Oui, elle viendra à la chasse aux lucioles. »
Et il en était tellement sûr, qu’en effet il revit l’adolescente une troisième fois.
La fête devait se prolonger cinq soirs de suite, et quoique Gimpei fût tout à fait prêt à se déplacer à chaque fois, il sut pressentir le jour exact de l’apparition de la jeune fille. Si l’attention de cette dernière, pourtant, avait été attirée par l’entrefilet publié dans la presse le troisième jour, le pressentiment n’avait rien d’inexplicable. Quoi qu’il en fût, au moment où Gimpei, une édition du soir en poche, sortit de chez lui, il était habité tout entier par la perspective de sa rencontre. Il n’existait pas de mots, lui semblait-il, qui pussent rendre l’éclat des yeux en amande de Machié ; et il dessinait sur ses propres paupières, avec le pouce et l’index, la vivante forme d’un poisson, minuscule et parfait. Tout en marchant il répétait ce geste, environné d’une musique paradisiaque.
— « Je naîtrai une seconde fois, jeune à nouveau, avec des pieds séduisants. Tandis que toi, il te suffit de demeurer toi-même. Ensemble nous danserons les figures d’un ballet resplendissant ! »
Il parlait tout haut dans son enthousiasme. Le tutu long de la jeune fille ondoyait, tournoyait.
— « Comment cela peut-il exister, une aussi exquise infante ! Elle appartient à une bonne famille, très certainement. Mais une telle perfection ne saurait durer plus longtemps que l’âge de seize ans, dix-sept ans à la rigueur… »
Pour Gimpei, le moment parfait incarné dans l’adolescente ne pouvait être qu’éphémère. Et quel secret, quand les autres jeunes filles ont si tôt fait d’ensevelir, sous la poussière des manuels scolaires, le subtil parfum du bouton à peine éclos, conférait à celle-là sa beauté, son inégalable perfection ? Quelle lumière, propre à elle seule, lui donnait ce rayonnement, cette transparence ? « Les lucioles seront lâchées à vingt heures », disait l’affiche placardée sur l’un des murs de la baraque où on louait les canots.
Au mois de juin, à Tokyo, le soleil se couche vers dix-neuf heures trente et, en attendant, Gimpei se mit à arpenter de long en large le pont qui enjambe le plan d’eau.
— « Les personnes qui désirent louer une barque sont priées de se faire attribuer un numéro et d’attendre leur tour », répétait une voix dans un haut-parleur.
La chasse aux lucioles connaissait un succès tel qu’on eût pu la croire organisée par le propriétaire des canots. Jusqu’au lâcher des lucioles, la foule, sur le pont, devait se contenter d’observer d’un œil distrait le va-et-vient près de l’embarcadère, ou les évolutions des barques qui se trouvaient au milieu de l’eau. Mais Gimpei, impuissant à dominer son excitation, ne savait attendre qu’une chose, la venue de la jeune fille, et ni la foule, ni les embarcations ne parvenaient à l’intéresser.
À deux reprises déjà il avait poussé une pointe jusqu’à la colline aux gingkos. La tentation lui vint de s’embusquer une fois encore au fond du fossé. Plus exactement, se rappelant ce qui s’était passé la première fois, il posa la main sur le petit parapet de pierre et s’accroupit un instant. Mais la fête, ce soir-là, amenait un certain nombre de passants sur la colline. Il entendit des gens marcher et se hâta de dévaler la côte. Il y eut de nouveaux bruits de pas, mais il ne tourna pas la tête.
Au carrefour, tout en bas de la côte, il considéra l’animation provoquée par la fête. Au-delà du pont, les lumières de la ville se réfléchissaient sur un ciel bas, et tout le long de la route des phares cheminaient en cahotant.
« Ça y est ! Enfin ! » pensa Gimpei, le cœur battant.
Et, cependant, sans même savoir pourquoi, au lieu de tourner pour revenir vers l’étang il continua tout droit, et se retrouva au beau milieu d’un quartier résidentiel. Les pas qui avaient retenti derrière lui obliquèrent, cela va de soi, en direction de l’étang, mais non sans que l’un des marcheurs fût parvenu à coller dans le dos de Gimpei une feuille de papier noir… Sur le fond d’une noirceur d’encre se détache une flèche coloriée en rouge, censée indiquer le lieu de la fête. En vain Gimpei se contorsionne-t-il pour arracher la feuille. Il se tord douloureusement le bras, entend craquer ses jointures.
— « Et pourquoi ne pas suivre toi-même ta propre flèche ? Autant te l’enlever, tiens ! »
La douce voix féminine le contraignit à se retourner. Mais non, personne. Rien que des gens, venus de la direction opposée, qui se rendent à la fête. Une femme parlant à la radio, sans doute. Une quelconque pièce radiophonique, à coup sûr sans le moindre rapport avec les mots entendus par Gimpei.
— « Merci », dit-il.
Il adressa, à la voix imaginaire, un petit salut de la main et repartit d’un pas plus léger.
« L’homme connaît de fugaces et inexplicables moments d’apaisement », pensa-t-il.
À proximité du pont, de petits marchands avaient installé leurs éventaires. Ils proposaient les lucioles à cinq yens pièce, quarante yens pour une cage. Aucun des insectes ne survolait encore l’étang. Cependant, arrivé à peu près au milieu du pont, Gimpei aperçut finalement une de ces cages, d’un grand modèle, posée sur le haut d’une tourelle qui émergeait du plan d’eau.
— « Vite ! Lâchez-les ! Lâchez-les ! » criaient les enfants avec frénésie.
Le jeu, comprit Gimpei, consistait à lâcher les lucioles du haut de la tour, tandis que les gens dans les barques, en contrebas, essayaient de les attraper.
Il y avait, perchés sur la tourelle, deux ou trois hommes, et une nuée d’embarcations tout autour de celle-ci. Certains de ceux qui y avaient pris place s’étaient munis de filets à papillons ou de rameaux de bambou. Et également parmi la foule agglutinée sur la rive et sur le pont, pointaient ça et là filets et bambous nains, quelques-uns emmanchés de tiges fort longues.
Les marchands forains s’étaient établis aussi de l’autre côté du pont.
— « Là-bas, leurs lucioles viennent d’Okayama, et ici, de Koshu. Celles d’Okayama sont plus petites, plus malingres. Ce sont vraiment deux variétés distinctes », expliquait quelqu’un.
