15
Je ne peux pas définir un héros. Tout ce que je sais, c’est que c’est probablement quelqu’un qu’on ne remarque pas, mais du jour où vous découvrez ce qu’il a fait et avec quelle humilité, vous ne pouvez plus vous départir du sentiment d’avoir été taillé dans une étoffe moins fine, et vous vous rendez compte que les hâbleurs vous choquent tout à coup bien davantage qu’auparavant.
Amiral Yularen, Flotte de la République, déclinant l’invitation à discuter le sujet des héros de guerre de la République sur HoloNet News.
Deuxième plate-forme d’atterrissage,
à trois kilomètres du monastère de Teth.
Anakin se demandait si une mouche carnivore de trois mètres était susceptible de rancune.
La Force lui permettait de rester cramponné à la créature qui filait sur une ligne plus ou moins droite vers le vaisseau représentant pour lui l’ultime espoir de mener sa mission à bien. La bestiole ne voulait pas aller dans cette direction, c’était clair, et elle ne voulait pas non plus de passagers. Et il fallait toute la concentration d’Anakin pour contrôler sa trajectoire et l’empêcher de plonger dans les arbres pour éjecter ce qu’elle considérait de toute évidence comme des parasites ou comme une indocile garniture de sandwich.
— Quand on s’approchera assez du sol, Chipie, tu sautes et tu cours te mettre à l’abri.
Ahsoka était maintenant à califourchon sur l’insecte, juste derrière ses ailes et devant Anakin.
— Vous croyez que c’est aussi dangereux que ça ?
— C’est un ornithoptère avec un caractère de rat womp, et on l’a piégé en imitant le cri d’un congénère, alors tire toi-même la conclusion…
— Je croyais que vous étiez doué avec les animaux.
— Les machines. Je suis doué avec les machines.
Et c’était là-dessus qu’il misait ; comme ils approchaient de la plate-forme d’atterrissage, il avait déjà pu voir que le vaisseau qui y était posé – un cargo – avait connu des jours meilleurs.
— Je peux faire voler n’importe quoi. Mais j’ai un peu trop tiré sur la ficelle, avec notre copain.
Ni l’un ni l’autre ne voudrait le dire tout haut, mais Anakin avait bien conscience que s’il ne pouvait faire décoller l’engin, ils se retrouveraient bloqués sur un autre plateau en territoire hostile, sans autre moyen pour s’en sortir que de descendre dans la jungle ou de se colleter avec la faune volante locale. D’un coup d’œil oblique, il s’assura que R2-D2 arrivait à suivre. Dans le sac à dos, Rotta se manifestait par d’horribles haut-le-cœur et une respiration sifflante.
— Rotta n’a vraiment pas l’air bien, Maître.
— Un coup il va bien, un coup il va mal, et il est toujours vivant. Tu sais le mal qu’il faut se donner pour tuer un Hutt ? On ne peut même pas les empoisonner. Ils se font repousser les parties du corps, ils peuvent vivre un millier d’années… Rotta est loin d’être en sucre, ne t’inquiète pas.
— C’est quoi votre problème avec les Hutts ?
— J’ai passé bien trop de temps en leur compagnie pour les avoir à la bonne. Et tu n’as pas besoin d’en savoir plus.
À peine les avait-il prononcées qu’Anakin regretta ses paroles. À l’entendre, il cachait un passé sombre où il avait fait les quatre cents coups, et il n’aurait pas agi autrement s’il avait voulu entretenir la curiosité d’Ahsoka et donc provoquer ses questions. S’il lui expliquait qu’il avait été l’esclave d’un Hutt, elle fouillerait jusqu’à aller remuer toute la boue. Il avait déjà eu assez de mal à en parler à Padmé, et elle était sa femme.
Sa femme.
C’était un mot à la fois si sérieux et si merveilleux. Ça n’aurait pas dû être un secret coupable. Anakin se demanda ce qu’il adviendrait s’il avouait sans détour à Yoda qu’il avait une épouse, qu’il refusait de se plier aux règles arbitraires interdisant aux Jedi l’amour et l’attachement, et s’il lui demandait – respectueusement – ce qu’il comptait faire pour ça.
