Au moment où Gimpei Momoï arrivait à Karuizawa, la fin de l’été prenait des allures de début d’automne.

Il commença par s’acheter un pantalon de flanelle, celui qu’il portait ayant fait son temps. Puis un lainage, qu’il enfila tout de suite, par-dessus une chemise elle aussi neuve. Songeant à la fraîcheur de la brume pendant la nuit, il se procura en outre un imperméable bleu marine. Karuizawa est vraiment commode pour le prêt-à-porter.

Enfin, il trouva des chaussures qui lui plaisaient et abandonna la paire usée dans le magasin même. Les vieux vêtements, il les avait roulés dans un bout de tissu, et se demandait ce qu’il allait en faire :

« Je pourrais les laisser dans une des villas inoccupées, on ne les y dénichera pas avant l’été prochain. »

Il s’enfonça dans une ruelle et éprouva de la main la fenêtre d’une de ces villas, mais on l’avait condamnée en y clouant des lattes. Pénétrer en forçant l’obstacle lui semblait risqué. Il y voyait même un délit.

Le recherchait-on vraiment comme criminel, à ce propos ? Il devait bien admettre qu’il n’en savait rien. La victime s’était peut-être abstenue de porter plainte, après tout.

Il se décida à cacher le paquet dans une poubelle, devant l’entrée de la cuisine, et respira plus librement. Que ce fût dû à un oubli des estivants, ou à la paresse du gardien, la poubelle n’avait pas été vidée. Il perçut un froissement de papiers humides tandis qu’il enfonçait les vêtements. Puis le couvercle ne joignait plus, mais Gimpei n’en fit pas un cas de conscience.

Il se retourna pourtant, une trentaine de pas plus loin. Il crut voir un nuage de phalènes danser au-dessus de la poubelle, dans le brouillard, et faillit rebrousser chemin, mais l’illusion se dissipa, comme un poudroiement bleuté autour des mélèzes. Les arbres alignés conduisaient à une arcade flamboyante : l’éclairage au néon d’un établissement de bains.

Parvenu dans le jardin intérieur, il se passa la main sur les cheveux. Corrects, oui. Son adresse à se les couper lui-même, avec une lame de rasoir, étonnait toujours ses amis.

L’une des hôtesses, surnommée « La Turque », l’emmena vers les bains proprement dits. La porte refermée, elle ôta sa blouse. Elle ne gardait plus en travers de la poitrine qu’une bande d’étoffe qui cachait les seins.

Gimpei eut un mouvement de recul quand elle commença à déboutonner l’imperméable, puis s’abandonna, la laissa s’agenouiller et le mettre tout à fait nu.

Il descendit dans le bain odoriférant. Les carreaux du fond imprimaient à l’eau une couleur verte. Le parfum n’avait rien d’exaltant, mais, pour Gimpei, entraîné par sa fuite dans tous les hôtels sans étoile de Shinano, c’était quand même une senteur de fleurs. Quand il se fut bien trempé, la jeune fille le lava des pieds à la tête.

Elle s’accroupit, et de ses mains délicates le nettoya avec minutie entre les orteils. Il admirait son crâne. Les cheveux de la jeune fille, qu’elle portait rejetés en arrière, comme les femmes de jadis au sortir du bain, arrivaient jusqu’à ses épaules.

— « Désirez-vous un shampooing ? »

— « Comment, les cheveux aussi ? »

— « Bien sûr… Laissez-moi faire. »

Lui-même, en général, se contentait de rafraîchir la coupe, et il frémit en songeant à ce que devait être l’odeur de ses cheveux, non lavés depuis si longtemps. Il acquiesça cependant et se pencha, les coudes aux genoux. Le massage onctueux lui fit perdre sa réserve.

— « Dis-moi… tu sais que tu as une voix très belle ? »

— « Moi ? »

— « Oui… Tu te tais et on l’entend encore, on voudrait qu’elle dure toujours… Comme si, de l’oreille, elle allait jusqu’au fond du cœur. Le pire criminel se sentirait fondre en t’écoutant. »

— « Mais… comme toutes les autres filles… »

— « Non, pas du tout. La tienne est pleine de tendresse, de nostalgie. Une voix très belle, douce et claire. Et ce n’est pas non plus une voix de chanteuse. Je parie que tu aimes quelqu’un ? »

— « Non, hélas ! »

— « Écoute, cesse de me frotter le crâne, quand tu parles, cela me gêne pour t’entendre. »

Les doigts de la jeune fille s’immobilisèrent. Elle dit avec embarras :

— « Vous me troublez. Je ne saurai même plus quoi dire. »

— « Ah ! Comme la voix d’un ange. Deux mots au téléphone, et on voudrait ne jamais l’oublier. »

En vérité il était au bord des larmes. Le son de cette voix, comme la caresse d’une main chaude, bienfaisante, le faisait défaillir de bonheur. Est-ce cela, la voix de la femme éternelle ? La voix de la mère, qui est toute pitié ?

— « D’où es-tu ? » demanda-t-il.

La jeune fille ne répondit pas.

— « Du ciel ? Du paradis ? »

— « Ah ! je suis de Niigata. »

— « La ville même ? »

— « Non, une bourgade dans le département. »

Sa voix hésitait, s’amenuisait.

— « Le pays de la neige ! C’est pour ça que tu es si jolie. »

— « Mais je ne le suis pas. »

— « Si. Mais ta voix surtout. Jamais je n’ai entendu quoi que ce soit d’aussi beau. »

Le shampooing terminé, elle lui rinça plusieurs fois les cheveux à l’eau chaude, se servant d’un petit baquet, puis l’enturbanna d’une large serviette et le frictionna. Elle traça ensuite une raie approximative. Une autre serviette autour des reins, Gimpei fut conduit jusqu’au bain de vapeur. La jeune fille ouvrit la partie antérieure d’une sorte de boîte carrée et l’y installa. Un évidement dans le couvercle réservait le passage du cou. Puis elle rabattit la seconde moitié de ce couvercle et Gimpei se trouva pris comme dans un carcan.

— « Mais c’est une guillotine ! » s’exclama-t-il.

Il écarquillait les yeux, la frayeur le gagnait. La tête coincée, il s’efforçait de regarder tout autour.

— « Beaucoup de nos clients font cette réflexion. »

Cependant elle ne paraissait pas se rendre compte de sa terreur. Le regard de Gimpei sautait de la porte à la fenêtre. Elle lui proposa de fermer celle-ci, se dirigeant déjà de ce côté.

— « Non, inutile », dit Gimpei.

On l’avait laissée ouverte parce que la vapeur saturait la pièce, et la lumière, sans pouvoir pénétrer jusqu’au cœur des grands arbres, se réfléchissait sur le feuillage. Des ormes. À travers leur masse épaisse, Gimpei crut distinguer le son d’un piano. Non pas une mélodie, de simples notes. Illusion auditive maintenant, de toute évidence.

— « La fenêtre donne bien sur un jardin ? »

— « Oui. »

Le corps demi-nu et clair de la jeune fille se détachait contre l’écran des feuillages, faiblement éclairé par la luminescence nocturne.

« Et à cette image d’un autre monde, dois-je croire ? » pensa Gimpei.

La jeune fille, pieds nus, attendait sur le carrelage d’un rose très pâle. Le dessin pourtant si juvénile de ses jambes accusait derrière les genoux une profonde fossette d’ombre.

