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Le vieil Eguchi n’avait pas pensé qu’il pût lui arriver de venir une seconde fois dans la maison des « Belles Endormies ». Ou du moins, lorsque pour la première fois il y avait passé la nuit, il n’avait pas envisagé qu’il pût avoir envie d’y revenir. Lorsque, le matin venu, il s’était levé pour repartir, il était encore dans cette disposition d’esprit.

Une quinzaine s’était écoulée depuis ce jour-là, quand il téléphona pour demander s’il pouvait venir le soir même. La voix qui lui répondait là-bas semblait être celle de la femme qui l’avait reçu, mais dans l’écouteur il l’entendait comme un froid chuchotement venu d’un endroit plus secret encore.

— Vous dites que vous allez vous mettre en route tout de suite, vers quelle heure cela veut-il dire que vous serez ici ?

— Voyons, disons un peu après neuf heures !

— Cela m’ennuierait que vous veniez si tôt. Car votre partenaire ne sera pas arrivée encore, et même si elle était là, elle ne serait pas encore endormie…

Et comme le vieillard, surpris, restait silencieux :

— Je puis vous l’endormir d’ici à onze heures ; vers cette heure-là, donc, s’il vous plaît !… Je vous attendrai !

La femme avait parlé calmement et, par contraste, le cœur du vieillard avait battu plus vite.

— Bon, à tout à l’heure donc ! dit-il, la bouche sèche.

« Qu’importe que la petite soit réveillée, j’aimerais que vous me la présentiez avant qu’elle ne dorme ! » Encore qu’il lui parût qu’il eût pu dire quelque chose de ce genre comme sans y attacher d’importance, voire sur un ton à demi moqueur, la question lui était restée dans la gorge. Il s’était heurté aux règles non écrites de cette maison. Dans la mesure de les observer strictement. Que ces règles soient violées, ne fût-ce qu’une seule fois, et la maison deviendrait une vulgaire maison de prostitution. La pitoyable quête des vieillards, et leurs rêveries troubles seraient effacées à jamais. Quand il s’était entendu dire au téléphone que neuf heures du soir serait trop tôt, que la fille ne serait pas endormie, et que d’ici à onze heures on la lui endormirait, Eguchi avait senti dans sa poitrine frémissante la soudaine chaleur du désir, ce qui pour lui-même avait été une découverte absolument inattendue. Ç’avait été un choc, comme si on l’avait à l’improviste invité à sortir de la réalité banale de la vie quotidienne. Et cela parce que la fille serait endormie et ne se réveillerait en aucun cas.

Qu’il en fût venu, après une quinzaine à peine, à retourner dans cette maison où il avait cru ne jamais revenir, peut-être était-ce trop tôt, peut-être était-ce trop tard, mais quoi qu’il en soit, il n’avait eu à se défendre contre aucune tentation. Au contraire, il n’avait guère été enclin à renouveler ce lamentable divertissement de la vieillesse, et du reste il n’était pas décrépit autant que les vieillards qui avaient besoin d’une maison de cette sorte. Cette nuit-là cependant, la première qu’il y avait passée, ne lui avait pas laissé une impression déplaisante. Encore qu’il fût évident qu’il était coupable, Eguchi en était venu à considérer que jamais, au cours des soixante-sept ans de son existence, il n’avait passé nuit aussi chaste avec une femme. Il en avait été ainsi dès l’instant de son réveil, le lendemain matin. Le somnifère semblait avoir agi, car il s’était réveillé à huit heures, bien plus tard que d’ordinaire. Le corps du vieil homme ne touchait la fille en aucun point. Dans sa chaleur juvénile et son odeur agréable, le réveil avait eu la douceur de l’enfance.

La fille était tournée vers lui. Sa tête avançait un peu et son torse était en retrait, de sorte qu’à l’ombre du menton, sur son long cou d’adolescente, une ligne à peine distincte se dessinait. Sa longue chevelure était répandue jusque derrière l’appui-tête. Des lèvres soigneusement closes de la fille, les yeux d’Eguchi s’étaient détournés et tandis qu’ils s’attardaient sur les cils et les sourcils, il n’avait pas hésité à croire qu’elle était vierge. La distance était trop réduite pour permettre à ses yeux presbytes de distinguer chaque cil ou chaque poil des sourcils. La peau de la fille, dont la presbytie lui interdisait de même d’apercevoir le duvet, avait un doux éclat. Du visage au cou, il n’y avait pas le moindre grain de beauté. Le vieillard avait oublié son cauchemar de la nuit, et comme, malgré lui, il éprouvait de la tendresse pour la fille, un sentiment enfantin submergea son cœur, comme s’il avait été lui-même l’objet de sa tendresse à elle. Il chercha le sein de la fille et furtivement l’enferma dans sa paume. À ce contact, une sensation étrange le frappa comme un éclair, comme si ç’avait été le sein de sa propre mère avant qu’elle l’eût porté. Le vieil homme retira sa main, mais la sensation l’avait traversé de la poitrine jusqu’à l’épaule.

Il avait entendu s’ouvrir la cloison coulissante de la pièce d’à côté.

— Êtes-vous réveillé, monsieur ? avait crié l’hôtesse. Je vous ai préparé votre déjeuner…

— Oui ! avait répondu Eguchi machinalement. Un rayon de soleil qui se glissait par la fente des volets de bois traçait un rai de lumière sur la tenture de velours. Cependant cette lumière matinale n’ajoutait rien à la vague lueur qui tombait du plafond de la chambre.

— Puis-je vous servir ? avait insisté la femme.

— Oui !

Appuyé sur le coude pour s’extraire de la literie, de l’autre main il avait caressé légèrement les cheveux de la fille.

Le vieillard avait compris que l’on faisait lever le client avant le réveil de celle-ci, mais la femme lui servait son déjeuner sans se presser. Jusqu’à quelle heure faisait-on dormir la fille ? Cependant, pensant qu’il fallait éviter les questions indiscrètes, Eguchi avait dit d’un air indifférent :

— Elle est mignonne, la petite !

— Oui. Avez-vous fait de beaux rêves ?

— Elle m’a inspiré de beaux rêves !

— Le vent et les vagues se sont calmés ce matin, ce doit être ce qu’on appelle le « petit printemps », avait dit la femme pour détourner la conversation.

Ce qui dominait Eguchi, à sa seconde visite dans cette maison, quinze jours plus tard, c’était, plutôt que la curiosité de la première fois, un sentiment de gêne et de honte, mais une certaine excitation aussi. L’agacement d’avoir été obligé d’attendre de neuf à onze heures avait fait place à une trouble tentation.