Gimpei s’approcha des étalages. On vendait les insectes dix yens pièce, deux fois plus qu’à l’autre bout du pont, et cent yens la cage de sept.
— « Dix. Des grosses », demanda Gimpei, tendant deux billets de cent yens.
— « Elles le sont toutes. Alors dix et une cage de sept ? »
Le marchand plongea la main dans un sac en coton imbibé d’eau, éveillant de confuses lueurs qui brillaient par intermittences, comme au rythme d’une respiration. Il saisissait les insectes par un ou deux à la fois, les renfermant au fur et à mesure dans une longue cage tubulaire. Étroite cependant, elle ne donnait pas l’impression de contenir dix-sept lucioles. Au moment où Gimpei l’élevait à la hauteur de ses yeux, le marchand souffla dessus, ravivant les petites lueurs et criblant Gimpei de postillons.
— « Elles ont l’air triste. Je crois qu’il en faudrait dix de plus pour leur tenir compagnie. »
Juste comme le marchand rajoutait des lucioles, la marmaille poussa un grand cri de joie et Gimpei fut couvert d’éclaboussures. Du haut de la tour, les lucioles lancées vers le ciel retombaient mollement, comme des pétards qui font long feu. Celles qui parvenaient à prendre leur vol au dernier moment, rasant l’eau, se faisaient aussitôt prendre. On en avait lâché une dizaine tout au plus, et les barques, les filets, les bambous nains se ruaient en désordre pour les attraper. L’eau projetée par les branches de bambou dégoulinantes qu’on agitait en tout sens rejaillissait jusqu’aux spectateurs massés sur la rive.
— « Elles volent mal, cette année. C’est à cause du froid », entendait-on.
Ainsi, la manifestation avait donc lieu tous les ans.
On attendit vainement qu’apparussent de nouvelles lueurs.
— « Le lâcher se poursuivra jusqu’à vingt et une heures » annonça le haut-parleur. Mais les deux ou trois hommes juchés au sommet de la petite tour n’en bougèrent pas plus pour cela. La foule en attente se taisait. On ne percevait que le bruit produit par quelques rameurs, dont les lucioles n’étaient pas la préoccupation dominante.
— « Oh ! Ils pourraient bien les lâcher maintenant ! »
— « Pourquoi se presseraient-ils ? S’ils les lâchent toutes d’un coup, la fête est finie ! »
Propos d’adultes… Gimpei, en main la cage aux vingt-sept lucioles, estimait avoir son content d’insectes. Pour éviter d’être à nouveau éclaboussé, il s’écarta du bord de l’étang et alla s’accoter à un arbre, juste en face du poste de police. Avec ce recul, il lui était plus aisé de voir le pont de bout en bout. Et aussi la présence du jeune agent, son visage pacifique, placide, tourné avec une sorte d’indifférence vers l’étang, lui communiquait une confiance singulière. De là où Gimpei se trouvait maintenant, il était sûr de découvrir la jeune fille.
Quelques instants plus tard, on commença à lâcher sans interruption les lucioles du haut de la tour. Sans interruption n’est pas tout à fait exact. Les hommes, qui semaient les insectes par dix environ à la fois, ne parvenaient pas si facilement à les rassembler, ou encore observaient des pauses délibérées, et à chacune l’excitation de la foule montait et refluait, avec une intensité croissante. Gimpei, contrairement au policier, avait le plus grand mal à garder son calme. La plupart des lucioles ne volaient pas bien loin, s’en tenant à une courte trajectoire parabolique, telles les branches d’un saule pleureur. Mais, de temps en temps, l’une d’entre elles s’élevait à une grande hauteur, ou encore se dirigeait vers le pont. Sur ce dernier, bien entendu, jeunes et vieux, garçons et filles se pressaient contre le parapet. Gimpei les passa en revue. Des enfants, armés de leur filet, s’étaient juchés sur le rebord extérieur. Qu’ils ne tombassent pas constituait une sorte de miracle. Des grappes humaines gesticulaient, braillaient avec frénésie, s’évertuant à capturer l’un ou l’autre des malheureux insectes qui voletaient, irradiant sans conviction leur petite lumière. Gimpei, lui-même sceptique, tenta de ressusciter les lucioles du lac de son enfance.
— « Hé ! là-bas ! Vous en avez une dans les cheveux ! »
Du pont, quelqu’un hélait l’occupante d’une des barques. La femme ne comprit pas qu’il s’agissait d’elle. Son compagnon se saisit de l’insecte à sa place.
Alors Gimpei aperçut la jeune fille.
Coudes appuyés au parapet, elle regardait le plan d’eau. Elle portait un ensemble de coton blanc. Il y avait un écran de gens, entre elle et Gimpei, et il ne distinguait que sa joue et ses épaules. Cependant il ne pouvait pas se tromper. Il recula de quelques pas, puis effectua un détour qui le rapprocha discrètement d’elle. Il n’était pas à craindre qu’elle se retournât, absorbée tout entière par le spectacle.
« Sûrement elle n’est pas venue seule », pensa Gimpei.
Son regard s’arrêta sur un adolescent, à la gauche de la jeune fille. Frappé d’une sorte de stupeur, il dut admettre que ce n’était pas celui qu’il connaissait. Aucun doute possible. Gimpei ne voyait que son dos, mais il ne s’agissait pas de l’étudiant qui avait attendu la jeune fille sur la petite éminence, le jour où elle promenait son chien, et envoyé rouler Gimpei au milieu de la chaussée. Celui d’aujourd’hui, qui portait une chemise blanche, ressemblait lui aussi à un étudiant, quoiqu’il n’eût par ailleurs ni tunique, ni casquette.
« Et cela ne fait que deux mois ! » pensa Gimpei, aussi atterré par cette preuve de l’insouciance de la jeune fille qu’il eût pu l’être d’avoir par mégarde piétiné une fleur. N’avait-elle pas un cœur par trop volage, en regard de l’adoration qu’il lui vouait ? Assister ensemble, cependant, à une chasse aux lucioles, n’était pas le témoignage irrécusable d’une liaison. Mais Gimpei pressentait quelque incident, entre la jeune fille et son bien-aimé de la colline.
Il se faufila entre ses deux plus proches voisins et, cramponné à la rambarde, tendit l’oreille. Il y eut un nouveau lâcher de lucioles.
