Miyako Mizuki ne porta pas plainte, pour le vol de son sac à main et des deux cent mille yens. Une somme de cette importance eût certes pu influer sur le cours de sa vie. Mais, pour différentes raisons, la démarche lui paraissait impraticable. Il n’aurait donc sans doute pas été nécessaire pour Gimpei de s’enfuir jusqu’à Shinshu. Au demeurant, si tant est qu’il fût poursuivi, n’était-ce pas par l’argent lui-même, maintenant en sa possession ? Il n’avait pas vraiment volé. C’était l’argent qui s’était attaché à lui, et qui, maintenant, l’obsédait, où qu’il allât.

Ou il l’avait bel et bien volé. Mais n’avait-il pas aussi voulu, tout de suite, rappeler Miyako ? Et, dans ce cas, méritait-il réellement le nom de voleur ? Miyako elle-même, en ce qui la touchait, ne considérait pas avoir été détroussée. Et elle n’était pas plus certaine que Gimpei fût le voleur. Il n’y avait que lui dans cette rue, au moment où elle avait jeté le sac. Il était donc tout à fait normal que ce fût lui qu’on soupçonnât. Mais elle-même n’eût pu dire qu’elle l’avait vu voler, vu de ses yeux. Ce pouvait très bien être un autre passant, plutôt que Gimpei, qui s’était chargé de ramasser le sac.

Aussitôt rentrée, elle appela la domestique :

— « Sachiko ! Sachiko ! Mon sac à main… Je l’ai laissé tomber. Va me le rechercher, tu veux ? Là-bas, devant la pharmacie. Vite ! »

— « Bon. »

— « Si tu ne te presses pas, quelqu’un d’autre va le prendre. »

Miyako, tout essoufflée, gagna l’étage.

— « Mademoiselle ! Vous dites que vous avez laissé tomber votre sac à main… ! »

Tatsu était la mère de Sachiko. Engagée la première, elle avait fait venir sa fille. Miyako, qui vivait seule dans son modeste logement, n’avait nullement affaire de deux bonnes. Mais Tatsu avait su profiter de l’ambiguïté propre à ce foyer pour conquérir des droits plus relevés que ceux de simple domestique. Elle donnait à Miyako tantôt du Madame, et tantôt du Mademoiselle. Quand le vieux Arita se trouvait là, c’était toujours : Madame. Miyako, un jour, par besoin de s’épancher, s’était sans trop le vouloir confiée à elle.

— « Nous étions dans une auberge de Kyoto, tu sais. Si je me trouvais seule, la femme de chambre disait : Mademoiselle. Et devant Arita : Madame, malgré la différence d’âge… Quand elle m’appelait Mademoiselle, j’aurais pu croire que c’était pour se moquer de moi, mais il me semblait que je lui faisais pitié, plutôt, et cela me touchait énormément. »

— « Alors je ferai comme elle. »

Et c’est bien ce qu’elle avait toujours fait ensuite.

— « Mais enfin, Mademoiselle, comment peut-on laisser tomber un sac à main ! Vous ne portiez rien d’autre, n’est-ce pas ? Juste ce sac ? »

Beaucoup plus petite que Miyako, Tatsu lui scrutait le visage, arrondissant ses petits yeux.

Elle n’avait d’ailleurs nul besoin de les écarquiller pour qu’ils parussent ronds. Des yeux brillants et vifs. Était-ce la fente plus brève des paupières, les yeux de Sachiko, petits, bien ouverts, produisaient un effet tout à fait charmant, quand ceux de sa mère, avec les mêmes particularités, ne parvenaient qu’à être globuleux, faux, assez inquiétants en définitive. Le regard de Tatsu, en fait, suggérait on ne savait quoi de caché, de replié tout au fond d’elle. La couleur même des iris, un noisette très délavé, conférait à son expression une sorte de froideur.

Son visage au teint clair était lui aussi petit et rond. Le cou fort, la poitrine plus forte encore, et l’ensemble, toujours plus large du haut vers le bas, reposant sur des pieds minuscules. Chez sa fille, la petitesse des pieds surprenait et enchantait, tandis que la minceur des chevilles, la fragilité des pieds donnaient à Tatsu un air indéfinissable de roublardise. Mère et fille étaient l’une comme l’autre de petite taille.

La nuque trapue de Tatsu l’empêchait de relever assez la tête pour regarder Miyako en face. Elle ne pouvait que la lorgner par en dessous, ce qui accentuait, pour Miyako, le sentiment d’être percée à jour.

— « Si je l’ai perdu, je l’ai perdu ! » s’exclama-t-elle, comme si elle gourmandait la bonne. « Tu vois bien que je ne l’ai plus ce sac, non ? »

— « Mais enfin, Mademoiselle… Vous venez bien de dire, juste en face de la pharmacie. Donc vous savez où c’est. C’est là, tout près. Vous ne pouvez pas l’avoir perdu, quand même ! Voyons, un sac à main… »

— « Ah ! S’il est perdu, il est perdu. »

— « Un parapluie, encore, on peut l’oublier ici ou là. Mais perdre quelque chose qu’on tient à la main ! Autant pour un singe perdre l’équilibre du haut d’un arbre ! »

La métaphore paraissait insolite.

— « Vous ne pouviez pas le ramasser, quand vous vous êtes aperçue que vous le laissiez tomber ? »

— « Ah ! Qu’est-ce que tu racontes ! Je ne dirais pas que je l’ai perdu, si je savais à quel moment il m’a échappé des mains ! »

Miyako se rendit compte qu’elle demeurait, une fois à l’étage, piquée sur place, dans son tailleur de ville. Certes, et l’imposante garde-robe occidentale, et la commode remplie d’effets japonais se trouvaient là, dans la pièce de quatre nattes et demie. Et il était certes pratique de se changer dans cette dernière, juste à côté de la chambre de huit nattes, que Miyako partageait avec le vieil Arita, lors des visites de celui-ci. Mais précisément, qu’elle rangeât les vêtements à l’étage montrait assez quelle emprise Tatsu s’était assurée sur l’ensemble du rez-de-chaussée.

— « Va me chercher une serviette, veux-tu ? Et rince-la bien à l’eau froide, je suis un peu en nage. »

Dans son esprit, la requête contraindrait Tatsu à descendre, et elle-même en profiterait pour se mettre nue, et éponger son corps moite.

— « Bon. Désirez-vous une cuvette d’eau avec des cubes de glace, pour vous rafraîchir ? »

— « Non, non, pas la peine. »

Miyako fronça les sourcils.

Tatsu se trouvait encore dans l’escalier quand la porte d’entrée s’ouvrit. La voix de Sachiko résonna dans la maison :

— « Maman ! J’ai cherché depuis la pharmacie jusqu’à la ligne de tramway, mais je n’ai pas vu le sac de Madame. »

— « Ça, c’était prévu !… Monte-donc le lui raconter. À propos, tu es passée signaler le vol à la police ? »

— « Oh ! Il fallait ? »

— « Mais enfin, à quoi penses-tu ! Cours-y tout de suite. »

— « Sachiko ! Sachiko ! »

De l’étage parvint la voix de Miyako :

— « Inutile de porter plainte. Le sac ne contenait rien de précieux… »

Sachiko ne répondit pas, mais Tatsu entreprit de remonter l’escalier, la cuvette posée sur un plateau de bois. Miyako avait quitté sa jupe et attendait en sous-vêtements :

— « Voulez-vous que je vous frictionne le dos ? »

Tatsu formulait son offre avec une onction ampoulée.

