sombre. Le plus effrayant, toutefois,
c’était la flamme étrange qui se consumait dans ses yeux sombres,
comme si un feu avait brûlé à l’intérieur de son crâne.
Même si Dougal lui avait conseillé de s’adresser à
la vieille sorcière, il n’aurait pas été enchanté qu’elle le prît
au mot. Il lui avait tacitement fait comprendre qu’elle ferait
mieux de se concentrer sur le travail quotidien de la forge.
N’empêche que Nessa se posait parfois des
questions. Elle avait même envisagé d’aller rendre visite à Molly
pour lui en parler. Mais elle pressentait confusément que cela
déplairait par-dessus tout à son père.
A présent, elle était seule devant la maison vide
de la sorcière. Il ne pouvait y avoir de mal, tout de même, à jeter
un petit coup d’œil à l’intérieur…
Elle poussa la porte. A la différence des autres
villageois, Molly avait été contrainte d’abandonner bon nombre de
ses biens. Des bouquets d’herbes parfumées, des écheveaux de
ficelle de différentes couleurs, de petits paniers remplis de
galets de toutes les tailles. Des croix formées de gerbes de maïs
liées par des roseaux. Nessa reconnut des fétiches pour faire
pousser le maïs. Comment tout cela pouvait-il bien marcher ? Que
faisaient les sorcières pour rendre les
terres fertiles ? Malgré cet intrigant étalage d’instruments, la
maison de Molly ne lui apportait aucune réponse.
Nessa passa la porte de la sorcière et s’engagea
sur la route. Elle fit mentalement l’inventaire de ses nouvelles
possessions. Une besace contenant un morceau de fromage, quelques
oignons, une gourde d’eau… Tout à l’heure, elle avait trouvé un
pichet d’hydromel renversé, dont elle avait bu les dernières
gouttes. L'alcool brûlait maintenant dans ses veines, lui apportant
un regain d’énergie inespéré. Elle avait aussi une tunique propre,
une couverture en laine, ces sandales affreuses. Et à son doigt, la
bague sylphe, qui brillait d’une lueur rouge sang. Dire qu’elle
s’était tenue au côté d’Artimour, sur l’autre rive du lac, qu’elle
lui avait laissé ses bottes en gage… Tout cela ne semblait plus
qu’un rêve, à présent. Elle jeta un dernier regard au village
abandonné, qui disparut après un tournant.
Elle chercha à sa ceinture le poignard rouillé qui
y était toujours accroché, consciente de la nudité de son cou.
Personne, évidemment, n’avait laissé son amulette derrière
lui.
A mesure qu’elle avançait sur le chemin, tous ses
sens semblaient s’aiguiser. Une angoisse inexplicable pesait sur
elle. Comme pendant le voyage dans l’Outremonde, elle eut
l’impression de glisser progressivement dans un rêve. Mais elle ne
chevauchait plus à présent sur la grande bête sylphe, solidement
calée contre la poitrine d’Artimour. Elle était seule, et nettement
moins rassurée. En fait de rêve, cela ressemblait plutôt à un
cauchemar. D’ailleurs, elle avait l’impression d’être déjà passée
par là Sa nuque se hérissa. Allons bon ! Elle ne s’était pas laissé
envoûter par l’Outremonde ; elle n’allait pas céder à une peur
ridicule, à quelques lieues de chez elle !
« Evidemment que tu es déjà passée par ici, se
raisonna-t-elle. Des centaines de fois, même ! Tu connais tous ces
chemins comme ta poche. Il n’y a rien d’extraordinaire à cela !
»
Mais il y avait autre chose, elle le savait. Le
claquement de ses sandales résonnait, sinistre, dans l’air
lourd et étouffant. Une brume flottait sur le
chemin à hauteur des genoux. Du lac, par-delà le taillis de pins
qui bordait la route, montait le clapotis de l’eau contre la berge.
Un crapaud poussa un unique coassement, puis se tut. Pas un oiseau
ne chantait.
Elle se força à garder son calme, à avancer d’un
pas régulier. Le poids de la besace et de la couverture fit perler
des gouttes de sueur sur son cou et ses bras. Mais sa fatigue,
curieusement, s’était envolée.
Ce village abandonné, ce chemin désert la
troublaient. A cette heure, la route était généralement encombrée
de marcheurs, de chariots, de charrettes à bras, de troupeaux de
chèvres et de moutons que l’on menait aux pâturages. Au loin, Nessa
aperçut quelque chose qui ressemblait à un tissu froissé. En se
rapprochant, elle reconnut l’objet et se baissa pour le ramasser.
C'était une poupée de chiffon, usée et décolorée par des années de
tendres soins enfantins, et maintenant recouverte de poussière.
Elle retourna l’objet et le lâcha comme s’il l’avait brûlée. Le dos
de la poupée était maculé de sang séché.
— Grande Mère, marmonna-t-elle à haute voix,
déglutissant pour surmonter la nausée qui montait en elle.