— « Mais je voudrais en attraper pour Mizuno », disait la jeune fille.
— « Mais non, ça le déprimerait. On n’offre pas des lucioles à un malade. »
— « Et quand il n’arrive pas à s’endormir, par exemple ? Ça devrait lui faire plaisir. »
— « Il se sentirait encore plus triste. »
Gimpei comprit que l’autre étudiant, celui qu’il avait vu deux mois plus tôt, était alité. Il craignait, en se penchant plus, d’être reconnu, et préféra demeurer un peu en retrait, contemplant le profil de la jeune fille. Ses cheveux noués un peu haut retombaient en souples et adorables vagues. Sur la colline aux gingkos, croyait-il se rappeler, elle était coiffée avec plus de négligence.
Le pont, non illuminé, restait dans la pénombre, mais Gimpei n’en distinguait pas moins que le compagnon de la jeune fille était de carrure plus frêle que l’autre étudiant. Tous deux étaient sûrement amis.
— « La prochaine fois que tu iras le voir, tu vas lui parler de la chasse aux lucioles ? »
— « Si je lui parlerai de ce soir… ? » répéta le jeune homme comme pour lui-même. « Je lui parle de toi quand je vais le voir, tu sais, et ça le rend heureux. Si je lui dis que nous sommes allés à la fête des lucioles, il s’imaginera tout de suite qu’il y en avait dans tous les coins. »
— « Plus j’y pense, plus j’ai envie de lui en apporter. »
L’étudiant demeura silencieux.
— « Ça me chagrine, de ne même pas pouvoir lui rendre visite. Dis, Mizuki, parle-lui beaucoup de moi, surtout. »
— « Je ne l’oublie jamais. Mizuno comprend très bien, de toute façon. »
— « La nuit où ta sœur aînée nous a emmenés à Ueno, voir les cerisiers en fleurs, elle me disait : « Comme tu parais heureuse, Machié ! » Sauf que je ne le suis pas du tout ! »
— « Elle serait bien étonnée si elle le savait. »
— « Eh bien, étonne-la. »
— « C’est une idée, oui. »
Il eut un rire bref avant de reprendre, comme pour éviter le sujet :
— « Je ne l’ai pas revue depuis ce jour-là. Ne serait-ce pas mieux qu’elle continue à croire qu’il existe bel et bien des gens nés pour être heureux ? »
Gimpei devina que le jeune Mizuki lui aussi était amoureux de Machié. Et il avait l’intuition, par ailleurs, que l’amour entre celle-ci et Mizuno était d’ores et déjà condamné, la santé de l’étudiant parvînt-elle même à se rétablir.
Il s’écarta du parapet pour se glisser derrière la jeune fille. L’ensemble qu’elle portait paraissait être en coton assez épais. Gimpei, à la dérobée, suspendit à la ceinture de cet ensemble la cage remplie de lucioles, au moyen du petit crochet en fil de fer. La jeune fille ne s’aperçut de rien. Il s’éloigna alors jusqu’au bout du pont, puis s’arrêta et observa la lueur défaillante diffusée par la cage contre le dos de Machié.
Comment la jeune fille réagirait-elle en découvrant, mystérieusement accrochée à sa ceinture, une pleine cage de lucioles ? Gimpei eût très bien pu revenir observer la scène, il lui suffisait de se mêler à la foule qui encombrait le milieu du pont. Il n’avait rien à redouter, n’étant pas de ces voyous qui tailladent le séant des jeunes personnes avec des lames de rasoir. Et cependant ses pas l’éloignaient du pont. On eût dit que la jeune fille lui faisait découvrir, ou redécouvrir plutôt, sa propre timidité. Il hocha la tête, acquiesçant à ce qui semblait bien être un plaidoyer pour lui-même, et partit tout abattu du côté de la colline aux gingkos.
— « Eh bien, elle est de taille, celle-là. »
Sans même l’ombre d’une hésitation, il venait de prendre une étoile pour une luciole.
— « Énorme, vraiment énorme », dit-il encore avec émotion.
Il y eut tout à coup le bruit de la pluie frappant les feuilles des gingkos. De très grosses gouttes, très espacées, comme des grêlons à demi-fondus ou l’eau qui glisse du rebord d’un toit. Ces pluies-là, il n’y en a jamais dans les basses terres. Quand on les entend, on se voit tout de suite quelque part dans les collines, sous des arbres à larges feuilles ; on vient de planter la tente, c’est le soir, et soudain la pluie est là. Les gouttes sont bien trop pressées pour qu’on puisse les confondre avec le dégouttement de la rosée de feuille en feuille. Jamais, au demeurant, Gimpei n’avait escaladé de montagne, ni campé sur un haut plateau. D’où l’illusion acoustique tirait-elle donc sa source, sinon, comme toutes les autres, des rives du lac maternel ?
« Pourtant on ne peut dire que le village soit réellement sur les hauteurs. C’est bel et bien la première fois que j’entends cette pluie… »
« Et pourtant si, je l’ai déjà entendue… Au fin fond d’une forêt… juste quand la pluie va finir. Oui… au moment où les gouttes qui débordent des feuilles, après s’y être accumulées, commencent à produire plus de bruit que la pluie elle-même… »
— « Yagoï-chan, tu vas attraper froid avec cette pluie… ! »
« … Hé oui, c’est peut-être comme ça qu’il s’est rendu malade, le petit ami de Machié. Il campait dans les collines et a reçu la pluie… Et, maintenant, son amertume a pris la forme de ces gouttes fantomatiques, qui tambourinent sur les feuilles des gingkos… »
Gimpei continuait ainsi à rêver, perdu dans son soliloque. Et n’en avait-il pas bien le droit, quand la pluie qui le faisait rêver n’existait pas ?
Sur le pont, ce jour-là, il avait appris le nom de Machié. La jeune fille ou Gimpei lui-même fussent-ils morts un jour plus tôt, tout aurait été révolu, et il n’eût jamais connu ce nom. Pourquoi alors fuyait-il le pont où elle se trouvait, au bénéfice de la colline où elle ne pouvait pas être, dans le moment même où le destin venait de nouer ce lien, entre la jeune fille et lui ? À deux reprises déjà, cependant, avant de se rendre à la fête, il avait gravi cette pente. Il était dit qu’il y reviendrait une troisième fois, après avoir vu Machié. La jeune fille était restée sur le pont. Mais là, sous les gingkos, son ombre franchissait la colline, portant une cage de lucioles au bien-aimé alité.
