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— Et veuillez éviter, je vous en prie, les taquineries de mauvais goût ! N’essayez pas de mettre les doigts dans la bouche de la petite qui dort ! Ça ne serait pas convenable ! recommanda l’hôtesse au vieil Eguchi.

Au premier étage, il n’y avait que deux pièces, celle de huit nattes où s’entretenaient Eguchi et la femme, et celle d’à côté, une chambre à coucher probablement ; quant à l’étroit rez-de-chaussée qu’il avait vu en passant, il ne semblait pas comporter de salon, de sorte que la maison ne méritait pas le nom d’hôtel. Nulle enseigne n’indiquait du reste que ce fût une auberge. D’ailleurs, le mystère de cette maison interdisait sans doute pareille publicité. L’on n’y entendait pas le moindre bruit. Hormis la femme qui avait accueilli le vieil homme au portail verrouillé et avec qui il conversait en ce moment même, il n’avait aperçu âme qui vive ; mais Eguchi, dont c’était la première visite, n’avait pu démêler si elle était la patronne ou une employée. Quoi qu’il en fût, mieux valait sans doute que le visiteur s’abstînt de poser des questions superflues.

La femme, dans la quarantaine, était menue, sa voix était jeune, avec des inflexions comme à dessein atténuées. Elle remuait ses lèvres minces sans les écarter, et elle évitait de regarder le visage de son interlocuteur. Dans ses prunelles d’un noir épais, il y avait un reflet qui désarmait la méfiance de l’autre, mieux, une tranquille familiarité, comme si, de son côté, pareillement, toute méfiance eût été bannie. Dans la bouilloire posée sur le brasero de bois de paulownia, de l’eau chauffait ; de cette eau la femme s’était servie pour faire infuser le thé, et ce thé, remarquable par sa qualité et sa préparation, réellement surprenantes en pareil lieu et pareille circonstance, avait détendu le vieil Eguchi. Dans le toko-no-ma était suspendue une peinture de Kawai Gyokudô, une reproduction sans aucun doute, d’un paysage de montagne aux chaudes couleurs de l’automne. Rien n’indiquait que cette pièce de huit nattes pût dissimuler quoi que ce soit d’insolite.

— Ne cherchez pas à réveiller la petite. Car quoi que vous fassiez pour essayer de la réveiller, jamais elle n’ouvrira les yeux… Elle est profondément endormie et ne se rend compte de rien, répéta la femme.

Car la fille dort tout d’une traite, et du début à la fin elle ignore tout. Même avec qui elle aura passé la nuit… N’ayez donc aucune inquiétude.

Divers soupçons effleurèrent l’esprit du vieil Eguchi, mais il n’en formula aucun.

— C’est une belle fille ! Et d’ailleurs, nous ne recevons ici que des clients de tout repos…

Eguchi, pour détourner les yeux, laissa tomber son regard sur sa montre-bracelet.

— Quelle heure est-il ?

— Onze heures moins le quart !

— Si tard déjà ! Les vieux messieurs, semble-t-il, se couchent tôt et se lèvent de bon matin ; aussi, quand il vous plaira !…

Ce disant, la femme se leva et tourna la clé de la porte qui donnait dans la chambre voisine. Était-elle gauchère ? Toujours est-il qu’elle s’était servie de la main gauche. Le détail était insignifiant, mais Eguchi, suspendu aux gestes de la femme qui tournait la clé, retint son souffle. La femme, la tête inclinée dans l’entrebâillement de la porte, regardait dans l’autre pièce. Elle avait l’habitude sans aucun doute de regarder ainsi dans la chambre voisine, et sa silhouette vue de dos n’avait rien que de banal, mais Eguchi la trouva étrange. Sur le nœud de sa ceinture s’étalait l’image d’un curieux oiseau. Pourquoi donc avait-on doté cet oiseau stylisé d’yeux et de pattes réalistes ? Bien sûr, l’oiseau n’avait rien d’inquiétant, et ce n’était rien d’autre qu’un dessin maladroit, mais ce qui, à la silhouette de cette femme, donnait un côté inquiétant, c’était précisément cet oiseau. Le fond de la ceinture était jaune clair, presque blanc. La chambre voisine semblait plongée dans la pénombre.

La femme referma la porte et, sans avoir tourné la clé, elle déposa celle-ci sur la table, devant. Eguchi. Rien dans son expression n’indiquait le résultat de son examen, et ses inflexions restaient les mêmes.

— Voici la clé, reposez-vous à votre aise. Si par hasard vous n’arriviez pas à vous endormir, vous trouverez un somnifère à votre chevet.

— N’auriez-vous pas quelque liqueur ?

— Non. Nous ne servons pas d’alcool.

— Pas même un peu de saké pour dormir ?

— Non.

— La jeune personne se trouve dans la chambre voisine, n’est-ce pas ?

— Elle est déjà endormie et elle vous attend.

— Ah bon ? Eguchi eut un léger sursaut. Cette fille, quand donc était-elle entrée dans la pièce voisine ? Depuis quand dormait-elle donc ? Si la femme avait entrouvert la porte et jeté un coup d’œil, sans doute était-ce pour s’assurer du sommeil de la fille. Que celle-ci l’attendrait plongée dans le sommeil et ne se réveillerait pas, il l’avait su par un vieil ami qui connaissait la maison, mais maintenant qu’il s’y trouvait, la chose lui paraissait incroyable.

— Voulez-vous changer ici ?

La femme semblait disposée à l’aider. Eguchi ne répondit point.

— On entend le bruit des vagues. Et le vent…

— Le bruit des vagues ?

— Dormez bien ! dit la femme, et elle se retira.

Resté seul, le vieil Eguchi parcourut des yeux la pièce de huit nattes, innocente et sans mystère, puis son regard s’arrêta sur la porte de la chambre voisine. C’était une porte en bois de cryptomère, large d’une demi-toise. Elle ne datait pas de l’époque où cette maison avait été construite, mais semblait avoir été rajoutée par la suite. Il regarda plus attentivement : il était probable qu’à la place de la cloison qui séparait les deux pièces, il y avait eu à l’origine des panneaux mobiles que l’on avait ensuite remplacés par cette cloison pour ménager la chambre secrète des « Belles Endormies ». La peinture de cette cloison était de la même couleur que le reste, mais elle paraissait récente.

