Une route qui monte, et six ou sept moutards, garçons et filles, en train de batifoler. Trop jeunes pour l’école proprement dite, sans doute revenaient-ils d’une maternelle. Les uns et les autres, ceux qui avaient un bâton et ceux qui faisaient seulement semblant, affectaient de marcher en s’aidant d’une canne, les reins tout tordus :
— « Pépé, Mémé, y peuvent plus marcher… Pépé, Mémé, y peuvent plus marcher… » chantaient-ils en chœur, avançant d’un pas chancelant.
Inlassables ils reprenaient le même refrain. Ce qu’ils y voyaient de comique était incompréhensible. Mais, à la vérité, il ne s’agissait déjà plus tout à fait d’un jeu. Les enfants se laissaient prendre au sérieux de leur propre manège. Peu à peu les mouvements s’exagéraient. Une des petites filles, à force de tituber, tomba :
— « Ouï ! Aie ! Oh que j’ai mal ! »
Elle se frotta les reins tout à fait comme une aïeule, puis se redressa et de nouveau se joignit au chœur :
— « Pépé, Mémé, y peuvent plus marcher… ! »
Tout en haut de la côte, on arrivait à une petite butte, où des pins clairsemés surplombaient le gazon. Ils n’étaient pas de très grande taille, mais les proportions et le dessin de leurs branches rappelaient ceux que l’on voit sur les cloisons mobiles et les paravents d’autrefois. Ce soir-là, on eût dit qu’ils dérivaient dans le ciel de printemps.
Les enfants, au milieu de la route, montaient en vacillant à la rencontre du ciel. Quelques embardées qu’ils décrivissent, ils n’avaient rien à craindre des voitures, aussi rares que les passants. On tombe parfois sur ce genre d’endroit, dans les quartiers résidentiels de Tokyo. Ce soir de printemps, gravissant eux aussi la côte, il n’y avait qu’une jeune fille, accompagnée d’un chien Shiba. Ou plutôt non, s’y trouvait une autre personne encore : Gimpei Momoï, occupé à suivre la jeune fille. Mais constituait-il encore une personne intacte, authentique, occupé et absorbé qu’il était dans l’objet de la poursuite ?
La jeune fille montait sous les frondaisons des gingkos, alignés le long de l’unique trottoir. De l’autre côté de la route, l’asphalte ne s’arrêtait qu’au pied d’un mur qui, du bas jusqu’en haut de la côte, délimitait une immense propriété. Du côté des arbres, une autre propriété immense, avec, dans le fond, un de ces palais érigés par l’aristocratie avant la guerre. Au-delà du trottoir était creusé un profond fossé, bordé d’un muretin de pierre : peut-être l’équivalent, en réduction, des douves d’un château. Et, au-delà du fossé lui-même, une butte à faible pente supportait une pinède, de tout petits arbres. Ceux-ci, naguère, avaient dû être entretenus avec beaucoup de soin, et gardaient des traces de leur splendeur passée. Dominant la petite pinède, on distinguait un mur blanc, bas, crêté de tuiles. Au bord de la route, les gingkos s’élançaient à une bonne hauteur. Les bourgeons à peine éclos laissaient nue l’extrémité des branches. Trop mince encore, l’écran formé par celles-ci filtrait inégalement le soleil couchant, selon l’élévation et l’orientation des branches. Elles formaient au-dessus de la jeune fille un toit tout en rayons d’un vert d’une exquise fraîcheur.
La jeune fille portait un pull-over en laine blanche, et un pantalon ajusté en gros coton d’un gris délavé, dont les revers retroussés montraient la rutilante doublure à carreaux. Entre le pantalon porté court et les chaussures basses, apparaissait la blancheur de la peau. Les cheveux de la jeune fille, noués avec négligence, retombaient en arrière, découvrant la nuque pure, sans défaut. L’une de ses épaules penchait, infléchie en avant par le chien qui tirait sur sa laisse. Gimpei était envoûté par la séduction irréelle de cette jeune fille. La seule couleur de sa peau, aperçue entre les revers à carreaux rouges et les chaussures d’épaisse toile blanche, lui poignait tant le cœur qu’il eût voulu ou mourir, ou supprimer la jeune fille. Il se rappela la Yagoï de jadis, dans le village où il était né, et Hisako Tamaki, quand celle-ci était son élève. Mais il lui semblait, maintenant, qu’il n’était même pas possible de les comparer à la jeune fille. Yagoï avait le teint clair, mais mat. La peau d’Hisako se réchauffait d’un reflet profond, mais avec quelque chose d’opaque. Hisako n’avait pas non plus l’aura plus qu’humaine qui enveloppait l’adolescente. Et comme ils étaient lointains, le jeune garçon qui jouait avec Yagoï, le professeur qui recherchait la compagnie d’Hisako. Gimpei, maintenant, se retrouvait le cœur déchiré, loque humaine en proie à tous les vents du sort. Quoique ce fût un soir de printemps, ses paupières fatiguées débordaient de larmes, comme s’il lui eût fallu lutter contre des rafales glaciales, et il haletait tandis qu’il gravissait la pente pourtant clémente. Ses jambes sans force se gainaient de plomb, l’empêchant de rattraper la jeune fille. Pourquoi, alors qu’ils se trouvaient encore à mi-pente, ne pouvait-il à tout le moins marcher près d’elle, lui parler… de n’importe quoi, de son chien par exemple. Maintenant ou jamais, lui semblait-il. Et à peine parvenait-il à croire que cette occasion lui fût offerte.
Il agita la main droite, paume ouverte. Il avait pris cette habitude à force de s’exhorter lui-même, à voix haute, tout en marchant. Mais c’était aussi parce qu’il venait de se rappeler la sensation, au creux de sa main, d’un corps tiède de souris, petit cadavre aux yeux exorbités, un filet de sang dégouttant du museau. Chez Yagoï, au bord du lac, le terrier japonais en avait attrapé une dans la cuisine. La bestiole morte dans la gueule, il était resté en attente, ne sachant visiblement qu’en faire, jusqu’au moment où la mère de Yagoï était venue le gronder et lui donner une tape sur le crâne. Docilement il avait lâché la petite bête, prêt cependant à courir la reprendre sur le plancher où elle gisait. Alors Yagoï avait enlevé le chien dans ses bras.
— « C’est bien, c’est très bien. Brave toutou, brave toutou », disait-elle pour le calmer.
Puis elle avait intimé à Gimpei :
— « Gim-chan, débarrasse-nous de cette souris, tu veux. »
Affolé, il avait ramassé l’animal, notant qu’une ou deux gouttes de sang maculaient le plancher. Le petit cadavre encore chaud l’inquiétait. Les yeux, quoiqu’ils saillissent hors des orbites, demeuraient ceux d’une mignonne petite souris.
— « Allons, jette-la vite ! »
— « Mais où… ? »
— « N’importe, dans le lac ! »
Alors il courut jusqu’à la rive du lac, tenant la souris par la queue, et la lança de toutes ses forces. Il perçut, dans l’obscurité, le bruit de sa chute, un bruit d’une affreuse tristesse, et prit ses jambes à son cou sans demander son reste.
« Elle ne m’est rien, Yagoï. La fille de mon oncle et c’est tout », pensait-il, profondément ulcéré.
Il avait douze ou treize ans à ce moment-là. La souris le hanta dans son sommeil.
Quant au terrier, après cet exploit, il ne laissa plus passer un jour sans se mettre en embuscade dans la cuisine. On eût dit qu’il avait oublié tout le reste. Quoi qu’on lui dît, il comprenait : « souris » et se ruait vers son terrain de chasse. Le perdait-on de vue, on pouvait être sûr de le retrouver quelque part dans la cuisine. Mais, bien entendu, tout cela ne l’avait pas transformé en chat. La seule vue d’une souris, se faufilant d’étagère en pilier, rendait le terrier hystérique et déchaînait ses glapissements. Apparemment c’était surtout dans son crâne que trottinait une souris perpétuelle. Et ce chien, dont les yeux mêmes paraissaient avoir changé de couleur, Gimpei l’avait pris en haine. Il subtilisa, dans la boîte à couture de Yagoï, une aiguille à laquelle pendait un fil rouge, et guetta l’occasion d’en transpercer la mince oreille du terrier. Sans doute ferais-je mieux d’attendre le moment où je m’en vais, réfléchissait-il. Quand l’explosion se produirait, et qu’on retrouverait l’aiguille et son rouge empennage fichés dans l’oreille du chien, les soupçons se porteraient peut-être sur Yagoï. Mais, quand il voulut en venir au fait, l’animal détala en hurlant et Gimpei dut abandonner son projet. Il cacha l’aiguille à coudre dans sa poche et regagna sa propre maison. Chez lui, il dessina sur une feuille de papier Yagoï et le chien, y cousit quelques points avec le fil rouge, puis rangea le tout dans un tiroir de son bureau.
Gimpei s’était rappelé ce chien preneur de souris, alors qu’il rêvait d’adresser la parole à la jeune fille, au sujet de son chien à elle ou de n’importe quoi. Ne les aimant pas, en vérité, il n’avait pas grand-chose d’intéressant à dire à propos de chiens. Il était persuadé que le Shiba le mordrait s’il s’approchait. Mais il va de soi que ce n’était pas pour cette raison, qu’il échouait à rattraper la jeune fille.
Sans même interrompre sa marche, l’adolescente se pencha et détacha le Shiba. Se voyant libre, il s’élança droit devant lui, fit volte-face, puis croisa toujours courant la jeune fille et ne s’arrêta qu’aux pieds de Gimpei, dont il flaira les chaussures. Gimpei bondit en poussant un cri :
— « Aah ! »
— « Fuku ! Fuku ! »
L’adolescente s’efforçait de rappeler le chien.
— « Aah ! Au secours ! »
— « Fuku ! Fuku ! »
Gimpei était livide. Le chien retourna vers sa maîtresse.
— « Bon sang, il m’a fait une belle peur ! »
Il chancela, s’accroupit. Il cherchait, par toute cette pantomime, à retenir l’attention de la jeune fille. Mais un malaise bien réel l’étourdit et il ferma les yeux. Son cœur battait avec violence, il se sentait pris de nausées. Il s’étreignit le front et entrouvrit les paupières. La jeune fille avait remis le chien en laisse, et gravissait à nouveau la côte, sans un regard en arrière. Gimpei enrageait d’humiliation. Le chien pressentait la hideur de ses pieds, c’est pour cela qu’il était venu le flairer, imagina-t-il.
— « Qu’il crève ! Moi, je vais lui coudre l’oreille à celui-là ! »
Il marmonnait, tout en se mettant à courir. Mais avant même qu’il eût rattrapé la jeune fille, sa colère s’était dissipée. Il l’appela d’une voix rauque :
— « Mademoiselle ! »
Elle tourna la tête, faisant voler sa queue de cheval. Quand il vit l’adorable nuque, le visage exsangue de Gimpei se colora :
— « Vous en avez un beau chien, Mademoiselle… De quelle race est-il ? »
— « C’est un Shiba. »
— « Un Shiba de quelle région ? »
— « De Koshu. »
— « Il est à vous ? Vous le promenez tous les jours à la même heure ? »
— « Oui. »
— « Et toujours ici, sur cette route ? »
La jeune fille ne répondit pas, sans pour cela paraître se méfier particulièrement de Gimpei. Il se retourna vers le bas de la colline. De toutes ces maisons, laquelle pouvait être la sienne ? Il semblait qu’il y eût tant de foyers paisibles, heureux, blottis dans la jeune verdure.