La femme de l’autre jour était venue tirer le verrou et l’accueillir au portail. La même reproduction était toujours suspendue dans le toko-no-ma. Le thé était aussi bon que l’autre fois. Eguchi était plus ému encore que la première nuit, mais il avait pris place en habitué de la maison. Il se retourna pour regarder le paysage de montagne aux couleurs automnales.

— Il fait chaud par ici, alors les feuilles des érables se recroquevillent avant de devenir bien rouges. Il faisait sombre et je n’ai pas bien vu le jardin, mais…, dit-il distraitement.

— C’est bien possible, répondit la femme d’un ton indifférent. Le temps s’est refroidi. On a mis une couverture chauffante, elle est à deux places, avec deux interrupteurs, comme cela vous pouvez la régler à la température que vous préférez.

— C’est que je ne me suis jamais servi d’une couverture chauffante.

— Si ça vous ennuie, vous pouvez toujours éteindre de votre côté, mais je vous prie de laisser allumé du côté de la petite…

Le vieillard comprit qu’elle voulait dire : parce qu’elle n’a rien sur le corps.

— Avec une seule couverture, permettre à deux personnes d’avoir chacune la température qui lui convient, voilà un dispositif ingénieux !

— C’est que ça vient d’Amérique… Tout de même, ne vous amusez pas, pour lui jouer un mauvais tour, à couper l’interrupteur du côté de la petite, je vous en prie ! Vous aurez compris, je pense, qu’aussi froid qu’elle puisse avoir, elle ne se réveillera pas pour autant !

— …

— La petite de ce soir est mieux entraînée que celle de l’autre jour.

— Hein ?

— C’est une belle fille aussi. Puisque vous ne faites rien de mal, si ce n’était pas une belle fille elle aussi…

— Ce n’est donc pas la même que l’autre jour ?

— Non, la petite de ce soir… Cela vous ennuie que ce ne soit pas la même ?

— Je ne suis pas inconstant à ce point !

— Inconstant… Pour parler d’inconstance, serait-ce donc que vous lui avez fait quelque chose ? Dans les inflexions doucereuses de la femme, il lui sembla discerner une pointe de moquerie.

— De nos clients, aucun ne fait jamais rien. Nous ne recevons que des clients de tout repos.

La femme aux lèvres minces ne regardait pas le visage du vieil homme. Eguchi tremblait d’humiliation, mais ne savait que dire. Son interlocutrice était-elle autre chose somme toute qu’une vulgaire entremetteuse au sang froid, rompue à toutes les infamies ?

— Après tout, libre à vous de vous juger inconstant ; la petite est endormie et ne saura même pas avec qui elle aura couché. Celle de l’autre jour, aussi bien que celle de ce soir, ignore tout de vous ; parler d’inconstance est donc un peu…

— En effet ! Ce ne sont pas là des rapports humains !

— Comment l’entendez-vous ?

Les rapports entre un vieillard qui n’était plus un homme et une jeune personne endormie à dessein n’étaient pas des « rapports humains » : dire cela après être entré dans cette maison rendait certes un son bizarre.

— Qu’est-ce qui vous interdit d’être inconstant si cela vous plaît ? dit la femme de sa voix étrangement jeune, en riant comme pour apaiser le vieillard. Si la petite de l’autre fois vous plaisait à ce point, nous vous l’endormirons la prochaine fois que vous nous ferez l’honneur de venir, mais vous direz certainement que vous préférez celle de ce soir.

— Vous croyez ? Quand vous dites qu’elle est entraînée, dans quel sens peut-elle l’être, puisqu’elle dort tout le temps ?

— Ça…

La femme se leva, tourna la clé de la porte de la chambre voisine, y jeta un coup d’œil, puis déposa la clé devant le vieil Eguchi.

— S’il vous plaît ! Reposez-vous bien !

Resté seul, Eguchi versa de l’eau chaude de la bouilloire dans la théière, et tranquillement but son thé. Il avait du moins l’intention de le faire tranquillement, mais la tasse tremblait dans sa main. « Ce n’est pas l’âge qui me fait trembler, ah non ! Je ne suis pas encore un client de tout repos, moi ! certainement pas ! » grommela-t-il pour lui-même. Qu’en serait-il si, pour venger les vieillards qui venaient dans cette maison s’exposer aux insultes et au mépris, il en enfreignait les interdits ? Pour la fille elle-même, ne serait-ce pas la traiter en être humain ? Il ignorait la force de la drogue qu’on lui avait administrée, mais peut-être lui restait-il assez d’énergie virile encore pour la tirer de son sommeil. Ainsi raisonnait-il, mais dans son cœur, le vieil Eguchi ne trouvait pas l’excitation nécessaire.

L’affreuse décrépitude des lamentables vieillards qui fréquentaient cette maison menaçait de l’atteindre lui-même dans peu d’années. L’immense étendue des désirs, leur insondable profondeur, jusqu’à quel point les avait-il finalement mesurées au cours des soixante-sept années de son passé ? Et puis, autour des vieillards naissent innombrables les filles jolies, à la peau neuve, à la peau jeune. Les désirs rêvés à perte de vue par de misérables vieillards, les regrets des jours perdus à jamais, ne trouvaient-ils pas leur aboutissement dans les forfaits de cette maison mystérieuse ? Eguchi, l’autre fois déjà, s’était demandé si ces filles endormies qui jamais ne s’éveilleraient, n’incarnaient pas pour les vieillards une liberté sur laquelle les années n’avaient aucune prise. Ces filles endormies et muettes, sans doute parlaient-elles aux vieillards le langage qui leur plaisait.

Eguchi se leva et, quand il ouvrit la porte de la chambre voisine, une chaude odeur aussitôt le frappa. Il sourit. De quoi s’était-il tourmenté ? Les deux mains de la fille dépassaient et reposaient sur la literie. Les ongles étaient laqués de rose, le rouge à lèvres épais. Elle était couchée sur le dos.

— Entraînée, et comment donc ! murmura Eguchi, et il s’approcha : elle avait du rouge sur les joues, mais dans la tiédeur de la couverture, le sang devait monter au visage. Son odeur était dense. Les paupières supérieures étaient épaisses, les joues rondes, le cou blanc au point de refléter la couleur cramoisie de la tenture de velours. Par sa façon de fermer les yeux, elle avait l’air provocante jusque dans le sommeil. Pendant qu’Eguchi, à l’écart et le dos tourné se déshabillait, la chaude odeur de la fille venait l’envelopper. Elle emplissait la pièce.