Eguchi prit en main la clé que la femme lui avait laissée en partant. C’était une clé toute simple. Prendre la clé, c’était se préparer à passer dans l’autre pièce, mais Eguchi ne se leva point. Ainsi que l’avait fait observer la femme, le bruit des vagues était rude. On les entendait comme si elles battaient le pied d’une haute falaise. Et comme si cette petite maison se dressait sur l’arête de la falaise. Le vent était le bruit annonciateur de l’hiver. S’il le ressentait de la sorte, était-ce cette maison qui en était la cause, ou était-ce son propre cœur, le vieil Eguchi n’en savait rien ; toujours est-il qu’il ne faisait pas froid, bien qu’il n’y eût là qu’un brasero. C’était du reste une région au climat chaud. Rien n’indiquait que le vent dispersât les feuilles des arbres. Eguchi était arrivé tard dans la nuit, aussi n’avait-il pu distinguer la disposition des lieux, mais il percevait l’odeur de la mer.

Passé le portail, il y avait un jardin relativement vaste pour une pareille maison, avec un certain nombre de pins et d’érables de taille respectable. Sur le ciel obscur, les aiguilles des pins noirs se dessinaient avec vigueur. Ç’avait dû être autrefois une maison de vacances.

La clé à la main, Eguchi alluma une cigarette, en tira une ou deux bouffées, puis en écrasa l’extrémité à peine entamée sur le cendrier, mais il en reprit aussitôt une seconde qu’il prit le temps de fumer. Il eût voulu se moquer du léger émoi qu’il éprouvait, mais plus encore l’envahissait un sentiment déplaisant de vide. D’ordinaire, Eguchi usait d’une goutte d’alcool pour s’endormir, mais il avait le sommeil léger et il était sujet aux cauchemars. Dans un de ses poèmes, une poétesse morte jeune d’un cancer avait dit à propos des nuits d’insomnie :

 

Voici que la nuit me prépare

des crapauds, des chiens crevés, des noyés.

 

Eguchi avait retenu ces vers et ne les pouvait plus oublier. Cette fois encore, se souvenant de ce poème, il se demanda si la fille qui était endormie, ou plutôt que l’on avait endormie dans la chambre voisine, n’était point de l’espèce de ces « noyés », et cela le faisait hésiter à se lever pour la rejoindre. On ne lui avait pas dit par quel moyen on l’avait endormie, mais quoi qu’il en fût, puisqu’elle était, selon toute apparence, plongée dans l’inconscience d’un lourd sommeil qui ne pouvait être naturel, sans doute avait-elle, comme les drogués, le teint plombé, les yeux cernés, les côtes saillantes, et tout le corps maigre et sec comme du bois mort. Peut-être aussi était-ce une fille flasque, froide et bouffie. Peut-être découvrait-elle des gencives violettes et malsaines qui laissaient échapper un léger ronflement. Le vieil Eguchi, au cours des soixante-sept années de sa vie, avait connu bien entendu des nuits déplaisantes avec des femmes. Et c’était des déconvenues de ce genre que précisément il n’avait pu oublier. Or, ces déconvenues n’étaient point dues à quelque disgrâce physique, mais provenaient d’une déviation malheureuse dans la vie de ces femmes. Eguchi n’éprouvait nulle envie, à l’âge qu’il avait, de faire l’expérience d’une nouvelle déconvenue avec une femme. Il était venu dans cette maison, et voilà quelles étaient ses pensées à l’instant critique. Et pourtant, pouvait-il exister chose plus horrible qu’un vieillard qui se disposait à coucher une nuit entière aux côtés d’une fille que l’on avait endormie pour tout ce temps et qui n’ouvrirait pas l’œil ? Eguchi n’était-il pas venu dans cette maison pour rechercher cet absolu dans l’horreur de la vieillesse ?

« Des clients de tout repos », avait dit la femme, et il était vraisemblable en effet que ceux qui venaient dans cette maison étaient tous « des clients de tout repos ». Celui qui avait indiqué la maison à Eguchi était lui-même un vieil homme de cette sorte, un vieillard qui déjà avait cessé d’être un homme. Et qui devait avoir supposé qu’Eguchi était lui aussi tombé dans la même disgrâce. L’hôtesse, habituée probablement à ne traiter que des vieillards de cette espèce, n’avait accordé à Eguchi le moindre regard de pitié, ni témoigné à son encontre le moindre soupçon. Le vieil Eguchi toutefois, grâce à la pratique constante des plaisirs, n’était pas encore ce que la femme appelait « un client de tout repos », mais il pouvait l’être de par sa propre volonté, selon l’humeur du moment, selon le lieu, ou encore selon la partenaire. Et voilà que le talonnait déjà l’horreur de la vieillesse, et que, songeait-il, la misère des vieux clients de cette maison n’était plus très éloignée de lui. Son envie de venir ici en était le signe, et rien d’autre. C’est pourquoi Eguchi ne pensait pas le moins du monde à enfreindre les interdits horribles, ou pitoyables, imposés en ces lieux aux vieillards. S’il entendait ne pas les enfreindre, il le saurait bien. Sans doute pouvait-on appeler cela un club secret, mais les vieillards qui en étaient les membres paraissaient être peu nombreux, et quant à Eguchi, il n’avait le dessein ni de dénoncer les méfaits du club, ni de contrevenir à ses usages. Que la curiosité même n’ait pas agi sur lui avec plus de force trahissait déjà le désarroi de la vieillesse.

— Il y a des clients qui disent qu’ils ont fait de beaux rêves pendant qu’ils dormaient. Et d’autres que ça leur a rappelé le temps de leur jeunesse.

Ces paroles de la femme revinrent à l’esprit du vieil Eguchi quand, sans même un sourire amer sur son visage, il se leva en prenant d’une main appui sur la table et qu’il ouvrit la porte qui donnait dans la chambre voisine.

— Ah !

Ce qui avait provoqué cette exclamation d’Eguchi, c’était la tenture de velours cramoisi. Dans l’éclairage diffus, la couleur en paraissait plus profonde, de sorte que l’on avait l’impression qu’il y avait, en avant de la tenture, une zone de lumière ténue, comme si l’on pénétrait dans un monde fantomatique. La tenture entourait la chambre des quatre côtés. La porte par où Eguchi était entré devait être elle aussi dissimulée par la tenture, dont le bord était froissé à cet endroit. Eguchi ferma la porte à clé puis, écartant la tenture, il regarda la fille endormie. Ce n’était pas un sommeil feint, car il pouvait entendre sa respiration qui indiquait sans conteste qu’elle dormait profondément. Devant la beauté imprévue de la fille, le vieil homme eut le souffle coupé. Sa beauté n’était pas la seule chose imprévue. Sa jeunesse l’était tout autant. Elle lui faisait face, étendue sur le côté gauche, le visage seul découvert ; son corps était invisible, mais sans doute n’avait-elle pas vingt ans encore. Dans la poitrine d’Eguchi, ce fut comme si un cœur nouveau déployait ses ailes.