— « Il attrape les souris, votre chien ? »
Le visage de l’adolescente ne s’égaya pas.
— « Je sais bien que ce sont les chats, et non les chiens, qui attrapent les souris. Mais certains chiens aussi, figurez-vous. Il y en avait un chez nous, jadis, qui y arrivait très bien. »
Elle ne daignait pas lui accorder un regard.
— « Comme c’était un chien, malgré tout, il ne les mangeait pas quand il en attrapait. J’étais moi-même un enfant, dans ce temps-là, et ça me soulevait le cœur, d’être obligé d’aller jeter cette souris. »
Tandis qu’il tenait, et s’entendait tenir ces propos peu ragoûtants, Gimpei revoyait le petit cadavre, avec son filet de sang au museau. On apercevait les dents blanches et serrées.
— « C’était un terrier japonais. Avec des pattes grêles, arquées, perpétuellement tremblantes. Je le détestais. Il y en a de toutes sortes, des chiens, comme des hommes, non ? En tout cas le vôtre est bien heureux, de pouvoir se promener comme ça avec vous ! »
Avait-il donc oublié sa toute récente frayeur ? Tant en parlant, il se pencha et affecta de flatter le dos du chien. La jeune fille, d’un mouvement preste, fit passer la laisse de la main droite à la main gauche, soustrayant l’animal aux avances de Gimpei. Celui-ci, à l’instant où le chien changeait de place sous ses yeux, dut se retenir de toutes ses forces pour ne pas enlacer les genoux de la jeune fille. Mais elle reviendrait avec son chien, chaque jour, gravir la pente de la colline, sous les frondaisons des gingkos. Maintenant au moins, il avait cette assurance… Ah ! Pouvoir la contempler, bien dissimulé quelque part sur le petit tertre. Cet espoir tout neuf l’arracha à ses idées de violence. Plus calme maintenant, il imaginait, sur le tertre, la fraîcheur de l’herbe où il s’étendra, absolument nu… Et la jeune fille, pour l’éternité, monte vers lui… Quelle indicible extase… !
— « Pardon de vous avoir importunée. Vous avez un très joli chien, et comme moi aussi je les aime… Sauf ceux qui s’en prennent aux souris, bien sûr ! »
La jeune fille demeurait indifférente. Elle repartit, avec son chien, escalader le tertre, à l’extrémité de la route, foulant aux pieds l’herbe tendre. Venant de la direction inverse, apparut un jeune homme, un étudiant. Gimpei crut défaillir de stupeur quand il vit la jeune fille tendre le bras, prendre la main de l’étudiant. Ainsi, ou couleur de promener le chien, c’était vers ce rendez-vous qu’elle se hâtait !
Et c’était l’amour qui faisait si chatoyants, si mouillés, les yeux noirs de la jeune fille. La brusquerie de la découverte avait assommé Gimpei. Les yeux se changèrent en un lac noir :
« Je voudrais nager dans la limpidité de ces yeux, me plonger tout entier dans ce lac de ténèbres. »
Étrangement enlacés, l’adoration et le désespoir s’abattaient en même temps sur lui. Accablé, il reprit sa marche, puis à son tour gravit la butte et se coucha dans l’herbe pour regarder le ciel.
L’étudiant était Mizuno, l’ami du frère de Miyako, et la jeune fille, Machié. Il s’en fallait d’une dizaine de jours encore que Miyako invitât son frère, Mizuno et Machié à célébrer l’admission des deux garçons à l’Université, et à aller voir, de nuit, dans le parc de Ueno, les cerisiers en fleurs.
Mizuno lui aussi jugeait incomparable le liquide chatoiement des yeux de Machié. Il lui semblait s’abîmer dans ces prunelles qui dévoraient tout l’œil.
— « Dès le matin je voudrais te voir », disait-il à la jeune fille. « Voir tes yeux au moment où tu les ouvres. Comme ils doivent être beaux alors ! Explique-moi comment ils sont. »
— « Tout gonflés de sommeil, j’imagine. »
— « Sûrement pas ! » répliqua Mizuno, refusant de la croire. « Moi en tout cas, à l’instant même où je me réveille je voudrais pouvoir te regarder. »
La jeune fille hocha la tête.
— « Jusqu’à présent, je savais que je te verrais à l’école un peu moins de deux heures après m’être éveillé », ajouta-t-il.
— « Tu m’as déjà dit cela. Et maintenant, moi aussi quand je me réveille je pense au fond de moi : Dans moins de deux heures ! »
— « Donc tu ne peux pas avoir l’air endormie. »
— « Ah ! je ne sais pas… »
— « C’est un beau pays notre Japon, non ? Où l’on rencontre des gens avec des yeux noirs comme les tiens. »
Ce noir profond accusait encore la grâce des sourcils et des lèvres. Quant à la chevelure de Machié, on eût dit qu’elle empruntait un surcroît de lustre au sombre chatoiement des yeux.
— « Qu’as-tu raconté à tes parents ? Que tu allais promener le chien ? »
— « Je ne leur ai rien dit. Mais il était avec moi, et d’ailleurs la façon dont je suis habillée suffit. »
— « Ce n’est pas trop risqué, de nous rencontrer aussi près de chez toi ? »
— « Je n’aime pas tromper mes parents, de toute façon. Mais s’il n’y avait pas le chien je ne pourrais pas sortir. Et à supposer que je puisse m’échapper, je paraîtrais si troublée, en rentrant, qu’on me percerait tout de suite à jour. Mais tes parents à toi ? Est-ce qu’ils ne sont pas encore plus intraitables ? »
— « Ah ! Parlons d’autre chose. Nous sommes bien obligés, l’un comme l’autre, de retourner à la maison. Au moins quand nous sommes ensemble n’en parlons pas, ce serait trop bête. Tu ne dois pas disposer de beaucoup de temps, si en principe c’est la promenade du chien ? »
Elle acquiesça. Ils s’assirent tous les deux dans l’herbe, et Mizuno prit le chien sur ses genoux.
— « Fuku te reconnaît, maintenant. »
— « Imagine un peu si les chiens parlaient ! Il raconterait tout, et nous ne pourrions plus nous voir, à partir d’aujourd’hui ! »
— « Ça ne changerait rien, puisque de toute façon je t’attendrais. J’ai décidé que j’irai à la même université que toi. Alors ce sera encore : « Dans moins de deux heures ! » quand nous nous réveillerons… Tu ne crois pas ? »
— « Dans moins de deux heures… » répéta tout bas Mizuno. « Un jour, nous ferons en sorte de n’avoir même pas ces deux heures à attendre… ! »
— « Maman n’a pas confiance, elle dit que nous sommes trop jeunes. Et moi, je suis heureuse de t’avoir connu trop jeune ! Je voudrais t’avoir connu plus jeune encore. À mon école, ou même à l’école primaire, n’importe quand, je sais que je t’aurais aimé… Je t’ai raconté que quand j’étais tout bébé, déjà, on me portait sur le dos jusqu’ici pour me faire jouer ? Et toi ? Tu ne venais jamais par ici quand tu étais petit ? »
— « Non, je ne pense pas. »
— « C’est vrai ? Eh bien moi, je suis tout à fait sûre de t’avoir croisé, là, sur la pente, quand je n’étais qu’un bébé. Je me demande même si ce n’est pas justement à cause de ça que je t’aime tant. »
— « Ah ! Comme je voudrais que ce soit vrai. »
— « Les gens me trouvaient si mignonne, à cet âge-là, qu’ils me prenaient dans leurs bras pour me cajoler. J’avais les yeux beaucoup plus grands et plus ronds que maintenant », ajouta-t-elle, tournant vers Mizuno ses magnifiques yeux noirs. « Il n’y a pas longtemps, le jour de célébration de fin d’études des Écoles Secondaires, je suis allée faire un tour avec le chien. Vers la droite, en bas de la colline, il y a un plan d’eau où l’on peut louer des canots. Des garçons et des filles s’étaient embarqués. La promotion de cette année, sans doute ; ils avaient tous à la main le rouleau du diplôme. Et moi, à les voir ramer sur les barques, et fêter ce dernier jour, je me suis mise à les envier. Certaines des filles, elles aussi avec leur rouleau, étaient restées sur le pont. Elles s’appuyaient au parapet pour regarder leurs amis qui manœuvraient les barques. Je ne te connaissais pas encore, à la fin du Secondaire. Et c’est avec des filles comme ça que tu devais t’amuser. »
— « Ni avec elles, ni avec d’autres ! »
— « Humm ! »
Elle inclina la tête, l’air sceptique :
— « De toute façon, il n’y a de barques qu’avec les beaux jours. Avant, tout le plan d’eau est gelé, et les canards sauvages s’y retrouvent. Je me rappelle m’être demandé, un jour, lesquels d’entre eux ont le plus froid : ceux qui marchent sur la glace, ou ceux qui flottent sur l’eau. On dit qu’ils viennent passer la journée ici, pour être à l’abri des chasseurs, et que le soir ils repartent vers leurs lacs et vers leurs montagnes… »
— « C’est vrai ? »
— « Et le Premier Mai, aussi, j’ai regardé les banderoles rouges, quand le défilé passe dans la rue des tramways, — de l’autre côté, tu sais. Et ces rangées et ces rangées toutes rouges, dans les feuilles vert tendre des gingkos, c’était tout simplement merveilleux. »
En contrebas de l’endroit où ils étaient assis, une partie de l’étang artificiel avait été comblée, et aménagée en terrain d’entraînement pour les joueurs de golf. Dans la direction opposée, il y avait les gingkos qui bordaient la route, et le noir des troncs se détachait sur le vert printanier des feuillages. Une brume rose estompait peu à peu le ciel du soir. Machié caressait le chien, demeuré sur les genoux de Mizuno. Celui-ci prit la main de la jeune fille et la garda entre les siennes :
— « Pendant que je t’attendais, j’avais en tête une sorte de mélodie. Un peu comme de l’accordéon, extrêmement douce. Je m’étais allongé, je fermais les yeux… »
— « Mais ça ressemblait à quoi ? »
— « Je ne sais pas. Au Kimigayo, peut-être… »
— « L’hymne national ? Mais tu n’as jamais été à l’armée pourtant. »
Déconcertée, elle se pressa contre son ami.