Il ne semblait pas que le vieil Eguchi pût se tenir sur la réserve comme il l’avait fait avec la fille de l’autre jour. Éveillée ou endormie, celle-ci d’elle-même attirait l’homme. Au point qu’il était persuadé que s’il devait en arriver à enfreindre les interdits de cette maison, la responsabilité en incomberait à la fille. Comme pour savourer d’avance le plaisir à venir, Eguchi ferma les yeux et se tint immobile, et cela suffit à éveiller au fond de son corps une chaleur de jouvenceau. L’hôtesse avait bien dit que la petite de cette nuit valait mieux que l’autre, mais il était étonnant que l’on eût découvert une fille pareille ; à cette idée, le vieillard trouva la maison plus inquiétante encore. Il n’osait réellement la toucher, et il restait là, fasciné, dans son odeur. Eguchi ne se connaissait guère en parfums, mais il était certain que cette fille en usait. S’il pouvait sur-le-champ tomber dans un doux sommeil, il ne pourrait y avoir bonheur plus grand. Il en était à le souhaiter. Voyons de plus près, se dit-il, et doucement il se rapprocha d’elle. La fille parut y répondre en se tournant vers lui d’un mouvement souple et, en même temps, elle rentra ses mains et les avança comme pour l’enlacer.

— Hein ? Dis, tu es réveillée ? Es-tu réveillée ? Ce disant, Eguchi s’écarta et la secoua par le menton. L’avait-il secouée avec trop de force ? Toujours est-il que la fille, comme pour l’éviter, tourna le visage vers l’appui-tête, le bord de ses lèvres s’entrouvrit et la pointe de l’ongle de l’index d’Eguchi effleura une ou deux de ses dents. Sans retirer le doigt, il se tint immobile. La fille de son côté ne remua pas les lèvres. Rien, bien entendu, ne permettait de croire qu’elle feignait de dormir, car elle était plongée dans un sommeil profond.

Eguchi, surpris de ce que la fille de cette nuit ne fût pas la même que la précédente, s’en était étonné auprès de l’hôtesse, mais il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que, droguées de la sorte nuit après nuit, elles eussent fini par en souffrir. On pouvait penser d’autre part qu’imposer l’« inconstance » à des vieillards comme Eguchi, était préférable pour la santé des filles. Cependant, cette maison ne pouvait accueillir plus d’un client au premier étage. Eguchi ignorait certes ce qu’il en était du rez-de-chaussée, mais à supposer même qu’il y eût là une chambre utilisable pour les clients, il ne pouvait y en avoir plus d’une seule. De cela on pouvait conclure que les filles que l’on endormait pour les vieillards ne devaient pas être très nombreuses. Ces quelques filles, comme celle de la première nuit, comme celle-ci, étaient-elles donc toutes aussi belles les unes que les autres ?

Les dents de la fille sous le doigt d’Eguchi paraissaient au toucher enduites d’une substance légèrement visqueuse. L’index du vieillard, glissant entre les lèvres, suivit la rangée de dents. Deux fois, trois fois dans un sens, puis dans l’autre. La partie externe des lèvres donnait l’impression d’être sèche, mais l’humidité du dedans s’y communiquait et la rendait lisse. À droite, il y avait une dent qui avait poussé vers l’extérieur. Eguchi essaya de prendre cette dent entre le pouce et l’index. Après cela, il eût voulu passer le doigt sur la face interne des dents, mais la fille, bien que dormant, tenait les mâchoires fortement serrées, de sorte qu’il ne put les écarter. Lorsqu’il retira son doigt, celui-ci était couvert d’un enduit rouge. Avec quoi allait-il essuyer ce rouge à lèvres ? S’il le frottait sur la taie de l’appui-tête, la tache paraîtrait avoir été faite par la fille elle-même alors qu’elle était couchée sur le ventre, mais il lui sembla que le rouge ne partirait point s’il ne léchait d’abord son doigt. Chose étrange, à l’idée de porter à la bouche son doigt maculé, il éprouva une sensation de malpropreté. Le vieil homme frotta donc son doigt sur les cheveux de la fille, au-dessus du front. Tandis qu’il essuyait ainsi la pointe du pouce et de l’index, les cinq doigts touchèrent la chevelure ; alors il les enfonça dans les cheveux, et bientôt ils fouillaient dans cette masse de cheveux de plus en plus brutalement. La pointe des cheveux de la fille émettait un fluide électrique qui se communiquait aux doigts du vieillard. L’odeur des cheveux se faisait plus insistante. Dans la touffeur de la couverture électrique, l’odeur de la fille se faisait plus insistante de même. Tout en jouant avec les cheveux, Eguchi admirait leur implantation et surtout la belle ligne nette qu’ils dessinaient sur la longue nuque. La fille avait les cheveux coupés court par-derrière, et soigneusement relevés vers le haut. Sur le front, ils retombaient naturellement, longs par endroits, courts ailleurs. Le vieillard dégagea le front et contempla les sourcils et les cils. Des doigts d’une main il fouilla les cheveux si profondément qu’il toucha le cuir chevelu.

— Elle n’est toujours pas réveillée ! dit le vieil Eguchi et, saisissant la tête de la fille à pleine main, il la secoua ; la fille alors remua les sourcils comme sous l’effet de la douleur et elle se retourna à moitié pour se coucher sur le ventre. De ce fait, son corps se rapprochait encore de celui du vieillard. Elle sortit les deux bras, posa le droit sur l’appui-tête et sur le dos de la main appuya sa joue droite. Dans cette position, Eguchi n’en pouvait apercevoir que les doigts. Ils étaient légèrement écartés, de sorte que le petit doigt se trouvait sous le sourcil et que l’index pointait de sous les lèvres. Le pouce était caché sous le menton. Le rouge des lèvres un peu tournées vers le bas formait avec le rouge des quatre ongles longs une tache unique sur la taie blanche de l’appui-tête. Le bras gauche était plié au coude, et le dos de la main était presque sous les yeux d’Eguchi. Comparés à la ronde plénitude de la joue, les doigts étaient relativement longs et minces, et faisaient penser à des jambes pareillement fuselées. De la plante du pied, le vieillard chercha les jambes de la fille. Les doigts de la main gauche étaient eux aussi légèrement écartés et reposaient détendus. Sur le dos de cette main, le vieil Eguchi posa sa joue. Sous le poids, le bras bougea jusqu’à l’épaule, mais il n’avait pas la force de retirer la main. Le vieillard resta un moment ainsi, immobile. En sortant les deux bras, la fille avait un peu remonté les épaules, de sorte qu’à l’attache du bras s’était formé un renflement d’une rondeur toute juvénile. Eguchi, tout en tirant la couverture sur l’épaule, de sa paume recouvrit doucement ce renflement. Ses lèvres remontèrent du dos de la main vers le bras. L’odeur de l’épaule, l’odeur de la nuque l’attiraient. L’épaule de la fille et tout son dos s’étaient contractés pour se détendre aussitôt, et la peau adhéra à la main du vieillard.