Le poignet droit de la fille dépassait et le bras gauche paraissait étendu en oblique sous la couverture, mais la main droite reposait sur l’appui-tête, le long du visage aux yeux clos, le pouce, seul à demi caché sous la joue, le bout des doigts amollis par le sommeil, légèrement recourbé vers le dedans, mais pas replié cependant au point que l’on ne pût deviner le pli délicat des jointures. La coloration rose d’un sang chaud allait s’intensifiant du dos de la main à la pointe des doigts. C’était une main blanche, d’apparence lisse.

— Tu dors ? Tu ne te réveilles pas ?

Le vieil Eguchi avait dit cela comme pour se donner le prétexte de toucher cette main, puis il la serra tout entière dans sa paume, et il essaya de la secouer légèrement. Que la fille ne s’éveillerait pas, il le savait bien. Toujours serrant la main, Eguchi regarda le visage, se demandant quelle sorte de fille ce pouvait être. Les sourcils n’étaient pas abîmés par les fards et les cils joints étaient parfaits. Il respirait l’odeur des cheveux.

Quelques instants durant, le bruit des vagues avait paru plus fort, et c’était parce qu’Eguchi avait eu le cœur ravi par la fille. Cependant, résolument, il se déshabilla. Alors seulement il s’avisa de ce que la lumière de la chambre venait d’en haut et il leva les yeux : au plafond, il y avait deux ouvertures qui diffusaient la lumière de lampes électriques masquées par des feuilles de papier du Japon. Pareil éclairage convenait-il au velours cramoisi ? Était-ce cette lumière qui, réfléchie par le velours, donnait à la peau de la fille sa beauté irréelle comme d’une vision ? Eguchi, malgré son trouble, tenta d’y réfléchir calmement, mais ce n’était pas la couleur du velours qui colorait le visage de la fille. Ses yeux s’habituaient peu à peu à l’éclairage de la chambre, et pour Eguchi, habitué à dormir toujours dans l’obscurité, il faisait trop clair, mais selon toute apparence il ne pouvait éteindre la lumière du plafond. Il constata encore que la literie était d’excellent duvet.

Eguchi, craignant que la fille malgré tout ne se réveillât, se glissa doucement dans la couche. Il lui parut qu’elle n’avait rien sur le corps. De plus, aucun signe, que ce fût une contraction de la poitrine, un tressaillement des hanches, ne montra qu’elle eût senti le vieillard se glisser à ses côtés. Quelque profond que fût son sommeil, il semblait qu’une jeune femme aurait dû réagir par réflexe, mais ce n’était pas là après tout un sommeil normal, se dit Eguchi qui se raidit comme pour éviter tout contact avec la fille. Comme elle avançait vers lui ses genoux légèrement pliés, les jambes d’Eguchi s’en trouvaient gênées. Couchée sur le côté gauche, elle n’était pas en position de défense, le genou droit reposant sur le gauche et le dépassant, mais le genou droit en arrière et la jambe droite apparemment tendue, il s’en rendait compte sans le voir. Les épaules et le bassin se présentaient sous des angles différents en raison de la torsion du buste. La fille ne paraissait pas très grande.

Le sommeil la tenait engourdie jusqu’au bout des doigts de la main qu’Eguchi tout à l’heure avait serrée et secouée, et qui, retombée, gardait la position prise lorsqu’il l’avait lâchée. Quand le vieillard tira à lui son propre appui-tête, la main de la fille retomba. Eguchi, le coude sur l’appui-tête, contempla la main. « On dirait vraiment qu’elle est vivante », murmura-t-il. Qu’elle fût vivante, il n’en avait jamais douté, et il avait murmuré cela qui signifiait qu’il la trouvait charmante, mais à peine proférées, ces paroles avaient pris une résonance inquiétante. La fille, endormie sans qu’elle se doutât de rien, avait perdu conscience, mais encore que le cours de son temps vital n’en fût point suspendu, n’en était-elle pas moins plongée dans un abîme sans fond ? Cela ne faisait pas d’elle une poupée vivante, car il n’existe point de poupée vivante, mais l’on en avait fait un jouet vivant afin d’épargner tout sentiment de honte à des vieillards qui déjà n’étaient plus des hommes. Ou mieux encore qu’un jouet, pour des vieillards de cette sorte, elle était, qui sait, la vie en soi. Une vie qui pouvait être ainsi touchée en toute sécurité. Pour les yeux presbytes d’Eguchi, la main toute proche de la fille semblait plus douce encore et plus belle. Elle était lisse au toucher, mais la finesse de sa texture échappait à la vue.