— « Bah ! C’est peut-être seulement de l’entendre soir après soir à la radio, en fin de programmes. »
— « Et moi, soir après soir, je répète : Bonne nuit, mon Mizuno ! »
Machié ne souffla mot de sa rencontre avec Gimpei. Elle ne considérait même pas avoir été accostée par un individu bizarre. Elle l’avait déjà oublié, à vrai dire. Son attention, pourtant, se fût-elle portée de ce côté, elle eût pu apercevoir Gimpei couché dans l’herbe. Mais même alors elle ne se serait sans doute pas rendu compte qu’il s’agissait du même homme. Gimpei, en revanche, ne pouvait s’empêcher d’épier les deux jeunes gens. Couché à plat sur le dos, il sentait la froideur de la terre le pénétrer. À ce moment de l’année, la plupart des gens songent à laisser le manteau d’hiver pour un vêtement de demi-saison. Gimpei ne portait ni l’un ni l’autre. Il bascula, de manière à faire face aux jeunes gens. Plus qu’il ne l’enviait, il haïssait le spectacle de leur bonheur. Il ferma un instant les yeux, et il lui sembla qu’une colonne de feu entraînait le jeune couple, selon une confuse trajectoire, à la surface d’il ne savait quels flots. Cette vision, voulut-il croire, dénonçait la précarité de leur bonheur.
— « Elle est bien jolie ta maman, Gin-chan. »
La voix de Yagoï… Il était assis tout près d’elle, sur la rive du lac, là où fleurissent les cerisiers sauvages. Les branches en fleurs se reflétaient dans l’eau et des oiseaux chantaient.
— « J’adore la façon dont on voit ses dents chaque fois qu’elle parle… »
Mais ne se demandait-elle pas comment une femme aussi belle avait pu épouser un homme aussi disgracié que le père de Gimpei ?
— « Mon père et ta maman étaient les deux seuls enfants. Et comme ton père à toi est mort, le mien dit qu’elle et toi devriez venir habiter avec nous à la maison. »
— « Non, pas question ! »
Gimpei s’était empourpré jusqu’aux oreilles.
Redoutait-il de perdre sa mère, ou avait-il honte de la joie même qu’il éprouvait, à l’idée de vivre sous le même toit que Yagoï ? L’un et l’autre, peut-être.
La maison de Gimpei, à cette époque, outre sa propre mère, abritait ses grands-parents et la sœur aînée de son père, qui était divorcée. Gimpei avait dix ans à la mort de son père. On avait retrouvé celui-ci, blessé à la tête, dans les eaux du lac. La rumeur publique voulait qu’on l’eût assassiné, et qu’on se fût ainsi débarrassé du cadavre. Cependant on trouva de l’eau dans les poumons, et on conclut officiellement à une mort par noyade. Mais la supposition selon laquelle il aurait été précipité dans l’eau, à la suite d’une bagarre sur la berge même du lac, ne put jamais être tout à fait écartée. Quant à la famille de Yagoï, elle garda tous ses reproches pour le défunt lui-même. Avoir le front de se suicider, et dans le village natal de sa propre femme ! Gimpei se jura farouchement de ne pas laisser impunie la mort de son père, au cas où il se révélerait qu’une main autre que la sienne la lui avait donnée. Et chaque fois qu’il revenait en visite au village, il se cachait dans un bosquet de lespedeza, à proximité de l’endroit où on avait retrouvé la dépouille paternelle, et observait les passants. Un jour, la vache que conduisait un paysan fut prise d’un accès de fureur, et Gimpei cessa de respirer. Une autre fois, alors que les buissons étaient en pleine floraison, il cueillit une des petites fleurs blanches, pour la mettre à sécher entre les pages d’un livre, et jura de venger la mort de son père.
— « Maman elle non plus ne voudrait pas revenir ici, autrement », dit-il avec force. « Parce que c’est ici qu’on a tué mon père. »
Yagoï, devant son visage bouleversé, resta muette.
Elle n’avait pas encore confié à Gimpei la rumeur, propagée de bouche à oreille. Le fantôme du père, à en croire les villageois, hantait le rivage du lac… Aux abords du lieu de la tragédie, on peut entendre des bruits de pas. On se retourne, et il n’y a personne. Mais si l’on se sauve de toute la vitesse de ses jambes, le fantôme perd du terrain, et le bruit de pas s’affaiblit peu à peu.
Même le pépiement des oiseaux, repris en écho de la cime aux plus basses branches des cerisiers sauvages, évoquait pour Yagoï ces pas du fantôme :
— « Retournons à la maison, Gin-chan. Ça me fait peur, ces fleurs qui se reflètent dans l’eau. »
— « Elles n’ont rien qui puisse faire peur. »
— « Parce que tu ne regardes pas assez. »
— « Mais tu ne les trouves pas jolies ? »
Il la tira par le bras avec brusquerie, au moment où elle se levait, la faisant tomber sur lui :
— « Gin-chan ! »
Elle parvint à prendre la fuite, les pans de son kimono volant derrière elle. Gimpei se mit en mesure de la rattraper. Elle s’arrêta bientôt, hors d’haleine. Et tout à coup elle s’agrippa à son épaule :
— « Gin-chan, venez vivre avec nous, ta maman et toi. »
— « Non, je ne le veux pas. »
En même temps il l’étreignit de toutes ses forces. Malgré lui ses yeux se remplirent de larmes. Yagoï le regardait sans mot dire, ses yeux à elle aussi tout embués, perdus dans leur contemplation. Elle reprit enfin :
— « J’ai entendu ta maman dire à mon père qu’elle mourrait à son tour, si elle devait habiter une maison comme la nôtre. »
Ce fut l’unique fois que Gimpei tint Yagoï dans ses bras. La famille de Yagoï, qui était aussi celle de la mère de Gimpei, jouissait d’une notoriété ancienne et solide parmi toute la population riveraine du lac. Et, plusieurs années après cette époque, Gimpei en vint à soupçonner qu’il avait dû se produire un accident dans la vie de sa mère, pour qu’elle se fût à ce point mésalliée. Au moment de ces soupçons, elle l’avait abandonné lui-même pour retourner vivre dans sa famille. Et il essayait, en se débattant désespérément, de terminer ses études quand elle fut emportée par la tuberculose, de sorte qu’il perdit jusqu’aux maigres secours qu’elle lui allouait. Du côté paternel, le grand-père de Gimpei étant mort, il ne lui restait que sa grand-mère et sa tante. Cette dernière, à ce qu’il apprit, gardait près d’elle la fille qu’elle avait eue avant son divorce. Mais il y avait beau temps, à ce moment-là, que Gimpei n’entretenait plus de correspondance avec le village, et il ne sut pas si la jeune fille s’était finalement mariée.
Étendu sur le frais gazon, après sa course derrière Machié, Gimpei songeait qu’il ne s’était produit que bien peu de changements, depuis le temps où il se cachait dans les fourrés de lespedeza au bord du lac, près du village de Yagoï. En lui régnait la même tristesse. Tout au plus avait-il cessé de penser sérieusement à venger la mort de son père. L’assassin, si tant est qu’il y en eût, ne devait déjà plus être très gaillard lui-même. Gimpei se fût-il trouvé soulagé, comme on l’est lorsqu’on se délivre d’une vieille obsession, au cas où on ne sait quel patriarche tordu l’eût rattrapé dans sa vie, et lui eût avoué son crime ? En fût-il revenu, lui Gimpei, au temps de ces deux enfants, absorbés dans le secret de leurs jeunes amours ? Il revit avec précision les fleurs des cerisiers sauvages, dédoublées dans l’eau du lac, que ne froissait pas la moindre brise. Fermant les yeux, il ressuscita le visage de sa mère.
Cependant, la jeune fille venait de repartir avec le Shiba. À l’instant où Gimpei rouvrait les yeux, l’étudiant s’était mis debout et, de la petite éminence, les regardait s’éloigner. Le soleil couchant incendiait le feuillage des gingkos. Le chien, pressé de regagner sa niche, tirait sur la laisse. Il n’y avait personne sur la route, et pourtant la jeune fille ne se retourna pas. Elle allait d’un pas menu, rapide, très gracieux. Gimpei, sachant que dès le lendemain soir il la reverrait gravir la colline, se mit à siffler. Après quoi il se dirigea vers Mizuno, sifflant toujours, même quand le jeune homme l’eut remarqué.
— « Eh bien, on ne s’ennuie pas ! » remarqua-t-il.
Mizuno détourna le regard.
— « On ne s’ennuie pas, dis-je ! »
Mizuno lui fit face cette fois, fronçant les sourcils.
— « Allons, allons, inutile de me faire ces yeux-là ! Pourquoi ne pas nous asseoir et bavarder un peu ? Tout ce que je dis, c’est que s’il existe des gens heureux, ils méritent qu’on les envie, c’est tout. »
Le jeune homme lui tourna le dos, prêt à s’en aller.
— « Eh bien, on se sauve ? »
Mizuno l’affronta :
— « Je ne me sauve pas. Il se trouve que je n’ai rien à vous dire. »
— « Ou tu te figures que je médite quelque petit chantage ? Allons, assieds-toi, voyons. »
Mizuno restait debout, immobile.
— « Je la trouve merveilleuse, ta petite amie. Je ne devrais pas ? Merveilleuse, oui ! Toi au moins tu dois être heureux ! »
— « Et alors ? »
— « J’ai envie de parler avec quelqu’un d’heureux. Pour ne rien te cacher, je l’ai suivie jusqu’ici, ton amie, tellement je la trouvais belle. Tu imagines ma surprise quand j’ai vu qu’elle et toi aviez rendez-vous ! »
Stupéfait lui-même, Mizuno le dévisagea, mais n’en ébaucha pas moins un mouvement pour s’en aller.
— « Écoute, parlons-nous un peu. »
Gimpei lui posa la main sur l’épaule, essayant de le retenir. Le jeune homme le repoussa avec violence :
— « Espèce de cinglé ! »
Gimpei, perdant l’équilibre, dévala le flanc de la butte et alla s’écraser sur l’asphalte en contrebas, où il se meurtrit l’épaule droite. Il demeura une seconde assis, jambes croisées, puis, se tenant l’épaule, se remit debout et entreprit d’escalader à nouveau la butte. Mizuno avait disparu. Gimpei, le souffle court, avait l’impression qu’un poids lui écrasait la poitrine. Il se rassit à même le sol et laissa lentement tomber sa tête sur ses genoux.
Pourquoi il avait abordé l’étudiant, après le départ de la jeune fille, lui-même n’eût pu l’expliquer. Aucune mauvaise intention ne l’animait tandis qu’il se dirigeait, tout sifflotant, vers le jeune homme. Et il ne mentait nullement en disant que tout ce qu’il voulait, était causer avec lui de la beauté de la jeune fille. Qui sait ? Il eût suffi, peut-être, que son interlocuteur montrât un tout petit peu plus de compréhension, et Gimpei lui eût appris à découvrir des aspects de cette beauté qui, jusque-là, lui avaient échappé. Mais cette façon de l’interpeller à brûle-pourpoint… :
— « Eh bien, on ne s’ennuie pas ! »
Que pouvait-il dire de pis que ces mots fielleux ? N’y avait-il pas moyen de s’exprimer avec un peu plus de bonheur ? Quoi qu’il en fût, Gimpei se trouvait dans un tel état de faiblesse qu’une bourrade de l’étudiant avait suffi à l’envoyer rouler sur la chaussée. Il eût pu pleurer devant ce délabrement de son corps. Une main crispée dans l’herbe, l’autre soutenant son épaule meurtrie, il vit le rose crépuscule se brouiller sous ses paupières plissées.