Le moment était venu pour Eguchi de venger sur cette esclave endormie les vieillards qui venaient là s’exposer aux insultes et au mépris. Il allait enfreindre les interdits de cette maison. Il se rendait compte qu’après cela il n’y pourrait plus jamais remettre les pieds. Dans l’espoir avant tout de réveiller la fille, il la traita brutalement. Toutefois, il fut aussitôt arrêté par le signe évident de sa virginité.

— Ah ! s’écria-t-il, et il s’écarta. Sa respiration était irrégulière et son cœur battait fort. C’était là, semblait-il, l’effet de sa stupéfaction plutôt que de son brusque abandon.

Le vieillard ferma les yeux et se contraignit au calme. Se calmer ne lui était pas aussi difficile que ce l’eût été pour un homme jeune. Tout en caressant furtivement les cheveux de la fille, il rouvrit les yeux. Elle était toujours dans la même position, couchée sur le ventre. Une prostituée de cet âge encore vierge, qu’était-ce à dire ? Et pourtant, c’était bien une prostituée ; il avait beau essayer de s’en persuader, la tempête passée, le sentiment du vieillard pour la fille et le sentiment qu’il éprouvait pour lui-même s’étaient transformés, l’empêchant de revenir en arrière. Il ne regrettait rien. Quoi qu’il eût fait à une femme endormie et inconsciente, cela n’avait aucune importance. Cependant, que pouvait bien signifier la stupéfaction qui subitement l’avait envahi ?

Égaré par la beauté provocante de la fille, Eguchi s’était laissé entraîner à un comportement irresponsable, mais cela l’amenait à se demander si les vieux clients de cette maison n’y apportaient pas infiniment plus qu’il ne l’avait soupçonné, leur misérable joie, leur appétit puissant, leur tristesse profonde. À supposer même que ce fût un jeu insouciant de la vieillesse, un retour à bon compte à la jeunesse, tout au fond sans doute s’y trouvait caché quelque chose que nul regret ne pouvait faire revivre, que nul effort ne pouvait guérir. Qu’une fille aussi provocante que celle-ci, tout « entraînée » qu’elle était, pût être restée vierge, était de toute évidence le signe non point du respect des vieillards, ni de leur souci de tenir leurs engagements, mais plutôt de leur effroyable décrépitude. La virginité de la fille, par contraste, démontrait l’horreur de la vieillesse.

La main de la fille étendue sous sa joue droite devait s’être engourdie, car elle l’éleva au-dessus de la tête et à deux ou trois reprises en plia et déplia lentement les doigts. Elle effleura la main d’Eguchi qui fouillait sa chevelure. Il saisit cette main. Les doigts étaient lisses, un peu froids. Le vieillard l’étreignit avec force, comme s’il avait voulu l’écraser. La fille souleva l’épaule gauche et se retourna à moitié, et le bras gauche s’agita en l’air, puis s’abattit comme pour entourer le cou d’Eguchi. Cependant, le bras, mou et sans force, ne vint pas s’enrouler autour de son cou. Le visage de la fille, tourné vers lui, était tout proche, de sorte que ses yeux presbytes le voyaient blanc et estompé, mais les sourcils trop épais, les cils qui jetaient une ombre trop noire, le renflement des paupières et des joues, le long cou, tout cela renforçait son impression première d’avoir affaire à une aguicheuse. Les seins étaient un peu tombants, mais réellement généreux, et pour une jeune Japonaise, l’aréole en était large et gonflée. Le vieillard, de la main, parcourut le dos et descendit jusqu’aux jambes. À partir des hanches, celles-ci étaient fermes et élancées. Peut-être l’apparente disharmonie entre le haut et le bas du corps était-elle due au fait qu’elle était vierge.

Le vieil Eguchi, apaisé désormais, contemplait le visage et le cou de la fille. Sa peau s’accordait bien au vague reflet de la tenture de velours cramoisi. Le corps de cette fille dont l’hôtesse avait pu dire qu’elle était entraînée, et bien qu’il servît de jouet aux vieillards, restait d’une vierge. Cela parce que les vieillards étaient décrépits, et parce qu’on l’avait plongée dans un sommeil profond, mais par quelles vicissitudes une fille aussi provocante d’aspect devrait-elle passer dans sa vie, se demanda Eguchi, en qui sourdait un sentiment qui ressemblait à de l’amour paternel. Il portait déjà, lui aussi, les stigmates de la vieillesse. Il était évident que la fille ne donnait là que par amour de l’argent. Cependant, pour les vieillards qui payaient, s’étendre aux côtés d’une fille comme celle-ci était certainement une joie sans pareille au monde. Du fait que jamais elle ne se réveillait, les vieux clients s’épargnaient la honte du sentiment d’infériorité propre à la décrépitude de l’âge, et trouvaient la liberté de s’abandonner sans réserve à leur imagination et à leurs souvenirs relatifs aux femmes. Était-ce pour cela qu’ils acceptaient de payer sans regret bien plus cher que pour une femme éveillée ? Que la fille endormie ignorât tout du vieillard contribuait sans doute à mettre ce dernier à l’aise. Et lui de son côté ne savait rien des conditions d’existence, ni de la personnalité de la fille. Rien ne le mettait en mesure de le deviner car il ignorait jusqu’à sa façon de s’habiller. Les vieillards avaient certes un motif élémentaire qui était de n’avoir pas à craindre d’ennuis subséquents. Mais il y avait aussi cette étrange lueur au fond de leurs profondes ténèbres.

Le vieil Eguchi cependant ne pouvait s’habituer à ces rapports avec une fille qui ne disait mot, qui n’ouvrait pas les yeux, bref une fille qui ne daignait en aucune façon reconnaître l’existence d’un être humain nommé Eguchi, et il ne parvenait pas à effacer une impression de vanité et d’insatisfaction. Il avait envie de voir les yeux de cette fille provocante. Il avait envie d’entendre sa voix et de lui parler. La tentation de parcourir des mains le corps d’une fille endormie n’était pas très forte et s’accompagnait plutôt d’un sentiment de pitié. Néanmoins, puisque Eguchi, surpris de l’avoir trouvée vierge, avait renoncé à enfreindre les interdits, il s’était résolu à suivre les errements des autres vieillards. Il était persuadé que la fille de cette nuit, plus que l’autre, était vivante dans son sommeil. Cela se sentait de manière certaine, et dans son odeur, et dans son contact, et dans ses mouvements.

