3

 

Quand le vieil Eguchi alla pour la troisième fois dans la maison des « Belles Endormies », huit jours setaient écoulés depuis sa seconde visite. Entre la première et la seconde, une quinzaine s’était passée ; l’intervalle s’était donc réduit de moitié.

Eguchi s’était-il à son tour laissé peu à peu ensorceler par l’enchantement des filles endormies ?

— Cette nuit, c’est une apprentie, peut-être cela ne vous plaira-t-il pas, mais il faudra vous en faire une raison ! dit l’hôtesse tout en versant le thé.

— Une autre encore ?

— Comme vous avez téléphoné au dernier moment avant de venir, j’ai dû prendre ce que j’avais sous la main… Si vous avez une préférence pour l’une des petites, faites-le-moi savoir deux ou trois jours à l’avance, s’il vous plaît !

— Ah bon ! Cependant, ce que vous appelez une apprentie, qu’est-ce à dire ?

— Une nouvelle, une petite fille.

Le vieil Eguchi eut un sursaut.

— Elle n’est pas habituée, alors elle avait peur, et elle m’a demandé si elles ne pourraient pas être à deux, mais si le client n’aime pas cela, il vaut mieux pas.

— À deux ? Il me semble que cela me serait indifférent qu’elles soient à deux. Mais au fait, dans ce sommeil de mort, comment pourrait-elle éprouver de la peur ou quoi que ce soit ?

— C’est vrai, bien sûr, mais comme c’est une petite qui n’est pas habituée, allez-y doucement, je vous en prie !

— Oh, je ne lui ferai rien !

— Cela, je le sais bien !

— Une apprentie ! grommela le vieil Eguchi. Il vous arrive des choses bizarres parfois !

La femme, après avoir comme les autres fois entrebâillé la porte et jeté un coup d’œil, dit :

— Elle dort, alors, quand il vous plaira ! et elle quitta la pièce. Le vieillard se versa une autre tasse de thé et s’allongea, la tête appuyée sur son coude. Un sentiment de vide frileux l’envahit. Avec un geste d’ennui, il se leva, ouvrit doucement la porte de communication et examina la pièce secrète tendue de velours.

La « petite fille » avait un visage menu. Ses cheveux, coiffés semblait-il en nattes que l’on venait de défaire, couvraient en désordre l’une de ses joues, et comme le dos de sa main cachait l’autre joue jusqu’aux lèvres, son visage paraissait plus étroit encore. C’était une fillette ingénue qui dormait. La main était retournée, et comme les doigts en étaient mollement étendus, le bord de la main se trouvait appliqué sous l’œil, et les doigts, recourbés le long du nez, recouvraient les lèvres. Le médius, plus long, dépassait légèrement et descendait jusqu’au bas du menton. C’était la main gauche. La droite reposait sur le bord de la couverture que les doigts serraient légèrement. Elle n’avait aucun maquillage. Il ne semblait pas non plus qu’elle se fût démaquillée avant de se coucher.

Le vieil Eguchi se glissa doucement à ses côtés. Il prit bien soin de ne pas la toucher. La fille n’eut pas un frémissement. Cependant sa chaleur, bien distincte de celle de la couverture électrique, vint envelopper le vieillard. C’était comme une chaleur pas mûre, sauvage. Peut-être était-ce l’odeur des cheveux et de la peau qui donnait cette impression, mais ce n’était pas cela seulement.

— Seize ans à peu près ? murmura Eguchi. Dans cette maison venaient des vieillards incapables désormais de traiter une femme en femme, mais dormir paisiblement aux côtés d’une fille pareille, était sans doute encore une de leurs consolations illusoires dans leur poursuite des joies de la vie enfuie : voilà ce qu’Eguchi comprit à sa troisième visite dans cette maison. Peut-être était-il aussi des vieillards qui souhaitaient en leur for intérieur dormir eux-mêmes d’un sommeil éternel aux côtés d’une fille endormie. Tenter le cœur mort d’un vieillard au moyen du jeune corps d’une fille paraissait une bien triste entreprise. Oui, mais des vieillards qui fréquentaient cette maison, Eguchi était le plus sensible, et le plus grand nombre sans doute ne cherchaient qu’à aspirer la jeunesse de la fille endormie, qu’à jouir d’une femme qui ne pouvait s’éveiller.