Gimpei avait accroché la cage sans raison précise, cédant simplement à une brusque envie, même si, par la suite, une recrudescence de sentimentalité devait le pousser à prétendre que c’était le flamboiement de son propre cœur, qu’il avait voulu attacher au corps de la jeune fille. Cependant, il avait entendu celle-ci parler de son désir d’apporter des lucioles au bien-aimé malade, et pouvait imaginer, également, que c’était pour l’aider à réaliser ce désir qu’il lui avait avec tant de discrétion donné la cage.
Une pluie qui n’existe pas se déverse sur une jeune fille imaginaire, laquelle, une cage de lucioles pendue à la ceinture de son ensemble blanc, remonte la côte aux gingkos, dans le dessein de rendre visite à son ami malade.
« Oui ! Quel cliché lamentable, même pour un fantôme ! » pensa Gimpei, ironisant sur ses propres obsessions. Et pourtant, alors même que Machié se trouvait sur le pont, en compagnie du jeune Mizuki, rien ne pouvait faire que Gimpei ne sentît réellement sa présence à ses côtés, sur la colline aux gingkos.
Il arriva tout en haut de celle-ci. Au moment d’escalader le petit tertre, une crampe lui tordit le mollet, et il dut se retenir aux touffes d’herbe légèrement humides. La douleur n’était pas assez vive pour le contraindre à ramper, mais il poursuivit son escalade en se traînant.
— « Oh… ! »
Il n’était plus seul. Un tout petit bébé, comme s’il n’y eût entre eux qu’un simple miroir, répétait inversée, en dessous de Gimpei, sa gauche progression. Mains chaudes de la vie, opposées paume à paume aux menottes glacées, comme les mains mêmes de la mort. Gimpei se redressa brusquement. Il se rappela un mauvais lieu, dans une station thermale. Le fond de la baignoire était constitué par un miroir… Au sommet de la butte, Gimpei se retrouva à l’endroit même d’où, le premier jour, après qu’il eut suivi Machié, l’étudiant l’avait envoyé rouler dans la poussière, en lui criant : « Espèce de cinglé ! »
Sur la butte, aussi, Machié avait raconté à son bien-aimé la parade du Premier Mai, avec le défilé des banderoles rouges, là-bas, tout au long de la rue des tramways. En ce moment même, sous les yeux de Gimpei, un de ces tramways passait, la tache de lumière de ses fenêtres dansant sur la masse sombre des arbres qui bordaient la côte. Gimpei regardait toujours. Sur le petit tertre, le bruit de la pluie imaginaire s’était tu.
— « Espèce de cinglé ! » s’écria-t-il, se laissant choir du haut de la pente sans y parvenir avec beaucoup de naturel.
Au moment d’atteindre la chaussée, il se cramponna d’une main à une touffe d’herbes. Puis il se redressa et se mit à marcher sur la route qui longeait la butte, flairant au creux de sa main l’odeur de l’herbe. Sous son couvercle de terre, le bébé persistait à le suivre pas à pas.
Ne savoir ni où se trouvait maintenant son enfant, ni même s’il était encore en vie, constituait l’une des angoisses qui obsédaient Gimpei… S’il est toujours de ce monde, assurément nous nous reverrons un jour, pensait-il avec conviction. Et cependant, il ne savait même pas de façon sûre si l’enfant était bien le sien.
Un soir, on en avait découvert un, abandonné, sur le seuil de la maison particulière où Gimpei louait une chambre. Un petit mot épinglé disait : « Ce bébé est l’enfant de Gimpei. » Mais Gimpei ne perdit pas plus contenance qu’il ne rougit, quand la logeuse laissa éclater sa colère. De toute façon, pour un étudiant susceptible d’être réquisitionné d’un instant à l’autre par la guerre, il ne pouvait être question de recueillir et d’élever un enfant qu’on lui jetait dans les bras. À plus forte raison si la mère se trouvait être une prostituée.
— « Ce n’est que pour me créer des ennuis. Je l’ai laissée choir, et elle essaie de se venger ! »
— « C’est-à-dire que vous avez décampé dès qu’elle a été enceinte, ce n’est pas ça, monsieur Momoï ? »
— « Mais non, absolument pas. »
— « Alors pourquoi vous êtes-vous sauvé ? »
Sans répondre à la question, Gimpei trancha :
— « Il s’agit de rapporter ce moutard à sa mère et c’est tout ! »
Jetant les yeux sur le nourrisson que la brave dame tenait sur ses genoux, il ajouta :
— « Pourriez-vous le garder juste un moment, le temps d’appeler mon acolyte ? »
— « Votre… Mais quel acolyte ? Vous n’allez pas disparaître en me laissant cet enfant, monsieur Momoï ? »
— « C’est seulement que je ne tiens pas à être seul pour le ramener ! »
— « Plaît-il ? »
La logeuse, l’œil lourd de soupçons, le suivit jusqu’à la porte.
Gimpei partit chercher main-forte auprès de son complice, Nishimura. Mais il dut bel et bien porter l’enfant lui-même. C’était sa propre « amie », après tout, qui avait abandonné celui-ci. Gimpei avait installé le bébé à l’intérieur de son pardessus, ne boutonnant que le dernier bouton, et maintenant il s’y sentait à l’étroit. Dans le tramway, le bébé se mit à pleurer. Les autres usagers paraissaient enclins à rire d’un air bonasse devant cet étudiant si curieusement empêtré. Gimpei, à la fois balourd et cocasse, souriait en retour. Il laissa émerger la tête du bébé. Puis il n’eut plus d’autre recours que de baisser les yeux, le regard obstinément fixé sur le crâne du nourrisson.
À cette époque, les quartiers populaires de l’est de Tokyo venaient d’être ravagés par un incendie géant, consécutif au premier grand bombardement. Les maisons closes avaient cessé de former un front continu, et les deux compères parvinrent à se faufiler dans une des petites rues de derrière, et à déposer le bébé sur le seuil de l’issue de service. Après quoi ils détalèrent, tout exultants.