— « Non, je te remercie. »

Miyako prit la serviette humide préparée par la bonne, allongea les jambes et commença à les tamponner, nettoyant bien entre les orteils. Elle avait abandonné ses chaussettes toutes roulées en boule. Tatsu les ramassa et les déplia.

— « Laisse-donc, il faut que je les lave », dit Miyako, lui lançant la serviette.

Sachiko montait à son tour. Agenouillée sur la natte de la pièce voisine, les mains à plat près du seuil, elle s’inclina profondément :

— « J’ai exécuté vos ordres. Je n’ai pas trouvé le sac. »

Le ton cérémonieux était drôlet et charmant. Quant à Tatsu, son attitude vis-à-vis de Miyako variait selon les circonstances. Tantôt exagérément polie, tantôt carrément grossière, elle pouvait se montrer d’une familiarité gluante. Avec sa fille, en revanche, elle était d’une insistance pointilleuse pour tout ce qui touche l’étiquette. Elle lui avait appris à lacer les souliers du vieil Arita quand il quittait la maison. Et lui, qui souffrait de névralgies, s’appuyait parfois, en se relevant, sur l’épaule de Sachiko accroupie à ses pieds. Tatsu convoitait pour cette dernière la place de Miyako auprès du vieillard, et Miyako le savait depuis longtemps, mais ignorait si la gamine de dix-sept ans avait été mise dans la confidence. Tatsu apprenait à sa fille à se parfumer. Et Miyako, en ayant touché un mot à Tatsu, s’était entendu répondre :

— « C’est qu’elle a une odeur corporelle plutôt forte, cette enfant. »

— « Vous ne voulez pas que Sachiko aille signaler le vol à la police ? » reprit la domestique.

— « Tu es entêtée, non ? »

— « Mais c’est quand même dommage, vous ne trouvez pas ? Combien d’argent aviez-vous ? »

— « Je n’en avais pas. »

Miyako ferma les yeux, posa sur ses paupières le linge humide et resta un instant immobile. De nouveau son cœur battait plus vite.

Elle possédait deux livrets bancaires. Le premier, établi au nom de Tatsu, correspondait à l’argent soustrait à l’attention du vieil Arita. Tatsu, instigatrice de ces tours de passe-passe, le gardait entre ses mains. Les deux cent mille yens provenaient d’un second livret, au nom de Miyako cette fois, et le retrait avait été opéré à l’insu de la domestique. Quant au vieil Arita, il risquait de poser des questions bien embarrassantes sur l’usage que Miyako comptait faire de cette somme, s’il avait vent de l’affaire. Il ne s’agissait donc pas de porter plainte sans réfléchir.

Dans l’esprit de Miyako, les deux cent mille yens représentaient, en quelque sorte, le prix de sa propre jeunesse, de ce temps si bref qui voit l’éclosion de la fleur : celui où Miyako avait cédé la primeur de son corps à un vieillard à tête chenue, presque demi-mort déjà. La sève même de Miyako était comme cristallisée dans cet argent. Le perdre, c’était perdre en une seconde tout ce qui lui restait. Elle ne parvenait pas à y croire. De l’argent qu’on dépense, demeure à tout le moins un souvenir. Mais si on l’épargne sou par sou, et qu’on vienne à le perdre, alors le souvenir lui-même est amer…

Mais au moment où elle perdait ainsi les deux cent mille yens, Miyako n’avait pas été sans éprouver un fugitif frisson : un frisson de plaisir. Et, plutôt que la peur inspirée par l’homme qui la suivait, n’était-ce pas la surprise fulgurante de ce plaisir qui lui avait fait tourner les talons, et prendre la fuite ?

Bien entendu elle savait qu’elle n’avait pas seulement laissé tomber le sac à main. Mais, pas plus que Gimpei ne parvenait à décider si on l’avait frappé, ou si on n’avait fait que lui jeter un objet au visage, Miyako ne comprenait si elle avait assené un coup, ou s’était contentée de projeter le sac. Cependant elle avait ressenti avec intensité le contrecoup du choc. Une sorte d’engourdissement avait gagné sa main, son bras, sa poitrine, puis tout son corps, plongeant son être tout entier comme dans une merveilleuse douleur.

Comme si la poursuite de l’homme avait accumulé, en Miyako, elle ne savait quoi d’indistinct, et que cette confusion se fût embrasée d’un coup. Comme si sa propre jeunesse, flétrie dans l’ombre du vieil Arita, eût repris vie pour se venger, le temps d’un instant, par ce frisson. Celui-ci avait compensé, en quelque sorte, l’humiliation de tous ces longs jours, de tous ces long mois qu’il avait fallu à Miyako pour économiser les deux cent mille yens. De sorte que la disparition de l’argent, en fin de compte, bien loin de n’être qu’une vaine perte, pouvait représenter la rançon que Miyako, à son tour, devait payer.

Les deux cent mille yens, au demeurant, n’avaient rien à voir avec l’incident. Qu’elle eût frappé l’homme avec le sac, ou le lui eût jeté au visage, le contenu était à ce moment bien loin de son esprit. Elle ne s’aperçut pas non plus que le sac lui échappait des mains. Elle ne se souvenait même pas du moment où elle avait fait volte-face pour s’enfuir. De ce point de vue, il était exact de dire qu’elle avait laissé tomber son sac. À la vérité, avant même de frapper l’homme, Miyako avait oublié tant le sac que l’argent qu’il contenait. Tout ce qui comptait, était ce seul fait qu’un homme la suivait. La conscience de cette poursuite avait balayé tout son être, comme une vague, le sac se trouvant englouti, aussitôt, par ce déferlement.

La porte franchie, Miyako gardait encore en elle ce sourd plaisir, et c’était comme pour le cacher, pour se cacher qu’elle avait couru à l’étage.

— « Descends, tu veux, je vais me déshabiller », dit-elle à Tatsu, quand elle eut séché son cou et ses bras.

— « Et pourquoi pas dans la salle de bains ? » répliqua la domestique, attachant sur elle un regard soupçonneux.

— « Je n’ai pas envie de bouger. »

— « Ah ! Bon. Mais c’est bien juste devant la pharmacie, en quittant la rue du tramway, que vous avez laissé tomber votre sac ? C’est bien ça ? Quand même, je vais passer au commissariat… »

— « Non, je ne me rappelle pas l’endroit exact. »

— « Comment ça ? »

— « Eh bien, quelqu’un me suivait, et… »

Dans sa hâte de se retrouver seule, afin de faire disparaître les dernières traces de son émoi, Miyako avait trop parlé. Tatsu braqua sur elle ses yeux globuleux :

— « Comment ? Encore ! »

— « Eh oui ! » dit Miyako sur le ton du défi.

Mais l’aveu, qui étouffait les ultimes vibrations du plaisir, ne laissa derrière lui qu’une sueur froide, une sensation d’accablement.

— « Aujourd’hui, vous êtes bien rentrée directement ? Vous n’avez pas encore vagabondé avec un homme sur les talons ? J’ai bien l’impression que c’est comme ça que vous avez perdu votre sac ! »

Tatsu se tourna vers Sachiko, toujours agenouillée :

— « Eh bien, à quoi es-tu en train de rêvasser ? »

La jeune fille rougit, les yeux comme éblouis, et vacilla en tentant de se redresser sur une jambe.