Mais il devrait d’abord en parler à Kenobi. Et ça, ce serait beaucoup plus difficile, parce qu’il avait entendu dire que Kenobi avait été confronté au même choix que lui, et qu’il avait tourné le dos à l’amour de sa vie pour respecter à la lettre le code Jedi.
Comment cela peut-il être juste ? Comment cela peut-il faire de nous de meilleurs Jedi ?
Non. Il ne dirait rien. À tout prendre, il préférait subir les effets corrosifs des secrets qu’il avait pour son vieux maître plutôt que la tempête qu’il déclencherait par la révélation de son mariage.
J’ai une guerre à mener. Et mon histoire avec Padmé ne concerne que moi.
— Cet engin a l’air vraiment mal en point, remarqua Ahsoka. Mais après tout on ne lui demande que de nous ramener sur Tatooine, non ?
— C’est l’idée générale. La coupe est à moitié pleine.
— Comment allez-vous faire atterrir notre monture ?
— Tu veux vraiment le savoir ?
— Oui.
— OK Je vais m’aider de la Force pour l’obliger à se poser et la maintenir pendant que tu te sauveras avec Rotta. Ensuite je m’écarterai à mon tour, je relâcherai la prise, et j’espère qu’elle s’envolera, soulagée d’être débarrassée de nous.
Il avait tenté de contacter la mouche dans la Force, et de l’amadouer comme il avait vu Kenobi le faire avec des animaux dangereux. Mais son esprit était si alien, si impénétrable, qu’il avait fait marche arrière de crainte d’aggraver les choses.
Le plateau apparut brusquement. Ce qui n’avait été qu’une tache indistincte de végétation, de ferrobéton et de transparacier se ruait désormais vers eux à une vitesse vertigineuse.
Il contrôla une fois de plus son comlink. Les fréquences étaient toujours brouillées.
Rex, j’arrive. Je te le jure. Tiens bon.
Ahsoka n’avait pas reparlé des hommes assiégés de la 501e depuis la petite mise au point qu’il avait faite avec elle. Elle évitait peut-être tout simplement d’aborder ce sujet sensible.
— Allons-y…
Il visualisa la descente, une pression croissante sur le dos de la mouche et sur la surface des ailes, et la bestiole commença de basculer légèrement. Puis il se concentra sur ce qui apparaissait, s’il y pensait consciemment, comme un vent debout dans la Force afin de ralentir l’approche. Ils survolaient des herbes folles et des craquelures dans le permabéton. Les influences conjuguées de la Force conduisirent la mouche à se poser à bonne distance du bord, et Anakin, grâce à une poussée régulière de la Force, maintint la créature immobile tandis qu’Ahsoka se démenait pour déboucler les courroies du sac à dos. Parvenant enfin à libérer Rotta, elle courut se mettre à l’abri derrière un arbre.
Anakin sauta à son tour. Il aurait volontiers flatté amicalement le flanc de leur monture, mais sa queue qui cinglait l’air disait clairement que ce n’était pas le moment de discuter le bout de gras.
— Merci, et désolé de t’avoir joué un sale tour, dit-il. Mais un jour tu trouveras une chouette petite copine mouche, je te le promets.
Il partit en courant, relâchant l’emprise qu’il exerçait sur elle grâce à la Force. Sans le poids du Hutt sur le dos, il eut l’impression de pouvoir s’envoler lui-même. Le bourdonnement de turbo-scie des ailes derrière lui s’estompa jusqu’à disparaître, et quand il osa s’arrêter pour se retourner, la mégamouche traqueuse avait disparu.
Maintenant qu’il y pensait, la bestiole aurait aussi bien pu être une femelle, et si ça se trouve elle fonçait retrouver son copain plus gros, bien plus gros qu’elle, pour lui raconter le scandaleux piratage dont elle venait de faire les frais, et Anakin passerait le reste de sa vie à fuir les mouches géantes.