La jeune fille, sans doute, ne reviendrait plus promener son chien le long de la côte. À moins que le garçon ne parvînt pas à la prévenir avant le lendemain ? Gimpei, alors, la verrait peut-être une fois encore remonter l’allée entre les gingkos. Bien sûr, l’étudiant devant fatalement le reconnaître, il ne pouvait être question de se montrer, que ce fût sur la route ou sur la butte. Gimpei regarda tout autour de lui, sans aviser une cachette. L’image de la jeune fille, son lainage blanc, les revers à carreaux rouges de son pantalon s’évanouirent. Gimpei n’eut plus dans la tête que la roseur du ciel.
— « Hisako ! Hisako ! » cria-t-il d’une voix étranglée.
C’était Hisako Tamaki qu’il appelait ainsi.
Un jour, il allait en taxi rejoindre Hisako, et le ciel de la ville avait pris cette même teinte rose, quoiqu’on fût encore bien éloigné du crépuscule, — aux alentours de trois heures de l’après-midi tout au plus. Par la vitre la plus proche de Gimpei, le ciel affectait une nuance bleuâtre, mais à côté du chauffeur, qui avait baissé sa propre vitre, on eût dit que la couleur était différente.
Gimpei se pencha sur l’épaule de l’homme :
— « Le ciel n’est-il pas plus ou moins rose ? » demanda-t-il.
— « Oui, ça en a l’air », dit l’autre avec indifférence.
— « Une teinte rose, vraiment. Je serais curieux de savoir pourquoi. Ce ne sont quand même pas mes yeux. »
— « Non, non, ce ne sont pas vos yeux. »
Toujours penché en avant, il perçut l’odeur de vieux vêtements qui se dégageait du chauffeur.
Par la suite, chaque fois qu’il prenait un taxi, il ne pouvait s’empêcher de distinguer deux mondes, l’un d’un rose pâle, et l’autre bleuâtre. Les objets, à travers la vitre d’un véhicule, apparaissent bleus, et ceux que l’on voit par la portière avant, quand la vitre de celle-ci est baissée, semblent vaguement roses par contraste. L’explication n’est sans doute pas plus compliquée. Mais Gimpei paraissait être arrivé à se convaincre que le ciel lui-même, la ville, les murs, les rues et jusqu’à chaque tronc d’arbre irradiaient effectivement cette surprenante couleur rose. Au printemps, et également en automne, beaucoup de chauffeurs de taxis roulent la vitre avant baissée, tout en gardant relevées celles de l’arrière. Et chaque course, même si ses moyens ne lui permettaient pas d’user fréquemment de taxis, renforçait en Gimpei sa conviction.
Il s’habitua donc bel et bien à distinguer deux mondes : l’un qui était rose et chaud, celui du conducteur, et l’autre bleu et froid, celui du passager — Gimpei lui-même en l’occurrence. Bien sûr, filtré par l’écran d’une vitre, le monde paraît plus limpide. Et, à Tokyo, ce pouvait être la poussière, étendue comme un voile sur le ciel et sur la ville, qui déterminait la nuance rose. Quand Gimpei, coudes appuyés sur le dossier de la banquette avant, se penchait pour observer ce monde baigné de rose, bien souvent il lui arrivait d’être irrité par la stagnante moiteur de l’air, et pris de l’envie d’apostropher le chauffeur :
— « Alors, quoi ! »
Simplement pour avoir le prétexte de se colleter avec lui. Il fallait voir là, sans doute, la manifestation d’un refus, d’un défi. À l’égard de quoi… Gimpei l’ignorait. Il n’ignorait pas, en revanche, qu’eût-il cédé à son impulsion, il se fût trouvé rangé, une fois pour toutes, dans la catégorie des aliénés. Mais il pouvait s’approcher d’un air menaçant, rouler des yeux furibonds, sans qu’un seul des chauffeurs montrât la moindre crainte. On sait bien qu’aussi longtemps que le ciel et toute la ville paraissent roses, cela signifie que la nuit n’est pas encore là.
Au demeurant, ils avaient sans doute bien raison de ne pas prendre peur. La première fois que cette propriété des vitres de taxis avait permis à Gimpei d’établir le partage entre un monde rosé et un monde bleuâtre, il allait retrouver Hisako, et c’était l’impatience de cette rencontre qui le faisait se pencher en avant sur la banquette. N’importe quel taxi évoquait le souvenir de la jeune fille. Au remugle de vieux vêtements s’était bientôt substituée, ce jour-là, l’odeur de l’uniforme en serge bleue porté par Hisako, et, dans la suite, tout conducteur de taxi amenait l’association avec cette odeur. Que les vêtements de l’homme fussent neufs n’y changeait absolument rien.
Gimpei était déjà rayé des cadres professoraux, lors de sa découverte de la roseur du ciel. Hisako elle-même avait été contrainte de changer d’école, et ils ne se revoyaient qu’en cachette. Bien avant qu’ils n’en fussent arrivés là Gimpei redoutait un tel déroulement des choses :
— « Surtout ne dis rien à Mlle Onda, notre secret ne regarde que nous… » avait-il murmuré.
Hisako s’empourprait, comme s’ils eussent été sur le lieu même de leurs amours clandestines.
— « Un secret que l’on garde est plein de douceur, plein de gaieté. Arrive-t-il à transpirer, il devient démon un assoiffé de vengeance ! »
Hisako, les joues creusées de fossettes, le scrutait de son regard en dessous. Ils se trouvaient face à face, dans un coin du couloir de l’école. Juste derrière la fenêtre, une des élèves s’était pendue par les mains à la branche d’un cerisier tout empanaché de jeune feuillage et l’utilisait comme escarpolette. L’arbre était agité d’un tel mouvement qu’on croyait percevoir, par la fenêtre vitrée du couloir, le bruit de froissement des branches.
— « Ceux qui s’aiment ne peuvent compter sur personne. Tu comprends cela ? Et pas plus sur Mlle Onda. Elle fait partie de nos ennemis maintenant. Le monde nous guette à travers ses yeux, nous écoute avec ses oreilles. »
— « Je sens que je vais quand même tout lui dire. »
— Ça non, il n’en est pas question ! »
Gimpei jeta autour de lui un regard inquiet.
— « Mais je n’en peux plus, moi. Imagine qu’elle s’efforce de me consoler, qu’elle vienne me dire : « Qu’est-ce que tu as, Hisa-chan ? » Jamais je ne pourrai lui cacher notre secret. »
— « Et quel besoin éprouves-tu d’être consolée par une amie ? » riposta Gimpei, la voix plus dure.
— « Aussitôt que je l’aperçois je suis sûre de me mettre à pleurer. Hier, en rentrant, j’avais les yeux si gonflés que même l’eau n’arrivait pas à les décongestionner. L’été encore, il y a de la glace dans le réfrigérateur, mais en ce moment… »
— « Sujet de conversation très approprié ! »
— « Mais tout est si dur, pour moi… »
— « Regarde-moi en face. »
Elle levait les yeux, toute docile. Plutôt qu’elle ne le regardait, elle semblait lui offrir ses yeux. Puis la présence physique de la jeune fille s’imposa à Gimpei et il se tut.
Avant que leurs relations fussent parvenues à ce tournant, il s’était mis en tête de questionner Nobuko Onda, touchant la petite histoire de la famille Tamaki. De son propre aveu, Hisako ne gardait pas de secrets vis-à-vis de son amie.
Mais il n’était pas si facile d’entreprendre la jeune Onda. Gimpei, s’il se mettait à la questionner, craignait qu’elle ne perçât à jour ses véritables desseins. Onda était une élève très satisfaisante, mais douée d’un caractère énergique.
Il avait lu à haute voix, un jour, pendant la classe, des extraits du livre de Yukichi Fukuzawa : « Relations sociales entre Hommes et Femmes » — commençant par le passage : « Selon un poème satirique, il est licite pour les époux de marcher côte à côte, sitôt passé les deux ou trois premiers pâtés de maisons », et continuant par celui qui dit : « Il arrive que l’on surprenne des propos incongrus. Ceux de certains beaux-parents par exemple. Si l’épouse témoigne de l’affliction, lors du départ de l’époux pour un voyage, ou si l’époux veille avec tendresse son épouse alitée, tous deux contrarient en cela les exigences des beaux-parents, lesquels considèrent comme de la plus grande inconvenance un tel étalage de sentiments. »
Toutes les élèves pouffèrent avec un bel ensemble. Onda seule restait impassible.
— « Vous ne riez pas, mademoiselle Onda ? » demanda Gimpei.
La jeune fille ne souffla mot.
— « Mademoiselle Onda, cela ne vous amuse pas ? »
— « Non, monsieur. »
— « Si même il en est ainsi, vous pourriez rire comme tout le monde. »
— « Mais je n’en ai pas envie. Je pourrais, sans doute, rire en même temps que les autres, mais je ne vois pas pourquoi je le devrais simplement parce que tout le monde le fait. »
— « Vous ergotez, mademoiselle », dit Gimpei, qui se composa un visage grave. « Mlle Onda nous affirme ne pas trouver cela drôle. Qu’en pensez-vous, vous autres ? »
À la question ne répondit qu’un grand silence.
— « Donc, ce ne serait pas drôle ? Yukichi Fukuzawa écrivait ces lignes en 1896. Deux guerres mondiales ont passé sur nous depuis ce temps-là. Et si, aujourd’hui, le caractère unique de pareilles citations ne vous touche pas, c’est que réellement quelque chose ne va pas », poursuivait Gimpei, qui, au plus fort de son raisonnement, ne put se tenir de demander, avec une sensible acrimonie : « À propos, l’une d’entre vous, a-t-elle déjà vu rire Mlle Onda ? »
— « Moi, oui ! »
— « Oh ! Oui, Monsieur. »
— « Bien sûr, c’est souvent qu’elle rit ! »
Les réponses jaillissaient cette fois, dans une atmosphère de gaieté et de bonne humeur.
Gimpei, ultérieurement, en vint à penser que c’était peut-être le versant caché, énigmatique de la personnalité d’Hisako qui avait fait d’elle l’inséparable de Nobuko Onda. Il émanait d’elle une sorte de magnétisme qui avait contraint Gimpei à la suivre. Et n’était-ce pas cette même force, tapie tout au fond d’elle, qui avait poussé la jeune fille à accueillir favorablement, de son côté, les avances de Gimpei ? La femme, en Hisako, s’était éveillée avec la brusquerie d’une impulsion électrique. Et Gimpei lui-même, lorsque Hisako s’était donnée, avait été secoué d’un tel frisson qu’il s’était demandé s’il en était ainsi pour beaucoup de jeunes filles.
On eût pu, peut-être, estimer qu’Hisako avait été la première femme dans la vie de Gimpei. Les jours, à l’époque où il était encore son professeur, passés à aimer la jeune fille, lui apparaissaient maintenant comme les plus heureux de cette vie. Le culte voué par lui, avant la mort de son père, à sa cousine Yagoï, avait été au sens propre un premier amour, dans toute son innocence. Mais peut-être, aussi, Gimpei était-il par trop jeune à ce moment-là.