Au chevet, il y avait toujours deux comprimés blancs de somnifère. Le vieil Eguchi les prit dans ses doigts, mais comme les comprimés ne portaient ni inscription, ni marque, il ne put savoir le nom de la drogue. Il était évident que ce n’était pas celle que l’on avait fait avaler ou que l’on avait injectée à la fille. Il se demanda s’il n’allait pas essayer, la prochaine fois qu’il viendrait, d’obtenir de l’hôtesse la même drogue que celle de la fille. Il ne semblait pas qu’elle dût lui en donner, mais à supposer que ce soit, qu’adviendrait-il si lui aussi se trouvait plongé dans un sommeil de mort ? Le vieillard fut séduit par l’idée qu’il pourrait dormir d’un sommeil de mort à côté d’une fille que l’on avait plongée dans un sommeil de mort.

— Dormir d’un sommeil de mort !

Ces mots éveillèrent en lui le souvenir d’une femme. L’avant-dernière année, au printemps, Eguchi avait ramené une femme dans un hôtel de Kôbe. Il l’avait ramenée d’une boîte de nuit, et il était minuit passé. Il avait bu du whisky qu’il avait dans sa chambre et il en avait offert à la femme. Elle en avait bu autant que lui. Le vieillard avait mis la robe de nuit de coton de l’hôtel, mais comme il n’y en avait pas pour elle, elle s’était laissé mettre au lit en gardant ses dessous. Il avait mis le bras autour du cou de la femme et, tout troublé, lui caressait doucement le dos, quand elle s’était redressée.

— Je ne pourrai pas dormir avec ces choses-là ! et elle avait enlevé tout ce qu’elle avait sur le corps et l’avait jeté sur une chaise, devant la glace. Le vieillard en avait été un peu surpris, mais s’était dit que c’était sans doute l’usage des blancs. Et puis la femme s’était montrée étonnamment docile. Eguchi, quand il eut desserré son étreinte, dit :

— Encore… ?

— Vous trichez ! Monsieur Eguchi, vous trichez ! avait répété la femme, mais docilement elle s’était laissé faire. Eguchi, étourdi par l’alcool, s’était endormi aussitôt. Le lendemain matin, il avait été réveillé par les mouvements de la femme. Elle était devant la glace et se recoiffait.

— Il est rudement tôt !

— C’est que j’ai des enfants.

— Des enfants… ?

— Eh oui ! Deux ! Des petits !

Et elle était partie en hâte, avant même que le vieillard ne fût levé.

Que cette femme au corps mince et ferme fût la mère de deux enfants avait été une surprise pour le vieil Eguchi. Son corps n’en donnait nullement l’impression. Elle avait des seins qui ne semblaient pas avoir jamais donné de lait.

Quand il avait ouvert sa valise pour prendre une chemise fraîche pour sortir, il en avait trouvé le contenu soigneusement rangé. En dix jours de séjour, il avait fourré dedans son linge sale roulé en boule, et pour y prendre quoi que ce soit, il remuait tout jusqu’au fond ; il y avait jeté les cadeaux qu’il avait achetés ou reçus à Kôbe, et tout cela formait une masse confuse, au point que la valise ne fermait plus. Comme le couvercle restait soulevé, cela se voyait, et quand le vieillard en avait extrait un paquet de cigarettes, la femme avait sans doute aperçu ce beau désordre. Mais malgré tout, comment l’idée lui était-elle venue de ranger ? Et quand l’avait-elle rangé ? Les sous-vêtements qu’il avait jetés un peu partout étaient eux aussi soigneusement pliés, et il était évident que même pour les mains d’une femme, il avait fallu pour cela un certain temps. Était-ce la veille au soir, après qu’Eguchi se fut endormi, que la femme, ne pouvant dormir, s’était relevée pour ranger la valise ?

— Hum ! avait grogné le vieillard en contemplant le contenu adroitement remis en ordre. Dans quelle intention a-t-elle fait cela ?

Le lendemain soir, la femme était arrivée en kimono au restaurant de cuisine japonaise où il lui avait donné rendez-vous.

— Il vous arrive de porter le kimono ?