À son chevet, tout comme l’autre fois, il avait trouvé deux comprimés de somnifère préparés pour lui. Cependant, il se demandait si cette nuit au lieu de les prendre tôt pour dormir, il n’allait pas regarder plus longuement la fille. Elle bougeait souvent dans son sommeil. Au cours d’une nuit, peut-être se retournait-elle vingt ou trente fois. Elle lui avait tourné le dos, mais s’était aussitôt retournée vers lui. Ce faisant, de son bras elle l’avait cherché. Eguchi, la main sur le genou de la fille, l’attira à lui.

— Oh, non ! dit-elle d’une voix à peine perceptible.

— Tu es réveillée ? Croyant qu’elle allait ouvrir les yeux, il attira plus fortement encore le genou. Celui-ci, sans la moindre résistance, se plia dans sa direction. Il passa le bras sous la tête de la fille, la souleva légèrement et secoua.

— Ah, où est-ce que je vais ? dit-elle.

— Elle est réveillée ! Réveille-toi donc !

— Non, non ! fit-elle, et elle laissa glisser son visage vers l’épaule d’Eguchi. Comme si elle voulait éviter d’être secouée. Son front toucha le cou d’Eguchi, ses cheveux lui piquaient le nez. C’étaient des cheveux redoutables. Au point de faire mal. Suffoquant sous leur odeur, Eguchi écarta le visage.

— Que faites-vous donc ? Je ne veux pas ! dit la fille.

— Je ne te fais rien ! répondit le vieillard, mais elle avait parlé dans son sommeil. S’était-elle, en dormant, méprise sur les mouvements d’Eguchi, ou bien avait-elle revécu en rêve les mauvais tours que lui jouait un autre de ses vieux clients nocturnes ? Quoi qu’il en soit, le cœur d’Eguchi battit plus fort d’avoir pu engager avec elle un semblant de conversation, même si ce n’étaient que des paroles décousues qu’elle prononçait en dormant. Peut-être vers le matin lui serait-il possible de la réveiller. Cependant, les mots que le vieillard venait de lui dire, se pouvait-il qu’ils eussent frappé ses oreilles jusque dans son sommeil ? N’était-ce pas par réaction au choc éprouvé par son corps, plus que pour répondre aux paroles du vieillard, qu’elle avait parlé en rêve ? Il pensa la frapper violemment, ou la pincer, mais il préféra l’attirer doucement dans ses bras. La fille ne résista ni ne cria. Sa respiration devait être difficile. Son souffle léger frôlait le visage du vieillard. La respiration de celui-ci se faisait irrégulière. Pour la seconde fois, la fille offerte sans défense tentait Eguchi. À supposer qu’elle perdît sa virginité, quelle tristesse s’emparerait d’elle le lendemain ! Dans quel sens la vie de cette fille en serait-elle infléchie ? Quoi qu’il pût lui arriver, de toute manière elle ne s’apercevrait de rien jusqu’au matin.

— Maman ! La fille avait poussé une exclamation étouffée.

— Là, là, tu t’en vas ? Laissez-moi, laissez…

— De quoi rêves-tu ? C’est un rêve, un rêve, te dis-je ! Ce disant, Eguchi la serrait plus fort pour essayer de la tirer de son rêve. La tristesse contenue dans la voix de la fille quand elle appelait sa mère envahit le cœur d’Eguchi. Ses seins étaient pressés contre la poitrine du vieillard au point de s’écraser. Elle remua les bras. Dans son rêve prenait-elle Eguchi pour sa mère, qu’elle cherchait à étreindre ? Mais non, même endormie, même vierge, elle restait incontestablement provocante. Il semblait au vieil Eguchi qu’en soixante-sept ans il n’avait jamais touché à pleine peau une jeune femme à ce point provocante. À supposer qu’un mythe pût être lascif, cette fille-là sortait de ce mythe.

Il en venait à la considérer non comme une ensorceleuse, mais comme la victime d’un enchantement. Avec cela, « tout endormie qu’elle fût, elle vivait », en d’autres termes, encore que sa conscience fût plongée dans un profond sommeil, son corps par contre restait éveillé dans sa féminité. Il y avait là non pas une conscience humaine, mais rien qu’un corps de femme. Se pouvait-il qu’on l’eût parfaitement dressée pour servir de partenaire aux vieillards au point que l’hôtesse en pût dire qu’elle était « entraînée » ?

Eguchi desserra son bras qui la tenait fortement, et quand il eut disposé le bras nu de la fille de telle sorte qu’elle parût l’enlacer, elle lui rendit en effet docilement son étreinte. Le vieillard ne bougea plus. Il ferma les yeux. Une chaude extase l’envahit. C’était un ravissement presque inconscient. Il lui sembla comprendre le plaisir et le sentiment de bonheur qu’éprouvaient les vieillards à fréquenter cette maison. Et ces vieillards eux-mêmes, ne trouvaient-ils pas en ces lieux, outre la détresse, l’horreur ou la misère de la vieillesse, ce don aussi d’une jeune vie qui les comblait ? Sans doute ne pouvait-il exister pour un homme parvenu au terme extrême de la vieillesse un seul instant où il pût s’oublier au point de se laisser envelopper à pleine peau par une fille jeune. Les vieillards cependant considéraient-ils une victime endormie à cet effet comme une chose achetée en toute innocence, ou bien trouvaient-ils, dans le sentiment d’une secrète culpabilité, un surcroît de plaisir ? Le vieil Eguchi, lui, s’était oublié, et comme s’il avait oublié de même qu’elle était une victime, de son pied il cherchait à tâtons la pointe du pied de la fille. Car c’était le seul endroit de son corps qu’il ne touchait pas. Les orteils étaient longs et se mouvaient gracieusement. Leurs phalanges se pliaient et se dépliaient du même mouvement que les doigts de la main, et cela seul exerçait sur Eguchi la puissante séduction qui émane d’une femme fatale. Jusque dans le sommeil, cette fille était capable d’échanger des devis amoureux rien qu’au moyen de ses orteils. Le vieillard toutefois se contenta de percevoir leurs mouvements comme une musique, enfantine et imparfaite certes, mais enchanteresse, et il resta un moment à la suivre.

La fille semblait avoir rêvé, mais son rêve était-il achevé ? Peut-être après tout n’était-ce pas un rêve, se dit Eguchi, mais un dialogue inconscient, et l’habitude de protester chaque fois qu’un vieillard se faisait trop entreprenant. Il était submergé par la séduction qui émanait de cette fille capable, tout endormie, de communiquer avec lui sans proférer une parole, au moyen de son corps seul, mais si le désir le hantait d’entendre sa voix prononcer, ne fût-ce que des mots sans suite, sans doute était-ce parce qu’il n’était pas familiarisé encore avec les mystères de la maison. Le vieil Eguchi se demandait, perplexe, ce qu’il fallait dire, ou en quel point de son corps il fallait appuyer pour que la fille veuille bien répondre.