Ce n’était pas la première fois, au demeurant, que Gimpei et Nishimura s’éclipsaient, avec la même jubilation, du mauvais lieu en question. Il leur avait été attribué, comme à tous les étudiants, au titre de la « défense passive », d’antiques chaussures de toile, ou des souliers à semelles de caoutchouc. Les bénéficiaires filaient à l’anglaise des bordels, et laissaient lesdites chaussures devant la porte en guise de paiement. Gimpei et Nishimura, assurément, manquaient d’argent, mais c’était cette fuite elle-même qui leur procurait des sensations fortes. Ils y voyaient, en quelque sorte, un moyen de passer l’éponge sur leur propre infamie. Et dans le cours même de la « défense passive », qui réellement exténuait les chaussures, l’un et l’autre échangeaient force clins d’œil d’intelligence. Ils avaient cette consolation, au moins, de connaître un cimetière tout désigné pour les croquenots à l’agonie !
En dépit de leur façon de prendre congé, les lettres qu’ils recevaient des prostituées n’étaient pas uniquement des mises en demeure. La guerre était là, toute proche, qui les vouait à une mort presque certaine, et Gimpei et son ami n’avaient même pas besoin de cacher leur nom ou leur adresse. Tous les étudiants, destinés à monter en première ligne, faisaient figure de héros. D’autre part, toutes les prostituées qui jouissaient d’un statut officiel, répertoriées par la police ou non, ayant elles-mêmes été mises en réquisition, ou enrôlées dans la « défense passive », très probablement la partenaire de Gimpei faisait partie de la minorité qui opérait en marge. L’ordre et les règles strictes des maisons closes s’étaient-ils donc relâchés, cédant la place à la faillibilité de sentiments plus humains ? Et Gimpei et son acolyte, de leur côté, avaient-ils seulement réfléchi à la situation de ces filles en proie à la crainte des terribles châtiments du temps de guerre, et susceptibles de complaisances qu’elles n’eussent jamais eues à tout autre moment ? Étaient-ils avilis, eux-mêmes, au point de croire que leur joyeuse resquille ne serait considérée que comme une façon de jeter sa gourme, parfaitement admissible chez des jeunes gens ? Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, ils s’esquivèrent de la même manière à trois ou quatre reprises, puis ne revinrent plus.
L’abandon de l’enfant, dans une encoignure de la ruelle, ne représentait pour eux qu’une escapade de plus, la dernière. Il commença à neiger dans l’après-midi du lendemain, quoique ce fût déjà la mi-mars, et vers le soir la neige s’était installée. Il paraissait inconcevable que l’enfant, exposé au froid mortel de la ruelle, n’eût pas été recueilli.
— « On a été bien inspirés de faire ça hier. »
— « Sûr ! »
Gimpei, bravant la neige, venait de pousser une pointe jusqu’à la pension de Nishimura, avec qui il voulait parler. Personne du bordel n’avait donné signe de vie. Quant à l’enfant, ni Gimpei ni son ami ne savaient le moins du monde ce qu’il était devenu.
Mais l’avaient-ils bien, au moins, déposé devant ce même établissement quitté à la sauvette, pour la dernière fois, quelque sept ou huit mois plus tôt ? Gimpei se trouvait au front quand il y pensa. Et la mère du bébé, à supposer qu’ils ne se fussent pas trompés, faisait-elle encore partie du personnel ? Était-il possible qu’une fille travaillant sans autorisation, et devenue grosse, soit gardée après l’accouchement par ses employeurs, alors que la grossesse même constituait la pire infraction qui pût être aux règlements ? On pouvait imaginer à la rigueur que l’établissement, en raison de la tendance à la compassion qui prévalait alors, et où se mêlaient à la fois une nervosité et une apathie très inhabituelles, se fût occupé de la mère, mais cela demeurait bien improbable.
En vérité, n’était-ce pas lorsque lui, Gimpei l’avait rejeté, que l’enfant s’était retrouvé tout à fait abandonné ?
Nishimura disparut dans la tourmente. Gimpei s’en tira sain et sauf, et aboutit même à un poste d’enseignant.
Tandis qu’il rôdait, très las, à travers les ruines calcinées du quartier réservé, il se surprit à dire à haute voix :
— « Hé ! Ça suffit, la plaisanterie ! »
Il s’adressait à la prostituée. Celle-ci, faute d’avoir vraiment eu un enfant de Gimpei, s’était contentée d’emprunter celui que l’une ou l’autre de ses compagnes avait en trop, pour aller le déposer devant la maison où il logeait. On eût dit qu’il venait de la prendre sur le fait, ou de la rattraper enfin.
— « Et Nishimura, qui aurait pu dire si l’enfant me ressemblait, n’est même plus là… »
L’enfant abandonné était une fille, et cependant, d’une manière étrange, l’hallucination qui tourmentait Gimpei n’avait pas de sexe défini. Il s’agissait presque toujours d’un enfant mort. Dans ses moments de lucidité, en revanche, Gimpei ne pouvait s’empêcher de croire que le véritable enfant était resté en vie.
Il lui semblait aussi que le bébé, un jour, lui avait martelé le front, de toute la force de ses petits poings. Lui, le père, baissait la tête pour les esquiver, et les coups n’en pleuvaient que de plus belle. Mais quand était-ce ? Quand ? Une hallucination encore. Dans la réalité, c’était tout à fait impossible. Vivant, l’enfant aurait été grand maintenant, et il était donc exclu que Gimpei pût participer à une scène de ce genre.
Le soir de la chasse aux lucioles, le petit être qui à travers le couvercle du sol s’attachait aux pas de Gimpei, lorsque celui-ci cheminait sur la route, demeurait un tout jeune bébé. Et réellement il ne paraissait pas jouir d’un sexe bien défini. Pourtant, même un nourrisson est garçon ou fille, réfléchissait Gimpei. Et au moment où cette pensée lui vint, la petite créature se changea en un spectre au visage absolument lisse.
« C’est une fille, une fille », marmonnait Gimpei, courant presque maintenant.
Il déboucha dans une rue bordée de magasins, sous leurs enseignes au néon. Parvenu devant le second de ces magasins au-delà du coin, Gimpei, tout haletant, passa la tête à l’intérieur pour crier :
— « Des cigarettes, s’il vous plaît ! Des cigarettes ! »
Apparut une femme aux cheveux blancs. D’un âge respectable, certes, mais la question de savoir à quel sexe elle appartenait ne se posait nullement. Gimpei en fut tranquillisé. Et Machié, pourtant, se trouvait loin de lui maintenant, si loin. Il fallait un effort d’imagination, pour admettre qu’il existât sur la terre une jeune fille comme elle.