— Eh oui, de temps à autre… ça ne doit pas m’aller, avait-elle dit avec un timide sourire. Aux environs de midi, j’ai eu un coup de téléphone d’une amie, elle en a été toute retournée. Dites, vous m’aviez bien dit que ça ne vous faisait rien ?

— Vous lui avez raconté ?

— Eh oui, parce que je ne lui cache rien.

En ville, le vieil Eguchi lui avait acheté de l’étoffe pour une robe et pour une ceinture, puis ils étaient revenus à l’hôtel. Par la fenêtre on apercevait les feux des navires ancrés dans le port. Debout à la fenêtre, Eguchi, tout en embrassant la femme, avait fermé les persiennes et les rideaux. Il avait montré la bouteille de whisky de la veille, mais elle avait secoué la tête. Elle avait résisté, décidée à ne pas perdre son sang-froid. Elle s’était endormie comme on coule au fond de l’eau. Le lendemain matin, comme Eguchi se levait, la femme avait ouvert les yeux.

— Ah ! J’ai dormi d’un sommeil de mort ! Oui, vraiment, d’un sommeil de mort !

Elle se tenait immobile, les yeux écarquillés. Des yeux clairs et humides.

Elle savait que ce jour-là Eguchi devait retourner à Tôkyô. Son mari était le représentant d’une compagnie commerciale étrangère, qui l’avait épousée pendant qu’il était en poste à Kôbe, mais voilà près de deux ans, il était parti pour Singapour. Le mois prochain, il devait venir rejoindre sa famille à Kôbe. Cela aussi elle l’avait raconté la veille au soir. Jusque-là, Eguchi avait ignoré que la jeune femme fût mariée et qu’elle était l’épouse d’un étranger. Elle n’avait été pour lui qu’une facile conquête de boîte de nuit. Quand, la veille au soir, le vieil Eguchi était entré par désœuvrement dans cette boîte, il y avait là deux Européens et quatre Japonaises. Comme il connaissait de vue l’une d’entre elles, une femme entre deux âges, il l’avait saluée. C’était elle qui paraissait avoir amené le groupe. Quand les deux étrangers s’étaient levés pour danser, elle l’avait engagé à faire danser la jeune femme. Eguchi, au milieu de la seconde danse, l’avait invitée à s’éclipser avec lui. La jeune femme s’en était amusée comme d’une farce. Et comme elle était venue à l’hôtel sans faire de cérémonies, ce fut au tour d’Eguchi de se sentir un peu emprunté en entrant dans sa chambre.

Eguchi en était ainsi arrivé à se conduire de façon inconvenante avec une femme mariée, mieux, avec l’épouse japonaise d’un étranger. La femme semblait encline à découcher en laissant ses petits enfants à la garde d’une nourrice ou d’une bonne d’enfants, et comme elle ne laissait rien voir des réticences habituelles aux femmes mariées, Eguchi non plus n’avait éprouvé sérieusement le sentiment d’une inconvenance, mais un vague remords ne s’en était pas moins glissé au fond de son esprit. Cependant, de s’entendre dire par la femme qu’elle avait dormi d’un sommeil de mort, et sa joie en le disant, était resté en lui comme une note de musique juvénile. À cette époque, Eguchi avait soixante-quatre ans, et la femme devait en avoir entre vingt-quatre, vingt-cinq et vingt-sept, vingt-huit. Le vieil homme en était à se demander si ce n’était pas la dernière fois qu’il aurait eu affaire à une jeune femme. Qu’importait que ce n’eût été que deux nuits, ou plutôt une seule nuit ; celle qui avait dormi d’un sommeil de mort était devenue pour lui inoubliable. Elle lui avait envoyé une lettre, lui avait écrit qu’elle aimerait le revoir s’il revenait dans le Kansai. Dans une autre lettre, environ un mois plus tard, elle lui avait annoncé que son mari était revenu à Kôbe, mais que cela n’avait pas d’importance, qu’elle espérait malgré cela le revoir. Une lettre analogue était arrivée encore, un peu plus d’un mois après celle-là. Après quoi, la correspondance avait cessé.

— Au fait, elle se sera trouvée enceinte pour la troisième fois… Certainement, ce devait être cela !