La coloration rose due à un sang chaud, plus foncée en allant vers la pointe des doigts, apparaissait avec la même nuance dans le lobe de l’oreille. L’oreille se montrait entre les cheveux. Le rose du lobe de l’oreille accusait la fraîcheur de la fille au point que le vieillard en eut le cœur étreint. Eguchi avait pour la première fois échoué dans cette maison mystérieuse poussé par son goût de l’insolite, mais il en venait à se demander si des vieillards plus décrépits que lui ne retiraient pas de la fréquentation de cette maison des joies et des peines bien plus puissantes. Les cheveux de la fille étaient comme la nature les avait faits. Peut-être les avait-on laissés pousser afin que les vieillards y puissent plonger leurs mains. Eguchi, le cou sur l’appui-tête, releva les cheveux de la fille et dégagea l’oreille. Les cheveux faisaient derrière l’oreille une ombre blanche. Le cou et l’épaule étaient d’une adolescente. Ils n’avaient pas la ronde plénitude de la femme. Le vieillard détourna les yeux et parcourut la chambre du regard. Les vêtements qu’il venait de quitter étaient dans la corbeille, mais nulle part il n’apercevait ceux de la fille. Sans doute la femme les avait-elle emportés, à moins de supposer que la fille fût entrée dans cette chambre totalement dévêtue ; à cette idée, Eguchi se sentit gêné. Il lui était loisible de la contempler tout entière. Il n’avait plus désormais à se sentir gêné, et il comprenait bien que c’était précisément dans ce but qu’elle avait été endormie, mais Eguchi n’en tira pas moins la couverture sur son épaule découverte, puis il ferma les yeux. L’odeur de la fille flottait dans l’air et, soudain, une odeur de bébé frappa ses narines. Cette odeur qu’ont les nourrissons, qui rappelle celle du lait. Plus douceâtre et plus épaisse que l’odeur d’une fille. Allons donc ! Il était peu vraisemblable que cette fille-là ait eu un enfant, qu’elle ait eu une montée de lait et que ce lait eût filtré de son sein. Comme pour s’en assurer, Eguchi regarda le front et la joue de la fille, puis la ligne juvénile qui reliait le menton au cou. Bien que cela lui suffît pour être fixé, il souleva un peu la couverture qu’il avait tirée sur l’épaule et jeta un coup d’œil. Il était évident que les formes n’étaient pas celles d’une femme qui allaite. Furtivement, il toucha du bout des doigts ; il n’y avait pas trace d’humidité. D’autre part, à supposer même que cette fille eût moins de vingt ans, l’on pouvait à la rigueur dire d’elle qu’elle sentait encore le lait, mais ce n’était là qu’une façon de parler, et il était invraisemblable que son corps eût gardé une odeur de lait comme celui d’un bébé. Et de fait, son odeur était bien celle d’une femme. Et pourtant le vieil Eguchi avait à l’instant même perçu distinctement une odeur de nourrisson. Était-ce une fugitive hallucination des sens ? Mais pourquoi pareille hallucination se serait-elle produite ? Il avait beau s’interroger, il n’y comprenait rien ; sans doute, par une faille subite de sa conscience, la réminiscence de cette odeur était-elle remontée à la surface. Tout en réfléchissant ainsi, Eguchi était envahi par un sentiment de solitude empreint de tristesse. Plutôt que solitude et tristesse, c’était la détresse glacée de la vieillesse. Puis ce sentiment fit place à la pitié et à l’attendrissement à l’égard de la fille dont l’odeur évoquait la chaleur de la jeunesse. Peut-être s’y était-il soudain mêlé l’appréhension confuse et froide de sa culpabilité et le vieil homme ressentit l’impression qu’une musique s’élevait du corps de la fille. Une musique chargée d’amour. Eguchi eut comme une envie de s’enfuir, et son regard parcourut les quatre murs, mais la tenture de velours le cernait de toute part, comme s’il n’y avait aucune issue possible. Le velours cramoisi éclairé par la lumière qui tombait du plafond était souple, mais nul souffle ne l’agitait. Il emprisonnait la fille endormie et le vieillard.

— Ne te réveilleras-tu pas ? Ne te réveilleras-tu pas ? Eguchi avait saisi l’épaule de la fille et l’avait secouée, puis il lui souleva la tête, et de nouveau : Ne te réveilleras-tu pas ?

Ce qui l’avait fait agir ainsi, c’était une émotion surgie du plus profond de son être et qui le portait vers cette fille. Qu’elle fût endormie, qu’elle ne parlât point, qu’elle ignorât jusqu’au visage et à la voix du vieil homme, bref qu’elle fût là comme elle l’était, totalement indifférente à l’être humain du nom d’Eguchi qui était là en face d’elle, tout cela lui était subitement devenu insupportable. Son existence à lui était rigoureusement étrangère à la fille. Cependant, s’il n’y avait aucune raison pour qu’elle ouvrît les yeux, sur la main du vieillard pesait le poids de sa tête endormie ; et qu’elle parût avoir légèrement froncé les sourcils, pouvait être interprété comme une vivante réponse de sa part. Eguchi doucement reposa la main.

S’il avait suffi d’une secousse pour réveiller la fille, cette maison eût tôt perdu son mystère dont le vieux Kiga, celui qui avait introduit Eguchi, avait dit que c’était « comme si l’on couchait avec un Bouddha caché ». Une femme qui en aucun cas ne se réveillerait, c’était là certainement, pour les vieux « clients de tout repos », une tentation, une aventure, une volupté de tout repos. Le vieux Kiga avait dit à Eguchi que des gens comme lui ne se sentaient revivre qu’en ces moments où ils se trouvaient aux côtés d’une femme que l’on avait endormie. Un jour qu’il était venu voir Eguchi chez lui, il avait aperçu une chose rouge tombée sur la mousse du jardin que flétrissait l’automne et, intrigué, il était allé aussitôt la ramasser. C’était la baie rouge d’un aucuba. Il y en avait un certain nombre, dispersées un peu partout. Kiga n’en avait ramassé qu’une seule et tout en la roulant entre ses doigts il avait parlé de la maison mystérieuse. Quand le désespoir de vieillir lui devenait insupportable, avait-il dit, il allait dans cette maison.

— Voilà une éternité déjà que j’ai perdu tout espoir de posséder une femme. Eh bien, il y a des gens qui vous préparent des femmes qui dorment d’un bout à l’autre sans se réveiller !

Une femme plongée dans le sommeil, qui ne parle de rien, qui n’entend rien, pour un vieillard incapable désormais de se comporter en homme avec les femmes, n’était-ce pas comme si elle était prête à parler de tout, prête à tout entendre ? Pour le vieil Eguchi cependant, c’était sa première expérience avec cette sorte de femmes. La fille, elle, avait sûrement connu bien des expériences avec ce genre de vieillards. Soumise à tout et ignorante de tout, étendue là, avec son visage ingénu, plongée dans un sommeil léthargique, elle respirait paisiblement. Peut-être certains vieillards caressaient-ils la fille par tout le corps, et certains peut-être pleuraient-ils bruyamment sur eux-mêmes. Quoi qu’ils fissent, la fille n’en pouvait rien savoir. Eguchi avait beau s’en persuader, il n’en restait pas moins incapable de rien entreprendre ; fût-ce pour retirer sa main de dessous la nuque de la fille, il prenait mille précautions comme s’il maniait un objet fragile, mais en même temps son envie de la réveiller brutalement ne s’apaisait point.