Gimpei se sentit plus léger, enveloppe vidée de son contenu, et, pour la première fois depuis longtemps, il revit son village natal. Il se rappelait sa mère, dans tout l’éclat de sa beauté, et non son père mort tragiquement. Et, pourtant, c’était la laideur paternelle, plutôt que la beauté de la mère, qui restait imprimée en lui : tout comme lui-même évoquait avec plus de facilité la hideur de ses propres pieds, que les petons adorables de Yagoï.
Là-bas, au bord du lac, Yagoï avait voulu saisir les baies rouges d’un eléagne sauvage, et quelques gouttes de sang avaient perlé à son auriculaire, accroché par une épine. Elle scrutait Gimpei par en dessous, tout en se suçant le doigt.
— « Pourquoi ne me les attrapes-tu pas, Gin-chan ? Ce n’est rien, pour toi, avec tes pieds de singe. Absolument les pieds de ton père. On ne peut pas dire que ce soit de notre côté que tu tiennes ! »
Fou de rage et d’humiliation, Gimpei aurait voulu plonger le pied de Yagoï au beau milieu des épines. Mais il n’osait même pas le toucher, et il se contenta de montrer les dents, comme s’il allait mordre le poignet de sa cousine.
— « Tu vois bien que tu as l’air d’un singe ! Lalalère ! » dit Yagoï, découvrant elle aussi les dents.
Gimpei ne s’était pas donné le mal d’inspecter les pieds du bébé abandonné. Il était foncièrement convaincu, alors, que celui-ci n’était pas de lui. Et pourtant, un examen éventuel faisant apparaître, entre les pieds du bébé et les siens, une similitude de formes, quelle preuve plus irréfutable de paternité eût-on pu rêver, pensa-t-il, prenant un plaisir pervers à se tourner lui-même en dérision.
Mais les pieds minuscules des bébés, qui n’ont jamais effleuré le sol terrestre, ne sont-ils pas toujours aussi tendres, aussi gracieux que ceux des chérubins qui environnent le Père Éternel, dans la peinture religieuse de l’Occident ? Tous les pieds humains, après tout, ne deviennent-ils pas semblables à ceux de Gimpei, quand ils se sont déchirés à toutes les aspérités, salis à tous les bourbiers et à toutes les infamies de ce monde ?
« Mais si c’est un spectre, l’enfant ne peut avoir de pieds », se surprit-il à marmonner. « Et d’ailleurs qui a décrété que les fantômes sont dépourvus de jambes ? Depuis toujours il a bien dû exister des hommes faits comme moi. Peut-être mes propres pieds ont-ils cessé de toucher la terre… »
Gimpei errait parmi les lueurs du néon, une de ses paumes tournée vers le ciel, comme prête à recueillir une pluie de pierres précieuses. La plus belle, la plus haute montagne du monde n’est pas habillée de vert. Elle se dresse, aride, couverte de rocs et de cendres volcaniques. Elle affecte la couleur imposée par le soleil à chaque moment. Elle peut être rose, pourpre. Elle ne fait qu’un avec le nuancement délicat de toutes les teintes dans le ciel, avec le soleil qui se lève comme avec le soleil couchant. Gimpei résolut de bâillonner, en lui, la clameur de son adoration pour Machié.
— « Alors j’irais vous chercher, s’il le fallait, jusque dans les bas-fonds de Ueno. »
Il se rappela les mots prophétiques sortis de la bouche d’Hisako — était-ce un adieu ? était-ce un serment d’amour ? — et se retrouva dans Ueno, décidé à se rendre compte sur les lieux mêmes de ce que le quartier était devenu.
Avait-il beaucoup perdu de son animation ? Il se révélait, incontestablement, beaucoup plus calme que naguère. À l’une des extrémités des passages souterrains, ne se voyaient maintenant que des épaves humaines, vautrées ou recroquevillées à même le sol et, eût-on dit, installées là à demeure. Certains de ces malheureux, une hotte de chiffonnier en guise d’oreiller, s’étaient fait un lit d’un sac à charbon vide, ou d’une natte de paille, tandis que les plus « aisés » conservaient à portée de la main leur baluchon. Spectacle classique d’un ramassis de sans-logis. Totalement indifférents aux passants, ils ne levaient même pas les yeux, ne rendaient pas le regard qu’ils ne sentaient plus se poser sur eux. On en arrivait à envier ceux de ces misérables qui s’étaient endormis sans attendre. Un couple jeune reposait tranquillement, la tête de la femme sur les genoux de l’homme, lui penché sur son dos à elle. Même dans un train, la nuit, il eût été difficile de retrouver l’emmêlement de ces deux corps endormis. On aurait dit deux moineaux, chacun la tête enfouie au sein du plumage de l’autre. Ils n’avaient pas trente ans. Gimpei s’arrêta pour les regarder : ce n’est pas commun, un couple de vagabonds.
Une odeur de poulet en brochettes et d’oden {1} se mélangeait au remugle d’humidité qui saturait le passage. L’entrée d’une gargote, simple ouverture pratiquée dans la paroi de ciment, était masquée par un rideau-enseigne. Gimpei dut se baisser pour y entrer, et avala coup sur coup deux ou trois verres d’un alcool homicide, distillé avec la lie du saké. Il entrevit une jupe à motif de fleurs, souleva de nouveau le rideau pour sortir et se trouva face à face avec un travesti.
Ce dernier, sans pourtant lui adresser la parole, lui décocha une œillade. Gimpei s’enfuit. La galopade n’avait rien de joyeux cette fois.
À l’étage supérieur, il s’approcha de la salle d’attente, imprégnée de la même odeur de misère. Un employé l’interpella à la porte d’entrée :
— « Votre billet, s’il vous plaît. »
Cette nécessité d’un billet, pour accéder à la salle d’attente, était nouvelle. D’autres malheureux, visiblement désœuvrés, stationnaient aux abords de la salle ; certains s’étaient accroupis au pied du mur.