Cependant Sachiko elle-même n’ignorait pas que Miyako était souvent suivie par des hommes. Et le vieil Arita lui aussi était au courant. Un jour, en plein Ginza, Miyako avait chuchoté :

— « Il y a quelqu’un qui me suit. »

— « Quoi ? »

Le vieillard voulait se retourner.

— « Non, ne regarde pas ! »

— « Et pourquoi pas ? Et qu’est-ce qui te fait croire que tu es suivie ? »

— « Je le sens, c’est tout. L’homme que nous avons croisé tout à l’heure. Assez grand. Un chapeau bleu, il me semble… »

— « Non, je n’ai pas remarqué. Et ce ne serait pas toi qui lui aurais fait signe, quand on le croisait ? »

— « Tu dis n’importe quoi. Et si j’allais lui demander : Monsieur, êtes-vous un simple passant, ou vous trouvez-vous destiné à jouer un rôle dans ma vie ? »

— « Ça te plaît bien, hein ? »

— Ah ! J’ai assez envie de le lui demander… Parions jusqu’où il va me suivre… J’ai envie de parier. Il est vrai que s’il me voit escortée d’un monsieur âgé, avec une canne, ça ne marchera pas. Écoute, va jusqu’à la boutique de tissus, là, et observe bien. Moi, je continue jusqu’au bout de la rue, je reviens, et s’il est toujours derrière moi, j’ai gagné un tailleur d’été, un blanc, à condition qu’il ne soit pas en lin, d’accord ? »

— « Et si tu perds ? »

— « Eh bien… tu pourras dormir toute la nuit la tête sur mon bras. »

— « Mais si tu te retournes, ou que tu lui adresses la parole, c’est tricher. »

— « D’accord. »

Ce pari, le vieil Arita s’attendait à le perdre. Mais même ainsi, elle me permettra bien de poser la tête sur son bras pour la nuit, supputait-il. Oui, mais si je dors, comment saurais-je si elle ne l’a pas retiré ? se dit-il ensuite, avec un sourire amer. Il entra chez le marchand de tissus. Tandis qu’il observait Miyako et l’homme derrière elle, avec étonnement il sentit la jeunesse tressaillir au fond de lui-même. Pas de la jalousie, non. La jalousie était bannie.

Dans sa propre maison, sous le prétexte transparent de nécessités domestiques, le vieil homme entretenait une femme d’une trentaine d’années. La dulcinée était donc d’un peu plus de dix ans l’aînée de Miyako. Et c’était avec sa maman que le quasi-septuagénaire, la joue couchée sur le bras de l’une ou l’autre des deux jeunes femmes, le cou enlacé, et un de leurs seins entre les lèvres, s’imaginait dormir. À ce vieillard seule la mère était capable de faire oublier les angoisses d’ici-bas. La maîtresse-servante comme Miyako avaient été averties de leurs existences respectives. Parfois, en guise de menace, le vieillard assurait à Miyako que si elle et l’autre en arrivaient à se jalouser, l’effroi qu’il en éprouverait serait tel que cela pourrait le pousser à des violences dangereuses, frénétiques, tandis qu’il courrait, de son côté, le risque de mourir tout à coup, d’un arrêt du cœur. Le point de vue était égoïste, mais parmi les démons personnels du vieil homme figurait un sentiment dominant de persécution. Et qu’il souffrît d’une faiblesse cardiaque, Miyako le savait très bien. Elle avait assez de fois, quand il le fallait, appuyé ses douces mains, ou couché avec précaution sa jolie joue, sur sa poitrine. Umeko, cependant, ne paraissait pas être tout à fait dépourvue de jalousie. Et Miyako, l’expérience aidant, devinait plus ou moins que c’était en fuyant cette jalousie que le vieil Arita, certains jours, faisait pour elle tant de frais, à peine arrivé. Qu’une femme jeune encore pût éprouver, à cause de ce vieillard, de la jalousie, apparaissait à Miyako si pitoyable qu’elle en prenait la vie en dégoût.

Le vieil Arita décrivait souvent Umeko comme la bonne fée de son logis, ce qui inclinait Miyako à penser qu’elle-même, dans ce cas, était surtout la marchande d’amour. Mais tant chez l’une que chez l’autre, il était on ne peut plus clair que c’était une mère qu’il aspirait à retrouver. Une marâtre, à la suite d’un divorce, avait pris la place de sa propre mère, quand il n’avait que deux ans. Bien des fois le vieil homme avait conté cette histoire à Miyako.

De temps en temps, il se laissait aller à ajouter :

— « J’aurais été trop heureux si quelqu’un comme toi, ou comme Umeko, était venu prendre soin de moi, fût-ce à titre de belle-mère ! »

— « Ah ! Tu crois ça ! Je t’en aurais fait voir de toutes les couleurs si tu avais été mon beau-fils ! Je suis sûre que tu étais un affreux garnement. »

— « J’étais un enfant charmant. »

— « Mais maintenant tu disposes de deux gentilles mamans pour compenser tout ce que tu as subi quand tu étais enfant. C’est quand même de la chance, non ? » disait-elle non sans quelque ironie.

— « Oh, oui. Et je vous en suis reconnaissant. »

Pourquoi reconnaissant, songea Miyako, avec un sentiment bien proche de la colère. Et, cependant, devant ce vieil homme presque septuagénaire, plutôt coriace malgré tout, réduit à une telle attitude, involontairement elle pressentait qu’il y avait là un enseignement, touchant la vie.

Arita, travailleur de toujours, paraissait agacé par la mollesse de l’existence à laquelle Miyako s’abandonnait. Sitôt livrée à elle-même, elle ne savait plus s’occuper. Toute l’énergie de sa jeunesse se consumait dans cette vie, passée à attendre les visites d’un vieillard, qu’en même temps elle n’attendait pas. Et Tatsu, qu’a-t-elle à s’affairer ainsi ? se demandait Miyako avec perplexité. C’était la domestique, sachant que Miyako accompagnait toujours le vieil homme dans ses déplacements, qui lui avait suggéré de truquer les notes d’hôtel. Il s’agissait de faire majorer les factures et d’empocher la différence. Miyako, si même il s’était trouvé des hôtels qui se prêtassent à ces tripotages, se serait sentie par trop misérable.

— « Bon, mais au moins ne vous gênez pas quand vous prenez un rafraîchissement, ou que vous donnez un pourboire. On règle toujours dans une pièce à part, non ? Quand il s’agit de fixer le service, allez-y à fond, forcez Monsieur à être généreux. Il doit sauver les apparences, il paiera. Alors vous prenez le tout, et pendant que vous allez dans cette pièce, — il y a, disons, trois mille yens, — vous prélevez un billet de mille et vous le glissez dans votre chemisier, dans votre ceinture : ni vu, ni connu ! »

— « Je n’arrive pas à y croire ! Imaginer quelque chose d’aussi petit, d’aussi mesquin… ! »

Sauf que, comparée aux gages de Tatsu, l’opération n’avait rien de petit !