— Tu ne rêves donc plus ? Tu as rêvé que ta maman s’en était allée quelque part ? dit-il, et de la main il suivait la colonne vertébrale, s’attardant dans les creux. La fille secoua l’épaule et de nouveau s’étendit sur le ventre. Il semblait que ce fût sa position préférée. Le visage toujours dirigé vers Eguchi, de la main droite elle serrait légèrement le bord de l’appui-tête et son bras gauche reposait sur le visage du vieillard. Cependant, elle n’avait rien dit. Il sentait le souffle chaud de sa respiration paisible. Le bras, sur son visage, remua comme pour retrouver l’équilibre ; il le prit de ses deux mains et le posa sur ses yeux. La pointe des ongles longs de la fille piquait légèrement le lobe de l’oreille d’Eguchi. L’attache du poignet s’infléchissait sur sa paupière droite, de sorte que la partie la plus étroite de l’avant-bras recouvrait celle-ci. Désirant rester ainsi, le vieillard pressa la main de la fille sur ses deux yeux. L’odeur de la peau qui se communiquait à ses globes oculaires était telle qu’Eguchi sentait remonter en lui une vision nouvelle et riche. À pareille saison tout juste, deux ou trois fleurs de pivoine d’hiver, épanouies dans le soleil de l’automne tardif au pied du haut mur d’un vieux monastère du Yamato, des camélias sazanka blancs épanouis dans le jardin en bordure du promenoir extérieur de la Chapelle des Poètes Inspirés, et puis, mais c’était au printemps, à Nara, des fleurs de pteris, des glycines, et le « Camélia Effeuillé » couvert de fleurs au Tsubaki-dera…

— Ah, j’y suis ! À ces fleurs était lié le souvenir de ses trois filles mariées. C’étaient des fleurs vues au cours d’un voyage qu’il avait fait avec ses trois filles – à moins que ce ne fût avec une seule d’entre elles. Peut-être, devenues épouses et mères, ne s’en souvenaient-elles plus très bien, mais Eguchi s’en souvenait parfaitement, et quand de temps à autre le souvenir lui en revenait, il parlait de ces fleurs à sa femme. Celle-ci ne donnait pas l’impression, même depuis leur mariage, de s’être éloignée de ses filles autant que leur père, et comme elle continuait à entretenir avec elles d’étroites relations, elle n’attachait pas autant d’importance au fait d’avoir, par exemple, avec elles, avant leur mariage, admiré des fleurs en voyage. Du reste, il s’agissait des fleurs d’un voyage dont la mère n’avait pas été.

Au fond de ses yeux que recouvrait la main de la fille, il voyait tantôt surgir, tantôt s’effacer des visions de fleurs, et tout en s’y abandonnant, il revivait les sentiments qu’il avait éprouvés au jour le jour quand, quelque temps après avoir marié ses filles, il s’était intéressé à des jeunes personnes étrangères à sa famille. Il en venait à considérer cette fille-ci comme l’une des jeunes personnes de ce temps-là. Le vieillard avait retiré sa main, mais celle de la fille restait immobile sur ses yeux. Des trois filles d’Eguchi, seule la plus jeune avait vu le « Camélia Effeuillé » du Tsubaki-dera ; c’était un voyage d’adieux, une quinzaine environ avant qu’elle ne quittât la maison ; et la vision des fleurs de ce camélia était la plus insistante de toutes. Sa dernière fille lui avait causé des ennuis particulièrement pénibles au moment de son mariage. Non seulement deux jeunes gens s’étaient disputés sa main, mais au cours de cette compétition la jeune fille avait perdu sa virginité. Eguchi l’avait invitée à faire ce voyage avant tout pour lui changer les idées.

Les camélias, qui laissent choir leurs fleurs entières comme têtes coupées, sont tenus pour fleurs de mauvais augure, mais celui du Tsubaki-dera est un grand arbre que l’on dit vieux de quatre siècles, qui porte des fleurs de diverses couleurs et dont les fleurs doubles, au lieu de tomber tout d’une pièce, effeuillent leurs pétales, raison pour laquelle, paraît-il, on l’appelle le « Camélia Effeuillé ».

— Au moment où il perd ses fleurs, il s’en effeuille cinq ou six pannerées par jour ! avait dit à Eguchi la jeune épouse du desservant.

La masse des fleurs de l’énorme camélia, avait-elle dit, était plus belle éclairée par-derrière que dans la lumière directe du soleil. Le promenoir où il s’était assis avec sa fille était exposé à l’ouest et le soleil était sur son déclin. Il se trouvait donc derrière l’arbre. Éclairé à contre-jour, le feuillage du camélia géant était cependant si exubérant et la couche de fleurs dans leur plein épanouissement était si épaisse qu’ils ne laissaient pas passer les rayons du soleil printanier. La lumière solaire se diffusait à l’intérieur de l’arbre, de sorte que l’on eût dit qu’un halo de lueur crépusculaire auréolait sa silhouette. Le Tsubaki-dera se trouvait dans un quartier bruyant et populaire, et il ne semblait pas qu’il y eût dans le jardin autre chose à voir que le camélia géant. Eguchi du reste n’avait d’yeux que pour lui et ne voyait plus rien d’autre ; fasciné par les fleurs, il n’entendait plus même le bruit de la ville.

— Quelle magnifique floraison ! avait-il dit à sa fille.

La jeune femme du desservant avait répondu : « Le matin, quand on se lève, il arrive que l’on ne voie plus le sol tellement il est jonché de fleurs ! » Puis elle s’était éloignée, laissant Eguchi seul avec sa fille. Les fleurs de couleurs diverses poussaient-elles réellement sur l’arbre géant, et lui seul ? Il y avait en effet des fleurs rouges, des fleurs blanches et des fleurs bicolores, mais Eguchi préférait s’abîmer dans la contemplation de l’ensemble, plutôt que d’aller vérifier le fait. Le camélia quatre fois centenaire déployait la splendide profusion de ses fleurs. Les rayons du soleil couchant étaient comme aspirés à l’intérieur de l’arbre de sorte qu’il semblait régner dans cette masse de fleurs une chaude touffeur. Encore qu’il n’y eût pas de vent appréciable, l’extrémité des rameaux fleuris de temps à autre remuait doucement.