Gimpei, une fois sorti de la gare, était en train de réfléchir à la détermination sexuelle des travestis, quand, dans une ruelle où il avait abouti par hasard, il se trouva devant une femme. Elle portait des bottes de caoutchouc, un chemisier d’un blanc on ne peut plus douteux et un pantalon noir élimé. Tout cela était à demi masculin. Nul renflement, à la place des seins, ne tendait le tissu rétréci par les lavages. Le visage basané, tanné par le soleil, ne portait pas trace de maquillage. Gimpei regarda derrière lui. La femme, qui avait paru prête à lui adresser la parole au moment où ils se croisaient, se rapprocha. Puis elle commença à le suivre. Gimpei, habitué à ce que ce fût lui qui suivît une femme, avait maintenant l’impression de posséder des yeux dans le dos. Ces yeux, soudain, vivaient d’une vie intense, sans pourtant réussir à pénétrer les mobiles de la femme.
Une fois déjà, Gimpei avait été suivi ainsi. Il se trouvait devant le portail de fer, là où vivait Hisako, et avait pris ses jambes à son cou, pour échouer dans un quartier de plaisir, non loin de là. Et, à ce moment, une professionnelle l’avait abordé :
— « Mais non, je ne vous suis pas vraiment », prétendait-elle.
La femme de maintenant, cependant, n’avait pas l’allure d’une prostituée. Ses bottes de caoutchouc étaient maculées de boue. Et non pas des traces toutes fraîches ; une boue vieille de plusieurs jours, qu’on n’avait pas pris la peine de laver. Les bottes elles-mêmes étaient antiques, éculées et décolorées. Quel genre de femme pouvait bien rôder, dans le quartier de Ueno, chaussée de bottes quand le temps n’était même pas à la pluie ? Avait-elle donc des pieds difformes, hideux ? Était-ce aussi pour les cacher qu’elle portait un pantalon, en plus des bottes ?
Gimpei songea à ses propres pieds. À l’idée qu’une femme qui en eût d’aussi laids que les siens pût le suivre, il s’arrêta net, souhaitant qu’elle le dépassât. Mais la femme s’arrêta de son côté. Leurs regards chargés d’interrogations se rencontrèrent :
— « Vous désirez quelque chose ? » demanda la femme la première.
— « Il me semble que ce serait à moi de le demander. Tu étais en train de me suivre, non ? »
— « Vous m’avez lancé une œillade. »
— « Non, c’est toi qui m’as fait de l’œil. »
Tout en lui répondant, il se demandait si quoi que ce fût dans sa propre attitude, à l’instant où il croisait la femme, aurait pu être interprété comme une invite. Mais non, sans le moindre doute c’était elle qui avait marqué son intérêt.
— « Moi, je t’ai regardée sans le vouloir, simplement parce que je te trouvais une allure bizarre pour une femme. »
— « Je ne vois pas ce que j’ai de bizarre. »
— « Tu te mets à suivre tous ceux qui te regardent ? »
— « En vous… je ne sais quoi m’a attirée. »
— « Où veux-tu en venir exactement ? »
— « Mais… nulle part. »
— « Allons, tu avais bien une arrière-pensée en te collant à moi ? »
— « Je ne me colle pas à vous… Je me suis approchée comme ça, c’est tout. »
— « Oui… ! »
Il la dévisagea avec plus de soin. Les lèvres non maquillées présentaient une couleur malsaine, brunâtre, et laissaient apparaître une prothèse en or. L’âge de la femme était malaisé à déterminer. Cependant elle devait avoir un peu moins de quarante ans. Une lueur à la fois sournoise et perçante, très masculine elle aussi, filtrait sous les paupières lourdes. Les yeux, l’un plus petit que l’autre, paraissaient à l’affût d’une occasion. Le soleil avait bruni et boucané la peau du visage. Gimpei eut le sentiment d’un danger.
— « D’accord, allons-y. »
Sa main, comme portée par les mots qu’il prononçait, alla effleurer la poitrine de son vis-à-vis. Il s’agissait bien d’une femme.
— « Qu’est-ce que vous faites ? »
Elle lui saisit la main. Sa propre paume était douce. La femme devait ignorer les travaux manuels.
C’était la première fois que Gimpei se trouvait amené à vérifier ainsi le sexe d’un interlocuteur. Il s’était bien douté que celui-ci était une femme, mais, curieusement, l’avoir constaté en la touchant le rassurait, lui inspirait même une certaine sympathie à son endroit.
— « Eh bien, allons quelque part », répéta-t-il.
— « Où ça, quelque part ? »
— « Il doit bien exister un petit bar fréquentable dans le coin ? »
Tout en se demandant où diable on peut faire admettre une femme accoutrée de cette façon, il retourna vers les lumières de la ville, entra à la fin, la femme toujours sur les talons, dans un bar où l’on servait de l’oden. Le foyer sur lequel mijotait celui-ci était entouré de trois côtés par un comptoir et des tabourets ; un peu à l’écart, quelques tables complétaient l’ensemble. La plupart des tabourets se trouvant occupés, ils prirent place à une table tout près de l’entrée. Le court rideau qui masquait en partie l’ouverture permettait de voir les passants jusqu’à la moitié du torse.
— « Saké ou bière ? » demanda Gimpei.
Il ne nourrissait nul dessein particulier à l’endroit de cette femme hommasse. Dorénavant il la savait inoffensive, et ne pas envisager de but précis le dégageait de toute préoccupation. Saké ou bière, ce serait à elle de décider.
— « Pour moi, du saké » dit la femme.
L’oden mise à part, des affichettes collées sur les murs proposaient quelques plats très simples. Gimpei laissa aussi la femme établir le menu.
— « Ce manque de réserve… elle doit rabattre pour une maison », pensa-t-il.
L’activité allait avec le personnage. Mais Gimpei garda pour lui ses soupçons. La femme, de son côté, devait se méfier de lui, car elle ne lui fit nulle proposition. Ou bien était-ce réellement la confuse prescience d’une affinité qui l’avait déterminée à s’attacher aux pas de Gimpei ? Quoi qu’il en fût, dans l’immédiat il semblait bien qu’elle eût renoncé à ses premières intentions.
— « C’est étrange, une journée dans la vie d’un homme. On ne sait jamais ce qui va se passer. Me retrouver à boire avec toi, par exemple, quand je ne te connais ni d’Ève ni d’Adam. »
— « C’est bien vrai, ni d’Ève ni d’Adam. »
Les mots paraissaient n’être qu’un bruit, destinés à accompagner le mouvement du verre, sans plus.