Quand la main du vieil Eguchi se retira de dessous la nuque de la fille, elle tourna doucement le visage, les épaules suivirent le mouvement et elle s’étendit sur le dos. Eguchi crut qu’elle allait s’éveiller, et il s’en tint écarté. Le nez et les lèvres de la fille, dirigés vers le haut, baignés dans la lumière du plafond, avaient l’éclat de la jeunesse. Elle souleva la main gauche et la porta à la bouche. Il semblait qu’elle allait sucer son index, à croire que c’était une habitude qu’elle avait en dormant, mais elle ne fit que l’appuyer légèrement sur les lèvres. Cependant les lèvres s’étaient desserrées et les dents apparaissaient. Elle avait respiré par le nez, maintenant elle respirait par la bouche et son souffle semblait être devenu un peu plus rapide. Eguchi se demanda si elle souffrait. Mais il n’en était rien, sans doute, et comme ses lèvres s’étaient desserrées, l’on eût dit d’un sourire qui flottait sur ses joues. De nouveau le bruit des vagues qui battaient la falaise sonna plus proche aux oreilles d’Eguchi. À en juger par le bruit qu’elles faisaient en déferlant, il devait y avoir des rochers au pied de la falaise. L’eau de mer retenue derrière les rochers devait s’écouler avec un certain retard. Plus que le souffle exhalé par le nez, l’haleine que la fille rejetait par la bouche avait une odeur prononcée. Cependant, elle ne sentait pas le lait. Le vieil homme réfléchissait, intrigué, à l’origine de cette odeur de lait qui l’avait assailli subitement, et se demanda si l’odeur de cette fille était bien l’odeur d’une femme.

Le vieil Eguchi avait un petit-fils qui sentait encore le nourrisson. L’image de cet enfant effleura son esprit. Ses trois filles étaient casées, et chacune lui avait donné des petits-enfants, mais il se souvenait non seulement du temps où ses petits-enfants sentaient le lait, mais aussi d’avoir porté sur les bras ses filles alors qu’elles étaient des nourrissons. Était-ce l’odeur de lait des bébés de sa famille, dont le souvenir soudain ravivé avait envahi Eguchi ? Ou plutôt non, ce devait être l’odeur de la compassion que son cœur avait éprouvé pour la fille endormie. Eguchi à son tour s’étendit sur le dos, et veillant à éviter le moindre contact avec elle, il ferma les yeux. Mieux valait prendre le somnifère préparé à son chevet. Il était évident qu’il était moins énergique que celui que l’on avait administré à la fille. Il se réveillerait sans nul doute avant elle. Sinon le mystère et l’attrait de cette maison s’effondreraient. Eguchi ouvrit le sachet de papier déposé à son chevet, qui contenait deux comprimés blancs. S’il en avalait un, il se trouverait dans un état d’engourdissement, entre le rêve et la réalité ; s’il avalait les deux, il tomberait dans un sommeil de mort. Ne serait-ce pas là la meilleure solution, se demandait-il en contemplant les comprimés, et c’est alors que des souvenirs déplaisants et troublants liés au lait revinrent à sa mémoire.

— Ça pue le lait ! Mais c’est vous qui sentez le lait ! Ça sent le bébé ! La femme qui était en train de plier le veston qu’Eguchi venait de retirer, avait changé de couleur et lui jetait des regards furieux. « Ce doit être le bébé de chez vous ! Vous, vous avez porté votre bébé avant de sortir de chez vous ! Oui, ce doit être ça ! »

Les mains de la femme tremblaient violemment. « Ah ! C’est dégoûtant, c’est dégoûtant ! » s’était-elle écriée et, se levant, elle lui avait lancé le vêtement. « Vous me dégoûtez ! Venir chez moi après avoir porté un bébé, juste avant de partir ! » Sa voix donnait le frisson, mais l’expression de son visage était plus terrible encore. La femme était sa maîtresse, une geisha. Elle savait qu’Eguchi avait femme et enfants, et elle l’acceptait, mais l’odeur de nourrisson avait provoqué chez elle une violente flambée de haine et de jalousie. Les relations entre Eguchi et cette geisha s’étaient à partir de là rapidement dégradées.

L’odeur que la geisha détestait lui venait alors de sa plus jeune fille, mais avant son mariage déjà il avait eu une amie. Les parents de cette fille en étaient venus à la surveiller de près, et leurs rares rencontres avaient pris un tour frénétique. Un jour, comme Eguchi détachait d’elle son visage, il s’aperçut que du sang perlait autour du bouton de son sein. Eguchi en avait été surpris. Cependant, sans en rien laisser paraître, il avait rapproché le visage, doucement cette fois, et il avait bu le sang. La fille, extasiée, ne s’était aperçue de rien. Plus tard, quand elle fut revenue de son égarement, Eguchi lui en avait parlé, mais elle lui affirma qu’elle n’avait pas senti la douleur.

Il était étrange que ces deux souvenirs se fussent présentés à son esprit en ce moment, car ils remontaient d’un passé déjà lointain. Il était incroyable que de pareils souvenirs enfouis en lui aient pu subitement provoquer l’impression que cette fille-ci sentait le lait. En fait, on parle de passé lointain, mais chez l’homme mémoire et réminiscences ne peuvent sans doute être qualifiées de proches ou lointaines en fonction uniquement de leur date ancienne ou récente. Il peut arriver que, mieux qu’un fait de la veille, un événement de l’enfance, vieux de soixante années, soit conservé dans notre mémoire et resurgisse de la façon la plus nette et la plus vivante. Cela ne se produit-il pas plus précisément quand on vieillit ? Du reste, n’est-il pas des cas où ce sont les événements de l’enfance qui créent la personnalité et déterminent la vie tout entière ? La chose en elle-même était peut-être insignifiante, mais ce qui, pour la première fois, lui avait appris que les lèvres d’un homme pouvaient faire jaillir le sang d’à peu près n’importe quel endroit d’un corps féminin, c’était le sang qui avait perlé du sein de cette fille, et s’il avait, après son aventure avec elle, plutôt évité de faire couler le sang d’une femme, le sentiment qu’il avait obtenu d’elle un don susceptible d’accroître la force vitale d’un homme, ce sentiment-là n’était point effacé aujourd’hui même, à soixante-sept ans révolus.

Chose plus insignifiante encore s’il se peut, Eguchi, tout jeune alors, s’était entendu dire en confidence par la femme du directeur d’une importante société, une femme d’âge mûr, une femme qui avait une haute réputation de vertu, et de plus une femme qui avait de nombreuses relations mondaines :

— Le soir, avant de m’endormir, je ferme les yeux et j’essaie de compter les hommes par qui il ne me déplairait pas de me laisser embrasser. Je les compte sur mes doigts. C’est amusant. Et quand je n’arrive pas jusqu’à dix, je me sens abandonnée !