— « Pourquoi mesquin ? Pas du tout. Pour des femmes comme nous, quand il s’agit d’économiser, les petits ruisseaux font les grandes rivières, il n’y a pas à sortir de là ! L’argent s’épargne jour après jour, mois après mois », rétorquait-elle avec énergie. « Je suis de votre côté, Madame ! Pourquoi ce vieux vampire se nourrirait-il gratuitement de votre jeunesse ? »

Lors des visites du vieil Arita, la domestique, à la manière d’une hôtesse de bar, modifiait jusqu’à sa voix. En ce moment même, tandis qu’elle s’adressait à Miyako, le timbre prenait des résonances inquiétantes. Miyako frissonna. Mais ce n’était pas tant la voix, que les paroles mêmes de Tatsu qui lui donnaient le frisson. L’idée de cet argent laborieusement amassé, jour après jour, mois après mois, dans le même temps que mois et jours paraissaient fuir en sens inverse, arrachant à Miyako la substance même de sa jeunesse.

Miyako n’avait pas eu la même éducation que Tatsu. Adulée, choyée jusqu’à la défaite du Japon, la simple pensée de rogner sur une note d’hôtel lui était étrangère. Dans les navrants conseils de Tatsu, elle ne voyait que la preuve des misérables larcins perpétrée par celle-ci au fond de la cuisine. Un simple médicament contre le rhume coûtait de cinq à dix yens plus cher si c’était la domestique, et non sa fille, que l’on envoyait faire les courses. Miyako eut la curiosité de confesser Sachiko, pour arriver à savoir dans quelle mesure ces petits ruisseaux avaient engraissé la rivière des économies de Tatsu. Celle-ci ne concédant pas d’argent de poche à la jeune fille, il était encore moins probable qu’elle lui montrât son livret de dépôts. Cela ne peut pas monter bien haut, se disait Miyako pour se rassurer. Mais elle ne parvenait pas à rester indifférente, devant la passion de la bonne pour les fameux ruisseaux et sa cupidité de fourmi. Et, en dépit de tout encore, la vie de Tatsu présentait on ne savait quoi de sain, celle de Miyako, on ne savait quoi de morbide. Tandis que la jeunesse, la beauté même de Miyako s’évanouissait en fumée, la vie de Tatsu se poursuivait sans la moindre déperdition personnelle. Tatsu racontait les innombrables chagrins essuyés du fait de son mari, mort à la guerre, et Miyako lui demanda, non sans quelque délectation :

— « Il te faisait pleurer ? »

— « Ah ! Si je pleurais !… Jour après jour les yeux rouges, tout gonflés, à force de verser toutes les larmes de mon corps. Un autre jour encore, il lance le tisonnier sur Sachiko. Regardez son cou, on voit encore la cicatrice. C’est la meilleure preuve, pour moi, cette cicatrice ! »

— « La meilleure preuve de quoi ? »

— « Ah ! De quoi, Mademoiselle… Comment dire ça avec des mots… »

— « Faut-il que les hommes soient abominables, quand même. S’en prendre à quelqu’un comme toi ! » dit Miyako.

On eût cru, à l’entendre, qu’elle découvrait le monde.

— « Oui ! Et cependant on peut voir ça autrement. Dans ce temps-là, c’était comme si mon mari m’avait ensorcelée. Il me dominait tout entière, je ne voyais que lui… Puis le charme se rompt, et tout va bien à nouveau. »

Écoutant les propos de Tatsu, Miyako se revit elle-même, toute jeune fille à qui la guerre avait arraché son premier amant.

C’était peut-être son enfance, dépourvue de soucis matériels, qui lui avait donné cette relative indifférence vis-à-vis de l’argent. Dans le cadre de sa vie actuelle, deux cent mille yens représentaient une somme considérable. Mais ce qui est perdu est perdu, se disait-elle en se résignant. Les pertes éprouvées par sa famille au cours de la guerre n’avaient pas de commune mesure avec celle-là. Pourtant Miyako ne voyait aucun moyen de retrouver une telle somme. Elle avait effectué le retrait dans un dessein précis et se sentait désemparée. Deux cent mille yens ! Les journaux en parleraient peut-être, si la personne qui les avait recueillis consentait à le signaler. Le nom et l’adresse de Miyako figurant sur le livret, l’une de deux choses pouvait se produire. Soit une visite de celui qui avait trouvé le sac à main, soit une convocation de la police. Trois ou quatre jours durant Miyako dépouilla la presse. Nul doute que l’homme qui l’avait suivie ne connût maintenant son nom, et où elle habitait. S’agissait-il donc d’un voleur, décidément ? Dans le cas contraire, il eût persisté à la suivre, qu’il eût ou non ramassé le sac. Ou bien avait-il pris la fuite, décontenancé par le choc ?

L’incident du sac à main s’était produit une semaine environ après l’histoire de Ginza, quand Miyako avait gagné le tissu blanc pour son tailleur d’été. De toute cette semaine, le vieil Arita n’avait pas mis les pieds chez elle. Il refit son apparition deux jours après la perte du sac.

— « Ah ! M. Arita, quelle bonne surprise ! » s’exclama Tatsu, courant tout empressée au-devant de lui, pour le débarrasser de son parapluie dégoulinant. « Vous êtes venu à pied ? »

— « Oui. Le temps a changé en chemin. Serait-ce déjà la saison des pluies ? »

— « Vos douleurs doivent vous tracasser. Sachiko ! Sachiko ! » s’écria-t-elle, ajoutant aussitôt : « Ah ! C’est vrai, elle prend son bain. »

Puis elle se précipita, nu-pieds, sur les dalles glacées du vestibule pour aider le vieillard à se déchausser.

— « Si le bain est prêt, je m’y réchaufferais bien moi-même. Quand il fait aussi humide, et que la température est vraiment par trop basse pour la saison… »

— « Oui, c’est mauvais, n’est-ce pas ? » compléta Tatsu, ses sourcils maigres, au-dessus des yeux minuscules, noués par la compréhenion. « Nous en avons fait de belles, vraiment ! Comme nous ne vous attendions pas, Sachiko s’est permis de prendre son bain avant vous. Comment allons-nous faire ? »

— « Ce n’est pas grave. »

— « Sachiko ! Sachiko ! Sors tout de suite ! Pense à bien écumer la surface de l’eau, n’est-ce pas ? Et éponge bien le carrelage ! »

Elle se rua pour mettre une bouilloire sur le feu et brancher le système de chauffage du bain.

Quand elle revint, le vieux Arita, toujours vêtu de son imperméable, avait allongé les jambes et était en train de les masser.

— « Voulez-vous que Sachiko vous frictionne un peu quand vous prendrez votre bain ? »

— « Et Miyako, où est-elle ? »

— « Madame a dit qu’elle allait voir les actualités. Il y a un cinéma qui ne donne que ça. Elle devrait être là d’une minute à l’autre. »

— « Appelle la masseuse, tu veux. »

— « Bon. La même que d’habitude… ? »

Elle se redressa, alla lui chercher ses vêtements d’intérieur.

— « Je suppose que vous vous changerez dans la salle de bains ? Sachiko ! » cria-t-elle une fois de plus. « Bon, je vais convoquer la masseuse. »

— « Ta fille en a fini avec le bain ? »

— « Sûrement, oui. Sachiko ! »

Quand Miyako rentra, à peu près une heure plus tard, le vieil Arita se faisait masser, étendu sur le lit du premier étage.

— « J’ai mal », dit-il à voix basse. « Quelle idée, de sortir par cette saleté de pluie ! Prends un bain, toi aussi, ça te fera du bien. »

— « Oui, c’est vrai. »

Elle s’assit à même le sol, adossée tant bien que mal à l’armoire. En une huitaine de jours, le visage du vieillard avait pris un aspect livide, épuisé, des taches brunâtres marquaient les joues et les mains.