Voilà ce que le vieil Eguchi murmurait, trois ans plus tard, à l’heure où, aux côtés de la fillette endormie d’un sommeil de mort, il s’était ressouvenu de cette femme. Jusqu’à présent, l’idée ne lui en était jamais venue. Pourquoi donc s’en avisait-il maintenant à l’improviste ? Il en était lui-même intrigué, mais quand il essaya de rassembler ses souvenirs, il eut le sentiment qu’il était certainement dans le vrai. Si elle avait cessé de lui donner de ses nouvelles, était-ce parce qu’elle était enceinte ? C’était donc cela ! À cette idée, il sentit comme un sourire lui monter aux lèvres. Qu’après avoir accueilli son mari revenu de Singapour, la femme ait été enceinte, c’était comme si elle avait été lavée de son inconduite avec Eguchi, et cela mettait le vieillard à l’aise. À ce point, il éprouva une sorte de nostalgie pour le corps de la femme. Aucun sentiment érotique ne l’accompagnait. Ce corps ferme, lisse, bien proportionné, lui apparaissait comme un symbole de la jeunesse féminine. Sa grossesse supposée n’était rien d’autre qu’une subite intuition d’Eguchi, et pourtant, il n’en pouvait douter, comme d’une vérité d’évidence.

— Monsieur Eguchi, vous m’aimez ? lui avait demandé la femme à l’hôtel.

— Mais oui, je vous aime ! avait répondu Eguchi. C’est la question habituelle des femmes !

— Et pourtant, aussi…, dit la femme, et elle se tut sans achever sa phrase.

— Vous ne demandez pas ce que j’aime en vous ? avait dit le vieillard, ironique.

— Ah, ça va ! laissez cela !

Cependant, quand il s’était entendu demander par la femme s’il l’aimait, il lui avait paru évident qu’en effet il l’aimait. Et du reste, aujourd’hui encore, après trois ans, il n’avait pas oublié qu’elle lui avait posé cette question. Après la naissance d’un troisième enfant, avait-elle toujours ce corps qui semblait n’avoir jamais enfanté ? Le regret de cette femme s’empara de lui.

Le vieillard paraissait avoir presque oublié la miette endormie à ses côtés, et c’était à elle pourtant qu’il devait de s’être souvenu de la femme de Kôbe. Gêné par le coude de la fille dont le dos de la main était appliqué contre la joue, il lui prit donc le poignet et lui allongea le bras sous la couverture. En raison de la chaleur de la couverture électrique, elle s’était découverte jusqu’à l’omoplate. L’arrondi juvénile de l’épaule était si proche qu’il bouchait la vue d’Eguchi. Il lui sembla que cette rondeur dût s’adapter à sa paume ; l’envie lui vint de la saisir, mais il y renonça. Il distinguait l’omoplate que les chairs dissimulaient à peine. Eguchi fut tenté de la caresser en suivant les contours de l’os, mais il renonça encore. Tout ce qu’il fit, ce fut d’écarter doucement les longs cheveux qui recouvraient la joue droite. La lueur vague qui tombait du plafond et que renvoyait la tenture cramoisie des quatre murs adoucissait le visage de la fille. Les sourcils étaient sans apprêt. Les longs cils étaient parfaits ; l’on eût, du bout des doigts, pu les saisir. Le milieu de la lèvre inférieure était légèrement plus épais. Les dents ne se voyaient pas.

Le vieil Eguchi en était venu, dans cette maison, à penser que rien n’était plus beau que le visage insensible d’une jeune femme endormie. N’était-ce pas la suprême consolation que ce monde pouvait offrir ? La plus belle femme ne saurait dans le sommeil dissimuler son âge. Un jeune visage est agréable dans le sommeil, même si la femme n’est pas une beauté. Peut-être aussi ne choisissait-on dans cette maison que des filles agréables à voir dans leur sommeil. Eguchi se contentait de contempler de tout près le petit visage, et il lui semblait que sa propre vie et ses mesquins soucis de tous les jours se dissipaient mollement. Il suffirait sans aucun doute de prendre le somnifère et de s’endormir dans cet état d’esprit pour jouir du bonheur de cette nuit bénie, mais le vieillard paisiblement tenait les yeux clos et restait immobile. Cette fille déjà lui avait permis de se ressouvenir de la femme de Kôbe, et il lui semblait qu’elle devait encore lui accorder quelque autre souvenir, dont le sommeil risquait de le frustrer.