Ahsoka était en train de s’occuper de Rotta et de le sortir du sac à dos. Je ne veux même pas imaginer l’état du sac. Considérant que les petites tracasseries d’hygiène étaient dûment prises en charge, il s’avança vers le cargo.
Le tableau de commandes sur l’écoutille, criblé de trous de météorites, indiquait le nom du navire : crépuscule.
— Approprié, dit-il.
Maintenant, s’il te plaît, démarre. Par pitié sors-nous d’ici.
— Ce zinc n’est plus dans la fleur de l’âge, c’est sûr, ajouta-t-il.
R2-D2 arriva en roulant près de lui et émit un sifflement lugubre.
— Défaitiste, dit Anakin en tapotant son dôme crânien. On en a réparé de bien pires que ça. Hé, Chipie ! Je vais te montrer comment on démarre un vaisseau « emprunté ». Une phase indispensable de la formation Jedi qu’on a tendance à passer sous silence au Temple.
R2-D2 se glissa sous le cockpit, ouvrit une plaque de protection et plongea diverses sondes extensibles dans les fentes. Ahsoka arriva, Rotta dans les bras. Ses vêtements étaient tout éclaboussés.
— Je l’ai rincé rapidement avec ma bouteille d’eau, expliqua-t-elle. Les Hutts en espace confiné… Vous voyez ce que je veux dire…
— Excellente initiative, dit-il.
La jeune Togruta avait l’étoffe d’un bon Jedi, et il était prêt à parier qu’elle aurait sans doute souvent à batailler contre le Conseil Jedi. Peut-être l’un n’allait-il pas sans l’autre.
Songeant à Rex et ses hommes, il fit signe à R2-D2 d’ouvrir l’écoutille.
Accroche-toi, Rex.
L’écoutille principale s’ouvrit et l’air s’échappa en sifflant. Anakin s’écarta pour laisser la rampe se déplier.
— Je peux vous aider ? proposa une voix derrière eux.
Anakin fit une brusque volte-face. On ne le faisait pas facilement sursauter. Mais là, il était préoccupé, et les droïdes n’imprimaient pas leur présence dans la Force comme les organismes vivants.
— On s’en va, dit Anakin, sur ses gardes.
Y avait-il autre chose qui avait échappé à sa vigilance ?
— Hé, mais vous êtes…
— Le droïde intendant, termina Ahsoka pour lui.
Elle fronçait les sourcils avec irritation ; elle ferait une très mauvaise joueuse de sabbac.
— Quatre-A-Sept, c’est ça ? Je croyais que vous vous occupiez du monastère. Que faites-vous ici ?
— Je m’occupe de moi-même, répondit le droïde en inclinant la tête. Le monastère a été de nouveau totalement profané. Ces gangsters hutts me semblaient déjà terriblement sans-gêne, mais l’armée de droïdes est tombée encore plus bas dans la profanation.
Il lança un coup d’œil vers Rotta.
— Ne le prenez pas mal, petit. Vous garderez peut-être votre innocence tout au long de votre chemin.
— Donc, c’est votre vaisseau, dit Anakin, prêt à négocier – ou à prendre ce dont il aurait besoin, l’essentiel était que ce soit tout de suite. Vous partez ?
— J’ai sauvé les quelques textes sacrés et les objets de culte qui ont échappé au pillage et à la destruction, et je les garderai en sécurité jusqu’à ce que je trouve des moines qui les accepteront.
4A-7 désigna les caisses d’emballage entassées à deux pas.
— Oui, j’ai l’intention de quitter cet endroit maudit, et aussi vite que possible.
— Nous aussi.
Anakin s’apprêtait à faire taire Ahsoka, qui observait 4A-7, l’air toujours soucieuse, et qui semblait mijoter quelque chose.
— Et si nous partions ensemble, alors ? proposa-t-il. Si vous n’avez pas de destination en tête, je peux vous en conseiller quelques-unes.
— C’est une suggestion raisonnable, monsieur. Je vous en prie, montez à bord de mon vaisseau et installez confortablement l’enfant. Pour les moines que je servais, offrir son aide gracieusement à autrui était la plus noble façon d’honorer le divin.