Arrivait-elle trop tard ? Difficile de croire,
après cette macabre découverte, à une évacuation en bonne et due
forme organisée par les troupes du duc. Nessa remonta la besace sur
son épaule et promena son regard autour d’elle. Soudain, elle
comprit ce qui la perturbait. Ce n’était pas seulement l’air lourd
et immobile ; c’était l’absence de tout mouvement. Pas une bête ne
remuait aux alentours, pas un lapin, pas un écureuil, pas un oiseau
— rien. A part ces quelques poules abandonnées, elle n’avait pas vu
un seul animal depuis son arrivée. C'était comme si tous les êtres
vivants, à l’exception des plantes enracinées dans le sol, avaient
décampé.
Au moment où elle s’apprêtait à repartir, un
craquement monta depuis le sous-bois. Elle se raidit et huma l’air,
à l’affût de cette pestilence désormais trop familière. Avait-elle
entendu un grognement bas ? Prenant une grande inspiration silencieuse, elle détacha le couteau
de sa ceinture et l’empoigna. Elle attendit, figée, tendant
l’oreille, respirant aussi doucement que possible, consciente de se
trouver à découvert, sans défenses, au beau milieu de la route.
Au-dessus d’elle, le disque pâle du soleil émergea lentement des
nuages. Nessa fit tourner le couteau dans sa main, et le rubis de
sa bague darda un rayon éblouissant. « C'est au crépuscule que les
gobelins chassent », lui avait dit Artimour. Au crépuscule, se répéta-t-elle, rassurée, et elle
repartit d’un bon pas, le couteau serré dans sa main.
Bien avant d’arriver aux abords de Killcairn,
Nessa comprit qu’elle n’y trouverait personne. Elle comprit
également qu’ici, contrairement à Killcrag, on n’avait pas eu le
temps d’évacuer dans le calme.
Le premier indice, ce furent les vaches dans les
pâturages qui longeaient la route. Elles meuglaient plaintivement,
leurs pis gonflés et distendus, attendant une traite qui ne venait
pas. Nessa dépassa les murets de pierre qui délimitaient les prés
et pénétra enfin dans le village silencieux. Au milieu du chemin,
une botte noire gisait, apparemment abandonnée. En s’approchant,
elle eut l’impression que la surface de la chaussure remuait. Un
nuage de mouches s’envola en bourdonnant au moment où une terrible
odeur de charogne remplissait son nez. Ce n’était pas une botte,
mais un pied humain, chaussé d’une sandale assez semblable aux
siennes. Une vague de nausée la submergea et elle trébucha jusqu’au
fossé, pliée par des haut-le-cœur. Elle vomit son petit déjeuner de
pain mal cuit, puis se rinça la bouche à l’eau tiède de la
gourde.
Le pire était arrivé, elle n’en pouvait plus
douter. Certes, le carnage pouvait être dû à la rébellion du duc,
mais quelque chose lui disait que ce n’était pas le cas. Les
maisons vides se dressaient devant elle comme un reproche
silencieux. Elle avait tardé à revenir. Les gens de son village
s’étaient fait massacrer comme des agneaux à l’abattoir. Il n’était
que trop évident qu’ils avaient été assaillis par un ennemi
terrifiant. Un ennemi qui avait laissé dans son sillage de grandes mares de sang, d’où s’élevaient maintenant
des nuées de mouches.
Les portes et les fenêtres des maisons étaient
béantes, mais Nessa ne s’y aventura pas. Elle marchait au milieu du
chemin, les yeux fixés devant elle pour ne pas voir les membres
noircis qui jonchaient le sol. Le danger dont l’avait prévenue
Artimour s’était réalisé. Elle était restée trop longtemps dans
l’Outremonde. Tout était fini. Un poids douloureux lui écrasa la
poitrine, et son estomac vide se tordit de nouveau.
Le pire, c’était l’absence de corps. Il ne restait
que des membres déchiquetés, abandonnés sans façon comme des
déchets de viande. C'était exactement ça, se dit Nessa, horrifiée.
Tous les gens de son village, tous ceux qu’elle connaissait… De
simples morceaux de viande.
Tout s’obscurcit. Elle dut se forcer à poser un
pied devant l’autre. Tous disparus. Pas seulement son père, mais
les autres aussi. Griffin. La Vieille Wren. Il ne restait plus
personne.
Elle s’effondra deux fois encore au bord du fossé,
secouée par des haut-le-cœur qui lui laissèrent le ventre
douloureux. Y avait-il un seul survivant du massacre ? L'état de
décomposition des cadavres, ou plutôt des morceaux de cadavres,
indiquait qu’au moins deux jours s’étaient écoulés depuis le drame.
Nessa fut accablée de culpabilité. Il lui semblait inconcevable que
Griffin fût mort, que tous ceux qu’elle avait un jour connus
eussent disparu. Artimour avait raison. Sans la protection de la
Résille, les siens s’étaient révélés aussi vulnérables que des
nouveau-nés.
En avançant, elle s’aperçut qu’un murmure étouffé,
difficilement identifiable, flottait dans l’air. Les mouches, sans
doute. Frissonnante, elle pressa le pas. Le bourdonnement
s’amplifiait puis s’estompait, comme au rythme d’une respiration. A
vrai dire, cela ne ressemblait pas tellement à un bruit d’insectes.