Jamais il n’avait pu oublier un de ses rêves, quand il avait neuf ou dix ans. Il lui avait valu de chaleureuses félicitations. Au-dessus du lac de son enfance, dont les vagues étaient si sombres qu’elles paraissaient noires, planait un dirigeable. Puis, à y regarder mieux, ce n’était pas un dirigeable, mais une daurade gigantesque. Surgie des flots, maintenant elle voguait à loisir dans le ciel. Et elle ne se trouvait pas seule. De tous les côtés, d’autres poissons jaillissaient à leur tour d’entre les vagues.
— « Oh ! L’énorme daurade ! » s’écria Gimpei, au moment de s’éveiller.
Tout le monde le félicita :
— « C’est un signe faste, un rêve prémonitoire ! Ça veut dire que tu iras loin. »
La veille de ce jour-là, Yagoï lui avait offert un livre d’images, parmi lesquelles figurait un dirigeable. Gimpei n’en avait jamais vu de vrais, quoiqu’il en existât bel et bien à cette époque. Il est probable qu’ils ont été supplantés, maintenant, par les grands avions. Pour Gimpei, le rêve de dirigeable et de daurade appartenait au passé. Plus que le présage d’une réussite sociale, c’était celui de son mariage avec Yagoï qu’il avait voulu y voir. Mais la réussite sociale elle non plus ne s’était pas réalisée. Gimpei eût-il même conservé, au lycée, son poste de professeur de lettres, qu’aucune perspective d’avancement ne lui était offerte. Contrairement à la merveilleuse daurade de son rêve, lui manquait la force non seulement de se maintenir, mais de s’élever au-dessus du commun de ses semblables. Bien plutôt était-il voué à disparaître, un jour ou l’autre, au plus sombre des flots. La flambée interdite de son amour pour Hisako s’était consumée trop vite, et, de ce bonheur éphémère, la déchéance avait été le terme. Ainsi que Gimpei l’avait prévu, le secret révélé à Onda s’était changé en démon assoiffé de vengeance. L’accusation portée par la jeune fille avait tout dévasté.
Depuis le jour où il avait cité en classe Fukuzawa, il s’efforçait de ne pas regarder Hisako. Mais malgré lui, et à son propre désarroi, ses yeux se reportaient sur Onda. Un jour encore, il entraîna celle-ci dans un coin de la cour de récréation, et, mi-suppliant, mi-menaçant, tenta de la persuader de ne pas divulguer leur secret. Mais la haine qu’éprouvait la jeune fille à son égard procédait plus d’une intuition aiguë du mal que du simple sens de la justice. Gimpei eut beau invoquer ce qu’il y a de très haut dans l’amour, le verdict fut tranchant :
— « Vous êtes sordide ! »
— « Mais c’est toi qui l’es ! Que peut-il y avoir de plus lâche que de trahir un secret ? Qu’as-tu donc, à la place du cœur ? Une limace qui dégorge son venin, un scorpion, un scolopendre ? »
— « Je n’ai rien dit à qui que ce soit. »
Peu de temps plus tard, cependant, Onda avertit par lettres le directeur de l’école et le père d’Hisako. Les lettres, anonymes, se terminaient par les mots : « De la part d’un scolopendre. »
Gimpei, alors, ne put revoir Hisako que clandestinement, à un endroit choisi par elle. La maison achetée par son père après la guerre se trouvait dans ce qui avait été autrefois une banlieue. Celle qu’ils habitaient précédemment, dans les beaux quartiers de l’ouest, avait été ravagée par un incendie pendant le conflit, et il n’en restait qu’un mur à demi effondré. C’était là que la jeune fille, qui se cachait de tout le monde, aimait à rencontrer Gimpei. Tout autour, la majeure partie du quartier s’était peuplée de maisons de tailles diverses, et les terrains calcinés, laissés à l’abandon, devenaient chaque jour plus rares. Les ruines avaient donc perdu leur premier caractère d’hostilité, de tristesse, et assurément constituaient une sorte de refuge. Les herbes qui y foisonnaient étaient assez hautes pour dissimuler les deux amants. Hisako, simple lycéenne encore, puisait une sorte de confiance à se retrouver là où s’était écoulée son enfance.
Il lui était malaisé d’écrire à Gimpei. Et Gimpei lui-même ne pouvait pas plus lui adresser quelque lettre ou message que ce fût, qu’il ne pouvait lui téléphoner. Tout moyen de communication semblait donc leur être interdit. Aussi Gimpei traçait-il ses messages, à la craie, sur la face intérieure du mur en ruine, et Hisako venait en prendre connaissance. Ces inscriptions, étaient-ils convenus, devaient se trouver à la base du mur, de façon que les herbes folles pussent déjouer une curiosité éventuelle. Il ne pouvait être question, bien sûr, de messages compliqués, le jour et l’heure d’un rendez-vous et voilà tout. Mais le mur remplit toujours parfaitement son office clandestin. Parfois c’était Hisako qui y laissait un message pour Gimpei. Non qu’elle n’eût pu, elle, fixer par lettre exprès ou par télégramme la date d’un rendez-vous. Mais, depuis le début, il était entendu que c’était à Gimpei qu’il incombait d’écrire sur le mur ces jours et ces heures, puis de revenir s’assurer qu’Hisako avait inscrit son propre acquiescement. Étroitement surveillée, il était à peu près impossible à la jeune fille de sortir le soir.
Gimpei déférait à un appel de celle-ci quand il avait découvert, de l’intérieur du taxi, le partage du monde en rose pâle et en bleuté. Hisako l’attendait, blottie dans les herbes au pied du mur. Gimpei lui avait dit un jour :
— « Si j’en crois la hauteur de ce mur, ton père doit être un homme dur, peu commode. J’imagine que pour couronner le tout il y avait planté des morceaux de verre, et des clous la pointe en l’air. »
Les maisons nouvellement construites, tout autour d’eux, étaient de plain-pied, et leurs habitants ne pouvaient voir au-delà du mur. Dans le voisinage, il ne se trouvait qu’une seule de ces maisons, de style occidental, qui comportât un étage. Mais, en raison ou non des récentes conceptions de l’architecture, elle demeurait fort basse, et même en se penchant à l’une des fenêtres supérieures, un tiers du jardin restait invisible. Et c’est parce qu’elle le savait qu’Hisako se tenait à proximité du mur. Le portail, vraisemblablement en bois, avait brûlé. Mais le terrain n’étant pas à vendre il y avait peu de risques que les curieux vinssent y fourrer leur nez, et même aux alentours de trois heures, l’après-midi, c’était un endroit rêvé pour les rendez-vous clandestins.
— « Ah ! Tu sors de l’école. »
Gimpei posa la main sur la tête d’Hisako et s’accroupit. Prenant entre ses paumes le visage aux pommettes pâles, il l’attira vers lui.
— « Nous n’avons pas beaucoup de temps. On vérifie l’heure à laquelle je quitte l’école. »
— « Oui, je sais. »
— « J’ai essayé de leur parler du cours spécial, sur « La Chronique de Heiké », mais ils ont refusé. »
— « Ah ? Et tu m’attendais depuis longtemps ? Tu n’as pas de fourmis dans les jambes ? »
Tout en parlant il la prit sur ses genoux. Intimidée par le grand jour, elle se déroba d’un mouvement glissant :
— « Tenez… »
— « Qu’est-ce que c’est ? De l’argent ? Où l’as-tu pris ? »
— « C’est pour vous. Je l’ai volé. » Ses yeux étaient tout brillants : « Il y a vingt-sept mille yens ! »
— « C’est à ton père ? »
— « Je l’ai pris dans la chambre de maman. »
— « Mais je n’en veux pas ! Dépêche-toi de rapporter ça avant qu’on s’en aperçoive. »
— « Ça m’est égal. Je mettrais aussi bien le feu à la maison si on me surprenait ! »
— « Tu es complètement folle !… Qui s’amuserait, pour vingt-sept mille yens, à brûler une maison qui en vaut dix millions ! »
— « Cet argent-là, je crois que maman le garde en cachette de mon père. Donc elle ne pourra pas en faire un drame. J’ai bien réfléchi, tu sais, avant de le voler. Ce qui me ferait vraiment peur, ce serait d’aller le remettre là-bas. Je tremblerais tellement qu’on me prendrait à tous les coups. »
Ce n’était pas la première fois qu’elle offrait de l’argent à Gimpei. Il ne l’y incitait nullement. La jeune fille agissait de son propre chef.
— « Écoute, je ne suis pas dans le besoin. Un de mes vieux camarades d’Université se trouve être le secrétaire du président d’une société, un certain Arita. Et moi, grâce à cet ami, de temps en temps je suis chargé d’écrire les discours du patron. »
— « Arita ? Quel est son autre nom ? »
— « Otoji Arita… Un homme âgé. »
— « Oh ! Mon dieu ! C’est lui, qui préside le conseil d’administration de l’école où je suis maintenant… Et c’est par son intermédiaire que mon père est arrivé à m’y faire entrer ! »
— « Non ? »
— « Les discours, ceux que le président prononce à l’école, c’est vous qui les écrivez… Dire que je n’en ai jamais rien su ! »
— « Bah ! C’est toujours comme ça, la vie. »
— « C’est vrai, oui. Parfois, au moment où la lune est dans tout son éclat, je me dis que vous aussi êtes en train de la regarder. Et s’il y a de l’orage, je me demande : « Que fait-il, lui, dans son appartement ? »
— « Le vieil Arita en question, d’après mon camarade, souffre d’une phobie plutôt bizarre. J’ai été prié par cet ami, qui est donc son secrétaire, d’éviter le plus possible les mots du genre d’épouse, ou de mariage, dans la rédaction de mes pensums. Comme il s’agit d’un lycée de filles, il devait s’attendre à ce que j’en use tout naturellement. Ce M. Arita n’aurait pas eu une petite crise en prononçant son discours ? »
— « Pas que j’aie remarqué, non. »
— « Évidemment, en public », dit Gimpei hochant la tête.
— « Que voulez-vous dire, une crise ? »
— « Bah ! Des névrosés, il y en a de toutes sortes. Toi et moi en sommes peut-être. Tu veux que je te fasse une démonstration ? »
Prenant dans ses mains les seins d’Hisako, il ferma les yeux. Alors, resurgi du fond de son enfance, lui apparut un champ de blé. Sur le chemin au-delà du champ, une femme montait à cru un cheval de labour. Elle avait autour du cou un linge blanc noué par devant.
— « Allez-y, étranglez-moi, je refuse de rentrer à la maison », murmura Hisako avec passion.
Stupéfait, Gimpei s’aperçut que sa propre main lui enserrait le cou. Il leva l’autre main, comme pour le mesurer. Le cou s’insérait tout juste, délicatement, entre ses doigts joints. Gimpei glissa la liasse de billets dans le chemisier de la jeune fille. Le buste de celle-ci se raidit, et elle ébaucha un mouvement de recul.
— « Sois mignonne, remporte cet argent chez toi. L’un de nous deux finira par commettre un vrai crime avec ce genre de bêtises. N’est-ce pas déjà comme un criminel, que m’a dénoncé Onda ? Cet individu inquiétant, ce menteur maladif peut à coup sûr être soupçonné de quelque forfait abominable… C’est bien ça qu’elle écrivait dans sa lettre ? Tu l’as revue récemment ? »
— « Non, pas plus qu’elle ne m’a écrit. Une fille comme elle, je ne veux plus rien en savoir de toute façon. »
Gimpei demeura un instant silencieux. Hisako étalait sur le sol un carré de nylon. Mais en dépit de cette protection le froid restait pénétrant. Une puissante odeur d’herbe humide montait autour des deux amants.