« Si je me trouvais seul ici, je n’y tiendrais pas », pensa encore Gimpei. « Ce carcan pourrait achever de m’étrangler. »

Le séant bien à plat sur le petit banc chauffant, il s’adossa au fond de la boîte. Chacune des parois dégageait de la chaleur. De la vapeur aussi, peut-être.

— « Combien de temps suis-je censé rester ? »

— « Ça dépend des clients… Une dizaine de minutes… Un quart d’heure quand on est habitué. »

À en croire la pendulette posée sur une étagère du vestiaire, près de l’entrée, quatre ou cinq minutes tout au plus s’étaient écoulées. La jeune fille alla humecter d’eau froide la serviette qui servait de turban et revint la lui poser sur le front.

— « Ah ! je commençais à avoir le vertige. »

Il s’était suffisamment repris pour se trouver une allure assez cocasse, la tête émergeant de la boîte et l’air sérieux comme un bonze. Il se passa la main sur la poitrine, sur le ventre. Ils étaient chauds et moites, que ce fût dû à la vapeur, ou à sa propre sudation. Il ferma les yeux.

Tandis que le bain de vapeur se prolongeait, la jeune fille, pour s’occuper, entreprit de vider l’eau du bain odoriférant et de curer les bouches d’écoulement vers l’extérieur. Des bruits liquides parvenaient jusqu’à Gimpei. Des vagues déferlèrent contre les rochers. Deux mouettes, ailes claquant furieusement, s’affrontèrent. La mer de son enfance resurgissait à sa mémoire.

— « Combien de temps maintenant ? »

— « Sept minutes à peu près. »

De nouveau elle alla rincer la serviette et revint la lui poser sur le front. Succombant à une enivrante sensation de fraîcheur, il laissa sa tête basculer en avant.

— « Aïe ! » s’écria-t-il, reprenant aussitôt conscience.

— « Que s’est-il passé ? » demanda la jeune fille.

Croyait-elle donc qu’avec toute cette vapeur, il avait réellement été pris de vertige ? Elle ramassa la serviette et la lui maintint sur le front.

— « Peut-être voudriez-vous sortir maintenant ? »

— « Non, non, ça va. »

À l’improviste, il se vit lui-même en train de la suivre, cette jeune fille à l’adorable voix. Une rue de Tokyo avec des tramways, des files de mélèzes sur les trottoirs. Gimpei était en nage. Étranglé par le carcan, incapable de faire le moindre mouvement, il ne put retenir une grimace.

La jeune fille se recula. Les allures de son client paraissaient lui donner quelque inquiétude. Il tenta un coup de sonde :

— « À ne me voir que la tête, comme maintenant, quel âge me donneriez-vous ? »

Elle ne savait trop que répondre :

— « Je n’arrive jamais à deviner l’âge d’un homme. »

Elle ne l’avait même pas réellement regardé, et il perdit ainsi l’occasion de lui dire qu’il avait trente-quatre ans. Et elle ? Même pas vingt sans doute. Les épaules, le ventre, les jambes indiquaient sans hésitation possible une vierge. Les lèvres d’un rose délicat étaient à peine maquillées.

Il gémit. Elle releva la partie du couvercle qui lui emprisonnait la gorge. Il avait une serviette roulée autour du cou. La jeune fille la prit par un bout et la déroula avec beaucoup de précautions, puis épongea la sueur qui le couvrait des pieds à la tête. Il se ceignit alors les reins d’une serviette plus grande, tandis qu’elle recouvrait d’un tissu blanc la chaise longue placée près du mur, le faisait s’y étendre à plat ventre et commençait à le masser en partant des épaules.

Gimpei découvrit que le massage comporte non seulement des effleurements et des frottements appuyés, mais aussi de petites tapes sèches, appliquées paume ouverte. La main pourtant féminine, pourtant frêle lui frappait le dos avec une insistance et une vigueur surprenantes, et sa propre respiration s’accéléra. Il revit son enfant qui lui boxait le front de toute la force de ses petits poings. Gimpei se cachait-il le visage que les coups pleuvaient de plus belle. Quand se passait-elle, cette scène imaginaire ? L’enfant était dans la tombe, et c’est contre la gangue de terre qui l’emprisonnait que se débattaient ses mains. Au sein de l’obscurité, les parois se contractaient sur lui. Gimpei se sentit baigné d’une sueur froide.

— « Tu me mets du talc ? »

— « Bien sûr. Vous ne vous trouvez pas bien ? »

— « Si, si », dit-il précipitamment. « Je suis de nouveau en nage, c’est tout… S’il existait un seul homme à ne pas se trouver bien en entendant ta voix, je suis sûr que c’est justement ce moment qu’il choisirait pour commettre son crime. »

La jeune fille, interdite, interrompit net le massage.

— « Quand moi je t’écoute, par exemple, tout ce qui n’est pas ta voix cesse d’exister. Bien sûr, c’est dangereux, que tout s’évanouisse ainsi. Mais une voix… on ne peut pas la poursuivre, on ne peut pas l’empoigner. Insaisissable comme le temps, comme la vie elle-même. Ah ! Et ce n’est peut-être pas ça du tout, d’ailleurs. Toi, tu peux choisir le moment exact où tu la feras entendre, ta voix adorable. Et inversement, si tu décides de te taire, comme maintenant, nul ne saurait te contraindre à parler. On pourrait bien t’arracher un cri de surprise, ou d’effroi, des larmes même, mais ta vraie voix, c’est seulement toi qui décides de la faire entendre, ou non. »

Présentement la jeune fille se taisait. Elle massa Gimpei des reins aux cuisses, puis s’attaqua à la voûte plantaire, descendant jusqu’aux orteils.

— « De l’autre côté maintenant. »

Le filet de voix était presque inaudible.

— « Pardon ? »

— « Veuillez vous retourner maintenant. »

— « Me retourner ? Tu veux que je me couche sur le dos, c’est ça ? »

Il se retourna, serrant la serviette contre lui. Le tout petit murmure de la jeune fille se prolongeait en vibrations. Il accompagnait les mouvements du corps de Gimpei comme… un parfum de fleurs, niché au creux de son oreille. Jamais il n’avait éprouvé un tel ravissement. Oui, comme un parfum pour l’oreille. Appuyée tout contre l’étroit lit de massage, la jeune fille lui pétrissait un bras. Ses seins surplombaient le visage de Gimpei. Quoique la bande d’étoffe qui les cachait ne fût pas trop serrée, l’ourlet creusait un léger sillon dans la chair. Mais ils ne présentaient pas la plénitude de la maturité. Le front de la jeune fille, assez peu large, dominait un visage allongé, plutôt classique. La coiffure peut-être, les cheveux tirés à plat en arrière, l’allongeait ainsi, et accusait l’éclat des yeux. La ligne du cou à l’épaule, le dessin de l’articulation gardaient la pureté dépouillée de la grande jeunesse. Le rayonnement de la chair trop proche força Gimpei à fermer les yeux. Sous l’écran des paupières, surgit l’image d’une boîte remplie de clous minuscules, comme celles qu’utilisent les menuisiers. Les clous scintillaient. Gimpei rouvrit les yeux et les fixa sur le plafond. Un plafond tout blanc.

— « Je parais plus vieux que mon âge, non ? C’est que la vie ne m’a pas toujours été facile. »

Il parlait très bas. Mais son âge, il ne l’avait toujours pas dit :

— « J’ai trente-quatre ans. »

— « Oui ? Vous ne les faites pas. »

Sa voix à elle était volontairement inexpressive. Au chevet de l’espèce de chaise longue, maintenant, elle lui massait l’autre bras, du côté du mur auquel le meuble s’appuyait.