Il semblait venir du lac, mais Nessa ne voulait pas y aller, pas
encore. Elle dépassa la maison du berger et s’engagea dans la
ruelle menant vers la ferme du père Breslin. Devant chez la Vieille
Wren, elle marqua une pause. Sa porte, comme
toutes les autres, était grande ouverte, et le contenu de ses
paniers éparpillé devant le seuil. Cédant à une impulsion, Nessa se
prépara au pire et passa la tête à l’intérieur. Dans la petite
cuisine douillette, on avait entassé des bancs devant les volets
verrouillés et pendu des tresses d’ail aux montants des fenêtres.
Soudain, un morceau de chaume tomba devant ses pieds. Elle leva les
yeux et vit qu’une partie du toit avait été arrachée. Les étagères
étaient vides ; des pots cassés et des paniers renversés jonchaient
le sol. Mais il n’y avait aucune trace de sang. La vieille sorcière
s’en était peut-être sortie, après tout. L'image de Griffin flotta
devant ses yeux et son cœur se serra.
Pourvu que quelques-uns en aient réchappé ! Elle
referma la porte et se hâta vers la forge. Sur le seuil de
l’atelier, elle se figea, les narines assaillies par une pestilence
caractéristique. C'était une armée de gobelins, non d’hommes, qui
avait attaqué le village, elle en était sûre à présent. La forge
était renversée sur le côté, entourée d’outils brisés en mille
morceaux. Elle inspecta les lieux, cherchant un indice qui lui
dirait quand tout cela était arrivé.
Quand elle avait plongé dans la rivière, le soleil
entamait à peine sa descente. Elle ne pouvait avoir passé plus de
six ou sept heures dans l’Outremonde. Mais ici, de toute évidence,
trois, quatre jours, peut-être davantage, s’étaient écoulés. Les
seuls qui eussent pu l’éclairer n’étaient plus là. Elle avança avec
précaution entre les débris, les larmes aux yeux, se bouchant le
nez pour ne pas sentir l’atroce puanteur. Puis elle posa les yeux
sur quelque chose qui lui coupa le souffle.
Près de la porte qui menait dans la cuisine, un
bras de gobelin pendait d’une hache plantée dans le mur. Et la lame
de cette hache brillait d’un éclat reconnaissable entre tous :
celui de l’argent. Nessa la décrocha du mur, fronçant le nez tandis
que le bras du gobelin s’écrasait à terre, éclaboussant le sol de
son liquide visqueux. Elle pénétra dans la cuisine et se retourna.
D’ici, la scène devenait plus compréhensible. Au moment de
l’attaque, quelqu’un, sans doute Griffin,
fabriquait l’arme qu’elle tenait à présent dans les mains. Tout y
était : le panier de charbon renversé, le soufflet, le marteau et
les tenailles éparpillés, l’enclume gisant sur le côté et, plus
loin, un tas d’argent solidifié.
L'espoir renaquit en elle : si Griffin avait des
armes en argent à portée de main, il s’en était peut-être sorti.
Elle s’approcha, se pencha à terre, ramassa quelques pièces
d’argent. Il avait dû piller la cache de Dougal, sous le lit. Qui
le lui reprocherait ? Dougal lui-même ne considérerait pas cela
comme un vol, vu les circonstances. Si cela lui avait permis de
sauver sa vie, ou celle d’un autre…
Quelqu’un s’était forcément échappé, comprit-elle
subitement. Il fallait au moins un survivant pour avoir donné
l’alerte à Killcrag. Elle posa son sac près du foyer éteint et se
mit en quête d’une vieille couverture pour y envelopper le bras de
gobelin. Puis elle sortit le jeter sur le tas de fumier.
De retour dans la maison, elle repoussa la table
et les bancs à leur place habituelle, ramassant au passage une
petite boule de parchemin qui traînait sur le sol. Elle la déplia :
le paquet contenait une amulette. Sur le parchemin étaient
griffonnés trois symboles : maison, montagne,
lac. Une grande maison au bord du lac… Le fort de
Killcarrick. L'amulette était celle de Griffin ; il avait donc
emporté celle de Nessa. Elle s’accroupit sur ses talons, pensive.
C'était un geste à la fois simple et lourd de sens. En général, les
couples s’échangeaient leurs amulettes pour signifier
l’approfondissement de leurs sentiments mutuels. Mais Griffin
avait-il voulu dire cela ? Son baiser d’adieu prenait alors un tout
autre sens. Un avenir possible s’ouvrit soudain devant elle. Ils se
marieraient, partageraient le travail de la forge. C'était
attirant, réconfortant… et un peu terne. Mais elle n’avait pas le
temps de se demander pourquoi. Le principal, c’était que Griffin
paraissait avoir été épargné. Et peut-être d’autres avec lui.
Griffin avait su qu’elle reviendrait ici. Le plus
raisonnable, à présent, était de retourner sur ses pas pour gagner
Killcarrick au plus vite. Après tout, rien n’empêchait les gobelins de revenir. Seule dans le village, elle
s’exposait à tous les dangers. Mais c’était ici qu’elle avait
rendez-vous avec Artimour. Et puis, elle était munie d’une
amulette, d’une hache et de pièces d’argent. Sans doute était-elle
plus à même que quiconque d’affronter les gobelins. D’un autre
côté, Killcarrick n’était qu’à deux jours de marche, et Griffin s’y
trouvait. Devait-elle le rejoindre, ou bien attendre Artimour
?