— « Je suis sortie pour voir les actualités. Ça me fascine. Puis en route j’ai changé d’avis, j’ai eu envie de me faire laver les cheveux. Mais comme le salon était fermé… »

Elle regarda ceux du vieillard, apparemment lavés de frais :

— « Tu embaumes la lotion capillaire ! »

— « Sachiko se parfume beaucoup, non ? »

— « Elle aurait une odeur plutôt forte, semblerait-il. »

— « Hum ! »

Miyako redescendait prendre son propre bain et se fit un shampooing. Elle appela Sachiko pour que celle-ci lui séchât les cheveux avec une serviette.

— « Tu en as de mignons pieds, Sachiko ! »

Miyako, qui avait les coudes appuyés sur les genoux, allongea le bras pour toucher un des petons offerts à sa vue. Le tremblement de la jeune fille se communiqua à l’épaule nue de Miyako. Sachiko, qui tenait peut-être en cela de sa mère, ne faisait guère de différence entre le tien et le mien. Mais ce qu’elle s’appropriait des affaires de Miyako, se réduisait à quelques vieux tubes de rouge à lèvres, un peigne édenté, déjà jeté au panier, quelques épingles à cheveux égarées. Miyako comprenait que ces menus larcins n’étaient dus qu’à l’adoration, et qu’à l’envie que sa propre beauté inspiraient à Sachiko.

Au sortir du bain, elle passa une courte veste sur un kimono léger, à motif de chardons sur fond blanc. Après quoi elle frictionna les jambes du vieillard, se demandant si l’opération deviendrait son pain quotidien, au cas où elle irait vivre dans sa maison à lui.

— « Elle est douée, cette masseuse ? »

— « Pas du tout ! Celle qui vient chez moi est infiniment mieux. Consciencieuse, et sachant s’y prendre. »

— « Une femme… »

— « Oui. »

Chaque jour, Umeko, la gouvernante, devait elle aussi avoir droit à la séance de massage. À cette idée, la lassitude gagna Miyako et toute énergie se retira de sa main. Le vieil Arita lui prit un doigt et le pressa sur son nerf sciatique, juste à la base. Le doigt fléchit en arrière.

— « J’imagine que des doigts aussi minces que les miens ne valent rien. »

— « Je ne sais pas… Si, je sais que je les aime parce qu’ils sont pleins de jeunesse, pleins de tendresse. »

Un frisson courut le long de l’épine dorsale de Miyako. À nouveau son doigt s’écarta du point névralgique, et à nouveau le vieil homme l’y ramena.

— « Vous ne préféreriez pas des mains plus courtes ? Celles de Sachiko ? Pourquoi ne pas lui donner l’occasion de s’exercer un peu ? »

Le vieil homme se taisait. Miyako se rappela soudain un passage du « Diable au Corps », de Radiguet. Elle avait d’abord vu le film, puis lu le livre. « “… je ne veux pas causer le malheur de ta vie. Je pleure, parce que je suis trop vieille pour toi !” (disait Marthe). Ce mot d’amour était sublime d’enfantillage. Et, quelles que soient les passions que j’éprouve dans la suite, jamais ne sera plus possible l’émotion adorable de voir une fille de dix-neuf ans pleurer parce qu’elle se trouve trop vieille. »

L’amant de Marthe avait seize ans. Et Marthe elle-même, avec ses dix-neuf ans, se trouvait être beaucoup plus jeune que Miyako, puisque celle-ci en avait vingt-cinq. Miyako, dont la jeunesse filait comme du sable entre les doigts d’un vieillard, avait été bouleversée par ce passage.

Le vieil Arita déclarait à tout propos qu’elle ne paraissait pas son âge. Et, en fait, non seulement aux yeux prévenus du vieil homme, mais à ceux de n’importe qui elle paraissait plus jeune. Cependant, ce sentiment d’adoration et de jubilation mêlées, voué par le vieillard à la jeunesse de Miyako, et qui le poussait à en parler sans cesse, elle parvenait à l’analyser. Arita appréhendait le moment où les traits de la jeune femme perdraient peu à peu de leur fraîcheur, les lignes de son corps de leur pureté. Il paraissait malséant, aberrant même d’imaginer un homme de cet âge, presque septuagénaire, et qui réclame, pour sa maîtresse de vingt-cinq ans, un surcroît de jeunesse. Et, cependant encore, il arrivait que Miyako oubliât de gronder le vieil homme, et qu’elle en vînt, cédant aux hantises de celui-ci, à rappeler de ses vœux sa propre jeunesse. Arita, dans le même moment qu’il convoitait le printemps de Miyako, cherchait avec fièvre une mère en elle. Et là aussi, quoiqu’elle n’entendît pas se prêter à de telles exigences, il arrivait que Miyako succombât à cette caricature de maternité.

Elle se pencha légèrement en avant, bras tendus, pouces appuyés sur les hanches du vieillard lui-même couché à plat ventre.

— « Ne pourrais-tu te mettre debout sur moi ? » demanda-t-il. « Prends garde seulement en posant les pieds. »

— « Non, j’aime mieux ne pas le faire… Demandez à Sachiko. Elle est plus menue, et ses petits pieds me semblent plus indiqués. »

— « C’est une enfant, je la gênerais. »

— « Mais moi aussi cela me gêne. »

En même temps, elle songeait que Sachiko avait deux ans de moins que Marthe, un de plus que l’amant de celle-ci. Et puis quoi ?

— « C’est parce que tu as perdu le pari que tu n’es pas venu plus tôt ? »

— « Ah ! oui, le pari. » Il tourna la tête avec un mouvement de tortue. « Non, à cause de cette névralgie. »

— « Et parce que la masseuse de ton quartier est plus habile, c’est ça ? »

— « Bah ! Peut-être, oui… Et aussi, puisque j’avais perdu, tu ne m’aurais pas laissé dormir la tête sur ton bras. Alors… »

— « Bon, bon, tu auras la permission. »

Miyako savait très bien qu’à l’âge d’Arita, ce sont ces détails-là les vrais plaisirs : se faire masser les reins et les jambes, enfouir son visage entre les seins d’une jeune femme. Dans la bouche du vieillard, qui à la vérité menait une vie fort active, ces moments passés chez Miyako devenaient ceux de « la liberté de l’esclave ». Mais elle ne pouvait pas ne pas songer, quand il le disait, que c’était de ses propres heures d’esclavage, à elle, qu’il s’agissait.

— « C’est bien, maintenant. Tu vas prendre froid avec ce petit kimono », dit le vieil homme, se retournant sur le flanc.

Comme Miyako le prévoyait, la seule mention de son bras, le droit de s’en servir comme oreiller, l’avaient guéri. Elle-même se sentait fatiguée de le masser.

— « Que ressens-tu, à propos, quand tu te fais suivre par ces messieurs à chapeaux bleus ? »

— « J’aime bien ça, et la couleur du chapeau n’a rien à y voir », répliqua-t-elle, avec un entrain délibéré.