— « Tu ne trouves pas que j’ai des orteils simiesques ! Longs, tout tordus… Mais je marche beaucoup… Ça m’est toujours pénible de voir mes pieds. Ils sont si laids… Et toi tu les as massés, avec tes jolies menottes. Ça ne t’a pas écœurée quand tu as ôté mes chaussettes ? »

Elle ne soufflait mot.

— « Moi aussi, tu sais, je viens des bords de la mer du Japon. Un petit coin rocheux, sur la côte. La pierre est noire là-bas. Je marchais pieds nus, m’y agrippant de mes longs orteils… »

Il se perdait en explications, en demi-mensonges. Combien de fois, tout le temps de sa jeunesse, avait-il ainsi travesti la vérité, de toutes les façons possibles, pour le compte de ces malheureux pieds ! Mais la peau noirâtre, sur le dessus, les rides de la voûte plantaire, l’étrange torsion des orteils, ça il ne l’avait pas inventé, hélas !

Couché à plat sur le dos, ses pieds lui étaient invisibles. Il leva les mains jusqu’à son visage et en fit l’examen. La jeune fille s’occupait des muscles qui attachent le bras au torse, parvenait à ce moment juste au-dessus des pectoraux. Pour autant que Gimpei pût en juger, ses mains ne présentaient pas l’aspect bizarre de ses pieds.

— « Où, sur la côte ? » demanda la jeune fille de sa voix naturelle.

— « Où… ? » grommela-t-il. « Je n’ai guère envie d’en parler. Je ne suis pas comme toi, moi, je n’ai plus de foyer… »

La jeune fille ne devait pas plus tenir à savoir où il était né, et ne paraissait pas non plus être suspendue à ses lèvres. Qu’arrivait-il à l’éclairage ? Il n’y avait pas trace d’ombre sur son corps à elle. Le buste se penchait, tandis qu’elle massait la poitrine de Gimpei. Il referma les yeux. Où poser ses mains ? S’il allongeait les bras contre les flancs, il risquait d’effleurer la hanche de la jeune fille. Il imaginait la gifle, retentissante, ne l’eût-il frôlée que du bout des doigts. Et à ce moment il ressentit le choc d’une vraie gifle. Pris de peur, il voulut ouvrir les yeux, mais ses paupières touchées de plein fouet demeuraient closes. Il eut envie de pleurer mais les larmes ne venaient pas. Ses yeux lui faisaient mal comme si on y eût plongé des aiguilles brûlantes. Non, ce n’était pas la main de la jeune fille, mais un sac de femme en cuir bleu qui l’avait frappé en pleine face. Sur le moment, il ne le savait pas, mais l’effet du choc dissipé il l’avait vu par terre, juste à ses pieds. Gimpei avait-il vraiment été frappé avec ce sac, ou ne le lui avait-on que lancé à la figure, il n’aurait su le dire. Il n’était certain que du choc sur le visage car c’était à ce moment qu’il avait repris ses esprits.

— « Mademoiselle ! Mademoiselle ! » avait-il crié.

Il voulait retenir la jeune femme, à ce moment-là, lui dire qu’elle avait perdu son sac. Mais la silhouette disparaissait au coin de la pharmacie. Ne demeurait, au milieu de la chaussée, que ce sac à main de cuir bleu, témoignage irréfutable de la culpabilité de Gimpei. Le sac s’était entrouvert, et il en dépassait une liasse de billets de mille yens. Pourtant au premier abord ce ne fut pas l’argent, mais le sac lui-même, attestation de sa faute, qui fixa l’attention de Gimpei. Comme si la femme, en le lui lançant et en prenant la fuite, avait conféré à son comportement à lui un caractère criminel. Dans son effroi, il se hâta de le ramasser, et c’est alors, seulement alors qu’il aperçut, avec stupéfaction, la liasse de billets de mille yens.

Par la suite, il arrivait à Gimpei de croire que la pharmacie elle-même n’avait été qu’une illusion sensorielle. Pourquoi se fût-elle trouvée là, modeste et vieillotte, solitaire, au cœur de ce riche quartier résidentiel ? Et cependant il avait bel et bien vu la pancarte, un traitement contre les vers intestinaux, juste devant l’entrée. Pour comble de bizarrerie, deux boutiques de fruitier se faisaient face, là où les rails du tramway dessinent une courbe pour aborder le quartier. À l’intérieur de chacune des deux s’alignaient de petits cageots de cerises et de fraises. Pourquoi avoir remarqué justement ces deux boutiques alors qu’il suivait la jeune femme, oublieux de tout le reste au monde ? Cherchait-il à graver dans sa mémoire quelque point de repère ? L’endroit exact où tourner pour retrouver la demeure de la jeune femme ? L’existence même des fruiteries en tout cas était incontestable. Il revoyait encore les fraises toutes semblables, rangées avec soin dans leurs cageots. Peut-être n’y avait-il vraiment qu’une boutique, à l’un des coins, et s’était-il imaginé en voir une de chaque côté ? N’est-il pas vraisemblable que les objets se dédoublent, dans des circonstances de ce genre ? À plus d’une reprise, Gimpei dut lutter avec énergie contre la tentation d’aller vérifier l’existence de la pharmacie et de la fruiterie. En fait, Gimpei ne se représentait le quartier lui-même que d’une manière très confuse. Tout au plus le situait-il approximativement, sur une image mentale du plan de Tokyo. Ce qui comptait, c’était le chemin suivi par la femme, sa destination.

— « Mais bien sûr, elle n’a même jamais dû songer à le lancer », marmonna-t-il involontairement.

Il rouvrit tout d’un coup les yeux, à ce moment la jeune fille lui massait le bas du torse, et aussitôt les referma, craignant d’attirer son attention. N’eût-elle pas déchiffré, à travers le regard de Gimpei, celui d’on ne sait quel oiseau infernal ? Bon, il avait fait allusion à un sac de femme, mais nullement à la possibilité qu’on le lui eût lancé, ni à la femme elle-même. Il sentit son estomac se nouer, puis se contracter spasmodiquement.

— « Tu me chatouilles », dit-il pour créer une diversion.

Les mains se firent moins insistantes, et c’est alors qu’il se sentit chatouillé pour de bon ! Il rit sans avoir à se contraindre.

Qu’elle lui ait lancé le sac au visage, ou eût voulu l’en frapper, Gimpei jusqu’à maintenant, avait toujours estimé que la femme se croyait poursuivie pour le contenu de son sac. Au paroxysme de sa frayeur, elle l’aurait jeté et aurait pris la fuite. Peut-être, tout bien considéré, n’avait-elle jamais eu la moindre intention de le jeter. Elle s’était servie, pour repousser Gimpei, du premier objet à sa portée, le sac lui avait échappé des mains dans ce mouvement et voilà tout. Dans l’une comme dans l’autre hypothèse, la jeune femme et Gimpei devaient être tout proches, pour que le sac manié par elle ait pu le frapper au visage. Avait-il donc diminué la distance qui les séparait, une fois atteint ce quartier résidentiel déserté ? Était-ce cette proximité qui avait poussé la jeune femme à fuir, après l’avoir frappé de son sac ?