À ce moment-là, cette dame était en train de danser une valse avec Eguchi. Comme le jeune homme crut comprendre que si elle lui avait fait soudain cet aveu, c’est qu’elle avait dû sentir en lui un de ces hommes par qui il ne lui aurait pas déplu de se laisser embrasser, aussitôt il relâcha la pression de ses doigts sur la main de la femme.

— Tout juste histoire de compter…, lui avait-elle jeté négligemment, puis : « Vous qui êtes jeune, monsieur Eguchi, sans doute ne connaissez-vous pas cette impression de solitude à l’approche du sommeil, et si par hasard vous l’éprouviez, il vous suffirait de vous procurer une épouse, mais à l’occasion, essayez quand même. Il y a des jours où, pour moi du moins, c’est un excellent remède. »

Comme elle avait tenu ces propos d’une voix plutôt sèche, Eguchi n’avait rien répondu. Elle avait dit qu’elle essayait tout juste de compter, mais tout en comptant on pouvait se douter qu’elle évoquait le visage et le corps de ces hommes, et sans doute lui fallait-il un certain temps pour compter jusqu’à dix ; sans doute aussi ses rêveries étaient-elles animées, se dit Eguchi quand le parfum à relents aphrodisiaques de cette dame, qui avait quelque peu dépassé l’âge de sa splendeur, vint brutalement frapper ses narines. De quelle manière allait-elle, avant de s’endormir, l’évoquer en sa qualité d’homme par qui il ne lui déplairait pas de se laisser embrasser, cela c’était sa liberté secrète, et cela ne regardait pas Eguchi, qui du reste ne pouvait l’en empêcher ni s’en plaindre, mais qu’il pût à son insu devenir le jouet de l’imagination d’une femme d’âge mûr l’avait laissé sur une impression de malpropreté. Cependant, aujourd’hui encore, il n’avait pas oublié les paroles de cette femme. La dame avait-elle essayé, sans en avoir l’air, de séduire le jeune Eguchi, ou bien avait-elle inventé son histoire pour se moquer de lui, il n’avait pas été sans le soupçonner par la suite, mais bien après cela, seules les paroles de cette femme étaient restées dans sa mémoire. Elle était morte depuis longtemps. Et le vieil Eguchi ne mettait plus ses paroles en doute. Cette femme vertueuse, de combien de centaines d’hommes avait-elle imaginé les baisers avant qu’elle ne mourût ?

Eguchi à son tour, à l’approche de la vieillesse, les nuits où le sommeil tardait à venir, s’était souvenu à l’occasion des paroles de la dame, et il lui était arrivé de compter des femmes, mais il refusait la facilité et il lui plaisait de passer en revue dans son souvenir non point celles qu’il ne lui eût point déplu d’embrasser, mais celles avec qui il avait été intime. Cette nuit encore, l’illusion de cette odeur de lait, provoquée par la fille endormie, avait entraîné l’évocation de son amie d’autrefois. À moins que ce ne fût au contraire le sang perlé du sein de celle-ci qui avait amené la soudaine illusion de l’odeur de lait, invraisemblable chez celle-là, et peut-être était-ce une des pitoyables consolations des vieillards que de s’abîmer dans le souvenir des femmes d’un passé à jamais révolu, en tripotant une belle qui ne pouvait s’éveiller de son profond sommeil, mais Eguchi éprouvait plutôt une chaude sérénité empreinte d’un sentiment de solitude. Il s’était contenté de vérifier du bout des doigts que les seins de la fille n’étaient pas mouillés, mais après cela nulle idée trouble n’avait surgi, comme par exemple d’effrayer la fille quand elle se réveillerait bien après lui-même, et qu’elle découvrirait du sang sur son sein. La forme du sein lui avait semblé belle. Cependant le vieillard se demandait distraitement comment il avait pu se faire que le sein de la femelle humaine, seule parmi tous les animaux, avait, au terme d’une longue évolution, pris une forme si belle. La beauté atteinte par les seins de la femme n’était-elle point la gloire la plus resplendissante de l’évolution de l’humanité ?

Peut-être en était-il de même des lèvres de la femme. Le vieil Eguchi avait gardé le souvenir de femmes qui se maquillaient pour dormir, et de femmes qui se démaquillaient, mais il était des femmes aussi dont les lèvres, lorsqu’elles essuyaient le rouge, perdaient toute couleur ou laissaient apparaître une couleur trouble et malsaine. Le visage de la fille endormie à ses côtés était-il ou non légèrement fardé, il ne pouvait le discerner dans la lumière douce qui tombait du plafond et les reflets du velours qui entourait la pièce, mais il était certain qu’elle n’avait jamais recourbé ses cils. Les lèvres, et les dents qu’il entrevoyait entre les lèvres, avaient un éclat juvénile. Sans artifice d’aucune sorte, tel que de mâcher une substance aromatique, son haleine avait le parfum qu’exhale la bouche des jeunes femmes. Eguchi n’appréciait guère les seins aux aréoles largement épanouies et de couleur foncée, mais pour autant qu’il avait pu en juger quand il avait furtivement soulevé la couverture qui cachait l’épaule, elle les avait encore petits et couleur de pêche. Comme elle était étendue sur le dos, il lui eût été possible d’y appuyer sa poitrine et de lui baiser les lèvres. Ce n’était pas, tant s’en faut, une femme qu’il eût été déplaisant d’embrasser. Pour un homme de l’âge d’Eguchi, avoir la possibilité d’en agir de la sorte avec une jeune femme valait certes un important dédommagement, et valait la peine de courir bien des risques ; cela, Eguchi l’imaginait sans peine, ainsi que la joie qui devait submerger les vieillards qui venaient dans cette maison. Parmi ces vieillards, il devait certes se rencontrer des individus frénétiques dont Eguchi n’était pas sans deviner le comportement. Cependant, comme la fille dormait et ne se rendait compte de rien, sa beauté, telle qu’il la voyait là, ne s’en trouvait sans doute ni souillée, ni ravagée. Si Eguchi ne s’était pas abaissé à ce jeu hideux et diabolique, c’était parce que la fille était belle en son sommeil. La différence entre Eguchi et les autres vieillards tenait sans doute au fait qu’il lui restait encore de quoi se comporter en homme. Pour les autres vieillards, il était indispensable que la fille fût plongée dans un sommeil sans fond. Le vieil Eguchi, par deux fois déjà, et sans insister du reste, avait tenté de la réveiller. À supposer qu’elle eût contre toute attente ouvert les yeux, il ne savait pas lui-même quelles eussent été ses intentions à son égard, et pourtant il avait agi par tendresse pour la fille. Ou plutôt non, il se pouvait que ce fût par un sentiment de sa propre inanité et par peur.