Nessa laissa tomber le plaid qu’elle portait sur
ses épaules et gravit l’échelle qui menait à sa petite chambre sous
les toits. Rien n’avait bougé, ni son oreiller bien rembourré, ni
la couverture bleue soigneusement pliée au bout du lit.
« Quand j’ai plié cette couverture, se dit-elle,
mon père était encore vivant. Il rabrouait un client qui lui
demandait de finir un travail avant midi. Je les entends encore se
disputer… Et Griffin chantait dans la cour. »
Une vague de tristesse et de fatigue s’abattit sur
elle. Un rayon de soleil filtrait par la fenêtre aux carreaux de
corne, de minuscules grains de poussière y dansaient. Son lit lui
tendait les bras. Cela ne lui ferait pas de mal de se reposer une
heure ou deux. Puisque les gobelins chassaient le soir, la journée
était sûrement le meilleur moment pour dormir. Mais elle étouffait,
ici. Elle s’agenouilla sur le lit et ouvrit la petite fenêtre pour
faire entrer un peu d’air.
Une brise souffla, venue du lac, et Nessa
distingua de nouveau le bruit étrange. Qu’était-ce donc ? Il
envahit la chambre, faisant vibrer ses tempes comme le
bourdonnement d’un millier de ruches lointaines. Impossible de
dormir tant qu’elle n’aurait pas tiré cette affaire au clair.
Sous le lit, elle trouva sa deuxième paire de
bottes, celles qu’elle portait les jours de fête. Elle les enfila,
les laça, et redescendit l’échelle. Avant de passer la porte de la
cuisine, elle empoigna la hache d’argent. Sur le seuil, elle
s’arrêta et écouta attentivement. Le bruit venait bien du lac,
porté par la brise. Elle referma la porte derrière elle.
Dehors, de gros nuages noirs se massaient
au-dessus des arbres. L'air était lourd. L'orage éclaterait avant
le crépuscule. Le
crépuscule… Non, elle ne devait pas penser à sa
vulnérabilité, une fois la nuit venue.
Elle déglutit, redressa les épaules et s’engagea
en direction du lac. La route sablonneuse était marquée
d’empreintes, immenses et espacées, de pieds de gobelins. Çà et là
s’éparpillaient des outils tordus, déformés, quasi méconnaissables
: binettes, fourches, pelles fendues. C'était avec ces armes de
fortune que les villageois avaient tenté de se défendre. Dans les
ornières profondes gisaient des morceaux de vêtements déchirés, des
bouts de cuir, les langes ensanglantés d’un enfant. Partout les
mouches bourdonnaient. Une odeur épouvantable empoisonnait l’air.
Nessa se masqua le nez et la bouche d’une main. Elle avait la chair
de poule, et faillit rebrousser chemin. Mais le bruit obsédant ne
faisait que s’amplifier, et elle poursuivit en direction du
lac.
Au bout du sentier, les arbres s’éclaircirent pour
déboucher sur une large étendue sablonneuse. Là, un spectacle
nauséabond s’offrait à elle. De longs sillons sombres traversaient
le sable. Les gobelins, comprit-elle, avaient traîné les corps de
leurs victimes jusqu’ici. Par endroits, des traces de pas
aboutissaient à de profondes dépressions. Certains, encore vivants,
avaient tenté de s’enfuir, pensa Nessa, fouillant la plage du
regard tandis que le chantonnement s’amplifiait. D’où venait donc
ce bruit ?
Elle s’avança à pas précautionneux vers le bord du
lac, évitant de regarder de trop près dans l’eau, et tourna la tête
d’un côté puis de l’autre. Contre un rocher qui affleurait dans le
sable, elle vit une petite silhouette accroupie, qui se balançait
d’avant en arrière au rythme des vaguelettes. Nessa plissa les yeux
et, stupéfaite, la reconnut.
La Vieille Wren était adossée au rocher, face au
lac, les jambes largement écartées, dans la position d’une femme
sur le point d’enfanter. L'eau clapotait contre ses chevilles et le
haut de ses genoux. Ses mains serraient une corde, à laquelle on
avait noué trois gros nœuds. C'était d’elle que venait le
chantonnement. En s’approchant, Nessa vit que son visage était
blême et tiré, sa bouche flasque, ses yeux clos.
Elle lui posa la main sur l’épaule : à son
horreur, la vieille femme s’effondra sur le côté, prostrée, la
mâchoire pendante. Le bourdonnement cessa.
— Douce Mère, siffla Nessa. Il ne manquait plus
que ça.
Elle fixa solidement la hache à sa ceinture,
souleva Wren dans ses bras, et la traîna à reculons sur la plage.
Ses pieds étaient bleus de froid, fripés et gorgés d’eau. Depuis
quand était-elle assise là ? Nessa se pencha pour ramasser la corde
qui pendait mollement à ses doigts.
— Noooon…, gémit Wren. Surtout… surtout pas…
Elle s’interrompit en haletant.