L’intuition subite que la jeune femme de Kôbe s’était, dès le retour de son mari après deux ans d’absence, trouvée enceinte, et le sentiment que cette intuition devait de toute nécessité être conforme à la réalité, s’étaient imposés au vieillard qui ne parvenait plus à s’en défaire. Son aventure avec Eguchi ne pouvait, pensait-il, avoir infligé ni honte ni souillure à l’enfant porté et mis au monde par elle. Le vieillard ressentait comme une bénédiction sa grossesse et son accouchement, dès lors qu’il les tenait pour certains. En cette femme vivait et se mouvait une jeune vie. Pour lui, c’était comme si, à cet instant, on lui avait fait connaître sa propre vieillesse. Mais pourquoi cette femme s’était-elle docilement abandonnée, sans répulsion ni réticence ? Comme si le vieil Eguchi n’avait pas vécu près de soixante-dix ans déjà. Il n’y avait chez cette femme rien de vénal, ni rien de frivole. Eguchi s’était senti avec elle moins coupable en tout cas que là, dans cette maison, étendu aux côtés de la fillette endormie d’un sommeil suspect. Jusqu’à sa façon de se hâter le lendemain matin, fraîche et dispose, pour retourner chez elle auprès de ses petits enfants, que le vieillard avait appréciée en la regardant de son lit. La pensée qu’il se pouvait qu’elle fut pour lui sa dernière femme jeune la lui avait rendue inoubliable, mais peut-être elle non plus n’avait-elle oublié le vieil Eguchi. Sans qu’ils en eussent été profondément blessés ni l’un ni l’autre, et dussent-ils en garder le secret toute leur vie, ni l’un ni l’autre sans doute n’oublieraient jamais.

Il était étrange malgré tout que, parmi les « Belles Endormies », ce fût la petite apprentie qui eût, en ce moment, suscité chez le vieillard le souvenir distinct de la femme de Kôbe. Il rouvrit les yeux. Du doigt il caressa doucement les cils de la fillette. Elle fronça les sourcils, et comme elle détournait le visage, ses lèvres s’écartèrent. La langue, collée à la mâchoire inférieure, était contractée, comme enfoncée au fond de la bouche. Cette langue enfantine était traversée en son milieu par un creux mignon. Eguchi éprouva une tentation. Il contemplait la bouche ouverte de la fille. À supposer qu’il lui serrât la gorge, cette petite langue se convulserait-elle ? Le vieillard se souvint d’avoir rencontré jadis une prostituée plus jeune encore que celle-ci. Il n’avait pas ces goûts-là, mais il était l’invité, et on la lui avait attribuée. La fillette se servait de sa langue mince et effilée. Elle était insipide. Eguchi manquait d’entrain. De la rue lui parvenait comme pour le stimuler un bruit de tambours et de flûtes. C’était une nuit de fête, semblait-il. La fillette avait des yeux fendus en amande et un visage éveillé, mais son client, visiblement, ne l’intéressait pas, et elle bâclait son affaire.

— C’est la fête, hein ? avait dit Eguchi. Tu voudrais bien vite aller à la fête, n’est-ce pas ?

— Ah, vous au moins, vous comprenez ! Oui, c’est vrai ! J’avais rendez-vous avec des amies, et puis on m’a appelée ici.

— Bon, ça va ! avait dit Eguchi, et il avait esquivé la langue insipide et froide de la fillette. Ça va, te dis-je. Vas-y vite ! C’est au temple qu’on bat le tambour.

— Mais c’est que je vais me faire gronder par la patronne !

— Ça va, je me charge d’arranger cela !

— Ah bon ? C’est vrai ?

— Quel âge as-tu donc ?

— Quatorze ans !

La fille n’éprouvait aucune gêne à l’égard de l’homme. Et pour elle-même elle ne montrait ni humiliation ni détresse. Elle était parfaitement indifférente. Elle s’était attifée précipitamment et avait couru rejoindre la fête dans la rue sans demander son reste. Eguchi était resté un bon moment à fumer en écoutant les tambours, les flûtes et les discours des bonimenteurs des baraques de foire.