— « Monsieur… je voudrais que vous me suiviez, comme l’autre fois. Sans que je m’en aperçoive. Et aussi comme cette fois-là, à la sortie de mon école. Elle est plus éloignée, vous savez, la nouvelle… »
— « Et une fois encore, parvenue devant ton somptueux portail, tu feras semblant de découvrir que je t’ai suivie ? Et tu me lorgneras, toute cramoisie, à travers la grille ? »
— « Non, non, je vous ferai entrer, cette fois. La maison est si grande. Personne ne vous y dénichera. Je pourrais même vous cacher dans ma propre chambre. »
Gimpei sentit monter en lui une joie brûlante. Peu de temps après, ils réalisèrent ce projet, mais Gimpei fut découvert par les parents d’Hisako.
Puis les années se chargèrent de l’éloigner de la jeune fille, et il se retrouvait sur l’asphalte où l’avait précipité la bourrade de l’étudiant, appelant dans son désespoir : « Hisako ! Hisako ! » Rentré chez lui, il vit que ses genoux et son épaule étaient couverts d’ecchymoses. La butte mesurait deux fois la hauteur de Gimpei.
Le lendemain soir, il ne put s’empêcher d’essayer de revoir l’adolescente, sur la côte bordée de gingkos. Comment, pensait-il, lui aurais-je porté préjudice, elle qui dans son innocence n’avait même pas remarqué mon manège… Autant gémir sur le vol des oies sauvages. Autant regarder, au loin, le cours éblouissant du temps qui passe. Gimpei savait-il seulement s’il vivrait encore le lendemain ? Et la beauté même de la jeune fille ne serait pas éternelle.
L’algarade avec l’étudiant, en tout cas, rendait impossible à Gimpei, sous peine d’être reconnu, de rôder aux alentours de la côte, et à plus forte raison sur la butte qui paraissait être le lieu de rencontre favori des deux jeunes gens. Aussi résolut-il de s’allonger dans le fossé, entre le trottoir aux gingkos et la vieille propriété patricienne. Si par hasard un agent l’interpellait, il pourrait toujours prétendre qu’il avait bu : un faux pas, un voyou en veine de brutalité venait juste de le faire tomber. Oui, l’ivresse constituait encore la meilleure défense, et Gimpei, avant de sortir, veilla à absorber quelques gorgées d’alcool pour colorer son haleine.
Il avait noté, le jour précédent, la profondeur du fossé. Tandis qu’il y descendait, il se rendit compte qu’il était surtout très large. Les deux versants et le fond lui-même se trouvaient solidement empierrés. L’herbe poussait entre les pierres, et un tapis de feuilles mortes datant du dernier automne achevait de s’y décomposer. Plaqué contre le versant le plus proche du trottoir, Gimpei pouvait espérer échapper aux regards des passants, la côte étant rectiligne. Mais vingt minutes dans cette position lui donnèrent envie de mordre les pierres. Il découvrit, éclose dans un interstice, une violette. Il progressa sur les genoux, entrouvrit les lèvres, la cueillit avec ses dents et la mangea. Il eut du mal à l’avaler et un sanglot le secoua, en dépit de ses efforts pour se calmer.
La jeune fille et son chien firent leur apparition au bas de la côte. Gimpei se cramponna au parapet de pierre et, collé contre la paroi, dressa la tête avec beaucoup de précautions. Il lui semblait, tel était le tremblement de ses mains, que le petit mur allait s’effriter. Les battements de son cœur se transmettaient à la pierre.
Vêtue du même lainage blanc que la veille, la jeune fille avait changé son pantalon pour une jupe d’un rouge sombre, avec les chaussures assorties. La tache blanche et rouge s’affirmait peu à peu, contre le vert frais des arbres. Comme la jeune fille passait au-dessus de Gimpei, sa main fut juste à la hauteur des yeux de celui-ci. La peau claire du poignet s’éclaircissait encore en remontant vers le coude. Gimpei releva les yeux jusqu’au menton parfait et dut les détourner, contenant à grand-peine un cri d’admiration.
Puis il aperçut l’étudiant, posté au même endroit que la veille. De sa cachette, à peu près au milieu de la côte, Gimpei vit les deux jeunes gens se promener, jambes gainées plus haut que le genou par les herbes. Ils voguèrent ainsi à travers la butte et disparurent de l’autre côté. Jusqu’au coucher du soleil, Gimpei attendit en vain le retour de la jeune fille. Le garçon, sans doute, lui avait parlé d’un individu suspect et ils avaient décidé d’éviter ces parages.
À d’innombrables reprises Gimpei revint errer le long des gingkos, passa d’interminables heures étendu dans l’herbe de la petite butte, mais jamais il ne revit la jeune fille. Il y eut un soir où le fantôme de celle-ci le ramena de force sur la colline. Les bourgeons, tout d’un coup, s’étaient mués en un vert et vigoureux feuillage, et l’ombre projetée par la lune sur la chaussée, la masse sombre et menaçante des arbres effrayèrent Gimpei. Il se rappela un autre soir, dans le village de son enfance, sur la côte de la mer du Japon, où la noirceur des flots, brusquement, l’avait terrorisé, et où il s’était mis à courir de toutes ses forces jusqu’à la maison. Puis ses oreilles perçurent un miaulement. Il s’immobilisa, scrutant le fond du fossé. Les chatons demeuraient invisibles, mais on distinguait confusément les contours d’une boîte, et on ne savait quoi, à l’intérieur de celle-ci, qui grouillait.
« Bien entendu, c’est l’endroit rêvé pour se débarrasser d’une portée. »
Les chatons, sitôt venus au jour, avaient été enfournés dans la boîte et abandonnés. Combien pouvaient-ils être, condamnés ainsi à mourir de faim malgré leurs larmes ? Gimpei, qui tentait de s’identifier à eux, se contraignit à écouter les miaulements. Et cependant la jeune fille ne reparut jamais sur la colline.
Au tout début de juin, il lut dans le journal qu’on organisait une chasse aux lucioles du côté de l’étang artificiel, non loin de la colline. Il s’agissait de ce même plan d’eau où l’on pouvait louer des barques. La jeune fille viendrait sûrement… Gimpei ne pouvait en douter. De toute évidence elle habitait par ici, puisqu’elle se promenait avec son chien sur la colline.
Le lac, près du village natal de la mère de Gimpei, était renommé lui aussi pour ses lucioles. Et Gimpei, qui accompagnait sa mère au moment de la chasse, relâchait ensuite ses prisonnières à l’intérieur de la moustiquaire. Yagoï l’imitait. Le panneau coulissant entre leurs deux chambres demeurait ouvert en grand, et ils se disputaient à qui aurait le plus le lucioles. Mais celles-ci ne restaient pas en place et les compter se révélait difficile.
— « Tu triches, Gin-chan ! Tu triches toujours ! »
Assise, elle secouait le poing dans sa direction et accablait la moustiquaire qui ondulait sous les coups. Les lucioles voletaient de tous les côtés. Les coups de Yagoï ne rencontraient nulle résistance, ce qui mettait le comble à sa rage. Ses genoux tressautaient au rythme de ses gesticulations. Elle portait un kimono d’été très court, à manches étroites. Le vêtement se retroussait plus haut que les genoux. Ses jambes se détendaient peu à peu vers l’avant, et le bas de la moustiquaire commençait à se contorsionner comme pour s’en prendre à Gimpei. Yagoï devenait un fantôme, habillé d’une moustiquaire bleue.
— « Tu en as plus que moi maintenant, Yagoï-chan. Regarde derrière toi, tu vas voir. »
— « Évidemment j’en ai plus. »
Les secousses de la moustiquaire exacerbaient le feu des lucioles, et en vérité on eût dit qu’elles étaient plus nombreuses.
Gimpei revoyait encore, dans sa tête, le motif à grandes croix brouillées du kimono de Yagoï. Mais que faisait, en revanche, la maman de Gimpei, qui devait pourtant dormir dans le même lit ? Ne protestait-elle pas contre le vacarme engendré par la fillette ? Et la mère de celle-ci à plus forte raison ! Couchée près d’elle, elle devait bien la gronder ? Et il y avait encore le petit frère de Yagoï qui dormait là, sûrement. Pourtant Gimpei n’arrivait à revoir que cette dernière, et elle seule.
Par intermittences, depuis quelque temps, lui revenait une vision d’éclairs au-dessus du lac. Toute la surface s’embrasait fugitivement, pour ne laisser subsister, sur la berge, que le chatoiement des lucioles. Leur présence n’appartenait peut-être qu’à l’hallucination. Cependant les éclairs sont plus fréquents en été, qui est aussi la saison des lucioles. Gimpei se demandait s’il n’avait pas rajouté celles-ci après coup. Mais sa fertile imagination elle-même n’allait pas jusqu’à voir dans les insectes hypothétiques quelque langue de feu symbolisant l’âme de son père trouvé mort dans le lac. En tout cas, l’obscurité brutalement consécutive à l’éclair était rien moins que rassurante. À chaque fois que l’éphémère illumination révélait, au cœur de la nuit, cette étendue d’eau sans limites, figée, insondable, Gimpei tressaillait. Comme si la nature, un instant, eût mis à nu ses forces profondes, comme s’il eût perçu le gémissement du temps. Lorsque l’éclair frappait le lac dans toute son étendue, Gimpei ne parvenait à y voir que l’effet de ses propres fantasmes. Il pensait que cela ne se passe jamais ainsi dans la réalité. Et, pourtant, peut-être pensait-il aussi qu’au cas où un puissant éclair, déchirant le ciel, le frapperait lui-même, la brève lueur éblouirait tout le cercle de son entourage. C’était bel et bien ce qu’il avait éprouvé en étreignant pour la première fois Hisako, toute gauche, toute contractée encore.
Puis la foudre de ce premier contact, qui s’était avec brutalité emparé de la jeune fille pour la transformer, avait investi Gimpei de ce même sentiment de stupeur. Pressé par Hisako, il parvint à se glisser subrepticement dans la chambre de la jeune fille, chez ses parents.
— « Vraiment c’est une grande maison. Ce que je me demande, c’est comment j’arriverai à en ressortir sans me faire voir. »
— « Je te montrerai. Tu pourrais même passer par la fenêtre. »
— « Mais… on est à l’étage, non ? » dit Gimpei avec un mouvement de recul.
— « Je te fabriquerai une corde, avec mes ceintures nouées bout à bout. »
— « Et le chien ? Vous n’en avez pas ? Je ne suis pas très porté sur les chiens, tu sais. »
— « Non, non, nous n’en avons pas. »
Pour Hisako, qui dévisageait Gimpei de ses yeux étincelants, ce n’était pas de cela qu’il s’agissait :
— « Nous ne pouvons pas nous marier, n’est-ce pas ? Alors, je voulais absolument que nous soyons dans ma chambre, ne fût-ce qu’une fois. Le « lit de gazon », tu comprends, encore et encore, je n’en pouvais plus ! »
— « Le lit de gazon… Bien sûr, on dit ça aussi dans le sens littéral. Mais le plus souvent, aujourd’hui, ça désigne plutôt l’autre monde, le silence de la tombe. »
— « C’est vrai ? »
La jeune fille ne l’écoutait que d’une oreille.