— D’accord, je ne la prendrai pas, promit Nessa,
cherchant autour d’elle quelque chose pour couvrir les frêles
épaules de la vieille femme. Venez, reprit-elle, nous devons partir
d’ici.
La sorcière n’eut pas la force de la contredire :
elle s’affaissa, sans connaissance. Elle pesait moins qu’une
demi-brouette de charbon, pensa Nessa en la hissant sur son dos
pour la transporter jusqu’à la forge. Quand elle la déposa enfin
sur le lit de Griffin, Wren rouvrit les yeux.
— Un beau jeune gars, marmonna-t-elle. Beau comme
tout.
Parlait-elle de Griffin, par hasard ? Nessa
brûlait de lui demander, mais quelque chose l’en retint. Elle
remonta la couverture sur la vieille femme et s’agenouilla près de
l’oreiller.
— Wren, supplia-t-elle, qu’est-il arrivé ?
Pouvez-vous me dire quelque chose ? Est-ce qu’ils sont tous partis
à Killcarrick ?
Les yeux de la sorcière brillaient dans son visage
squelettique.
— Elles tiendront jusqu’à Samhain. Mais ce
soir-là, elles s’ouvriront, et rien ne pourra plus les
arrêter…
— Samhain ? Qu’arrivera-t-il ce jour-là ?
Dites-le-moi, Vieille Wren !
Elle soupira plus profondément et s’endormit. Sous
la couverture, sa poitrine se soulevait puis se creusait, comme
celle d’un oiseau. Elle se mit à ronfler doucement.
Nessa s’assit sur le plancher, encercla ses genoux
de ses bras et y posa le menton, entièrement dépassée par la
situation. De quoi parlait la sorcière ? De portes ? De portes qui
ne tiendraient pas au-delà de Samhain… Elle se rappela soudain les
paroles d’Artimour, quand il avait tenté de passer la frontière la
plus proche de Killcairn. C'est comme si
quelque chose, du côté mortel, l’avait scellée. Et si
c’était la Vieille Wren ?
Elle eut un énorme bâillement, et sa tête s’affala
contre le bord du lit. Depuis quand n’avait-elle pas dormi ? Ses
paupières s’alourdirent. « Avec elle, je suis en sécurité », se
dit-elle alors que le sommeil l’emportait. La magie de la Vieille
Wren avait suffi à la protéger contre tous les gobelins, alors même
qu’elle était offerte comme un appât, au beau milieu de la plage.
Restait à savoir si cette magie fonctionnerait aussi bien dans la
maison. Et la corde nouée qu’elle continuait à presser contre son
sein, était-ce la clé du sortilège ?
Avec un soupir, Nessa recala sa tête sur le
matelas. Elle n’en pouvait plus : elle était épuisée, à bout de
forces. Il était inutile d’essayer de partir maintenant. Le soleil
était encore haut dans le ciel. Quelques heures de repos ne lui
feraient pas de mal.
Son ventre gargouilla faiblement, comme pour lui
rappeler les longues heures écoulées depuis son petit déjeuner à
Killcrag. Mais les miasmes des cadavres et la puanteur des gobelins
lui avaient coupé l’appétit. Sans compter qu’elle était trop
fatiguée pour chercher quelque chose à manger. L'air chaud et
humide l’enveloppa comme une couverture, son corps s’enfonça plus
profondément contre le matelas, au côté de la Vieille Wren, et ses
yeux se fermèrent.
De lourds coups à la porte tirèrent Nessa du
sommeil. Elle ouvrit les yeux à regret, et releva la tête. La
petite chambre à côté de la forge était plongée dans l’obscurité.
Elle entendit la pluie tambouriner sur le toit de la cuisine et,
tout près d’elle, des ronflements paisibles. Donc, la Vieille Wren
était encore vivante. De nouveaux coups résonnèrent.
— Ouvre ta porte, forgeron !
Un roulement de tonnerre retentit dans la vallée
et résonna sur le lac. Comme prévu, la journée s’était conclue par
un orage. Un éclair illumina la pièce.
— J’arrive, j’arrive ! cria-t-elle.
Elle s’était endormie par terre, contre le matelas
; ses jambes étaient raides et douloureuses, comme si elle était
restée dans cette position pendant des heures. Elle entra en
chancelant dans l’atelier, tâtonna au-dessus de la cheminée pour
trouver la pierre à feu, ralluma une bougie à moitié consumée. Un
courant d’air glacial soufflait à travers la forge. Elle
entrebâilla prudemment la porte et aperçut, à la lumière vacillante
de la chandelle, deux silhouettes encapuchonnées. Des hommes,
d’après leur carrure.
— Qui va là ? Que voulez-vous ?
— Où est Dougal ? demanda une voix râpeuse.
Le plus petit des deux baissa sa capuche, révélant
une chevelure dorée et des mâchoires saillantes. Il jeta un coup
d’œil nerveux par-dessus son épaule, comme s’il avait peur d’être
entendu.
— Il n’est pas là, dit Nessa avec méfiance,
regrettant d’avoir laissé sa hache dans la chambre.
— Où est-il ?
— Pas ici, répéta-t-elle. Qui êtes-vous, et que
lui voulez-vous ?
Le tonnerre gronda de nouveau.