Lui ne songeait nullement à l’argent. Il ignorait, et n’aurait même pas pu imaginer qu’elle transportât une telle somme. Il n’avait ramassé que la preuve éclatante de son propre forfait, et il s’était trouvé que le sac contenait deux cent mille yens. Outre les liasses toutes neuves, même pas pliées, il y avait aussi un livret de dépôt. C’était clair. La femme sortait de sa banque, et s’était crue suivie depuis le guichet. Le sac ne contenait que quelque seize cents yens en plus des liasses. Par ailleurs encore, la lecture du livret révélait que le retrait des deux cent mille yens n’en avait laissé qu’à peu près vingt-sept mille sur le compte. En d’autres termes, le retrait avait presque épuisé celui-ci.

Toujours à en croire le livret, le nom de la titulaire était Miyako Mizuki. Si ce n’était l’argent, mais une sorte de fascination diabolique, exercée par la jeune femme, qui avait attiré Gimpei, il aurait dû renvoyer à la fois argent et livret à cette dernière. Mais ce n’était pas si facile. En vérité, Gimpei avait suivi la jeune femme, et maintenant l’argent, doué peut-être d’une vie et d’une volonté propres, le suivait, lui. Gimpei n’avait jamais volé auparavant. Mais s’agissait-il d’un vol, ou n’était-ce pas plutôt l’argent qui, de lui-même, comme une menace, refusait de se détacher de Gimpei ? Dieu sait qu’au moment où il ramassait le sac, il avait l’esprit par trop occupé pour s’aviser de voler ! Une fois entre ses mains, pourtant, le sac était devenu comme le témoignage palpable de sa mauvaise action. Il l’avait caché sous son bras, et s’était hâté vers la ligne de tramway. Par malheur ce n’était pas encore la saison des pardessus. Il avait fait irruption dans une boutique, le temps d’acheter un bout de tissu et d’y envelopper le sac.

Il vivait tout seul dans une chambre de location, à un premier étage. Aussitôt rentré, il utilisa le petit fourneau de terre cuite pour brûler le livret de Miyako Mizuki, son mouchoir et autres babioles. Il se mettait, ce faisant, dans l’impossibilité de connaître l’adresse portée sur le livret, puisqu’il avait omis de la noter. Toute velléité de rendre l’argent l’avait bel et bien quitté. Le livret, le mouchoir, le peigne dégageaient en brûlant une odeur insistante. Craignant que cette puanteur ne fît que s’accroître, Gimpei découpa le sac en fines lanières, qu’il glissa dans le feu une par une tous les jours suivants. Et ce qui était en métal, et donc incombustible, tube du rouge à lèvres, fermoir du sac, poudrier, il s’en débarrassa nuitamment en les jetant dans un fossé. On y trouve toujours ce genre d’objets, et peu importait que quelqu’un les y dénichât. Pourtant Gimpei se mit à trembler, au moment où il jetait les restes du tube.

Il demeurait constamment à l’affût de ce que disaient les journaux et la radio. Mais pas une fois ne fut mentionné le vol d’un sac à main contenant un livret de dépôt et deux cent mille yens. « Bien entendu, elle n’a pas prévenu la police. Quelque chose en elle-même l’en a empêchée. »

Et tandis qu’il marmonnait, tout au fond de son propre cœur rougeoyait comme une flamme trouble. N’était-ce pas parce qu’il ne savait quoi en cette femme l’y incitait, qu’il l’avait suivie ainsi ? N’étaient-ils pas habités par les mêmes démons ? Il savait, par expérience, que ce genre de faits est possible. À la pensée que Miyako et lui pussent être semblables, il éprouva une sorte de transport, et son regret fut amer de ne pas avoir relevé l’adresse de la jeune femme.

Bien sûr, se voir suivie par Gimpei avait dû l’effrayer. Mais n’en ressentait-elle pas, en même temps, et fût-ce à son propre insu, une volupté lancinante ? Est-il possible, pour un être humain, d’éprouver un plaisir qui ne soit en rien partagé ? Lui, Gimpei, parmi toutes les jolies femmes qui vont à travers la ville, n’avait-il pas reconnu Miyako, tout comme celui qui se drogue identifie un autre drogué ?

Il en avait bien été ainsi, en tout cas, avec Hisako Tamaki, la première femme que Gimpei eût jamais suivie. Non pas une femme, mais une très jeune fille, plus jeune même, sans doute, que cette préposée aux bains, avec sa voix adorable. Elle, Hisako, était alors l’élève de Gimpei au Lycée. Et quand le bruit de leurs relations avaient transpiré, il s’était retrouvé suspendu de ses fonctions.

Gimpei venait de suivre la jeune fille jusqu’à l’enceinte extérieure de sa maison, lorsque la magnificence du portail l’avait cloué sur place. Ce portail, une ferronnerie couronnée d’arabesques, demeurait ouvert. L’ayant franchi, Hisako se retourna et héla Gimpei :

— « Monsieur !… »

Le pâle visage de la jeune fille s’était merveilleusement coloré, et Gimpei sentit ses propres pommettes flamber en retour.

— « Tiens, c’est ici que tu habites, Tamaki ? » avait-il dit d’une voix rauque.

— « Monsieur… désirez-vous quelque chose ? Vous veniez chez moi, n’est-ce pas ? »

Bien entendu un professeur n’est pas censé rendre visite à ses élèves en les suivant, sans un mot, le long des rues. Mais Gimpei se saisit du prétexte :

— « Oui. Vous avez de la chance, vous savez. C’est presque un miracle, une demeure de ce genre épargnée par la guerre. »

Tout en parlant, il affectait de continuer à admirer le portail.

— « Notre vraie maison a brûlé. Nous avons acheté celle-ci après la guerre. »

— « Tiens… après la guerre ? Quelle est donc la profession de ton père ? »

— « Vous désiriez quelque chose, monsieur ? »

Une paire d’yeux courroucés le scrutaient, à travers les arabesques.

— « Oui… c’est au sujet de mes pieds. Je souffre d’une mycose interdigito-plantaire. Ton père connaît un traitement efficace contre cette affection, n’est-ce pas ? »

Et, au moment même où il en parlait, il se demandait où diable il était allé pêcher cette stupide idée de mycose. Devant un portail pareil, un tel luxe ! Son expression se fit misérable, implorante. Mais Hisako, le visage toujours empreint de dureté, insistait :

— « Une… mycose ? »

— « Eh bien, oui… Le médicament… C’est bien toi qui as parlé à une de tes camarades d’un médicament efficace contre la mycose interdigito-plantaire ? »

Elle parut chercher à se rappeler.

— « J’en arrive à ne plus pouvoir marcher. Cela t’ennuierait de demander à ton père le nom du médicament ? Je t’attends ici. »

L’habitation était de style occidental. Dès qu’il fut certain que la jeune fille avait disparu à l’intérieur, Gimpei prit ses jambes à son cou. Il lui semblait être poursuivi par ses propres pieds. Ses pieds hideux.

Hisako, selon lui, ne se risquerait pas à raconter qu’il l’avait suivie. Ni à ses parents, ni à ses camarades de classe. Le soir venu, pourtant, il souffrait d’un violent mal de tête, et une contraction nerveuse des paupières l’empêchait de trouver le sommeil. Quand il y parvint ce fut un sommeil superficiel, entrecoupé. À chaque réveil il touchait son front moite. L’affreuse fatigue accumulée dans sa nuque paraissait remonter jusqu’au sommet du crâne, à nouveau son front se couvrait de sueur, et se manifestait la térébrante douleur.