Cependant, la jeune fille ne semblait pas autant que son père fascinée par cet arbre fameux. Les yeux mi-clos, peut-être regardait-elle en elle-même plus qu’elle ne contemplait le camélia. De ses trois filles, c’était celle-là qu’Eguchi avait chérie le plus. Elle se laissait cajoler à la manière des cadettes. Et cela plus encore après le mariage des deux aînées. Celles-ci avaient demandé à leur mère, en laissant percer une pointe d’envie, si on n’allait pas garder leur cadette à la maison pour adopter un gendre, ce dont Eguchi à son tour avait été informé par sa femme. La cadette était d’un tempérament gai. Qu’elle eût beaucoup d’amis garçons, les parents le trouvaient inconsidéré, mais la jeune fille paraissait pleine d’entrain quand elle était entourée par ces jeunes gens. Les parents pourtant, et en particulier la mère qui les recevait à la maison, s’étaient parfaitement rendu compte que deux de ces garçons aimaient la jeune fille. Et c’est l’un de ceux-ci qui lui avait ravi sa virginité. Pendant quelque temps, elle était devenue taciturne même à la maison, et elle en était arrivée à s’énerver à tout propos, par exemple en maniant le linge de rechange. La mère s’était aperçue tout de suite que sa fille avait quelque chose. Et quand elle l’avait interrogée avec délicatesse, la jeune fille avait avoué sans trop hésiter. Le jeune homme travaillait dans un grand magasin et vivait dans un immeuble d’habitation. La jeune fille, semblait-il, était allée à son appartement sur son invitation.

— Tu vas épouser ce monsieur ? avait dit la mère.

— Ah non ! Absolument pas ! avait répondu la fille, laissant la mère toute désorientée. Elle se dit que ce jeune homme avait dû la prendre de force. Elle s’en ouvrit à son mari et ils en discutèrent. Eguchi avait l’impression qu’on lui avait abîmé son bien le plus précieux, mais il fut plus étonné encore lorsqu’il apprit que sa fille s’était sans tarder fiancée à l’autre jeune homme.

— Qu’en pensez-vous ? Faut-il la laisser faire ? avait insisté sa femme.

— A-t-elle parlé de cette affaire à son fiancé ? Lui a-t-elle expliqué ? avait dit Eguchi, et sa voix était devenue tranchante.

— Ça ! je ne le lui ai pas demandé ! Car moi aussi j’ai été stupéfaite… Faut-il l’interroger ?

— Mais non !

— Il vaut mieux ne pas révéler un faux pas de ce genre à quelqu’un qu’on veut épouser, et se taire est encore le moins dangereux, c’est du moins l’opinion générale. Malgré tout, cela dépend aussi du caractère et de l’état d’esprit de la fille. Il pourrait arriver aussi que pour l’avoir caché, elle se torture affreusement toute seule.

— D’abord, ces fiançailles, nous ses parents, allons-nous les approuver ? Cela n’est pas certain encore, n’est-ce pas ?

Eguchi, bien entendu, ne pouvait imaginer que, séduite par un jeune homme, se fiancer sur-le-champ à un autre pût être une démarche naturelle. Que les deux aimaient leur fille, les parents s’en étaient certes aperçus. Eguchi les connaissait tous les deux au point qu’il avait été jusqu’à penser que l’un ou l’autre ferait un parti convenable. Cependant les fiançailles impromptues de la fille ne traduisaient-elles pas une réaction au choc subi par elle ? Par colère, par dégoût, par rancune, par dépit envers l’un, s’était-elle tournée vers l’autre ? Ou bien, ayant perdu ses illusions sur l’un, avait-elle voulu se raccrocher à l’autre dans son propre désarroi ? Il n’était pas exclu non plus qu’une jeune fille comme celle-là, dans la mesure même de sa répulsion à l’encontre du jeune homme qui l’avait séduite, se sentît par contraste violemment attirée par l’autre. Peut-être cela n’était-il pas forcément une manière de vengeance, ni seulement une sorte de dévergondage à demi explicable par le désespoir.

Eguchi toutefois n’avait jamais envisagé que pareille chose pût advenir à sa propre fille. Et il en va sans doute de même pour tout père. Quoi qu’il en soit, il apparaissait qu’il avait été rassuré en voyant précisément cette jeune fille entourée d’amis garçons rester enjouée, libre et sûre d’elle. Malgré tout, une fois la chose arrivée, il s’apercevait qu’il n’y avait là rien d’étonnant, au contraire. Le corps de sa fille n’était pas fait autrement que celui de toute femme. Il était fait pour subir la loi de l’homme. Alors soudain s’étaient présentées à son esprit les attitudes disgracieuses que pouvait avoir sa fille en pareille circonstance, et un vif sentiment d’humiliation et de honte l’avait assailli. Quand il avait vu partir ses deux aînées pour leur voyage de noces, il n’avait rien éprouvé de pareil. Il s’était avisé enfin que, si un homme avait pu avoir une flambée de passion pour sa fille, celle-ci était d’une constitution telle qu’elle n’y avait pu résister. Pour un père, serait-ce là une psychologie qui sortait de l’ordinaire ?

Sans approuver aussitôt les fiançailles, il ne s’y était pas non plus opposé de front. Que les deux jeunes gens s’étaient assez âprement disputé leur fille, les parents ne l’avaient su que bien plus tard. Là-dessus, Eguchi avait emmené la jeune fille à Kyôto, et quand ils avaient admiré le « Camélia Effeuillé » dans toute sa splendeur, le mariage était déjà décidé pour bientôt. L’intérieur du camélia géant était rempli d’un bourdonnement confus. Sans doute était-ce un essaim d’abeilles.

Deux ans après son mariage, la fille cadette avait mis au monde un garçon. Son mari semblait fou de cet enfant. Quand, le dimanche parfois, les jeunes époux venaient chez Eguchi et que la femme faisait la cuisine avec sa mère, le mari donnait adroitement le biberon à l’enfant. Eguchi, à ce spectacle, s’était dit que l’entente régnait entre les époux. Bien qu’habitant Tôkyô comme eux, la jeune femme, depuis son mariage, ne se montrait guère chez ses parents ; mais un jour qu’elle était venue seule, Eguchi l’avait interrogée :

— Alors, comment va ?

— Comment ? Eh bien, je suis heureuse ! avait répondu sa fille. Les jeunes époux sans doute ne tiennent guère à dire à leurs parents ce qui se passe entre eux, mais encore que sa fille cadette parût, étant donné son caractère, plutôt loquace en ce qui concernait son mari, Eguchi n’en était pas entièrement satisfait, et quelque chose le tracassait. Cependant sa fille s’était comme épanouie en jeune épouse, et elle avait embelli. À supposer même que ce ne fût qu’une transformation physiologique marquant le passage de la jeune fille à la jeune femme, elle n’aurait sans doute pu avoir cet éclat de fleur s’il y avait eu la moindre ombre sur le plan psychologique. Après la naissance de son enfant, son teint était devenu lumineux comme si elle avait été lavée jusque dans l’intérieur de son corps, et elle avait acquis une sorte de sérénité.