— « S’ils se contentent de te suivre, non, je veux bien le croire. Mais autrement… »

— « Avant-hier encore. Un type bizarre… Il m’a suivie jusqu’à la pharmacie, et moi j’ai perdu mon sac. »

— « Allons bon ! Deux hommes dans la même semaine ? »

Tout en disposant son bras comme un oreiller, Miyako hocha la tête. Arita, contrairement à Tatsu, ne paraissait pas trouver suspect qu’elle eût laissé tomber le sac au cours de sa promenade. Peut-être était-il trop surpris d’apprendre qu’un deuxième individu l’avait suivie, pour se poser des questions. La surprise du vieil homme communiqua à Miyako un sentiment d’euphorie légère et elle se détendit. Lui, cachait le visage dans la poitrine de la jeune femme, et il pressa les tendres seins contre ses tempes :

— « À moi, ça ? »

— « Oui, à toi. »

Sur ces mots puérils, Miyako ne bougea plus, regarda la tête chenue et se mit à pleurer. Elle éteignit la lumière. De l’obscurité surgit le visage de l’homme qui avait ramassé le sac à main. Et lui aussi, comme à l’instant où il se mettait à la suivre, était au bord des larmes. « Aaah… ! » Comme si l’homme n’eût pu retenir ce gémissement. Trop bas pour être perceptible, et cependant Miyako ne doutait pas de l’avoir entendu. À l’instant même où, stoppé net, il s’était retourné sur elle, quelque chose dans la couleur des cheveux de l’homme, ses oreilles, sa nuque, lui avait serré le cœur. « Aaah… ! » Elle revit sans le voir l’homme prêt à défaillir. Oui, dès la seconde même où elle avait perçu l’inaudible cri, où elle s’était elle-même retournée sur le visage bouleversé, l’homme ne pouvait plus ne pas la suivre. Il paraissait triste et comme perdu dans un monde à part. Pour Miyako, il ne pouvait être question de le suivre sur cette voie, mais elle eut l’impression qu’une ombre échappée de cet homme s’était glissée en elle.

Miyako n’avait jeté qu’un bref coup d’œil par-dessus l’épaule, au premier moment. Ensuite elle s’était bien gardée de se retourner. Et elle avait oublié les traits de cet homme. Maintenant encore, dans l’obscurité, elle n’en revoyait qu’une ébauche confuse, déformée par les efforts qu’il faisait pour ne pas pleurer.

— « C’est de la sorcellerie », marmonna le vieil Arita au bout d’un moment.

Les larmes irrépressibles de Miyako l’empêchaient de répondre.

— « Tu es sûre de ne pas être une dangereuse sorcière ? Tous ces hommes qui s’accrochent à toi… Tu ne t’épouvantes jamais toi-même ? Moi, je crois qu’il y a un esprit mauvais en toi… »

— « Tu es trop lourd. »

Les muscles de sa poitrine se raidissaient. Elle se rappela l’époque, et la nature elle-même était en fleurs à ce moment-là, où ses seins avaient commencé à lui faire mal. Elle revoyait, lui semblait-il, dans sa nudité immaculée, ce corps qui était le sien. Miyako pouvait bien, maintenant, paraître plus jeune que son âge. Son corps n’en accusait pas moins les formes pleines de la femme.

— « Et bien méchant, aussi ! Je suppose que c’est ta sciatique. »

Elle disait n’importe quoi. Tandis que son corps changeait, changeait aussi la pure jeune fille, devenue maintenant une femme amère.

— « Pourquoi méchant ? » Il avait pris la remarque au sérieux. « Tu trouves ça drôle, de te faire suivre par des hommes ? »

— « Mais non, pas du tout. »

— « Tu n’as pas dit, il y a un instant, que cela te plaisait ? Ce doit être pour te venger, par dépit de fréquenter un vieux comme moi. »

— « Mais me venger de quoi ? »

— « Ah ! Comment le savoir ? De ton sort, de ta vie… »

— Ça me plaît, ça me déplaît… ce n’est pas si simple. »

— « Non, en effet. Cela n’a rien de simple de se venger de la vie. »

— « Et toi, quand tu fréquentes une jeune femme, c’est aussi pour la même raison ? »

— « Bah… ! » Un instant interdit, il reprit : « Il ne s’agit pas de vengeance. Ou, si tu tiens à utiliser le mot, moi, je suis celui à qui l’on en veut : l’objet de cette vengeance. »

Miyako ne lui prêtait qu’une attention distraite. Ayant déjà annoncé la perte de son sac, elle pourrait peut-être avouer que celui-ci contenait une forte somme, et le vieil Arita la lui rembourserait. Mais quand même, deux cent mille yens ! Quel chiffre devait-elle donner ? Certes, l’argent venait du vieillard. Mais ce n’en était pas moins les propres économies de Miyako. Elle avait le droit d’en user à sa guise. Si elle disait qu’elles devaient permettre d’envoyer Keisuké, son frère cadet, à l’Université, sans doute lui serait-il plus facile de faire céder le vieil homme.

Enfants déjà, on leur disait qu’ils s’étaient trompés de sexe. Lui était une fille, et elle un garçon. Mais elle avait accepté de se faire entretenir par le vieil Arita, et était devenue paresseuse, craintive. Sans doute parce qu’en acceptant, elle avait renoncé à tout espoir. « Compte les mille charmes de ta maîtresse, avec ta femme il n’en est pas besoin. » Lisant le vieux dicton, Miyako avait senti s’abattre sur elle un voile de tristesse et de désespoir. L’orgueil même de sa beauté elle l’avait perdu. Et c’était peut-être lui, cet orgueil, qui renaissait quand elle se laissait suivre par un homme. En même temps, elle se rendait bien compte que ce ne sont pas seulement les apparences qui attirent un homme. Qui sait si le vieil Arita n’avait pas raison, quand il prétendait qu’un halo maléfique se dégageait de la jeune femme.

— « Tu cours de gros risques, en tout cas », reprit le vieil homme. « Te faire suivre comme ça par le premier venu ! Tu ne crois pas que c’est tenter le diable ? »

— « Oui, peut-être », acquiesça-t-elle docilement. « Peut-être y a-t-il, au sein même de la race humaine, une race de démons, qui serait tout à fait inhumaine. Peut-être existe-t-il dans notre monde même un autre monde, peuplé d’esprits mauvais. »

— « Et tu sens ces choses-là ? Tu m’effraies…

Il t’arrivera malheur. Je crains que tu ne connaisses pas une mort naturelle. »

— « Je me demande si mes frères et sœurs ne sont pas plus ou moins comme moi. Même mon plus jeune frère, qui est doux comme une fille. Il a déjà rédigé son testament. »

— « Mais pourquoi ? »

— « Bah ! Des sottises. C’était au printemps dernier… Il croyait qu’il ne pourrait pas aller à la même université que son meilleur ami. Mizuno, cet ami, appartient à une bonne famille, et il est très intelligent par ailleurs. Il avait promis d’aider mon frère au moment du concours d’entrée. Il voulait même lui rédiger ses copies. Et Keisuké, ce n’est pas du tout qu’il travaille mal, mais il a peur. Il était persuadé qu’à peine dans la salle d’examens, il s’évanouirait. De sorte que c’est bel et bien ce qui s’est passé. Et de plus il craignait de ne pas être admis à l’Université, même en réussissant le concours. »

— « C’est la première fois que tu m’en parles. »

— « Et pourquoi t’en parler ? Ça n’aurait servi à rien. »

Miyako fit une pause avant de poursuivre :

— « Mizuno, lui, n’a aucun problème, avec son intelligence. Tandis que ma mère a dû payer pour que mon frère puisse rentrer. Quand il a été admis, pour fêter ça, je les ai invités à dîner dans le quartier de Ueno. Après nous sommes allés au zoo, voir les cerisiers en fleurs. Je veux dire mon frère, Mizuno, et la petite amie de Mizuno… »