— Je suis le duc Cadwyr d’Allovale, dit-il en
désignant un médaillon incrusté de pierres précieuses qui pendait à
son cou. Je parie que vous êtes la fille du forgeron. Votre père a
quelque chose pour moi. Savez-vous où il l’a laissé ?
Pendant un bref instant, elle crut qu’il allait
forcer la porte. Mais il ne bougea pas. Ses lèvres fines se
retroussèrent en un sourire sinistre.
— Permettez-nous au moins de nous abriter de
l’orage, dit-il d’un ton doucereux.
La méfiance de Nessa ne fit que grandir. Mais
l’hospitalité la plus élémentaire lui interdisait de laisser des
voyageurs dehors par un temps pareil. Elle recula et ouvrit la
porte.
— Vous êtes déjà venus ici, n’est-ce pas ?
L'homme ne lui répondit pas, mais fit simplement
signe à son compagnon d’entrer.
— Au nom de la Déesse, que s’est-il passé ici
?
— Ce sont les gobelins, répondit-elle froidement.
Ils ont attaqué le village. Ils sont arrivés par le lac, je ne sais
comment.
Sans la questionner davantage, il se retourna vers
son acolyte.
— Nous devons agir au plus vite, reprit-elle,
avant que le pays entier ne succombe à la panique.
Nessa était atterrée par sa réaction. Que le
village eût été attaqué par des gobelins ne semblait pas l’étonner
; pire, cela le laissait indifférent. Son père avait clairement
reconnu l’un de ces hommes, se souvint-elle. Mais lequel ? Ce
Cadwyr était-il déjà venu à la forge ? Un frisson lui parcourut
l’échine. Brusquement, elle fut saisie d’une peur inexplicable.
Elle recula jusqu’à la forge, croisa les bras sur les seins, et
dévisagea stoïquement les deux hommes.
Cadwyr en prit note.
— Nous ne voulons pas vous faire de mal. Nous
venons juste chercher ce que nous avons commandé à votre
père.
— Pourquoi lui en aurait-il parlé, Cadwyr ?
Dès les premiers mots, Nessa releva la tête,
stupéfaite. Cet accent ne laissait aucun doute : celui qui
accompagnait Cadwyr était un sylphe. Elle avait donc raison : il
s’agissait bien des deux inconnus venus tard la nuit dernière —
ou plutôt, la dernière nuit qu’elle avait
passée ici. Soudain, une idée lui vint à l’esprit. Si c’était le
sylphe que son père avait reconnu, plutôt que Cadwyr ? « Toi, ici !
» s’était-il exclamé, horrifié. Or, il fallait plus que l’arrivée
d’un seigneur mortel, même au beau milieu de la nuit, pour émouvoir
le forgeron taciturne. Mais quel lien pouvait-il bien avoir avec un
sylphe ?
Il fallait qu’elle se maîtrise. Elle trouva une
autre bougie, l’alluma à la flamme de la première, et les fixa
toutes deux sur une soucoupe craquelée.
— Ce qui est arrivé à mon père, personne ne le
sait. Un soir, il a disparu et, juste après, nous avons trouvé un
gobelin mort dans le lac.
— Depuis quand a-t-il disparu ?
— Depuis le lendemain de votre première
visite.
Elle releva le menton et soutint son regard. Ce
seigneur à l’allure inquiétante n’avait pas besoin de savoir
qu’elle s’était aventurée dans l’Outremonde, où elle avait perdu
toute notion du temps. Les deux hommes échangèrent un regard lourd
de sens.
Cadwyr rejeta sa cape trempée, révélant un corps
puissant. Il portait ses tresses dorées enroulées autour de sa
tête, à la manière des guerriers. Certains auraient sans doute dit
que c’était un bel homme. Nessa, pour sa part, trouvait son visage
aussi déplaisant que sa voix.
— Votre père m’a parlé de vous, jeune fille. A
l’entendre, vous êtes une force de la nature. Il paraît que bien
des hommes vous envieraient votre talent à la forge. Est-ce bien
vrai ?
Il lui adressa de nouveau ce sourire étincelant
qui l’horripilait, puis prit une pièce d’argent et la fit tourner
sur la table.
Nessa se pencha derrière la forge et ramassa le
premier marteau qu’elle trouva.
— De quoi avez-vous besoin ?
Il la regarda, et son sourire s’élargit.
— Avez-vous encore de l’argent ?
Elle désigna de la tête le tas de pièces sur la
table.
— Une dague, petite forgeronne. Une dague en
argent. Saurez-vous la fabriquer ?
Elle releva la tête. Bien que tous ses instincts
fussent en alerte, elle refusait de se laisser intimider par ces
deux hommes.
— Qu’allez-vous en faire ?
Cadwyr se rapprocha d’elle. Les murs semblèrent
soudain rétrécir autour d’eux.
— En êtes-vous capable, oui ou non ?
— Que voulez-vous faire d’une chose pareille ?
répéta Nessa.
Elle empoigna plus fermement le marteau, prête à
se défendre, et jeta un coup d’œil au sylphe.
— Ce n’est pas pour tuer votre ami,
j’espère.
— Je vous donnerai la même réponse que j’ai donnée
à votre père, petite forgeronne. Cette dague nous vaudra le trône
de Brynhiver. Cela vous suffit-il ?