Quel âge avait-il en ce temps-là ? Il ne s’en souvenait plus, mais encore qu’il fût déjà d’âge à laisser sans regret la fillette s’en aller à la fête, il n’était pas encore le vieillard qu’il était à présent. La fille de cette nuit pouvait avoir deux ou trois ans de plus que celle-là et, comparée à l’autre, elle était plus femme par la plénitude de ses formes. Et d’abord, il y avait entre elles une différence considérable du fait que celle-ci avait été endormie et qu’en aucun cas elle ne se réveillerait. Les tambours de la fête eussent-ils battu qu’elle ne les eût entendus.

Il tendit l’oreille et il lui sembla que le vent d’hiver se traînait exténué à travers les montagnes qui dominaient la mer. Un souffle tiède sorti des lèvres entrouvertes de la fille vint frapper son visage. La lueur réfléchie par le velours cramoisi pénétrait jusque dans la bouche de la fille. Sa langue ne donnait pas l’impression d’être insipide et froide comme la langue de l’autre. La tentation qu’avait éprouvée le vieillard se représenta avec plus de force. Dans la maison des « Belles Endormies », cette fillette était la première qui laissât, en dormant, entrevoir sa langue dans sa bouche. La tentation d’un forfait plus à même de fouetter le sang d’un vieillard que la simple envie de mettre le doigt dans cette bouche et de toucher la langue lui parut frémir dans sa poitrine.

Toutefois ce forfait, cette chose cruelle qui s’accompagnait d’une vive terreur, à présent flottait dans l’esprit d’Eguchi sans prendre aucune forme définie. Le pire forfait qu’un homme puisse commettre à l’égard d’une femme, quel pouvait-il être, au fait ? Ce qui lui était arrivé par exemple avec la femme mariée de Kôbe ou avec la prostituée de quatorze ans, n’avait occupé qu’un instant dans une longue vie, et l’instant suivant l’avait emporté. D’avoir épousé sa femme, d’avoir veillé à l’éducation de ses filles, voilà qui était communément tenu pour un bien, et pourtant il les avait entravées dans la durée de leur temps et il avait contrôlé leur vie de femme au point d’infléchir jusqu’à leur caractère : vu sous cet angle, peut-être était-ce plutôt un mal. Les usages du monde, confondus avec le maintien de son ordre, ne faisaient peut-être qu’anesthésier le sens du mal.

Rester étendu aux côtés d’une fille qu’on avait endormie était un forfait, sans aucun doute. À supposer qu’il la tue, c’en serait un aussi, et plus nettement encore. Étrangler la fille, l’étouffer en obstruant sa bouche et ses narines, serait probablement très facile. Cependant la petite fille dormait, sa bouche ouverte laissant entrevoir sa langue enfantine. Si le vieil Eguchi y posait le doigt, cette langue semblait disposée à s’arrondir comme celle d’un bébé qui tète. Il appliqua la main sur le nez et le menton et lui referma la bouche. Lorsqu’il enleva la main, les lèvres de la fille s’écartèrent à nouveau. Dans le charme qu’elle conservait même en dormant avec les lèvres entrouvertes, le vieillard voyait le signe de sa jeunesse.

Sans doute était-ce parce que la fille était trop jeune qu’Eguchi avait, par réaction, senti la tentation du mal s’agiter en son cœur, mais parmi les vieillards qui fréquentaient en secret la maison des « Belles Endormies », on pouvait penser que tous ne venaient pas uniquement pour remâcher tristement les regrets de leur jeunesse enfuie, qu’il en était aussi qui le faisaient pour oublier les forfaits commis au long de leurs jours. Le vieux Kiga, qui avait présenté Eguchi, n’avait bien entendu rien laissé percer des secrets des autres clients. Il était probable que les membres de ce club étaient peu nombreux. Et ces vieillards, on pouvait deviner qu’au sens où l’entend le vulgaire, c’étaient des gens qui avaient réussi dans la vie, et non des ratés. Cependant, certains d’entre eux devaient avoir assuré leur réussite en faisant le mal et ne la maintenaient qu’en répétant leurs forfaits. Ceux-là n’avaient pas la paix du cœur, ils étaient plutôt des anxieux, des vaincus. Ce qui montait du fond de leur poitrine quand ils étaient étendus au contact de la nudité d’une jeune femme endormie, peut-être n’était-ce que la terreur de la mort prochaine et le vain regret de leur printemps disparu. Peut-être y avait-il aussi le remords de la dépravation de leurs actes passés et les malheurs domestiques habituels aux gens qui réussissent. Il est possible qu’il n’est pas pour les vieillards de Bouddha qu’ils puissent prier à genoux. Une belle fille nue serrée dans leurs bras, ils versent des larmes glacées, s’abîment en bruyants sanglots et gémissent, mais la fille les ignore et jamais ne s’éveillera. Les vieillards n’en éprouvent nulle honte, et leur vanité n’en souffre nulle blessure. Ils sont absolument libres de regretter, libres de se lamenter. Considérées sous cet angle, les « Belles Endormies » ne seraient-elles pas des sortes de Bouddhas ? Et de plus elles sont vivantes. La peau, l’odeur jeune des filles, peut-être apportent-elles aux tristes vieillards de cette espèce pardon et consolation.