— Comme elle dort ! S’apercevant qu’il aurait pu se dispenser de murmurer cela, le vieillard ajouta : « Ce n’est pas ce qu’on appelle le sommeil éternel ! Même cette fille, même moi !… » En homme assuré de se réveiller vivant au matin de cette étrange nuit, ni plus ni moins qu’au terme d’une nuit ordinaire, il ferma les yeux. Le coude replié de la fille qui tenait l’index appuyé sur ses lèvres lui devenait une gêne. Eguchi saisit son poignet et lui allongea le bras contre le flanc. Comme, ce faisant, il avait rencontré le pouls, il le pressa contre l’index et le médius. Il battait, fascinant, et parfaitement régulier. La respiration était paisible, plus lente que celle d’Eguchi. Le vent par moments passait par-dessus le toit, mais ce n’était plus pour lui, comme tout à l’heure, le bruit annonciateur de l’hiver. Le bruit des vagues qui battaient la falaise, encore qu’il l’entendît plus fort, s’était adouci et la résonance de ce bruit qui montait de la mer apparaissait comme une musique venue du corps de la fille, à laquelle semblaient s’accorder d’autre part les battements du cœur, qui prolongeaient le pouls du poignet. Sous les paupières du vieillard, au rythme de la musique, voltigeait un papillon tout blanc. Eguchi lâcha le pouls de la fille. Il ne la touchait plus désormais de nulle part. L’odeur de sa bouche, l’odeur de son corps, l’odeur de ses cheveux n’avaient rien de brutal.

Les jours où, avec cette amie dont le sang avait perlé du sein, il fuyait vers Kyôto par la route du Nord, revinrent alors à la mémoire du vieil Eguchi. S’il parvenait à s’en souvenir en cet instant avec une telle acuité, peut-être était-ce parce qu’il baignait dans la chaleur du corps de cette fille ingénue. Sur la ligne de chemin de fer qui relie les provinces du Nord à Kyôto, il y avait de nombreux petits tunnels. Chaque fois que le train entrait dans un de ces tunnels, la fille, dont les appréhensions sans doute se réveillaient, rapprochait son genou de celui d’Eguchi et serrait sa main. Et quand le train sortait du tunnel, sur une colline ou sur une crique se déployait un arc-en-ciel.

« Comme c’est mignon ! » ou bien : « Comme c’est joli ! » s’écriait-elle à chacun de ces petits arcs-en-ciel, mais comme il lui suffisait de chercher des yeux à droite ou à gauche à chaque sortie de tunnel pour en découvrir un, et que les couleurs en étaient de plus en plus pâles au point d’en devenir indiscernables, elle avait fini par voir dans cette étrange profusion un signe de malheur.

— Serait-ce pas qu’on nous poursuit ? Si nous allons à Kyôto, on nous y rattrapera ! Et quand on m’aura ramenée, on ne me permettra plus de sortir de la maison !

Eguchi, qui venait tout juste de quitter l’université et de trouver une place, ne pouvait, selon toute apparence, vivre à Kyôto, et savait donc pertinemment qu’à moins de se tuer avec elle, il lui faudrait un jour ou l’autre retourner à Tôkyô, mais la vue des petits arcs-en-ciel l’avait fait penser aux charmes secrets de la fille, qu’il ne pouvait plus chasser de son esprit. Il les avait admirés dans une auberge au bord de la rivière de Kanazawa. C’était une nuit où tombait une neige poudreuse. Le jeune Eguchi avait été frappé par tant de beauté, au point qu’il en avait eu le souffle coupé et que ses larmes avaient jailli. Jamais plus par la suite, chez aucune des femmes qu’il avait connues au cours de plusieurs dizaines d’années, il n’avait vu pareille beauté ; il l’en avait d’autant mieux appréciée, et en était venu à penser que ses charmes secrets traduisaient la beauté des sentiments de cette fille ; il avait voulu rire de cette idée comme d’une insigne sottise, mais elle était devenue pour lui une vérité qui entraînait un flot de désirs, et c’était aujourd’hui encore un souvenir d’une force inébranlée jusque dans la vieillesse. De Kyôto, la fille avait été ramenée chez elle par un émissaire de sa famille, et peu de temps après on l’avait mariée.

Quand il l’avait retrouvée inopinément sur les berges de l’étang de Shinobazu à Ueno, elle se promenait avec un bébé qu’elle portait sur son dos. L’enfant était coiffé d’un bonnet de laine blanche. C’était à la saison où les lotus de l’étang sont flétris. Si cette nuit aux côtés de la fille endormie, Eguchi voyait voltiger sous sa paupière un papillon blanc, était-ce, se demanda-t-il, à cause du bonnet blanc de ce bébé ?

Quand il l’avait rencontrée sur les berges de l’étang de Shinobazu, il n’avait rien trouvé à dire d’autre qu’une formule banale : « Es-tu heureuse ? – Oui, je suis heureuse ! » avait-elle répondu aussitôt. Sans doute ne pouvait-elle répondre que cela.

— Pourquoi te promènes-tu seule en pareil endroit avec un bébé ? » À cette question bizarre, la fille avait considéré Eguchi sans mot dire.

— Garçon ou fille ?

— Dis donc, c’est une fille ! Ça ne se voit pas ?

— Ton bébé, ce ne serait pas mon enfant à moi ?

— Ah, mais non ! Tu te trompes !

Une lueur de colère dans les yeux, la fille avait secoué la tête.

— Ah bon ! Mais si par hasard c’est mon enfant, quand tu auras envie de me le dire, même si ce n’est pas maintenant, même si c’est dans quelques dizaines d’années, dis-le-moi, je t’en prie !

— Tu te trompes ! C’est vrai, tu te trompes ! Je n’oublie pas que je t’ai aimé, mais, s’il te plaît, épargne tes soupçons à cet enfant ! Cela ne ferait que lui attirer des ennuis !

— Ah bon !