Anakin était sur le point d’amener doucement 4A-7 à l’idée qu’il devrait retourner sauver ses hommes, mais réfléchit qu’il valait mieux attendre d’avoir décollé pour cela. Le droïde risquait de mettre les soldats-clones dans le même panier que les spoliateurs païens. Or il ne voulait pas avoir à discuter sur la rampe, non plus que de devoir utiliser la manière forte. Le cargo allait décoller, Ahsoka et Rotta seraient à bord, et, quand il aurait mis sa stratégie au point, le coucou sauverait Rex et ses hommes. Et tant pis pour ce qui se mettrait en travers…
Posté à côté de l’écoutille, il fit signe à Ahsoka d’embarquer. R2-D2, qui continuait à fureter autour du zinc, vérifia le train d’atterrissage avec des bips critiques. Ahsoka posa un pied sur la rampe, se figea, et baissa un regard absent sur le bout de sa botte, comme si elle se concentrait pour écouter il ne savait quoi. Quand elle releva la tête, elle avait les yeux écarquillés et les pupilles totalement dilatées. Ni peur ni surprise, sur ses traits, mais de nouveau cette expression sauvage – celle du prédateur qui venait de repérer une proie ou un ennemi.
Parfois elle n’était plus l’adolescente trop zélée ; elle était… autre chose. Et c’était très perturbant.
— Ahsoka ?
— R2, dit-elle calmement. R2, prends Petit Putois, tu veux ? Rien qu’un instant.
Sans poser de questions idiotes, Anakin entra dans son jeu de quiétude apparente.
— C’est l’odeur, hein ? dit-il. Ça commence à te soulever le cœur ?
Il regarda R2 prendre le sac et s’écarter silencieusement du cargo.
— Tu vas pas dégobiller, au moins ?
Les bras pendants, elle gravit un échelon de plus sur la rampe. Anakin essaya de sentir ce qui l’effrayait ainsi, mais sans succès. Les zones de guerre étaient submergées de perturbations dans la Force.
— Nous devrions vraiment nous mettre en route, monsieur, insista 4A-7. Les combats s’intensifient. Il ne faut pas que nous soyons pris au piège ici.
— Non, répondit Ahsoka. Il ne faut pas.
Elle avait sorti son sabre-laser avant même que la première botte métallique eût touché la rampe. Deux droïdes de combat étaient soudain apparus dans l’écoutille, lui barrant le chemin. Anakin tira son arme à son tour et se retourna ; d’un vif coup d’œil, il vit que R2-D2 s’était suffisamment éloigné, et que 4A-7, pour l’atteindre, devrait d’abord en découdre avec lui-même.
Les droïdes de combat ouvrirent le feu sur Ahsoka. Elle les chargea, déviant les décharges de leurs blasters avant d’enfoncer sa lame dans leurs corps puis de disparaître à l’intérieur du vaisseau. Anakin s’apprêtait à se ruer derrière elle, mais elle contrôlait manifestement la situation, et il avait un autre compte à régler. Il se tourna vers 4A-7.
— Tu as bien failli m’avoir, dit-il en levant son sabre-laser devant le droïde.
Impossible de dire ce que « l’intendant » avait pu dissimuler d’autre.
— Tu es le droïde de Ventress, n’est-ce pas ? Elle t’a envoyé tuer le Hutt.
4A-7 arborait toujours ce calme arrogant, bien que l’embuscade ait avorté.
— Je suppose que ma seule obligation est de vous fournir mon nom, mon numéro de série, et le code de mes pièces détachées.
Anakin remarqua que les tirs avaient abruptement cessé.
— Très drôle.
— Je n’ai pas reçu l’ordre de tuer le petit Hutt. Je ne suis pas armé.
— Un espion, alors. Tu nous seras encore plus utile quand on aura extrait tes données.
Ahsoka revint en courant vers eux ; elle agrippait son sabre-laser si fort que ses phalanges en étaient blanches. Elle parut un instant à court de mots, mais il savait qu’elle ne tarderait pas à en trouver quelques-uns bien percutants d’ici peu.