Une lueur brillait dans ses yeux, une lueur dure
et froide qui lui fit comprendre qu’elle n’était qu’une gamine de
dix-neuf ans face à un guerrier endurci, dans la force de l’âge. Ce
n’était pas avec un marteau qu’elle se défendrait contre lui. Pour
la première fois de sa vie, elle eut l’impression d’être absolument
vulnérable, face à cet homme qui la déshabillait du regard avec un
sourire menaçant. Elle déglutit avec difficulté.
— Je n’ai jamais travaillé l’argent. Je ne sais
pas si on peut en faire une dague.
— Arrêtez, Cadwyr, vous l’effrayez, lança le
sylphe depuis son poste dans l’ombre. Alliez l’argent avec du fer,
jeune fille. Du fer de roche.
Il ôta sa cape, révélant un visage pâle et une
longue chevelure noire, sous laquelle perçaient des oreilles
légèrement pointues. Ses yeux verts brillaient dans la pénombre,
des yeux qui semblaient incroyablement âgés, comme s’ils avaient
traversé de longs siècles, et qui détonnaient dans le visage d’un
être qui ne pouvait avoir plus de vingt-cinq ans.
Nessa respira profondément.
Un frisson lui parcourut la nuque. Voilà donc ce que son père avait
forgé, cette nuit-là. Une dague d’argent. C'était cette dague qu’il
avait emportée avec lui vers le lac, juste avant de disparaître.
Mais le regard de Cadwyr lui disait qu’elle n’avait pas le choix.
Elle trouva son tablier de cuir et le noua à sa taille.
— Je vais essayer.
— Faites du mieux que vous pouvez, dit le
sylphe.
Ensuite, personne ne parla pendant très
longtemps.
Nessa œuvra toute la nuit. En quelques passages à
la forge, elle battit le fer avec l’argent jusqu’à en façonner une
longue et fine barre de métal. L'atelier résonna du bruit du
marteau, et les murs tremblèrent sous l’impact de ses coups, tandis
qu’au-dehors, les grondements de l’orage s’éloignaient. La sueur
coulait à flots sur ses joues, et elle finit par s’attacher un
chiffon autour du front. Les gouttes dégoulinaient le long de son
cou, entre ses seins, et les muscles de ses épaules saillaient
comme des cordes sous sa peau noircie. Une odeur acide de sueur et
de métal brûlant remplit la petite pièce, et leur irrita les
narines et les yeux.
Enfin elle reposa son marteau, étira ses bras
douloureux, et leva les yeux vers les deux autres. Ils étaient
aussi noirs de suie qu’elle. Sur la forge reposait une dague
effilée de moins de neuf pouces de long. La lame était parcourue
d’une fine rainure qui se rétrécissait devant la garde, une simple
traverse en fer. La poignée était courte, mais lestée pour servir
de contrepoids à la lame. Dans la lumière blafarde, l’argent jetait
une lueur sinistre et furtive. Le sylphe contempla amoureusement
l’arme, les narines dilatées. Dehors, un coq chanta par deux
fois.
— Il faut l’affûter, dit Cadwyr.
Sans un mot, Nessa se tourna vers la pierre à
aiguiser. Elle actionna la roue, et la pierre crépita et chanta
tandis qu’elle en approchait la lame. Elle l’affûta soigneusement,
jusqu’à la rendre aussi tranchante que le fil d’un rasoir. Enfin,
elle plaça la dague devant les deux hommes.
Cadwyr se tourna vers le
sylphe, qui n’avait pas dit un mot de trop depuis son arrivée.
Nessa ne connaissait même pas son nom.
— Prenez-la.
Le sylphe hésita.
— Prenez-la donc, dit Cadwyr en riant. La poignée
est en fer, vous ne craignez rien. Elle ne vous sera d’aucune
utilité, si vous avez peur de la toucher.
Avec un regard méprisant, le sylphe ramassa
lentement la dague. Tandis que sa main gantée se refermait autour
du manche, Nessa intervint.
— Je ne peux pas vous garantir que la lame
résistera au combat. Elle peut très bien se briser en deux à la
première…
— Aucune importance, l’interrompit Cadwyr. Elle ne
doit porter qu’un seul coup.
— Un seul coup, répéta le sylphe, songeur.
Il poussa la porte de l’atelier et sortit dans la
cour. Une bouffée d’air frais, parfumé de pluie, souffla dans la
forge. Dehors, le sylphe donna quelques coups de dague dans l’air.
Il avait l’arme bien en main, nota Nessa, mais gardait toutefois la
lame à bonne distance, comme si son simple contact pouvait le
blesser.
— Eh bien ? lança Cadwyr, qui l’observait depuis
le seuil.
Nessa lâcha son marteau et s’éloigna de la forge.
Ses épaules et sa tête s’affaissèrent, mais sa méfiance demeura
intacte.
— Elle fera l’affaire, répondit le sylphe.
— Venez. Nous allons voir si elle est bien
aiguisée.
Cadwyr tira de son pourpoint un tissu blanc.