Eguchi n’avait pas insisté pour voir de plus près le visage du bébé, mais il avait longtemps suivi des yeux la silhouette de la femme qui s’éloignait. Et elle, après avoir marché un moment, s’était retournée, une seule fois. Quand elle s’était aperçue qu’il la suivait des yeux, elle avait soudain hâté le pas. Il ne l’avait plus jamais rencontrée. Voilà plus de dix ans déjà, il avait entendu dire que cette femme était morte. Pendant les soixante-sept ans de sa vie, la mort avait bien des fois déjà frappé parmi ses parents et ses relations, mais le souvenir de cette fille avait gardé toute sa fraîcheur. Inextricablement lié au bonnet blanc de son bébé, à ses charmes secrets, au sang de son sein, il restait toujours aussi vif. Qu’elle avait été d’une beauté incomparable, peut-être hormis Eguchi n’était-il plus personne en ce monde qui le sût, et il se plaisait à imaginer qu’à sa mort prochaine, la mémoire en serait effacée à jamais de ce monde. La fille était effarouchée, et pourtant elle lui avait permis sans fausse honte de la regarder ; peut-être était-ce dans sa nature, mais elle-même ignorait probablement sa propre beauté. Car elle lui était invisible.

Arrivés à Kyôto, Eguchi et la fille s’étaient promenés tôt le matin dans un bosquet de bambous. Les feuilles des bambous brillaient comme de l’argent au soleil levant et frissonnaient dans le vent. Vieillard, il s’en souvenait encore, les feuilles étaient fines et tendres, tout à fait pareilles à des feuilles d’argent, et les tiges semblaient faites d’argent elles aussi. En bordure du bosquet, des chardons et des herbes-de-rosée étaient en fleurs. Encore qu’il semblât que ce n’en fût pas la saison, c’était ainsi qu’il voyait le chemin dans son souvenir. Ayant dépassé le bosquet de bambous, ils avaient remonté un cours d’eau claire et trouvé une cascade impétueuse dont les embruns étincelaient au soleil et, dans les embruns, la fille était debout, nue. La chose était improbable, mais pour le vieil Eguchi, depuis il ne savait quand, c’était comme si elle avait réellement eu lieu. Depuis qu’il avait pris de l’âge, la seule vue parfois des troncs élancés des pins d’une colline près de Kyôto faisait revivre en lui l’image de cette fille. Cependant, elle s’était rarement présentée avec autant d’acuité que cette nuit. Sans doute était-ce la jeunesse de la fille endormie qui l’avait suscitée.

Eguchi était parfaitement éveillé et il ne lui semblait pas qu’il pût désormais s’endormir. Il n’avait du reste nulle envie d’évoquer le souvenir de femmes autres que la fille qui avait admiré les petits arcs-en-ciel. Pas plus qu’il n’avait envie de toucher la fille endormie, ou de la voir entièrement découverte. Il s’étendit sur le ventre, et de nouveau ouvrit le sachet de papier à son chevet. La femme de la maison lui avait dit que c’était un somnifère, mais quelle drogue était-ce là ? Était-ce la même que celle qu’on avait administrée à la fille ? Hésitant, Eguchi prit un comprimé dans la bouche, puis l’avala avec beaucoup d’eau. Il lui arrivait de boire de l’alcool avant de dormir, mais il n’usait pas habituellement de somnifères ; c’est pourquoi, presque aussitôt, il se sentit entraîné dans le sommeil. Et puis le vieil homme eut un rêve. Il était enlacé par une femme, mais cette femme avait quatre jambes, et de ces quatre jambes elle le tenait immobilisé. Elle avait des bras aussi. Eguchi émergea vaguement de son sommeil, mais encore que ces quatre jambes lui parussent étranges, il n’en éprouvait aucun malaise, et son corps gardait l’impression d’un trouble infiniment plus délicieux que ne l’eussent produit deux membres seulement. Quelle drogue était-ce là qui vous procurait de pareils songes ? pensa-t-il, à demi conscient. La fille s’était retournée et lui tournait le dos, sa croupe pressée contre lui. Apparemment plus ému par le fait qu’elle avait détourné la tête, Eguchi, dans la douceur de cet état entre rêve et réalité, enfonça les doigts comme pour la peigner dans la longue chevelure largement répandue, et s’endormit.

Il eut alors un second rêve, extrêmement désagréable. Dans la salle d’accouchement d’une clinique, la fille d’Eguchi avait donné le jour à un enfant monstrueux. En quoi consistait sa difformité, le vieillard à son réveil ne s’en souvenait plus exactement. S’il ne s’en souvenait plus, c’était sans doute parce qu’il ne voulait pas s’en souvenir. Quoi qu’il en fût, c’était une difformité horrible. On avait aussitôt caché l’enfant à l’accouchée. Cependant, s’abritant du rideau blanc de la salle, celle-ci s’était approchée et mettait l’enfant en pièces. C’était pour s’en débarrasser. Un médecin ami d’Eguchi se tenait à côté d’elle en blouse blanche. Eguchi était là lui aussi, et regardait. C’est alors que, oppressé par ce cauchemar, il avait cette fois repris pleine conscience. La tenture cramoisie qui l’entourait de toute part le surprit. Il couvrit son visage de ses deux mains et se massa le front. Que signifiait ce rêve affreux ? Il n’y avait aucune raison pour que le somnifère de cette maison recelât quelque sortilège. Venu à la recherche de voluptés perverses, était-ce pour cela qu’il rêvait de perverses voluptés ? De ses trois filles, il ne savait laquelle il avait vue en rêve, mais il n’avait aucune envie de chercher laquelle ç’avait été. Toutes les trois du reste avaient donné le jour à des enfants parfaitement constitués.

S’il avait pu à ce moment-là se lever et s’en aller, Eguchi l’eût fait. Cependant, pour trouver un sommeil plus profond, il avala l’autre comprimé resté à son chevet. Il sentit l’eau froide descendre dans son œsophage. La fille endormie lui tournait le dos comme tout à l’heure. Songeant qu’il n’était pas impossible que cette fille un jour prochain mette au monde un enfant complètement idiot, ou un enfant très laid, il posa la main sur son épaule potelée : « Tourne-toi donc vers moi ! » Comme si elle avait pu l’entendre, elle se retourna docilement. Subitement, elle posa une main sur la poitrine d’Eguchi, frissonna comme si elle avait eu froid, et avança vers lui ses jambes. Il était peu vraisemblable que cette fille si chaude eût froid. Sans qu’il pût savoir si c’était par la bouche ou par le nez, elle émit un léger gémissement.

— N’aurais-tu pas un cauchemar, toi aussi ?

Cependant, le vieil Eguchi très vite sombra dans l’abîme du sommeil.