— « Aujourd’hui, par exemple, la conclusion de la journée, c’est de vider un verre en ta compagnie. »
— « Oui, c’est vrai, la journée se termine. »
— « Tu rentres directement chez toi après ? »
— « Oui. Ma fille est toute seule à m’attendre. »
— « Alors tu as une fille ? »
La femme buvait sans désemparer. Gimpei se contentait de la regarder boire. Il n’arrivait pas à croire qu’en une seule soirée il avait vu Machié à la fête des lucioles, été poursuivi, sur la colline, par le spectre du bébé, et se retrouvait occupé à boire avec une compagne de rencontre. Mais, en vérité, c’était en raison de la laideur de la femme qu’il ne parvenait pas à y croire. Ne se voyait-il pas contraint, en effet, de reconnaître que tout ce qui touchait à l’apparition sublime de Machié, ressortissait au domaine du rêve, et que la seule réalité était justement de se retrouver ici, attablé, dans une gargote, avec un épouvantail ? Et cependant, il n’en persistait pas moins à penser que s’il était là, en train de vider des verres avec cette femme bien réelle, ce ne pouvait être que pour se rapprocher de la jeune fille de son rêve. Plus repoussante était la femme, et mieux elle lui permettait d’évoquer le doux visage de Machié.
— « Pourquoi les bottes en caoutchouc ? » demanda-t-il.
— « Quand je suis sortie, je croyais qu’il allait pleuvoir », répondit la femme avec simplicité.
L’envie le saisit de voir les pieds cachés à l’intérieur de ces bottes. Disgracieux, peut-être eussent-ils signifié que Gimpei avait rencontré, enfin, une partenaire à sa mesure.
La laideur de la femme, au fur et à mesure qu’elle buvait, s’accentuait. Celui de ses yeux, mal assortis, qui était plus petit que l’autre ne fut plus qu’une fente, d’où filtrait dans la direction de Gimpei un regard oblique. La femme oscillait, et quand il l’empoigna par l’épaule elle ne fit pas mine de l’en empêcher. À Gimpei, il semblait avoir refermé la main sur un petit tas d’os.
— « Tu ne devrais pas être si maigre ! »
— « Ce n’est pas ma faute. Une femme seule, avec un enfant à sa charge… »
D’après ce qu’elle lui raconta, elle et sa fille vivaient dans une chambre de location, au fond d’une ruelle. La fillette, qui avait treize ans, allait à l’école. Le mari de la femme, à en croire celle-ci, était mort au champ d’honneur. Une belle histoire, en vérité. Incontrôlable. Mais il semblait bien que la femme eût un enfant.
— « Je te raccompagne ? » proposa à nouveau Gimpei.
Elle acquiesça, se reprit aussitôt, le visage soudain plus grave :
— « Non, pas chez moi. Pas avec ma fille. »
Ils étaient assis côte à côte, faisant face au cuisinier, mais insensiblement la femme avait pivoté vers Gimpei, et maintenant, avec force mines de coquette, elle se trouvait presque affalée sur lui. Elle paraissait prête à se donner. Gimpei se sentit le cœur étreint, comme s’il eût touché aux ultimes frontières du monde. Non qu’il y eût de quoi voir les choses aussi grandement. Sans doute n’était-ce que parce qu’il avait aperçu Machié, ce même soir-là.
Elle, la femme, était ignoble jusque dans sa façon de boire. À chaque fois, avant de commander un nouveau flacon, elle questionnait Gimpei du regard.
— « D’accord, prends-en un autre », finissait-il par dire.
— « Je ne pourrai plus marcher. Tu t’en moques ? »
Puis, la main posée sur le genou de Gimpei :
— « Mais c’est le dernier, alors. Tu veux bien me servir ? »
L’alcool lui coulait du coin des lèvres, mouillait la table. Le visage recuit affectait des teintes violacées, rougeâtres.
Au moment où ils sortaient du bar, elle se pendit au bras de Gimpei. Il lui enserra le poignet, tout étonné par la douceur de la chair. Ils croisèrent une jeune vendeuse de bouquets et la femme dit :
— « Achète-moi des fleurs, pour ma fille. »
Puis elle les abandonna à un marchand de nouilles, qui avait disposé son attirail au coin d’une rue obscure :
— « Vous me les gardez, hein, patron ? Je reviens les chercher tout de suite. »
Mais presque aussitôt, quand elle eut laissé les fleurs, son ivresse devint plus visible :
— « Ça fait des siècles, tu sais, que je n’ai pas été avec un homme. Enfin, on n’y peut rien, pour cette fois. C’est la destinée… Comme si c’était elle qui t’avait placé sur mon chemin… ! »
— « Oui. C’est le destin. On n’y peut rien. »
À regret, il lui répondait sur le même ton. Marchant ainsi, enlacé avec elle, il n’éprouvait pour lui-même que du dégoût. Demeurait seul, en lui, le désir de voir les pieds dissimulés par les bottes de caoutchouc. Et cependant, les pieds en question, il lui semblait qu’il les connaissait déjà : non pas simiesques, comme les siens propres, mais dotés d’orteils difformes, avec une peau épaissie, brunâtre. Il se vit lui-même nu, côte à côte avec la femme, leurs jambes allongées, et fut pris d’un haut-le-cœur.
Où allaient-ils ? Gimpei s’en remettait à la femme. Ayant longé une venelle, ils parvinrent devant un tout petit temple Inari que jouxtait un hôtel de passe des plus modestes. La femme hésitait, et Gimpei desserra l’étreinte du bras qui se cramponnait à lui. La femme s’écroula en bordure de la venelle.
— « Si ta fille t’attend, tu devrais vite aller la retrouver. »
Il commença à battre en retraite.
— « Espèce de cinglé ! » hurlait la femme, le bombardant de gravier qu’elle ramassait devant le temple.
Un petit caillou l’atteignit à la cheville.
— « Ouaïe ! »
Il s’éloigna tout boitillant, plus misérable que jamais. Pourquoi n’être pas rentré droit chez lui, après avoir accroché la cage aux lucioles derrière le dos de Machié ? Il regagna sa propre chambre de location, à l’étage d’une maison particulière, et enleva sa chaussette. La cheville avait pris une légère teinte rouge.