Il va falloir qu’elle travaille, pour son tempérament. Je ne suis peut-être pas le Maître qu’il lui faut.
— Tu es un traître, dit-elle enfin.
Comme elle remuait les lèvres, Anakin put voir ses petites dents de tueuse, celles qu’elle ne montrait que dans des occasions bien précises.
— Un traître.
— Non, je ne suis pas un traître, répondit 4A-7. Je ne suis pas dans votre camp, c’est tout. Je sers un autre gouvernement, qui n’est pas moins acceptable que le vôtre. Toute chose peut être envisagée sous diverses perspectives, novice.
Elle n’eut rien à répondre. Anakin se rendit compte qu’il se trouvait à présent devant un problème logistique, comme dirait Rex. Tiens bon, Rex, j’arrive. Il devrait emmener cet espion avec eux, parce qu’il ne pouvait pas le laisser là. Or les espions n’étaient pas des prisonniers ordinaires. Ils présentaient un danger constant, et un espion droïde… C’était presque trop à envisager. Sans compter qu’il pouvait aussi être une bombe à retardement, un dispositif de sabotage ou un système de surveillance.
Anakin avait l’impression de collectionner les problèmes au lieu de les résoudre. Et le temps filait…
— Allez, dit-il en poussant l’espion dans le cargo avec l’intention de demander à R2 de le rendre inoffensif, comme une sorte de bombe sophistiquée.
Mais Ahsoka était toujours en pétard. Si elle avait eu de la fourrure, elle en aurait été tout hérissée. Elle avait une manière bien à elle de rester d’une immobilité parfaite puis d’exploser subitement. Dans l’immédiat, c’était une vraie statue.
— Tu es tout de même un sale traître, dit-elle.
Elle n’avait pas élevé le ton. Le S de « sale » avait sifflé comme un serpent.
— Tu aides un monstre.
— Si vous jugez sincèrement que la République et l’Ordre Jedi représentent le Bien absolu, et que la Confédération incarne le Mal absolu, alors vous êtes encore plus dangereux que le pense ma maîtresse.
Ahsoka rompit sa gangue d’immobilité pour brandir son sabre-laser.
Anakin était trop proche ; il sauta instinctivement en arrière quand la tête d’4A-7 heurta le sol et rebondit avant de rouler jusqu’au pied de la rampe. Dans le silence choqué qui suivit, Anakin put entendre la voix du droïde répéter quelque chose en boucle.
Il courut s’accroupir près de la tête pour écouter en tentant de donner un sens à ce qui venait de se passer. La voix d’4A-7 faiblissait alors qu’il continuait à répéter ses ultimes paroles. Anakin avait décapité de nombreux, de très nombreux droïdes au cours de la guerre, et ça ne l’avait encore jamais empêché de dormir, mais cette tête détachée de son corps – dont les lumières étaient toujours activées – et cette voix très humaine qui persistait à s’exprimer lui remua sérieusement les tripes.
— … vous êtes encore plus dangereux… vous êtes encore plus dangereux… vous êtes encore plus dangereux…
La voix s’estompa jusqu’à se taire tout à fait et les lumières s’éteignirent.
Ahsoka se tenait au-dessus de lui, et, pour une fois, il dut lever la tête pour la regarder.
— Glaçant, dit-elle.
— Mémoire non rémanente.
Il devait maintenant s’occuper de l’étape suivante – le Hutt et Rex.
— Les droïdes espions, pour des raisons évidentes, ne stockent pas leurs données quand ils sont détruits. À mon avis, ils les transmettent.
— Donc ce n’est plus qu’un tas de ferraille.
Anakin regarda R2-D2 monter la rampe avec Rotta. Si les enfants hutts étaient sujets aux traumatismes, alors celui-ci, après tout ce qu’il avait vécu en deux jours, risquait de devenir névrosé comme un pou.
— Ouais, acquiesça-t-il. On peut dire ça.
Il ferma l’écoutille derrière eux. R2-D2 dut se fendre d’un ou deux petits miracles techniques pour faire démarrer les moteurs, et ils s’élevèrent en un seul morceau.