— « Je sais bien que maintenant qu’on m’a mis à la porte, et que je n’enseigne plus les lettres, c’est sans importance, mais… »
Cela lui importait grandement en réalité. Il ne supportait pas l’idée d’avoir été radié, de ne plus enseigner. Quel monde implacable, que celui où nous vivons ! Écrasé par le luxe raffiné de la chambre de son ancienne élève, Gimpei ne se voyait plus lui-même que comme un criminel recherché par la justice. Il avait cessé d’être l’homme qui suivait Hisako de l’école jusqu’à sa maison. Cette fois, assurément, puisque la jeune fille ne faisait que feindre d’ignorer qu’il la suivait, et qu’elle s’était déjà, au demeurant, donnée à Gimpei, il ne s’agissait pour eux que d’un jeu, un simulacre combiné à l’avance. Et, cependant, que la jeune fille elle-même l’eût proposé, comblait Gimpei de bonheur.
— « Écoute. » Elle lui prit la main et la serra. « Ça va être l’heure du dîner. Mais tu m’attends, n’est-ce pas ? »
Il l’attira contre lui et l’embrassa. La jeune fille, espérant que le baiser se prolongerait, s’abandonna entre ses bras, et l’obligation où il se trouva de la soutenir lui rendit un peu de confiance.
— « Que vas-tu faire en m’attendant ? »
— « Ma foi… Tu n’aurais pas… n’importe quoi… un album de photos ? »
— « Non, pas moi. Ni album, ni journal intime. »
— « C’est vrai que tu ne m’as jamais rien raconté sur ton enfance. »
— « Quel intérêt cela présente-t-il ? »
Elle quitta la chambre sans même s’essuyer les lèvres. Gimpei se demandait ce que pouvait être l’expression de son visage, assise à table entre ses parents. Il découvrit, dans une sorte de renfoncement masqué par un rideau, un petit lavabo. Avec mille précautions il tourna le robinet, se lava minutieusement le visage et les mains, se rinça la bouche. Ses hideux pieds eux aussi il eût bien voulu les laver. Mais quand il eut retiré ses chaussettes, et placé l’un d’eux à la bonne hauteur, il ne put se résoudre à le plonger dans la vasque même où Hisako baignait son visage. D’ailleurs ce n’étaient pas de simples ablutions qui pouvaient rendre présentables des pieds comme les siens. Tout au plus lui auraient-elles rappelé leur difformité.
Le rendez-vous serait peut-être passé inaperçu, si Hisako ne s’était mis en tête de lui préparer des sandwiches. Elle poussa la témérité jusqu’à lui en porter tout un choix, à grand renfort de plateau en argent, café, et ainsi de suite.
On heurta à la porte. Hisako, comme si elle venait à l’instant de prendre sa décision, demanda d’un ton accusateur :
— « C’est vous, mère… ? »
— « Oui, c’est moi. »
— « N’ouvrez pas, s’il vous plaît. Je reçois un invité. »
— « Un invité ? Quel invité ? »
— « Mon professeur », répliqua Hisako d’une voix plus faible, mais toujours résolument énergique.
Submergé par un bonheur sans mélange, Gimpei se mit debout. Armé, il eût peut-être tiré sur la jeune fille à ce moment-là. La balle lui troue la poitrine et, à travers la porte, frappe à son tour la mère. Hisako s’écroule vers Gimpei, la mère de l’autre côté. La porte les sépare tandis qu’elles tombent à la renverse. Mais Hisako, dans sa chute, se retourne avec une grâce indicible et vient étreindre les genoux de Gimpei. Un flot de sang jaillit de sa blessure. Il trempe les jambes de Gimpei, ruisselle sur ses pieds dont le derme épaissi, noirâtre, devient aussi subtil qu’un pétale de rose. Les tissus plantaires voient s’effacer leurs rides, deviennent eux-mêmes plus lisses que la nacre. Les longs orteils noueux, plissés et tordus comme ceux d’un singe, s’imprègnent du sang d’Hisako, et affectent aussitôt le dessin parfait du pied des mannequins. Mais comment peut-elle saigner autant, se demande soudain Gimpei. Et il s’aperçoit que le sang jaillit aussi d’une blessure à sa propre poitrine… Il se sentit défaillir, tout enveloppé du nuage aux cinq couleurs au sein duquel Bouddha vient accueillir les mânes des trépassés. Mais cette vision d’extase ne dura qu’un instant.
— « Le sang de ma fille est mêlé à l’onguent : ce même onguent qu’elle vous apportait, à l’école, pour soigner votre mycose ! »
Au son de la voix du père d’Hisako, Gimpei se raidit, prêt à se défendre. Ses oreilles l’abusaient. Longtemps et encore. Revenant à la réalité présente, il ne vit plus que la personne d’Hisako, toute droite, affrontant avec calme ce qui se trouvait derrière la porte. Alors la peur de Gimpei se dissipa. Derrière la porte, aucun bruit. Et cependant la porte elle-même n’empêchait pas Gimpei de distinguer la mère, toute tremblante sous le regard implacable de la fille : volaille soudain dénudée, déplumée par son propre poussin. Des pas battirent piteusement en retraite dans le couloir. Hisako s’avança avec résolution, tourna la clé dans la serrure, puis, la main sur la poignée, fit face à Gimpei. Prise d’une subite faiblesse, elle s’adossa à la porte et éclata en sanglots.
Inévitablement, le pas enragé du père succéda à celui de la mère. La poignée de la porte fut secouée. On entendit :
— « Ouvre tout de suite, tu m’entends ! Hisako, tu vas ouvrir ! »
— « Très bien, je vais lui parler », dit Gimpei.
— « Non, je ne veux pas ! »
— « Mais pourquoi ? Crois-tu que nous ayons le choix ? »
— « Je ne veux pas que tu le voies. »
— « Nous n’allons pas nous battre, tu sais. Je n’ai même pas de revolver, ni rien. »
— « Je ne veux pas que tu le connaisses. Sauve-toi par la fenêtre ! »
— « Par la fenêtre ? Pourquoi pas ? Moi qui ai des pieds de singe… »
— « Mais c’est dangereux avec des souliers. »
— « Je venais juste de les ôter. »
D’une commode la jeune fille sortit deux ou trois ceintures qu’elle attacha bout à bout. Le père, derrière la porte, ne se contenait plus.
— « Un instant, je vous prie. J’ouvre tout de suite. Vous n’avez rien à craindre, nous n’avons pas l’intention de nous suicider. »
— « Comment ? Mais qu’est-ce que c’est que ces sottises ! »
Il paraissait décontenancé, pourtant, et pour quelques secondes le vacarme s’apaisa.
Hisako avait roulé autour de ses poignets une des extrémités de la corde de fortune qui pendait par la fenêtre et, tout en pleurant, s’évertuait à compenser autant qu’elle le pouvait le poids de Gimpei. Le bout du nez de celle-ci effleura les doigts de la jeune fille tandis qu’il descendait avec assez de souplesse. Il avait voulu, en fait, y poser les lèvres, mais à ce moment-là il regardait le sol et c’était avec le nez qu’il les avait touchés. Il eût voulu aussi donner au visage d’Hisako un dernier baiser de gratitude, d’adieu. Mais la jeune fille, contractée par l’effort, devait s’arc-bouter, prenant appui des genoux sur le mur, et Gimpei, suspendu dans le vide, se trouvait trop loin d’elle. Dès qu’il fut sur le sol, il imprima deux petites secousses aux ceintures, en signe de tendre complicité. La deuxième, faute de point d’attache, se perdit et la légère corde d’étoffe jaillit tout entière de la chambre éclairée, tomba en tournoyant.
— « C’est vrai, tu me la donnes ? Alors je la garde sur moi. »
Gimpei prit sa course à travers le jardin, tout en roulant adroitement, en quelques moulinets, les ceintures autour de son bras. Un bref coup d’œil en arrière lui montra Hisako et une autre silhouette, celle de son père apparemment, dessinées dans l’encadrement de la fenêtre. On eût dit que l’homme était incapable d’élever la voix. Gimpei, en vérité comme un singe, escalada le portail aux arabesques.
Hisako avait-elle fini par se marier, après tout cela ?
Gimpei ne la revit qu’une seule fois. Il retourna, certes, à maintes et maintes reprises, sur le lieu même de leurs rendez-vous d’antan : le lit de gazon, ainsi qu’elle l’avait baptisé. Mais plus jamais il ne la découvrit, nichée dans les ruines et les herbes folles ; plus jamais, sur la face intérieure du mur de béton, il ne put déchiffrer un message. Inlassablement, il revenait. Même en hiver, lorsque la végétation morte disparaissait sous la neige. Et, un jour de printemps, en réponse eût-on dit à ce déraisonnable espoir, Hisako fut là, au milieu du pastel des herbes nouvelles.
Ah ! Mais Nobuko Onda se trouvait avec elle. Gimpei, le cœur battant, pensa d’abord qu’Hisako elle aussi revenait là, de temps en temps, à sa recherche, et que peut-être le hasard seul avait fait qu’ils ne s’étaient pas rencontrés. Mais la jeune fille paraissait si stupéfaite, qu’il comprit bien que c’était avec Onda qu’elle avait eu rendez-vous. Oui, Onda la délatrice, à cette place même où, en secret, Hisako et lui s’étaient aimés. Comment cela pouvait-il être ? Il savait, en tout cas, qu’il lui fallait mesurer ses paroles.
— « Oh ! Monsieur », s’exclama Hisako.
— « Monsieur ! »
Onda utilisait le même mot, mais avec plus de violence, comme pour dominer sa compagne.
— « Ainsi vous persistez à fréquenter ce genre de personne, mademoiselle Tamaki ? » demanda Gimpei, montrant Onda d’un mouvement de menton.
Les deux jeunes filles étaient assises sur un carré de nylon.
— « Hisako a reçu son diplôme aujourd’hui, monsieur Momoï ! » proclama Onda, regardant fixement Gimpei.
— « Ah ! Oui, la remise des diplômes. Tiens !… »
Déjà il était en train d’en dire plus qu’il ne se l’était promis.
— « Pas une seule fois je n’ai remis les pieds à l’école, depuis… » commença Hisako, avec une intonation plaintive.
— « Oui, je sais. »
Les paroles de la jeune fille le touchaient au cœur. Et cependant, ressentiment tenace à l’endroit d’Onda, son ennemie jurée, ou réveil, en lui-même, du professeur d’autrefois, ce fut une remarque inattendue qui lui vint à la bouche :
— « Et tu as quand même obtenu ton diplôme… »
— « Évidemment ! Le président du conseil d’administration est intervenu », répliqua Onda.
On pouvait se demander si elle était bien ou mal intentionnée vis-à-vis d’Hisako.