Quand ces pensées germèrent en lui, le vieil Eguchi paisiblement ferma les yeux. Il était assez étrange que des trois « Belles Endormies » connues jusqu’à présent, ce fût celle de cette nuit, la plus jeune, la plus petite, la moins apprêtée, qui suscitât chez Eguchi de pareilles idées. Le vieillard la prit dans ses bras. Jusque-là il avait évité même de la toucher. Il semblait qu’elle pouvait être complètement enveloppée par le corps du vieil homme. Elle était privée de force et n’opposait aucune résistance. Elle était mince à faire pitié. Dans son profond sommeil avait-elle senti le contact d’Eguchi ? Toujours est-il que ses lèvres se clorent. L’os saillant de la hanche causait une gêne au vieillard.

— Par quelle sorte d’épreuves cette petite fille devra-t-elle passer dans sa vie ? À défaut de ce qu’on appelle réussite ou succès, connaîtra-t-elle finalement une vie paisible ?

Telles étaient les pensées qui venaient à Eguchi. En récompense des consolations que dans cette maison elle apporterait désormais aux vieillards, on pouvait lui souhaiter de trouver un jour le bonheur, mais il n’était pas interdit d’imaginer que cette fille n’était autre, comme dans les vieilles légendes, qu’un avatar de quelque Bouddha. N’était-il pas des légendes en effet dans lesquelles des prostituées ou des séductrices se révélaient être des incarnations de Bouddha ?

Tout en pressant doucement dans sa main les cheveux tombants de la fille, le vieil Eguchi essaya de retrouver son calme en s’efforçant de se confesser à lui-même les fautes et les dépravations de son passé. Mais ce qui lui revenait à l’esprit, c’étaient les femmes de ce passé. Et ce que le vieillard se complaisait à évoquer, ce n’était ni la durée, brève ou longue, de ses relations avec elles, ni leur beauté ou leur laideur, ni leur esprit ou leur sottise, ni leur distinction ou leur vulgarité, ni rien de ce genre. C’étaient des femmes comme par exemple la femme mariée de Kôbe qui avait dit :

— Ah, j’ai dormi d’un sommeil de mort ! Vraiment, d’un sommeil de mort !

C’étaient des femmes qui, à ses caresses, avaient répondu de toute leur sensibilité en s’oubliant elles-mêmes, qui avaient déliré, inconscientes de plaisir. Ces choses-là, plus que de la profondeur de l’amour d’une femme, témoignent sans doute de dispositions innées. Qu’en sera-t-il de cette petite fille quand elle sera, bientôt, arrivée à maturité ? se dit le vieillard, et de la paume de la main il parcourut son dos. Mais il ne pouvait y avoir là de quoi lui fournir la réponse. La dernière fois, dans cette maison, aux côtés de la fille qui avait l’air d’une allumeuse, Eguchi s’était demandé jusqu’à quel point, au cours des soixante-sept années de son passé, il avait pu mesurer l’ampleur et la profondeur du désir humain, et puis il avait ressenti cette pensée comme le signe de sa propre décrépitude, mais il n’en était que plus étrange que la petite fille de cette nuit lui eût permis de revivre intensément son passé érotique. Le vieillard posa furtivement ses lèvres sur les lèvres closes de la fille. Elles n’avaient aucun goût. Elles étaient sèches. Leur absence de goût lui fut paradoxalement agréable. Peut-être Eguchi ne reverrait-il jamais cette fille. Quand les lèvres de cette petite fille palpiteraient, humectées par le désir, peut-être serait-il déjà mort. Cela non plus ne l’attristait. Le vieillard détacha ses lèvres des lèvres de la fille, et en effleura les sourcils et les cils. L’avait-il chatouillée ? Son visage remua imperceptiblement, et elle appliqua son front contre les yeux du vieillard. Eguchi, qui avait gardé les yeux clos, les ferma plus étroitement encore.