Ferraille.
Où finissait la ferraille, où commençait l’être ?
— Superboulot, R2, dit Anakin. Merci, vieux.
R2-D2 siffla que ç’avait été un plaisir.
Cour, monastère de Teth
Rex avait cessé de penser il y avait déjà quelques minutes, mais il était toujours debout et en train de tirer.
Les casseroles ne l’avaient pas encore dézingué. Il rechargea. Il avait perfectionné la technique en fourrant la gueule de son blaster vide dans une faille de la carcasse du AT-TE pour l’immobiliser pendant qu’il éjectait le bloc d’alimentation épuisé pour le remplacer, le tout d’une seule main afin de pouvoir continuer à mitrailler de l’autre avec son deuxième blaster.
Une sacrée technique à mettre au point dans les dernières minutes de sa vie.
— Baissez-vous, monsieur ! dit Attie, accroupi à sa gauche, qui glissait une bombe dans le mortier. En piste pour la surprise du chef…
Rex s’accroupit à son tour, le dos tourné au canon portatif.
— En joue… feu !
Whoumpf.
— En joue… feu !
Whoumpf.
— Enjoué… feu !
Whoumpf.
Les explosions se succédaient sans le moindre répit, dans un fracas infernal et un épais nuage de fumée. Les six hommes étaient placés en carré, couvrant tous les fronts, alimentés par la généreuse réserve de bombes offerte par l’AT-TE dessoudé à laquelle s’ajoutaient les décharges de blaster et les obus antichars. Zeer s’était réfugié dans l’épave du blindé pour y bricoler quelque chose sans être dérangé. Quand il en ressortit, il brandissait un lance-flammes.
— Nouvelle formule ! déclara-t-il. Vous débarrasse des casseroles trop coriaces dont les autres lance-flammes ne peuvent venir à bout.
Confronté à une situation extrême où le stress trop intense l’empêchait de penser, Zeer, de même qu’un acteur débite son texte, avait tendance à recourir à des phrases engrangées dans son stock mémoriel perso. À l’entendre, on aurait presque pu le prendre pour un humoriste à l’aise dans ses baskets. Rex savait qu’il n’en était rien. Ils étaient tous à bout de souffle et jouaient à chaque seconde leur vie à pile ou face. Dès l’instant où ils s’arrêteraient de jouer, la pièce retomberait et leur sort serait réglé. D’ici là, ils continuaient à se donner à fond et refusaient de penser au-delà de la seconde présente. Et même s’il avait compris le mécanisme, Rex en était malgré tout stupéfié. Et fier.
Ils étaient une île en train de sombrer, submergée par un océan de droïdes.
— Faut qu’on en finisse, dit Coric pour lui-même.
Il affrontait le flanc opposé de l’ennemi, presque dos à dos avec Rex, vidant les cartouches de son blaster à répétition, l’une derrière l’autre, à travers une brèche de la barricade.
— Va bien falloir que ça s’arrête un jour…
D’un geste, Rex désigna Zeer.
— Accroche-toi à ça. On va avoir du droïde flambé pour le dessert.
Il voulait inciter les droïdes à s’approcher encore plus pour que le feu d’artifice vaille vraiment le coup.
— Coric, ça va ?
— Ça va toujours, monsieur.
— C’est bien.
Rex avait réglé le circuit com de son casque – qu’il contrôlait de façon inconsciente – de telle manière qu’il parcoure automatiquement les fréquences. Il lança une grenade par-dessus la barrière histoire de se donner une seconde de répit pour se remettre en position, puis réattaqua avec ses deux blasters. Les droïdes tombaient, mais il y en avait encore une sacrée tripotée là d’où ils venaient. Une vraie marée. Un mot approprié, parce que ce qu’il voyait devant lui était en constant mouvement. Avec des vagues. Avec des éclats d’obus et de la fumée en guise d’embruns.
Ils n’arrêteront jamais.