Ce mal de tête avait commencé à le tourmenter au moment où il fuyait la demeure d’Hisako, et où il s’était retrouvé parcourant un quartier de plaisir, non loin de là. Ses jambes ne le portaient plus, et il s’était accroupi sur le trottoir même, serrant son front dans ses mains. Le mal de tête s’accompagnait de vertige. À tout instant, Gimpei croyait entendre résonner par la ville, avec une sorte de majesté, la puissante cloche qui annonce le billet gagnant des loteries. Ou bien c’était celle des voitures de pompiers, quand elles se ruent vers leur destination.

— « Quelque chose ne va pas ? »

Un genou féminin lui frôlait l’épaule. Gimpei se tourna et leva les yeux. Une de ces filles de joie qui hantent les quartiers chauds depuis la guerre, semblait-il. Pour ne pas gêner les passants, il avait quand même songé, dans son désarroi, à se blottir contre la devanture d’un magasin de fleurs. Il appuyait quasiment le front à la vitrine.

— « Tu me suivais, n’est-ce pas ? dit-il à la fille.

— « Pas vraiment. »

— « Ce n’est quand même pas moi qui te suis, j’imagine ! »

— « Bah ! »

Elle niait ? Elle avouait ? La réponse était ambiguë. S’il s’agissait d’un acquiescement, la fille aurait dû continuer à parler. Comme elle n’en faisait rien il reprit lui-même, avec impatience :

— « Si ce n’est pas moi qui te suis toi, alors c’est toi qui me suis moi, non ? »

— « Et alors ? »

La silhouette de la fille se reflétait dans la vitrine, comme pour aller se mêler aux fleurs.

— « Qu’est-ce que tu attends ? Dépêche-toi donc, lève-toi, on nous regarde. Tu as mal quelque part ? »

— « Une mycose. Des champignons sur les pieds. »

Il fut le premier surpris de s’entendre répéter ces mêmes sottises, mais n’en poursuivit pas moins :

— « Ça me fait si mal que je n’arrive plus à marcher. »

— « Hou, l’affreux ! Mais je connais un endroit très bien tout près d’ici. Allons nous y reposer. Il vaudrait bien mieux que tu ôtes tes chaussures et tes chaussettes. »

— « Tu crois que j’ai envie de montrer ça ? »

— « Et toi, tu crois que ce sont tes pieds que je vais regarder ? »

— « Tu vas l’attraper, tu sais ! »

— « Mais non, ne t’en fais pas. »

Elle lui passa une main sous l’épaule et esquissa le geste de le soulever :

— « Allons, un petit effort, voyons ! »

Sa propre main gauche toujours sur le front, il étudiait le reflet de la fille au milieu des fleurs, quand les traits d’une seconde femme se dessinèrent derrière celle-ci. La fleuriste ? La main droite de Gimpei, comme pour saisir une poignée de dahlias blancs, s’appuya à la vitrine et il se remit debout. La propriétaire du magasin le regardait avec fixité, fronçant ses sourcils minces. De crainte de se blesser, si sa main passait à travers la glace, il pivota vers la fille en se redressant.

— « Et n’essaie pas de te sauver, hein ! »

Elle le pinça vivement à hauteur du sein.

— « Ouaïe ! »

Il se sentait revivre. Il n’arrivait pas à comprendre comment sa fuite avait pu le mener, du portail de chez Hisako, dans ce quartier réservé. Mais à la seconde même où la fille le pinça, les brumes qui lui enveloppaient l’esprit se dissipèrent. Comme une merveilleuse fraîcheur… Il était sur la rive d’un lac, et une brise venue des montagnes le caressait. Normalement, c’est à la saison des bourgeons que souffle cette brise fraîche, et, cependant, le lac était couvert de glace. Était-ce parce que le bras de Gimpei avait failli traverser la vitrine, aussi vaste qu’un lac ? Oui… le lac tout à côté du village natal de sa mère. Il y avait aussi une ville sur ses bords, mais la mère de Gimpei venait d’un village. Le lac était tout noyé de brume, et l’infini commençait avec la glace, tout de suite au-delà du rivage. Yagoï était la cousine germaine de Gimpei, du côté de sa mère. Il l’avait invitée, entraînée plutôt à une promenade sur la surface du lac gelé. L’adolescent haïssait Yagoï, lui souhaitait tout le mal possible. Il nourrissait en son cœur le honteux espoir que la glace se brisât sous les pieds de sa cousine, que les eaux du lac l’engloutissent ! Yagoï avait deux ans de plus que Gimpei, mais c’était lui le plus rusé. Il n’avait que dix ans quand son père était mort, d’une mort tragique. Obsédé par la crainte que sa mère ne l’abandonnât pour retourner dans sa propre famille, il lui avait bien fallu s’armer de plus de ruse que Yagoï, élevée dans la ouate comme sous les rayons d’un chaud soleil printanier. Et c’était peut-être cette hantise inconsciente de perdre sa mère qui avait fait découvrir à Gimpei, en sa cousine germaine du côté maternel, son premier amour. Le bonheur, pour le jeune Gimpei, c’était de suivre le chemin qui longe la rive, leurs deux silhouettes confondues reflétées dans l’eau du lac. Il marchait, regardait l’eau, et songeait que les deux reflets iraient jusqu’au bout du monde, embrassés pour l’éternité. Mais il fut bref, ce bonheur-là. L’adolescente, de deux ans plus vieille que Gimpei, aborda bientôt sa quatorzième ou sa quinzième année. Elle découvrit alors qu’elle était femme, et parut se désintéresser de Gimpei. En outre, après la mort du père, toute la lignée maternelle se prit à haïr celle du disparu. Yagoï elle-même tenait Gimpei à distance, et affichait pour lui un mépris ouvert. C’est à ce moment-là qu’il commença à souhaiter que le lac se brisât et engloutît la jeune fille. On disait que par la suite elle avait épousé un officier de marine, puis était devenue veuve.

Et ainsi, maintenant encore, il arrivait que la vitrine d’un fleuriste rappelait à Gimpei la surface gelée d’un lac.

— « Tu en as de l’audace de me pincer comme ça ! Tu m’as sûrement fait un bleu », dit-il à l’hétaïre, tout en frottant la partie endolorie.

— « Demande-donc à ta femme d’y jeter un coup d’œil, une fois rentré. »

— « Je n’ai pas de femme. »

— « Oh ? »

— « Non, c’est vrai. Enseignant, et célibataire », dit-il sans émotion.

— « Et moi élève et célibataire ! » répliqua la fille.

Sachant qu’elle parlait pour ne rien dire, il ne l’honora pas d’un regard, mais le mot « élève » ressuscitait ses maux de crâne. La fille lorgnait les pieds de Gimpei :

— « Tu souffres, avec ces champignons ? Je te l’ai bien dit, qu’il valait mieux ne pas trop marcher ? »

Il avait suivi Hisako Tamaki jusque chez elle. Qu’aurait-elle pensé si, le prenant elle-même en filature, elle l’eût vu maintenant, flanqué d’une telle créature ? Gimpei se retourna tout d’un coup vers les passants. Était-elle revenue jusqu’à la grille, après sa disparition dans la maison ? Il l’ignorait, mais demeurait persuadé qu’à ce moment même, et ne fût-ce qu’en esprit, la jeune fille était attachée à ses pas.