Sous ses paupières flottaient et disparaissaient comme des visions incontrôlables. Bientôt ces visions prirent forme. Des flèches dorées passaient tout près. À leur pointe étaient fixées des fleurs de jacinthe pourpre foncé. À l’autre extrémité il y avait des fleurs de cattleya de toutes les couleurs. C’était beau. Mais comment les flèches pouvaient-elles voler si vite sans que tombent les fleurs ? Il était étrange qu’elles ne tombent pas ; intrigué, le vieil Eguchi ouvrit les yeux, il avait failli s’assoupir.

Il n’avait pas encore pris le somnifère. Il regarda sa montre qu’il avait posée à côté des comprimés, elle marquait minuit et demi passé. Le vieillard prit les deux comprimés dans la paume de sa main, mais comme cette nuit ni le dégoût de vivre, ni la solitude de la vieillesse ne l’avaient assailli, il lui en coûtait de dormir. La fille respirait paisiblement dans son sommeil. Qu’avait-on bien pu lui faire avaler ou lui injecter ? Elle ne paraissait nullement en souffrir. Était-ce une forte dose de somnifère, ou bien peut-être un stupéfiant léger ? Eguchi en venait à désirer sombrer, ne fût-ce qu’une fois, dans un sommeil aussi profond. Il quitta silencieusement la couche, et de la chambre de velours cramoisi il passa dans la pièce voisine. Dans l’intention de demander à l’hôtesse la même drogue que celle de la fille, il appuya sur la sonnette d’appel, mais le grelottement répété de la sonnerie suffit à le renseigner sur le froid qui régnait dans la maison et au-dehors. Il hésita à faire sonner longtemps la sonnette d’appel dans cette maison mystérieuse au cœur de la nuit. Comme c’était une région chaude, les feuilles qui tombent l’hiver restaient recroquevillées sur les branches ; toutefois, au moindre souffle de vent on entendait un bruit de feuilles mortes remuées dans le jardin. Les vagues qui battaient la falaise s’étaient elles aussi calmées cette nuit. Le silence inhumain donnait à la maison un air de château hanté et le vieillard sentit un frisson glacé parcourir ses épaules. Il était sorti en robe de nuit de coton.

Lorsqu’il revint dans la chambre secrète, la petite fille avait les joues rouges. La chaleur de la couverture électrique était réglée bas, mais ce devait être l’effet de la jeunesse. Le vieillard se mit tout contre elle et s’y réchauffa. La fille était tiède, elle avait découvert sa poitrine, et la pointe de son pied était sur la natte.

— Tu vas t’enrhumer ! dit le vieil Eguchi, mais il ressentit l’énorme différence d’âge. La fille, petite et chaude, pouvait se pelotonner tout entière dans le creux du corps d’Eguchi.

Le lendemain matin, pendant que l’hôtesse lui servait son déjeuner, il dit :

— La nuit dernière, j’ai appuyé sur la sonnette d’appel, vous en êtes-vous aperçue ? J’aurais voulu avoir de la même drogue que la fille. J’avais envie de dormir d’un sommeil pareil au sien.

— Ça, c’est interdit ! Et d’abord, ce serait dangereux à votre âge !

— J’ai le cœur solide, rassurez-vous ! Et si par hasard je m’étais endormi pour l’éternité, ce n’est pas moi qui m’en serais plaint !

— C’est la troisième fois seulement que vous nous honorez de votre visite, et déjà vous voilà à me raconter vos fantaisies !

— À propos, dans cette maison, quelle serait la fantaisie la plus grande que l’on pourrait se permettre ?

La femme considéra le vieil Eguchi d’un œil mauvais, puis un léger sourire flotta sur ses lèvres.