Mais il avait toujours cinq hommes, et que six soldats tiennent tête à une armada de droïdes aussi longtemps était exceptionnel. Dommage que personne n’en saurait jamais rien.
Ne renonce pas à Skywalker.
Des pièces d’artillerie lourde auraient été les bienvenues. Et peut-être un soutien aérien, aussi – un souhait qui commençait à avoir le goût d’un rêve inaccessible et irrémédiablement évanescent. Il faillit ne pas entendre la voix qui surgit soudain dans son oreille. Les mots étaient entrecoupés de parasites.
— … cinq cent unième…
Mais la fréquence n’était pas brouillée. Il captait bien quelque chose.
— 212e en approche – groupe aérien – heure estimée d’arrivée sur cible : 14.07.
À présent il savait où étaient partis les droïdes-vautours. Kenobi était ici, avec le 212e bataillon d’attaque. C’était l’aide qu’ils avaient cru ne jamais voir arriver, et il en était tout à la fois transporté, incrédule, et curieusement déçu.
Le tir ennemi cessa. Rex se baissa.
Dans le silence relatif – en fond sonore les feux ronflaient toujours, le métal surchauffé claquait et gémissait – ils écoutèrent.
— Kenobi arrive, dit-il. Guettez les larties…
Ils perçurent le clonk-clonk-clonk d’une unique paire de pieds droïdes crapahutant sur l’épaisse couche de casseroles rétamées.
— Chair à canon de la République ! gueula le droïde. Rendez-vous ! Vous ne pourrez pas tenir plus longtemps.
C’était le commandant droïde. Rex, à travers un trou de la barricade, aperçut les inscriptions jaunes sur son torse.
— Apparemment, on n’aura pas droit à un chœur enthousiaste pour saluer notre courage viril de clones… murmura Coric.
Rex se releva pour défier le commandant droïde par-delà les quelque vingt mètres qui les séparaient.
— Qui c’est que tu traites de chair à canon, clonkeur ?
— Rendez-vous immédiatement.
Peut-être était-ce ce pour quoi les droïdes étaient programmés, et peut-être les voulaient-ils vraiment, lui et ses hommes, afin d’appâter Skywalker. De toute façon, ça n’aurait sans doute plus aucune importance d’ici quelques minutes.
Rex régla son système audio externe à son maximum. Et il l’entendit : le bourdonnement caractéristique d’un moteur de LAAT/i. De nombreux moteurs de LAAT/i. Et les plaintes stridentes des chasseurs. Et un sifflement si doux à l’oreille, si familier…
— Dommage que tu ne l’aies pas proposé plus tôt, dit-il doucement. Parce qu’alors…
Les droïdes derrière leur commandant levèrent la tête comme un seul robot.
Et ils explosèrent tous en chœur quand un missile frappa leur position.
— … vous n’auriez pas été en infériorité numérique.
Les transports LAAT/i, comme dans un ballet bien réglé, s’élevèrent tous en même temps autour du plateau. C’était plutôt fort ; ils devaient avoir rasé le sommet des arbres depuis assez loin pour pouvoir arriver aussi furtivement. Quelques-uns mitraillèrent la position ennemie tandis que les troupes du commandant-clone Cody descendaient en rappel d’autres appareils pour atterrir dans la cour en canardant avant même de poser le pied sur le sol. L’océan était passé d’un terne brun droïde à un vif mélange de blanc et d’orange.
— C’est pas trop tôt, dit Nax. Pas de Skywalker ?
Un Intercepteur Jedi apparut de nulle part au-dessus du monastère et vint se poser en hurlant sur le toit plat d’une dépendance. Rex s’attendait à voir Skywalker en bondir en repoussant les tirs de blaster avec son sabre-laser, mais quand le cockpit s’ouvrit, le fouillis de tuniques brunes et la tourbillonnante lame bleue qui jaillirent du toit pour atterrir juste à côté de Rex – le saut parfait d’un gymnaste accompli – n’étaient autre que ceux du général Kenobi.
— Excellent timing, monsieur.
Rex rechargea – à deux mains, cette fois.
— De toute évidence pas assez bon, Capitaine, répondit Kenobi.