Le lendemain de ce jour-là, la classe d’Hisako avait cours de japonais avec Gimpei. La jeune fille l’attendait devant la porte :

— « Monsieur ! Le médicament… »

Gimpei s’était hâté de le glisser dans sa poche. La migraine de la veille ne lui avait pas permis de préparer le cours. Il se sentait fatigué, et décida de consacrer l’heure à une rédaction, le sujet étant laissé libre. Un des garçons leva la main :

— « Monsieur ? Même à propos d’une maladie ? »

— « Oui, oui, n’importe quoi. »

— « Monsieur, pardonnez-moi, je ne voudrais pas être répugnant, mais même sur les champignons des orteils ? »

Un rire énorme secoua la classe. Toutes les têtes, cependant, restaient tournées vers l’élève. Pas le moindre regard sournois ne s’était égaré du côté du professeur. Il semblait bien que ce fût de leur condisciple, et non de Gimpei qu’ils se moquassent.

— « Aussi bien là-dessus, pourquoi pas ? Cette maladie m’étant inconnue, tu m’apprendras quelque chose. »

Ce disant, lui-même jetait un regard à Hisako. La classe éclata de nouveau, mais, cette fois, c’était de l’innocence de Gimpei que son rire était complice. Hisako écrivait, les yeux baissés. Elle ne les releva pas. Son visage s’était empourpré jusqu’aux oreilles. Au moment où elle vint remettre sa copie, il eut le temps, en prenant celle-ci, de déchiffrer le titre : « Impressions sur mon professeur. »

« C’est de moi qu’il s’agit, sans aucun doute », pensa-t-il.

— « Mademoiselle Tamaki, vous resterez un instant après la classe. »

Elle acquiesça, d’un hochement de tête imperceptible, et le regarda en dessous. Il avait conscience d’être épié.

La jeune fille était allée jusqu’à la fenêtre, d’où elle examinait la cour. Quand tous les élèves eurent remis leurs feuilles, elle fit demi-tour et se rapprocha de l’estrade. Gimpei prit le temps de bien ranger les copies avant de se lever.

Jusqu’à ce qu’il fût dans le couloir, il demeura muet. Hisako le suivait à un mètre de distance.

— « Je te remercie pour le médicament. »

Il se retourna :

— « Tu as parlé à quelqu’un de cette mycose ? »

— « Non. »

— « Pas un mot ? À qui que ce soit ? »

— « Si, à Mademoiselle Onda. Mais elle est ma meilleure amie, et… »

— « Ah ! bon. À Mademoiselle Onda. »

— « Mais rien qu’à elle. »

— « Le dire à quelqu’un, c’est le dire à tout le monde. »

— « Non. Cette conversation ne regardait que nous. Nous n’avons rien de caché l’une pour l’autre, nous nous sommes promis de tout nous dire. »

— « Vous êtes liées à ce point ? »

— « Oui. Vous m’avez bien entendu lui parler de la mycose de mon propre père. »

— « Oui, peut-être. Et tu prétends ne rien cacher à Mlle Onda ? Mais c’est impossible, tu sais. Réfléchis. Si tu voulais qu’elle sache absolument tout, il te faudrait lui parler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au fur et à mesure que les idées te viendraient en tête. Et même ainsi, en parlant sans arrêt, cela n’en serait pas moins impossible. Tes rêves de la nuit, par exemple. Le matin vient, et les dissipe. Comment iras-tu les raconter à Mlle Onda ? Et imagine un rêve où tu te mets dans une telle rage contre elle, que tu souhaites la tuer ! »

— « Mais je n’ai jamais ce genre de rêves ! »

— « Peu importe. Il y a quelque chose de morbide, dans cette idée d’une amie pour qui l’on n’a aucun secret. Ce n’est qu’une façon puérile de déguiser sa propre faiblesse. La totale absence de secret peut se concevoir pour de purs esprits, ou pour des êtres diaboliques. Pas pour le monde où nous vivons. Te montrer tout à fait transparente à Mlle Onda signifierait que tu n’existes pas toi-même en tant que personne, que tu ne vis pas vraiment. Essaie d’être franche vis-à-vis de toi et tu le verras. »

Hisako, de toute évidence, ne parvenait à tirer au clair ni les élucubrations de Gimpei, ni ce qui le poussait à les formuler :

— « Vous jugez donc l’amitié impossible ? »

— « Je dis que c’est l’absence de secret qui la rendrait telle. Et pas seulement l’amitié. Tous les autres sentiments humains aussi. »

— « Mais pourquoi ? » La jeune fille ne paraissait nullement convaincue. « Je parle de tout ce qui importe, avec Mlle Onda. »

— « Ah ! Tu crois ? Est-ce que justement tu ne tairais pas ce qui t’importe le plus, au même titre que ce qui est tout à fait insignifiant, le dernier grain de sable du fin fond d’une plage si tu veux ? L’affection cutanée dont ton père et moi souffrons, par exemple, est-ce important ou insignifiant, selon toi ? À mi-chemin entre les deux, c’est ça ? »

Les questions de Gimpei étaient d’une telle méchanceté, que la jeune fille eut l’impression de retomber comme une masse, après avoir tournoyé en l’air. Elle pâlit, et parut être au bord des larmes. Gimpei adoucit la voix en manière de consolation tout en poursuivant :

— « Prends ta famille, encore. Tu racontes tout à Mlle Onda ? Cela m’étonnerait bien. Tu ne vas pas aller lui confier les secrets professionnels de ton père, par exemple. Alors ? tu vois bien. Et, à ce propos, il me semble qu’il est plus ou moins question de moi dans ta narration. Eh bien, cela non plus, j’imagine, tu ne l’as pas raconté mot pour mot à ton amie ? »

Silencieuse, les yeux pleins de larmes, elle dévisageait Gimpei et son regard le transperçait :

— « Quant à ton père, je ne connais pas ses activités après la guerre, mais on peut dire qu’il a réussi ! Tu devrais bien me raconter ça, à moi, un jour ou l’autre, même si je ne suis pas Mlle Onda. »

La menace était patente, sous ses apparences bénignes. Si le père d’Hisako avait pu se fournir, après la guerre, d’une résidence de cette taille, on pouvait bien le soupçonner d’avoir été mêlé à certains commerces illicites, sinon tout à fait criminels, apparentés au marché noir. Gimpei, avec cette perfide allusion, pensait bien dissuader la jeune fille de raconter qu’il l’avait suivie.

D’un autre côté, le lendemain même de cette poursuite Hisako assistait au cours de Gimpei, pensait à lui apporter le médicament, et intitulait sa narration : « Impressions sur mon professeur ». Tout cela le confirmait dans son hypothèse de la veille. À savoir, qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

Même si Gimpei, enfin, entraîné par une ivresse passagère, ou dans quelque accès de somnambulisme, s’était attaché aux pas d’Hisako, c’était bien que la jeune fille exerçait sur lui une attraction maléfique, et lui avait d’ores et déjà jeté un sort. Et qui sait si elle-même, rendue consciente de son propre pouvoir par les scènes de la veille, ne luttait pas contre un secret frisson ? Gimpei, en tout cas, se sentait profondément troublé par le charme ambigu de la jeune fille.

« Bon, ça doit suffire », pensa-t-il, après sa menace voilée.