C'était un carré de soie finement brodé, si léger qu’il semblait
flotter dans l’air. Nessa se demanda ce qu’un homme comme Cadwyr
pouvait faire d’une chose aussi délicate. Il tendit le tissu devant
lui et, d’un geste souple de la dague, le trancha en deux.
— Qu’en dites-vous ?
— Cela suffira, approuva le
sylphe, visiblement satisfait. Partons, maintenant. Nous n’avons
que trop tardé.
De la pièce du fond monta un gémissement de la
Vieille Wren. Cadwyr tenta de regarder par-dessus l’épaule de
Nessa, qui se tenait devant la porte de la chambre.
— Qui avez-vous là-dedans ?
— La sorcière du village.
— Tous nos remerciements, petite forgeronne.
Il posa trois pièces d’or sur la table, puis
ramassa leurs deux capes et les mit à son épaule.
C'étaient de lourds médaillons d’or, frappés du
sceau du duc. Sans doute valaient-ils une fortune. Mais ils
n’étaient d’aucune utilité à Nessa.
— Je ne veux pas de votre or ! s’exclama-t-elle
abruptement.
— Que voulez-vous, alors ? demanda-t-il,
surpris.
— Accompagnez-nous, Wren et moi, à
Killcarrick.
La sorcière n’avait aucune chance de survivre,
seule avec elle. Et Nessa ne pouvait plus attendre. Il fallait
qu’elle sache si Griffin était vivant. De toute façon, le temps
s’écoulait si lentement, dans l’Outremonde, qu’Artimour ne serait
sans doute pas là avant un long moment.
— Nous ne survivrons pas à une deuxième attaque
des gobelins.
Cadwyr lança un regard à son compagnon. Les
abandonner équivalait à un meurtre. Or, les vies d’une sorcière et
d’une fille d’artisan n’étaient tout de même pas
négligeables.
— Ce n’est pas sur ma route, petite. Au retour, je
repasserai vous chercher, et vous amènerai à Killcarrick. Et si je
tarde trop, peut-être pourrez-vous monnayer vos vies contre cet
or.
A la stupéfaction de Nessa, il pivota sur ses
talons et s’éloigna. Il allait vraiment les laisser là !
Elle courut après lui, s’agrippa aux rênes de son
cheval.
— Je vous en supplie... Les gobelins peuvent
revenir…
Elle n’arrivait pas à y croire. Avec quelle
légèreté il les abandonnait à une mort quasi certaine ! Après tout
ce mal qu’elle s’était donné pour sauver la Vieille Wren ! Une rage
folle prit possession d’elle. Si elle avait eu le marteau en main,
elle le lui aurait lancé à la tête.
— Maudit sois-tu, Cadwyr ! Que la Déesse t’emporte
dans les Terres d’Eté ! cracha-t-elle.
Le regard de l’homme prit une teinte dangereuse et
Nessa crut un instant qu’il allait la frapper. Puis ses yeux se
posèrent sur le rubis d’Artimour qui brillait à son doigt. Il
saisit son poignet d’un geste brusque.
— Qu’est-ce que je vois là, ma jolie ? Une pierre
des sylphes, dirait-on. Je serais curieux de savoir où vous l’avez
trouvée.
« Ne lui fais pas confiance ! » se dit Nessa. Son
instinct lui intimait de se méfier de Cadwyr comme de la peste.
Elle arracha sa main de son emprise et réfléchit à toute
vitesse.
— Mon père me l’a donnée. Elle lui venait du
sylphe qui a emporté ma mère.
Cadwyr jeta un coup d’œil vers son compagnon,
lequel haussa les épaules. Nessa adressa un regard suppliant au
sylphe, mais celui-ci ne fit que poser une main sur le bras de
Cadwyr.
— Laissez-la. Nous n’avons pas de temps à
perdre.
— A bientôt, ma jolie.
Il lâcha les rênes, et les chevaux s’éloignèrent
au trot dans le chemin boueux.
Nessa les suivit du regard, le cœur lourd de
désespoir, même si elle était soulagée que Cadwyr n’eût pas insisté
au sujet de la bague. Quelque chose lui disait que cet homme ne
devait pas savoir qu’un sylphe avait promis de l’aider à chercher
son père. Ni qu’elle avait réussi à entrer dans l’Outremonde puis à
en revenir.
Elle tomba accroupie sur le perron. Les larmes
coulaient sur ses joues, des larmes de colère et de fatigue, de
peur et de désespoir. Elle se trouvait face à
un cruel dilemme : elle ne pouvait ni laisser la Vieille Wren, ni
la déplacer seule. Or, si la sorcière ne reprenait pas bientôt
conscience, elle mourrait certainement. Il lui fallait les soins
d’un druide, et tous les druides que Nessa connaissait se
trouvaient à Killcarrick.
De ses mains crasseuses, elle se massa le visage.
Tous les muscles de son corps étaient endoloris, comme si elle
avait été battue. Elle se sentait presque aussi vieille que
Wren.
Des ronflements paisibles flottèrent dans le calme
du petit matin. Au moins avaient-elles toutes deux passé la nuit.
Nessa laissa tomber sa tête contre l’encadrement de la porte et
s’endormit aussitôt.
C'est ainsi que les hommes du duc la trouvèrent,
bien plus tard dans la matinée.