Était-ce pour cela que la vision qui s’était présentée à l’esprit d’Eguchi dans la maison des « Belles Endormies », alors que le bras de la fille reposait sur ses paupières, avait été celle du « Camélia Effeuillé » dans la splendeur de sa floraison ? Bien entendu, ni la fille cadette d’Eguchi, ni cette fille qui dormait là, n’avaient rien de l’opulence de ce camélia. Cependant, l’opulence du corps d’une fille de l’espèce humaine n’était pas chose que l’on pût connaître pour l’avoir vue seulement, ou bien pour avoir sagement reposé à ses côtés. Cela ne pouvait d’aucune façon se comparer aux fleurs d’un camélia. Ce qui, du bras de la fille se communiquait aux paupières d’Eguchi, c’était le courant de la vie, le rythme de la vie, l’invitation de la vie et, pour un vieillard, un retour à la vie. Les yeux fatigués par le poids du bras qui depuis un moment pesait sur eux, il le prit par la main et l’enleva.

Privée du point d’appui de son bras gauche, à moins que ce ne fût la gêne de se sentir étroitement serrée contre la poitrine d’Eguchi, la fille se tourna à demi comme pour lui faire face. Repliant ses deux bras devant sa poitrine, elle joignit les doigts. Ceux-ci touchaient la poitrine du vieillard. Les mains étaient jointes dans l’attitude de la prière. L’attitude d’une tendre prière. Le vieillard de ses paumes entoura les mains jointes. Ce faisant, il lui sembla qu’il priait lui-même, et il ferma les yeux. Cependant, ce n’était là sans doute rien d’autre que la tristesse d’un vieil homme au contact des mains d’une fille jeune et endormie.

Le bruit de la pluie nocturne qui se mettait à tomber sur la mer calme parvint aux oreilles du vieil Eguchi. Un grondement lointain aussi, qui semblait être, non le bruit d’une voiture, mais le tonnerre que l’on entend parfois en hiver, insaisissable. Eguchi sépara les mains jointes de la fille, puis déplia un à un les quatre doigts autres que le pouce, et les contempla. L’envie lui vint de prendre à la bouche et de mordre les longs doigts déliés. Si le petit doigt portait des marques de dents et des traces de sang, qu’en penserait-elle demain à son réveil ? Eguchi déplia le bras de la fille contre son torse. Il vit alors les seins opulents aux aréoles gonflées et de couleur foncée. Ils étaient un peu tombants ; il les soupesa. Ils n’étaient pas chauds comme le reste du corps réchauffé par la couverture électrique, mais tièdes. Il voulut appuyer son front dans le sillon entre les deux seins, mais quand il en approcha son visage, l’odeur de la fille le fit reculer. Il se coucha sur le ventre, prit le somnifère préparé à son chevet et, cette fois-ci, avala les deux comprimés en même temps. L’autre nuit, la première fois qu’il était venu dans cette maison, il n’avait d’abord pris qu’un seul comprimé, puis, réveillé par un cauchemar, il avait alors seulement pris le second, mais il s’était bien rendu compte que ce n’était qu’un somnifère banal. Bientôt il sombrait dans le sommeil.

Le vieillard fut réveillé par les sanglots violents de la fille. Ce qu’il avait entendu comme des pleurs se changea en rire. Et ce rire se prolongea. Eguchi mit le bras autour du buste de la fille et la secoua.

— C’est un rêve ! c’est un rêve ! Qu’as-tu donc vu en rêve ?

Le silence qui suivit le long éclat de rire était inquiétant. Cependant le vieil Eguchi, encore sous l’empire du somnifère, péniblement prit sa montre-bracelet qu’il avait posée à côté de l’appui-tête et regarda l’heure. Il était trois heures et demie. Le vieillard pressa la fille contre sa poitrine, l’attira par les hanches et s’endormit dans sa chaleur.

Le matin, il fut cette fois encore tiré de son sommeil par les appels de la femme :

— Êtes-vous réveillé ?

Eguchi ne répondit pas. L’hôtesse s’était-elle approchée de la porte de la chambre secrète, avait-elle plaqué l’oreille contre le bois ? À cette idée, Eguchi eut un frisson. La fille, à cause de la chaleur sans doute de la couverture électrique, avait les épaules découvertes, et l’un de ses bras était étendu au-dessus de sa tête. Eguchi la recouvrit.

— Êtes-vous réveillé ?

Eguchi, toujours sans répondre, rentra sa tête sous la couverture. Du menton, il frôlait la pointe du sein de la fille. Dans une brusque flambée, il lui entoura le dos de son bras, et de sa jambe de même l’attira à lui.

L’hôtesse frappa trois ou quatre légers coups à la porte.

— Monsieur ! Monsieur !

— Je me lève ! Tout de suite, le temps de m’habiller ! S’il n’avait répondu, la femme, lui sembla-t-il, aurait ouvert la porte et serait entrée.

Dans la pièce voisine, on avait apporté une cuvette, du dentifrice. La femme, tout en lui servant son déjeuner :

— Qu’en dites-vous ? Elle est gentille, la petite, n’est-ce pas ?

— Elle est gentille, c’est vrai… Eguchi approuvait du chef, puis : « À quelle heure va-t-elle se réveiller, cette petite ? »

— Ça ? Vers quelle heure ? éluda la femme.

— Ne pourriez-vous me permettre de rester ici jusqu’à son réveil ?

— Ça ! cela ne peut pas se faire ici ! dit la femme d’un ton un peu plus précipité. Même nos clients les plus fidèles ne font pas cela.

— Tout de même, elle est trop gentille, cette petite !

— Ne vaut-il pas mieux vous en tenir aux relations que vous avez eues avec elle dans son sommeil, sans vouloir y mêler une sentimentalité vulgaire ? Cette petite ignore totalement qu’elle a couché avec vous, de sorte qu’il ne peut en résulter aucun ennui.

— Oui, mais moi je m’en souviens. Si par hasard je la rencontrais dans la rue…

— Bah ! Auriez-vous donc l’intention de lui adresser la parole ? Vous feriez mieux de laisser cela. N’êtes-vous pas coupable ?

— Coupable ? Eguchi répéta le mot.

— C’est bien cela !

— Je suis coupable ?

— Laissez donc là vos récriminations, donnez-nous votre clientèle, et considérez une fille endormie comme une fille endormie.

Eguchi avait envie de dire qu’il n’était pas encore un vieillard tombé si bas dans la misère, mais il battit en retraite.

— Cette nuit, il m’a semblé qu’il pleuvait.

— Ah, vous croyez ? Je ne m’en étais pas du tout aperçue.

— Je suis sûr que c’était la pluie.

Sur la mer que l’on apercevait par la fenêtre, les petites vagues proches du rivage étincelaient au soleil levant.