Un droïde surgit au-dessus de la barricade, et Kenobi, aidé de la Force, le repoussa de l’autre côté. Apparemment, il n’avait pas envie qu’on écoute aux portes.
— C’est tout ce qu’il reste des hommes ?
— Oui, monsieur.
— Je regrette. Et où est Skywalker ?
— Sa dernière position connue était quelque part dans le monastère, mais c’était il y a déjà plusieurs heures. Nous n’avons plus eu de contacts ensuite.
— Je vais aller le chercher.
— Prenez garde à une femme qui partage mes goûts capillaires et est armée d’un double sabre-laser à lame rouge.
— Ventress…
— Transmettez-lui mes plus féroces souvenirs, si vous voulez bien, monsieur. Je lui dois quelques fractures.
— Comptez sur moi.
Kenobi repartit aussitôt. Rex, en le voyant bondir, regretta de ne plus avoir la même énergie ; il était à bout de force. Il avait presque l’impression que la bataille qui faisait toujours rage autour du frêle et très provisoire sanctuaire de l’AT-TE se déroulait dans un autre temps, dans un autre espace. Son comlink de poignet bipa.
— Capitaine Rex, ici le général Skywalker.
Rex sentit ses tripes se contracter. Il est vivant. Son crâne en fourmilla de soulagement.
— Je vous écoute, monsieur.
— Désolé d’avoir disparu. J’ai eu quelques petits soucis.
Rex supposa qu’il était au courant de l’intervention musclée de Kenobi et de Cody.
— Donc la com fonctionne, maintenant, monsieur ?
— Oui… Rex, on a un problème. Le gosse hutt est de plus en plus malade. J’ai réquisitionné un cargo et je vais transférer le petit dans celui de l’amiral Yularen. On ne va pas pouvoir venir vous chercher. Je suis désolé.
Rex lui aussi était souvent désolé pour Skywalker. Il arrivait que le général ait vraiment l’air rongé de culpabilité.
— La mission est prioritaire, monsieur, répondit-il. Vous seriez obligé d’attendre votre tour, en plus. Les gars de Cody ont piqué toutes les meilleures places. Et cette marée d’armures blanc et orange est presque aveuglante.
Il y eut un silence comblé par les parasites, très bref mais très éloquent.
— Donc vous n’avez pas besoin de nous ?
— Tout va bien, monsieur. Bonne chance avec le Hutt. Je vais transmettre votre appel au général Kenobi, parce qu’il est parti vous chercher dans le monastère.
— Je ne voulais pas lui faire perdre de temps.
— Oh, je ne pense pas que ça l’ennuie, monsieur.
Il s’inquiète encore de l’opinion de son Maître, alors qu’il a lui-même une Padawan.
— Il en profitera sans doute pour évoquer de bons vieux souvenirs avec Ventress.
Il n’y avait aucun humour dans le rire de Skywalker. Rex ferma son comlink.
— Eh bien, au moins on est rassurés… dit Coric.
Les six hommes, seuls survivants de la Compagnie Torrent, de la 501e Légion, debout au centre du chaos qui, quelques instants plus tôt seulement, avait été leur fort et serait probablement devenu leur tombeau, se sentaient étrangement déphasés. Le 212e avait pris le relais et repoussait vigoureusement les droïdes. L’adrénaline refluait, et même s’il faudrait un moment pour qu’elle disparaisse complètement, Rex se sentait déjà secoué, vidé, perdu.
Ouais, on sait ce qu’il en est de se sentir inutile, monsieur.
— En tout cas, ça se finit pas comme dans ton holovid, Sergent, lança Attie à Coric. Nous on a droit à une fin heureuse.
— Pas heureuse, non, dit Del. Presque toute notre compagnie y est passée.
Rex rengaina ses blasters de poing et empoigna son fusil.
— C’est vrai, déclara-t-il. Alors rendons-leur des honneurs dignes de la 501e en exterminant tous les droïdes encore debout sur ce rocher. Jusqu’au dernier.
Demain, ils reprendraient le film au départ.