Relevant la tête, il aperçut à l’autre bout du couloir Nobuko Onda, qui regardait dans leur direction :

— « Va maintenant, ton amie commence à s’inquiéter… »

Il la congédiait. Bien loin, cependant, de s’élancer avec la grâce des très jeunes gens vers son amie, elle partit comme à regret, la tête basse.

Trois ou quatre jours plus tard, il lui exprima ses remerciements :

— « Remarquable, ce médicament. Grâce à toi je suis tout à fait guéri. »

— « C’est vrai ? »

Toute rougissante, elle était radieuse. D’adorables fossettes lui creusèrent les joues.

Mais Hisako ne devait pas demeurer innocente. Vint le temps où Nobuko Onda dénonça les relations de son amie avec Gimpei, et où, à la fin, celui-ci fut renvoyé de l’école.

Puis les années avaient passé, et Gimpei se retrouvait à Karuizawa. Tandis que la servante de l’établissement de bains lui massait les muscles abdominaux, Gimpei imaginait le père d’Hisako, vautré dans l’un des luxueux et moelleux fauteuils de sa princière demeure, et occupé à curer ses pieds, atteints de la même maladie.

— « Dis-moi, je suppose qu’en principe les bains sont déconseillés, à ceux qui ont ces champignons ? La vapeur doit les irriter à mort, non ? »

Il affectait de rire avec dédain :

— « Vous avez déjà eu des clients qui souffrent de ça ? »

— « Eh bien… »

La jeune hôtesse n’entendait nullement lui faire une réponse franche.

— « Nous ne savons même pas ce que c’est, nous autres, des champignons entre les orteils ! C’est réservé aux pieds de luxe, ramollis par le confort. À pied noble, maladie ignoble. C’est ça, la vie. Nous autres, même si on voulait nous en greffer, des champignons, avec nos pattes de singe, ça ne marcherait pas. Nous avons la peau trop dure, trop épaisse. »

Tout en parlant, il se rappelait les doigts blancs et frais de la jeune fille, massant, pressant la plante hideuse de ses propres pieds.

— « Les miens, même les champignons n’en veulent pas. »

Il fronça les sourcils. Quel besoin avait-il de parler de cette horreur à la jolie servante, au moment même où il se sentait si bien ? Ne pouvait-il s’en empêcher ? La cause, de toute évidence, remontait au premier mensonge débité à Hisako, cette autre fois.

Là-bas, devant le portail, il avait prétendu souffrir d’une mycose, et désirer connaître le nom d’un médicament. Pur mensonge, le premier qui lui fût venu à l’idée. En remerciant la jeune fille, quelques jours plus tard, en parlant de l’efficacité du médicament, le deuxième maillon de la chaîne mensongère s’était trouvé soudé. Gimpei n’était affligé d’aucune maladie de peau. Il disait la vérité, pendant le cours de japonais, en affirmant n’en rien connaître. Quant au médicament il l’avait tout bonnement jeté. Puis il y avait eu la prostituée. Il n’avait même pas réfléchi, quand il jurait être accablé par une mycose. Cependant, la chaîne de mensonges s’allongeait toujours. Le mensonge, proféré ne serait-ce qu’une fois, ne laisse plus de répit : il s’était attaché aux pas de Gimpei, comme Gimpei à ceux des femmes. Et ainsi, sans doute, du mal lui-même. Le forfait perpétré s’attache à son auteur, et le condamne à en perpétrer d’autres. Ainsi en va-t-il de toutes les mauvaises habitudes. Gimpei suit une jeune fille : bon gré mal gré, il devra en suivre d’autres. L’indéracinable habitude est un champignon elle aussi. L’infection gagne du terrain, sans fin ni cesse. Parfois la maladie s’apaise, mais c’est pour reparaître, d’un été à l’autre été.

— « Mais moi je n’en ai pas de cette moisissure, tu sais ! J’ignore même à quoi ça ressemble. »

Il disait cela avec violence, comme pour se persuader lui-même. Quelle idée, aussi ! Comparer le délicieux frisson, l’indicible extase qu’on éprouve à suivre une femme, avec cette ignominie d’intertrigo ! N’était-ce pas, en vérité, le mensonge initial qui contraignait Gimpei à de telles associations ?

Et cependant… Une nouvelle idée lui traversa l’esprit. Cette invention, quand il avait parlé d’une mycose, devant le portail de chez Hisako, ne pouvait-elle être liée à un sentiment d’infériorité réel, né lui-même de la laideur effective de ses pieds ? C’étaient bien ses pieds, après tout, qui se lançaient à la poursuite des femmes. L’image même de la maladie n’était-elle pas contenue dans ce fait ? Gimpei demeura stupéfié par cette pensée. La laideur d’une partie de son corps gémissant sur elle-même, aspirant à une beauté inaccessible… Serait-il dans la logique du monde que les pieds hideux s’attachent à la poursuite des belles ?

La servante, le dos tourné vers Gimpei, lui massait les genoux et les jambes. Les pieds de celui-ci se trouvaient juste sous ses yeux à elle.

— « C’est bien, merci », dit-il, soudain pris de panique.

Il recroquevilla ses longs orteils noueux.

— « Je vous coupe les ongles, n’est-ce pas ? » demanda la voix aux inflexions enivrantes.

— « Les ongles ? Tu veux dire… ceux des orteils ? Les couper, c’est ça ? » Pour cacher son affolement, il ajouta : « Ils doivent être d’une belle longueur, non ? »

La main merveilleusement douce étreignit la plante de son pied, redressa les orteils tordus, simiesques :

— « Assez, oui… »

La façon dont elle coupait les ongles était à la fois minutieuse et tendre.

— « C’est bien que tu travailles ici. »

Détendu maintenant, il lui livrait ses orteils.

— « Je n’ai qu’à y venir, chaque fois que j’ai envie de te voir. Je veux me faire masser, par exemple, et il me suffit de donner ton numéro ? »

— « Oui. »

— « Ce n’est pas comme quand on croise quelqu’un dans la rue. On ne sait pas d’où il vient, qui il est. Alors, ou on commence tout de suite à le suivre, ou il disparaît pour toujours. Mais pas toi. Je sais bien que tout ça, tout ce que je raconte doit te paraître bizarre, mais… »

Il s’abandonnait et, maintenant, la laideur de ses pieds eût pu lui tirer de chaudes larmes de bonheur. Jamais il ne les avait exhibés comme devant cette fille, qui les tenait dans sa main et en coupait les ongles.

— « Ça paraît bizarre et c’est la vérité, pourtant. Peut-être cela ne t’est-il jamais arrivé. Tu croises un être. Lui va dans un sens, et toi dans l’autre. Et alors tu te dis : « Comme c’est dommage ! » Ça m’arrive souvent, à moi. Je pense en moi-même : « Quelle grâce… ! Comme elle est jolie… ! Existe-t-il un seul être au monde dont se dégage une telle séduction… ? » Dans la rue, au théâtre, sur les marches de l’escalier après un concert. Puis celle qu’on a vue s’éloigne, et je sais que je ne la reverrai jamais. On ne peut pourtant pas héler des inconnus, leur adresser la parole. Est-ce donc ça, la vie ? Quand ces choses-là m’arrivent, je me sens d’une tristesse mortelle, j’ai le vertige, je ne sais même plus ce que je fais. Je voudrais la suivre, elle, la femme, jusqu’au bout du monde. Mais cela non plus ce n’est pas possible. La suivre ainsi, cela voudrait dire qu’il faudrait la tuer. »

Ah !… Il retint son souffle, conscient d’être allé trop loin, reprit pour brouiller les cartes :

— « Enfin, j’exagère peut-être. Quand je veux t’entendre, toi, heureusement il me suffit de décrocher le téléphone. Pour toi en revanche ce n’est pas aussi pratique. Tu t’éprends d’un client, tu souhaites le revoir : tu auras beau espérer sa venue, c’est toujours lui qui décide, et si ça se trouve tu ne le reverras jamais. Tu ne te sens pas la gorge serrée, parfois ? Et pourtant elle est bel et bien comme ça, la vie. »

Il admirait le jeu léger des omoplates, le dos juvénile de la servante occupée à lui tailler les ongles. Cette besogne finie, elle persista à lui tourner le dos, semblant hésiter un instant. Puis elle lui fit face :

— « Ceux des mains… ? »

Il les leva au-dessus de sa poitrine, les examina :

— « Moins longs que ceux des pieds, on dirait. Moins sales aussi. »

Ce n’était pas un refus formel, et la jeune fille entreprit de les couper.