— « Écoute, Onda, tu es un petit génie, d’accord. Mais pour le moment, tais-toi. »
Il se tourna vers Hisako :
— « Il a prononcé un discours de félicitations, votre président ? »
— « Oui. »
— « Je n’écris plus les textes du vieil Arita, tu sais. Le ton de l’allocution devait être différent aujourd’hui. »
— « Oui, elle était plus courte. »
— « Mais de quoi parlez-vous ! » coupa Onda. « Vous n’avez vraiment rien d’autre à vous dire, pour une fois que vous vous rencontrez ? »
— « Nous aurions des millions de choses à nous dire, pour peu que tu daignes nous laisser seuls ! Ce qu’il en coûte de mettre une espionne dans la confidence, nous sommes payés pour le savoir. Si toi tu as quelque chose à dire à Mlle Tamaki, dis-le et dépêche-toi. »
— « Je ne suis pas une espionne ! Je n’ai fait que protéger Mlle Tamaki contre un répugnant personnage. Grâce à ma lettre elle a pu changer d’école. Et s’il lui a été impossible de suivre les cours, en tout cas elle a échappé à votre mauvaise influence. Hisako m’est très chère, et je suis prête à me battre pour la défendre, quoi que vous tentiez contre moi. Quant à elle, je suis bien sûre qu’elle n’éprouve plus que de l’aversion à votre égard. »
— « Voyons voir ! Qu’est-ce que je pourrais bien te faire ? Je te conseille de partir immédiatement, ou cela pourrait en effet devenir dangereux ! »
— « Non, je ne quitterai pas Mlle Tamaki. C’est avec moi qu’elle avait rendez-vous ici, et c’est à vous à vous en aller ! »
— « Tu serais donc son ange gardien ? Ou sa dame de compagnie ? »
— « Pas du tout. Mais vous, vous êtes quelqu’un d’infâme. »
Elle détourna la tête :
— « Rentrons, Hisako. Dis adieu pour toujours à cet infâme personnage. Et qu’il comprenne bien tout le dégoût, toute l’indignation qu’il t’inspire ! »
— « Écoute. Tu as dit toi-même que nous avions à parler, Mlle Tamaki et moi. Or nous n’avons pas encore pu commencer. Alors, sauve-toi ! »
Tout en parlant, par dérision il lui caressait le crâne.
— « C’est ignoble ! » s’écria la jeune fille.
— « En effet ! Quand t’es-tu lavé les cheveux pour la dernière fois ? Tu devrais bien te décrasser avant qu’ils commencent à sentir ! Tels quels, jamais un homme ne se risquera à les caresser. »
Onda paraissait confondue par l’affront.
— « Alors, tu te décides à filer ? Tu devrais faire attention. Un personnage aussi répugnant que moi n’hésite pas à frapper les femmes ! À coups de pieds, à coups de poings. »
— « Je ne crains ni les uns, ni les autres. »
— « Parfait, alors. »
Gimpei la saisit par le poignet comme pour l’entraîner et se retourna vers Hisako :
— « D’accord ? »
Il crut lire une approbation dans ses yeux. Encouragé, il commença à tirer Onda derrière lui.
— « Mais laissez-moi ! Vous êtes fou ! »
Elle trébuchait, et cependant essaya de lui mordre la main.
— « Et alors ? Tu gratifies de baisemains les dégoûtants personnages, maintenant ? »
— « Je veux vous mordre ! » hurla la jeune fille, sans pourtant essayer à nouveau de réaliser sa menace.
Elle se redressa, par souci du qu’en-dira-t-on, au moment où ils franchissaient le seuil de l’ancien portail. Gimpei, sans relâcher son étreinte, héla un taxi qui passait.
— « Écoutez, cette jeune fille s’est enfuie de chez elle. Quelqu’un de sa famille attend à la station d’Omori et la prendra en charge. Emmenez-la là-bas le plus vite possible. »
Tout en débitant son histoire, il avait pris Onda à bras-le-corps, la poussait dans le taxi et jetait un billet de mille yens au chauffeur. La voiture démarra en trombe.
Revenu derrière le mur, il retrouva Hisako, toujours assise sur le carré de tissu synthétique.
— « Je l’ai fourrée dans un taxi en prétendant que c’était une fugueuse. Ce qui m’a coûté mille yens ! Mais quoi, ça lui fera toujours connaître Omori. »
— « Et elle récrira à mes parents pour se venger. »
— « Tu crois ? Signé : De la part d’un scolopendre ? »
— « À moins qu’elle n’écrive pas, en fin de compte… Elle souhaite aller à l’Université, et elle tentait de me convaincre de m’y inscrire moi aussi.
Son idée serait de me donner des leçons particulières, et qu’en échange mon père lui paie ses études. Elle appartient à un milieu modeste… »
— « C’était pour parler de ça, votre rendez-vous ici ? »
— « Oui. Depuis janvier elle me bombarde de lettres. Je n’avais pas l’intention de la recevoir à la maison, et je lui ai écrit que j’assisterais à la remise des diplômes. Elle m’attendait devant l’école. Et je voulais revenir ici encore une fois, aussi. »
— « Moi, je ne les compte plus, les fois où je suis venu. Même quand tout était sous la neige… »
Hisako hocha la tête, et ses adorables fossettes apparurent. Qui, la voyant, eût pu croire que tout cela s’était passé, entre elle et lui ? Gimpei lui-même cherchait vainement la moindre trace de sa « pernicieuse influence ».
— « Je me doutais qu’il devait vous arriver de revenir », murmura la jeune fille.
— « Tu sais, même quand la neige avait fondu dans toute la ville, ici on en trouvait encore. Il faut dire que le mur est de taille… Et les gens qui balaient la neige doivent la repousser jusqu’ici. De ce côté-ci de la porte, ça faisait une vraie montagne. Alors, je me disais que c’était un obstacle de plus à notre amour. Un peu comme s’il y avait eu un enfant enseveli sous toute cette neige. »
Ses paroles reprenaient un tour bizarre, incohérent, et il se tut tout d’un coup. Cependant Hisako acquiesçait, le regard candide. Gimpei se hâta de changer de sujet :
— « Ainsi tu iras avec Onda à l’Université ? Quelle Faculté… ? »
— « Bah ! Quel intérêt ? L’Université, pour des filles… » répliqua-t-elle, comme si vraiment elle n’y attachait pas d’importance.
— « Je garde précieusement les ceintures, tu sais ? C’est bien en souvenir que tu me les a données ? »
— « Je n’en pouvais plus, elles m’ont échappé des mains. »
Cela encore, pour elle, semblait dénué d’importance.
— « Ton père t’a vraiment grondée ? »
— « Il ne me laisse plus sortir seule. »
— « En tout cas, je n’aurais jamais cru qu’on t’empêcherait de retourner à l’école. Si je l’avais su, j’aurais essayé de me faufiler dans ta chambre pendant la nuit. »
— « Parfois, la nuit, je regardais le jardin de ma fenêtre », dit la jeune fille.
Les longs mois d’étroite surveillance, cependant, paraissaient l’avoir rendue à sa première innocence, et Gimpei, conscient de n’être plus capable, ni de deviner, ni de susciter les obscurs mouvements de son âme, sentit ses propres espoirs s’évanouir. Il n’entrevoyait nul prétexte, nulle force qui eussent permis à ces derniers de se ranimer. Pourtant la jeune fille ne s’écarta pas quand il prit, sur le carré de nylon, la place abandonnée par Onda. Hisako portait un nouvel ensemble ravissant, bleu marine avec un col de dentelle. En raison de la cérémonie probablement. Peut-être même s’était-elle fardée à la dernière mode, mais avec tant de discrétion que Gimpei ne pouvait que le deviner. Un parfum imperceptible émanait d’elle. Avec mille précautions, Gimpei lui posa une main sur l’épaule :
— « Si nous nous sauvions, tous les deux ? Ensemble, très loin, sur les rives désolées d’un lac… »
— « J’ai pris la décision de ne plus vous revoir. Aujourd’hui je vous ai revu, et cela me rend heureuse. Mais je vous en prie, faites que ce soit la dernière fois. »
Elle s’exprimait d’un ton posé, sans avoir l’air de repousser Gimpei, et cependant avec une note de supplication :
— « Si, par la suite, je me rendais compte que je ne puis me passer de vous, alors je ne reculerais devant rien pour vous rejoindre. »
— « Je tombe de plus en plus bas, tu sais. »
— « J’irais vous chercher jusque dans les bas-fonds de Ueno s’il le fallait ! »
— « Pourquoi pas tout de suite ? »
— « Non, pas maintenant. »
— « Mais pourquoi pas ? »
— « J’ai été profondément blessée, et je n’en suis pas encore guérie. Une fois redevenue moi-même, si je m’aperçois que mon besoin de vous n’a pas changé, alors je retournerai vers vous. »
— « Oui ? »
Il se sentait gagné par un immense engourdissement :
— « Bien, je comprends. Sans doute vaut-il mieux que tu ne descendes pas de ton monde dans le mien. Ce que j’avais fait s’éveiller en toi, tâche de l’enfouir à nouveau, le plus profond possible. Peut-être courrais-tu à ta perte autrement. Et moi, dans mon propre monde, si différent, toute ma vie je te serai reconnaissant, toute ma vie je chérirai le souvenir que j’ai de toi. »
— « Moi, si je le peux, je m’efforcerai de vous oublier. »
— « Oui, c’est bien, c’est toi qui as raison. »
Sous la véhémence de ses propres paroles, les doigts glacés de la tristesse lui fouillaient le cœur.
— « Aujourd’hui, pourtant… »
Sa voix tremblait. Mais, contre toute attente, la jeune fille acquiesça. Puis, dans le taxi qui les emmenait, elle demeura silencieuse. Les yeux clos, les pommettes à peine colorées, son visage ne tarda pas à perdre toute expression.
— « Regarde, tu vas voir un diable ! »
À l’instant elle rouvrit les yeux, mais nulle image diabolique ne paraissait les hanter.
— « Quelle tristesse, quand même… » dit Gimpei.
Il prit entre ses lèvres les cils d’Hisako :
— « Tu te souviens ? »
— « Oui… je me souviens. »
Le bruissement chargé de mots vides flotta jusqu’aux oreilles de Gimpei. Souffle lugubre, sur une lande désolée.
Il ne devait jamais revoir Hisako. À bien des reprises encore il vint errer du côté du terrain vague. Un jour, il trouva la porte condamnée. On avait coupé les herbes folles, nivelé la terre. Les travaux commencèrent un an et demi ou peut-être deux ans plus tard. La maison, tout étriquée, était indigne du père d’Hisako. Le terrain avait-il donc été vendu ? Gimpei resta là un long moment, les yeux clos, écoutant le chant régulier de la varlope sous la main du charpentier.
— « Adieu… »
Il s’adressait à Hisako, si lointaine. Puisse, pensa-t-il, son souvenir, dont tout ici est imprégné, rendre heureux les futurs habitants de la maison, édifiée en ce moment même… Le chant de la varlope, ainsi, prenait un sens.
Plus jamais Gimpei ne revint jusqu’au « lit de gazon », puisqu’il semblait, désormais, appartenir à d’autres. Comment eût-il pu savoir qu’Hisako s’était mariée, et que c’était elle, justement, qui devait habiter là…