— « Oh ? »

— « Enfin, sa petite amie… c’est tout juste si elle a quinze ans. Un homme m’a suivie, là-bas. Il était avec sa femme et ses enfants, et il les a plantés là pour me courir après ! »

Le vieil Arita, visiblement stupéfié, l’interrompit :

— « Mais comment peux-tu agir ainsi ? »

— « Quoi, ainsi ? Je suppose que j’avais l’air triste, parce que Mizuno et sa petite amie me faisaient envie, c’est tout. Je n’y suis pour rien. »

— « Bien sûr que si, tu y prends plaisir ! »

— « Non, tu es méchant. Je n’y prends aucun plaisir. Quand j’ai perdu mon sac, par exemple, j’avais très peur. Je m’en suis servie pour frapper ce type. Ou je le lui ai lancé, je ne sais plus. Je n’étais pas dans mon état normal. Le sac contenait une grosse somme, grosse pour moi en tout cas. Maman a été obligée d’emprunter à un ami de mon père, quand il a fallu faire admettre Keizuké, et elle ne savait plus comment rembourser. Alors j’ai voulu l’aider, et c’est justement en sortant de la banque, après avoir retiré cet argent, que ça s’est passé. »

— « Combien y avait-il ? »

— « Cent mille yens. »

Miyako retint son souffle. Elle n’avait annoncé que la moitié de la somme, sans même réfléchir.

— « Eh bien, ce n’est pas rien ! Et tu te les es fait voler par cet homme… ? »

Dans le noir, elle acquiesça. Le vieil homme percevait le frissonnement de ses épaules, le galop affolé de son cœur.

Et, cependant, Miyako s’en voulait de n’avoir mentionné que la moitié de la somme. À son humiliation, se mêlait un indistinct sentiment de frayeur. La main du vieillard la caressait avec tendresse. Miyako savait donc qu’au moins cette moitié de la somme lui serait remplacée, mais ses larmes n’en coulèrent que de plus belle.

— « Allons, ne pleure pas. Mais dis-toi quand même que tout cela pourrait très mal finir, à force de se répéter. Tu me parles de ces hommes qui te suivent… Sauf que tout ce que tu racontes à ce sujet est un tissu de contradictions, tu ne crois pas ? » demanda-t-il, d’un ton de remontrance bienveillante.

Il s’endormit la tête sur le bras de Miyako. Mais celle-ci ne parvenait pas à trouver le sommeil. La pluie fine de juin tombait sans discontinuer. Il eût été malaisé de deviner l’âge du vieil Arita, par le seul bruit de sa respiration quand il dormait. Miyako retira le bras. Pour cela, elle dut soulever légèrement la tête du vieil homme de sa main libre, mais il ne s’éveilla pas. Le spectacle de ce vieux misogyne paisiblement endormi à côté d’elle, et abandonné tout entier à une femme, lui remit en mémoire ce mot de « contradiction », employé justement par lui, et sa propre honte à elle. Miyako, sans qu’on le lui eût jamais appris, savait que le vieillard était misogyne. Sa femme s’était suicidée, dans un accès de jalousie, alors qu’il n’avait même pas quarante ans. Aussi, que la haine de ce sentiment se fût ou non enracinée en lui, il suffisait, depuis cette époque, qu’une femme en montrât la moindre trace pour qu’il prît aussitôt ses jambes à son cou. Miyako, à la fois par amour-propre et par désespoir, n’entendait pas se laisser aller à quelque jalousie que ce fût vis-à-vis du vieil Arita. Mais elle était femme, et susceptible à ce titre de s’abandonner parfois à des propos inconsidérés. Le visage du vieillard, alors, reflétait une telle horreur, que l’ombre de jalousie se glaçait, ne laissant en Miyako que tristesse et désabusement. Cependant, la misogynie du vieil homme ne devait pas être attribuée uniquement à sa crainte de la jalousie, pas plus qu’elle ne paraissait devoir l’être à son âge. Miyako se demandait parfois comment une femme pouvait manifester de la jalousie vis-à-vis d’un homme aussi foncièrement hostile aux femmes, et elle tournait en dérision ses propres sentiments. Mais si elle pensait à la différence d’âge entre elle et Arita, elle trouvait plus extravagant encore le fait de se demander si celui-ci était pour, ou contre les femmes.

Non sans envie, Miyako se rappelait l’ami de son frère et sa petite bien-aimée. Elle connaissait déjà, par Keisuké, l’existence de la jeune fille, Machié, mais ne l’avait vue pour la première fois que ce jour-là, quand ils fêtaient l’inscription de Keisuké à l’Université.

— « Je n’ai jamais rencontré de fille aussi belle et aussi pure », avait déclaré ce dernier un peu plus tôt.

— « Un amant à quinze ans, pourtant, c’est précoce ! Il est vrai que si on dit quinze, ça veut dire qu’elle est en fait dans sa seizième année. Mais les filles d’aujourd’hui ont bien de la chance. Quinze ans, et déjà un petit ami ! »

Elle avait ajouté la dernière remarque comme pour adoucir la première.

— « Mais dis-moi, Kei-chan, tu peux la reconnaître, toi, la vraie pureté chez une fille ? » reprit-elle. « Ça ne se voit pas si facilement, tu ne crois pas ? »

— « Moi, je peux très bien la voir, ne t’en fais pas. »

— « D’ailleurs c’est quoi, la pureté d’une femme ? Explique-moi ça un peu. »

— « Bah ! Avec des mots… »

— « C’est toi, tu sais, qui te fais de Machié cette idée-là. »

— « Quand tu l’auras rencontrée tu comprendras. »

— « Tu oublies que les femmes sont méchantes. Elles ne font pas preuve de ta belle indulgence ! »

Ces propos avaient-ils frappé Keisuké ? Ce fut lui et non Mizuno qui s’empourpra, perdit contenance quand Miyako fit la connaissance de Machié. Ne pouvant se permettre d’inviter dans sa propre maison les amis de son frère, le rendez-vous avait été fixé chez leur mère à tous deux.

— « Kei-chan, tu avais raison au sujet de Machié. »

Elle l’aidait, dans une pièce du fond, à passer son uniforme flambant neuf d’étudiant.

— « Oui ? Allons bon, j’ai oublié de mettre d’abord mes chaussettes. »

Il s’assit à même le sol. Miyako s’accroupit devant lui, disposant en corolle sa jupe plissée bleu marine.

— « Pense à féliciter Mizuno pour sa propre admission. Je lui ai dit de venir avec Machié. »

— « Bien sûr », acquiesça-t-elle.

Ce timide petit frère, qu’elle soupçonnait d’être secrètement épris de Machié, l’émouvait.

— « Les parents de Mizuno sont on ne peut plus opposés à ce qu’ils se fréquentent. Ils auraient même écrit à sa famille à elle… Et ses parents, ceux de Machié, auraient trouvé la lettre grossière à ce qu’il paraît. Ils se sont mis dans tous leurs états. Même aujourd’hui, c’est en se cachant d’eux qu’elle a pu venir », expliquait son frère avec feu.

Machié portait une de ces marinières chères aux étudiantes. Elle avait acheté, pour célébrer l’inscription de Keisuké à l’Université, un petit bouquet de pois de senteur, et on l’avait placé sur le bureau de celui-ci, dans un vase de cristal.