Il se rendait bien compte qu’elle avait fini par le trouver sinistre. Et lui-même jugeait telles ses propres paroles, prononcées à l’étourdie. Est-ce vraiment par la mise à mort que doit culminer une poursuite ? Lui, Gimpei, s’était contenté de ramasser le sac à main de Miyako Mizuki, et ignorait encore s’il lui serait jamais donné de la revoir. Avec elle également ils s’étaient croisés, pour aussitôt s’éloigner l’un de l’autre. Et avec Hisako Tamaki. Arraché d’elle, avec la même difficulté de la revoir. Il n’avait nullement été jusqu’à les traquer pour les tuer. L’une comme l’autre, maintenant, étaient peut-être à jamais perdues pour lui, évanouies dans un monde inaccessible.

Les deux visages de Miyako et d’Hisako lui apparurent, avec une frappante intensité, et il compara à ces visages celui de la baigneuse :

— « Ce serait bien étrange qu’un client ne revienne pas, quand tu t’es occupée de lui avec tant d’amour ! »

— « Mais… c’est mon travail. »

— « C’est mon travail ! Et c’est avec une voix comme la tienne que tu peux dire ce genre de choses ! »

La jeune fille se détourna. Lui, comme s’il avait honte, ferma les yeux. La tache blanche d’un soutien-gorge éblouit ses paupières mi-closes.

— « Enlève-le », avait-il dit à Hisako.

Ses doigts s’accrochaient à la lingerie. Hisako secouait la tête. Alors il avait agrippé le vêtement à pleines mains et tiré de toutes ses forces. L’élastique s’était cassé, le soutien-gorge resta dans la main droite de Gimpei. Hisako, les seins nus, gardait les yeux fixés avec une sorte de distraction sur cette main et sur le vêtement. Alors Gimpei le jeta… et rouvrit les yeux. L’hôtesse de l’établissement de bains lui coupait les ongles. Il regarda sa main droite. Combien d’années de moins que la jeune hôtesse avait-elle, l’Hisako d’alors ? Deux ? Trois ? La peau d’Hisako elle aussi avait-elle pris, à la fin, cette sorte de clarté diaphane ? Gimpei respira l’odeur de la toile de coton bleu marine, un tissu « Kurumé » aux dessins brouillés. Resurgissait dans sa mémoire le vêtement que lui-même portait lorsqu’il était enfant, lié au souvenir de la jupe en serge bleu marine d’Hisako. Elle pleurait en la réenfilant, et Gimpei, de son côté, contenait avec peine ses larmes.

Toute force s’était retirée des doigts de sa main droite : celle que tenait la jeune fille, tandis que d’une pince experte elle lui taillait les ongles. Et cette sensation-là aussi il la reconnut. Tenant mollement dans la sienne la main de Yagoï, il marchait sur le lac gelé, à proximité du village natal de sa mère.

— « Qu’est-ce que tu as ? » avait-elle demandé, avant qu’ils ne rejoignissent la berge.

S’il était parvenu à garder avec fermeté cette main dans la sienne, aurait-il vraiment fini par pousser Yagoï dans un trou de la glace ?

Yagoï et Hisako n’étaient pas de ces passants qu’on croise dans la rue. Gimpei savait qui elles étaient, d’où elles venaient, entretenait pour son propre compte des relations avec elles, les revoyait aussi souvent qu’il le voulait. Pourtant il s’était mis à les suivre. Pourtant aussi, il en avait été séparé.

— « Les oreilles… ? » demanda la jeune hôtesse.

— « Et tu veux leur faire quoi, à mes oreilles ? »

— « Les nettoyer. Asseyez-vous, s’il vous plaît. »

Il se redressa, s’installa tout au bord du lit de massage. Il sentit que la jeune fille lui massait très doucement le lobe, puis introduisait un doigt dans l’oreille même et le faisait pivoter avec adresse. Un peu d’air résiduel fut libéré, dégageant le tympan, et on eût dit qu’un parfum subtil pénétrait à la place. Par intermittences, des sons éthérés parvenaient à l’ouïe de Gimpei, accompagnés de vibrations imperceptibles. Maintenant il semblait que la jeune fille, de sa main libre, imprimât des secousses très légères, répétées, au doigt qu’elle lui avait glissé dans l’oreille.

— « Mais qu’es-tu en train de faire, j’ai l’impression de rêver », s’exclama-t-il, en proie à un ravissement étrange. Il tourna la tête, mais ne put bien entendu voir sa propre oreille. La jeune fille infléchit le bras, glissa à nouveau son doigt, et le fit pivoter beaucoup plus lentement.

— « Comme si une créature de rêve me chuchotait des mots d’amour… Que ne peux-tu, avec ton doigt, extirper de mon oreille toutes les voix humaines qui l’ont salie, n’y laisser que l’enchantement de ta propre voix… Ainsi, les mensonges eux-mêmes s’en iraient… »

La jeune fille rapprocha son corps demi-nu de la nudité de Gimpei, et il se sentit baigné d’une musique paradisiaque.

— « Je ne vous ai pas fait trop de misères ? »

La séance de massage était terminée. Gimpei demeura assis tandis que la jeune fille lui boutonnait sa chemise, lui remettait ses chaussettes, laçait ses souliers. Il eut tout juste à boucler sa ceinture et à renouer sa cravate. L’hôtesse resta près de lui le temps qu’il se rafraîchissait avec un jus de fruit, après être sorti de l’étuve.

Elle le raccompagna jusqu’à la grande porte, et il se retrouva dans la cour. Il crut voir, dressée contre la nuit, une géante toile d’araignée. Deux ou trois oiseaux, de ceux qu’on appelle « oiseaux à lunettes », et différents insectes y étaient pris au piège. Le plumage bleu des oiseaux et l’adorable cerne blanc autour des yeux se détachaient avec une grande netteté. Peut-être les oiseaux, rien qu’en déployant leurs ailes, eussent-ils pu rompre le filet qui les engluait, mais ils demeuraient immobiles, comme prisonniers de leur propre plumage. L’araignée, par crainte d’être déchiquetée à coups de becs, restait elle-même tapie au centre de la toile, tournant le dos aux oiseaux.

Le regard de Gimpei se porta vers la forêt obscure. Sur le rivage, bien au-delà du lieu natal de sa mère, un incendie se déchaînait dans la nuit. Une sorte de fascination s’empara de Gimpei, l’attirant vers ce flamboiement reflété dans les ténèbres liquides.