On était convenu de n’aller qu’après la tombée de la nuit voir les cerisiers en fleurs, au parc Ueno, de sorte que Miyako emmena tout le monde dans un restaurant chinois, non loin du parc.

Le parc lui-même était rempli d’une telle foule qu’on pouvait à peine avancer. Les cerisiers avaient l’air malades, les rameaux en fleurs tout rabougris. Et, cependant, la lumière artificielle mettait en valeur le rose des pétales. Machié, qu’elle fût naturellement silencieuse ou que la présence de Miyako l’embarrassât, parlait peu. Elle en vint pourtant à raconter comment elle voyait ces mêmes fleurs jonchant profusément les massifs d’azalées, dans le jardin de ses parents, le matin quand elle se levait, et à quel point elle trouvait cela joli. Ou encore, tandis qu’elle arrivait chez Keisuké, comment le soleil flottait parmi les cerisiers en fleurs au bord du fossé, semblable au jaune d’un œuf.

Ils descendaient les marches de pierre, près du temple de Kiyomizu, là où les passants se font plus rares, et où ne parvient plus qu’à peine la lumière des lampadaires, et Miyako disait à Machié :

— « Je devais avoir trois ans, quatre ans… Nous avions découpé des grues en papier, maman et moi, et étions venues les accrocher ici, au mur du temple. C’était un vœu pour que mon père guérît. »

Machié ne soufflait mot, mais elle s’arrêta en même temps que Miyako, à peu près au milieu de l’escalier, pour se retourner vers le temple. En bas, sur la route qui mène au musée, la cohue interdisait le passage, de sorte qu’ils prirent par le zoo. Ils reconnurent, aux torchères qui le flanquent sur toute sa longueur, le chemin dallé du sanctuaire de Tosho et s’y engagèrent. De chaque côté, l’ombre projetée par les lanternes de pierre, et au-dessus de cette ombre le long ruisseau des cerisiers en fleurs. Derrière les lanternes, sur les pelouses, des groupes venus admirer les fleurs formaient des cercles. Des bougies allumées au milieu semblaient présider aux libations.

Lorsqu’un ivrogne s’avançait en chancelant dans leur direction, Miyako se plaçait devant Machié pour la protéger. Keisuké lui-même, un peu plus loin, s’interposait entre elles et le pochard dans une attitude de défense. Et tandis qu’ils manœuvraient pour contourner ce dernier, Miyako se tenait très fort à l’épaule de son frère, songeant en elle-même qu’elle ne lui connaissait pas ce courage.

La lumière des torchères rehaussait encore la beauté de Machié. Très grave, lèvres étroitement closes, la teinte imprimée à ses joues par l’éclairage suggérait une vierge en prière.

— « Miyako ! »

La jeune fille, tout à coup, se dissimula derrière celle-ci, se collant presque contre elle.

— « Eh bien ? Qu’y a-t-il ? »

— « Une camarade de classe, avec son père… Elle habite juste à côté de chez moi. »

— « Et c’est pour ça que tu te caches ? »

En même temps elle se retourna et prit la main de Machié. Incapable de la lâcher, elle continua à marcher ainsi. Elle avait failli s’exclamer au moment où elle la touchait. Il s’agissait d’une main féminine, pourtant, mais la sensation était délicieuse. Miyako aimait à la garder dans la sienne, toute douce et fraîche, et la beauté de la jeune fille lui remplissait le cœur.

— « Comme tu as l’air heureuse, Machié », dit-elle seulement.

La jeune fille secoua la tête.

— « Comment, tu ne l’es pas ? »

Très surprise, Miyako la dévisageait. Les yeux de la jeune fille chatoyaient dans la lumière des torchères :

— « Toi, tu aurais des raisons de ne pas être heureuse ? »

Machié ne répondit pas. Elle retira sa main. Combien d’années avaient passé, depuis que Miyako s’était trouvée marcher ainsi, main dans la main d’une autre fille ?

Mizuno, elle l’avait déjà vu souvent, et n’avait d’yeux ce soir-là que pour Machié. Le déchirement qu’elle éprouvait à regarder la jeune fille lui donnait envie de partir, loin, le plus loin possible. L’eût-elle croisée dans la rue, sans doute se fût-elle longuement retournée sur Machié pour la contempler. Était-ce donc ce même sentiment, poussé à son paroxysme, qui attachait les hommes aux pas de Miyako ?

Dans la cuisine, un bruit de poterie qui tombe ou que l’on renverse s’imposa à l’attention de Miyako. Ce soir encore, la gent souris faisait des siennes. Il y en avait plus d’une. Trois ou quatre peut-être. Elle imagina leurs corps trempés par la pluie de juin et portant la main à ses cheveux lavés de frais, encore humides et froids, les pressa imperceptiblement.

Le vieil Arita bougea comme si le thorax lui faisait mal. Son corps se tordait avec une violence croissante.

« Allons, ça recommence ! » pensa la jeune femme.

Elle s’écarta sur le lit, fronçant les sourcils… Le vieillard gémissait souvent dans son sommeil, Miyako en avait l’habitude. Les épaules agitées de mouvements convulsifs, comme un homme qu’on étrangle, il esquissa avec le bras le geste de repousser et frappa durement au cou la jeune femme. Il continuait à se plaindre. Miyako eût pu le secouer pour l’éveiller, mais elle demeura immobile, rigide, sentant monter en elle quelque chose qui ressemblait à de la cruauté.

— « Aah… ! Aaah… ! »

Le vieillard criait son appel, tandis que ses mains battaient l’air, cherchant en rêve le corps de Miyako. Parfois, s’il parvenait à se raccrocher à elle, il arrivait qu’il se calmât, sans même s’être réveillé. Mais, cette nuit-là, ses propres cris l’arrachèrent au sommeil.

— « Aah ! »

Il secoua la tête et, rompu, se rapprocha de Miyako. La jeune femme infléchit avec tendresse les formes de son corps pour l’accueillir. Tout cela était si habituel qu’elle ne se soucia même pas de dire : « Tu gémissais en dormant, tu as fait un cauchemar ? » Cependant le vieillard demanda d’un air inquiet :

— « J’ai parlé ? »

— « Non, non, tu as un peu gémi, c’est tout. »

— « Ah ! bon. Et toi, tu ne t’es pas encore endormie ? »

— « Non. »

— « Ah ! bon… Merci. »

Il glissa le bras de Miyako sous son propre cou :

— « Au moment de ces pluies de juin, ça ne fait qu’empirer. Et c’est aussi à cause de la saison que tu ne dors pas. »

Il ajouta, comme s’il avait honte :

— « Je craignais de t’avoir réveillée avec mes cris. »

— « Tu sais bien que même si je dors, je me réveille toujours pour toi. »

La clameur du vieil homme avait porté jusqu’au rez-de-chaussée, tirant Sachiko de son sommeil.

— « Maman, maman, j’ai peur ! »

Toute frissonnante, elle se cramponnait à Tatsu. Celle-ci l’empoigna par l’épaule et se dégagea :

— « Pourquoi donc, peur ? C’est Monsieur. Et la peur, tu sais bien que c’est lui qui l’éprouve. C’est même pour ça qu’il ne veut pas dormir seul. Qu’il emmène Madame même en voyage et qu’il la chouchoute autant. Sinon il n’aurait plus besoin d’une femme, à son âge. Il souffre de cauchemars et c’est tout. Il n’y a pas de quoi avoir peur. »