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LE RESTE DE LA LUNE DE MIEL A ÉTÉ UN FRANC SUCCÈS. Pas un éclat de voix, pas un poing levé, pas un œil au beurre noir. Je n’ai pas proposé une seule fois d’aller faire un tour. Non, nous sommes restés dans notre « nid d’amour » pour jouer au couple just married.

Il y a certes eu un moment délicat, lorsque j’ai évoqué avec diplomatie le terme de contraception. Alors que je m’attendais à perdre deux ou trois dents en raison d’une telle audace, Angie a conservé un flegme étonnant quand elle m’a écouté aborder le sujet :

— Pendant que t’étais patraque, j’ai eu mes trucs sans problème. Ça veut dire qu’on a toute une semaine devant nous avant de devoir faire gaffe. Tu vois, cheuri, y a pas de souci. Tout baigne.

Si Le Roi et moi continuait à garder indiscutablement la tête du hit-parade d’Angie, j’ai réussi à caser quelques tubes des années 1960 dans son marathon des œuvres de Rodgers et Hammerstein, mais, chaque fois que je passais un air de ma jeunesse, style « Bus Stop » ou « Sloop John B », ce rappel de ma condition d’exilé finissait par troubler ma résignation.

— Tu veux écouter quelque chose de vraiment bath ? m’a demandé Angie en posant un microsillon sur le tourne-disque.

Un solo de basse en intro a fait vibrer le haut-parleur rudimentaire. Reconnaissable entre mille, de même que la voix râpeuse d’Eric Burdon qui a suivi. Je n’ai pu réprimer un sourire. C’était « We Gotta Get Outta This Place », le vieux tube des Animals. Et comment, qu’il « fallait qu’on se tire d’ici » ! Remarquant mon sourire, elle m’a interrogé :

— C’était une de tes chansons préférées, dans l’temps ?

— C’est une de mes préférées aujourd’hui

Comme elle n’avait pas saisi l’ironie de ma réplique, et qu’elle voulait toujours me faire plaisir, elle s’est mise à la passer avec presque le même acharnement que ses comédies musicales, ce qui me convenait très bien : « We Gotta Get Outta This Place » est devenu ma bande originale à moi, mon hymne national, mon programme d’urgence.

— À la graille !

Cette annonce appartenait elle aussi à notre train-train quotidien, désormais. Après chacun de nos trois coïts quotidiens, Angie sautait du lit, sprintait à la cuisine, disparaissait pendant une heure ou deux avant d’émerger avec l’appel enjoué du « À la graille ! », une invitation que j’en suis venu à redouter autant que son infâme tambouille. Évidemment, il n’y avait pas que son absence totale de talent culinaire à blâmer, puisqu’elle devait se débrouiller avec les très modestes ressources de Wollanup. Il était impossible de trouver des produits frais, à part la viande de kangourou, chassé sur place et avec acharnement.

— Les courses, chez nous autres, c’est limité, a-t-elle expliqué. Le lait et les œufs, on les a seulement en poudre. Pas de vaches ici, donc ni lait ni fromage. Les légumes, c’est pas des vrais : carottes, haricots, tomates, maïs, tout est en boîte. Si t’es lassé du kangou, c’est soit le corned-beef ou les boîtes de Spam. Les fruits, t’as peu de choix : ananas ou pruneaux en boîte. Et si tu digères pas l’eau de notre réservoir, faut aimer la bière parce qu’il y a rien d’autre à picoler, par ici.

Je comprenais maintenant pourquoi ses œufs du matin empâtaient la bouche, pourquoi un simple verre d’eau laissait un arrière-goût de métal et de pierraille sur le palais. Mais cela ne dissipait pas l’angoisse provoquée par les « À la graille ! » d’Angie, car les trésors d’imagination qu’elle déployait pour pallier la carence des matières premières disponibles se soldaient régulièrement par un échec affligeant. Après des heures passées devant le réchaud, elle déclamait fièrement le menu du jour.

— Tu vas te pourlécher, cheuri : steak de kangou pané à la bière, sauce ananas.

— Ç’a l’air grandiose, disais-je d’une voix hésitante.

— Pour le petit-déj, j’ai essayé quelque chose de nouveau : omelette espagnole.

— Comment tu la fais ?

— Spam, carottes, œufs en poudre.

— Eh bien…

— Et comme c’est notre dernière nuit de lune de miel, ce soir, je me suis surpassée : corned-beef en daube aux pruneaux flambés.

— Tu es incroyable.

« À la graille ! » Oublions mon pif en chou-fleur : la véritable torture de ces jours d’intimité conjugale, ç’a été ce défilé de monstruosités gastronomiques. Contre toute attente, j’espérais qu’Angie finirait par se fatiguer de ses épuisants efforts créatifs dès que nous allions sombrer dans la routine domestique ou, mieux encore, qu’elle renoncerait entièrement à la cuisine et me laisserait m’occuper des repas.

Non que j’aie eu pour projet de m’éterniser dans ces simagrées conjugales, bien entendu. Sitôt qu’elle me permettrait de sortir et d’explorer Wollanup, je commencerais à travailler sérieusement sur le plan qui me permettrait de prendre la poudre d’escampette en pleine nuit, ni vu ni connu. Il existait toutefois une petite difficulté qui compromettait déjà l’évasion tant désirée : mon passeport et mon argent étaient introuvables.

Je m’en suis aperçu le dernier jour de notre huis clos nuptial, quand Angie m’a finalement autorisé l’accès aux vêtements que je n’avais pas sur moi. Jusque-là, elle était restée très évasive quant au sort de mes effets personnels et elle avait insisté pour laver à la main tous les soirs mon short, mon tee-shirt et mon caleçon, qu’elle étendait sur le canapé en plastique afin qu’ils soient secs le lendemain matin. Bien qu’ayant jugé cette lessive quotidienne plutôt étrange, j’avais tellement pris l’habitude de voir la bizarrerie être la norme, ici, que je m’étais abstenu de toute question, soucieux également de ne pas rompre notre trêve.

Mais les choses ont pris une autre tournure lorsque j’ai « maladroitement » renversé la moitié de mon assiette de daube de corned-beef aux pruneaux dans mon giron, un stratagème destiné à m’éviter de la finir.

— C’est malin, a soupiré Angie en se levant. Bon, j’vais te chercher des rhabillures propres.

— Quoi ? Mes affaires sont ici ?

— Ben, ouais.

Elle s’est accroupie près du lit et a sorti de dessous la petite cantine du minibus dans laquelle j’avais rangé toutes mes frusques.

— Elles sont là depuis le début.

— Tu ne me l’avais pas dit.

— Tu me l’as pas demandé, cheuri.

Elle a soulevé le couvercle tandis que je me dépouillais de ma tenue daubée. Après avoir pris un tee-shirt et un short de rechange, je me suis livré à un rapide inventaire. Tout était là, à part le passeport et la liasse de chèques de voyage que j’avais cachés au fond de la cantine.

— Euh, Angie ? Cela me gêne d’avoir à te dire ça, mais il manque quelque chose.

— Passeport et fric, c’est ça ?

— Tu les as ?

— Nan. J’les ai remis à Oncle Les. Lester, mais on l’appelle tous Les.

— Et… pourquoi ?

— Ben, c’est l’banquier de la ville.

— Il y a une banque à Wollanup ?

— Juste un coffre-fort. C’est Les qui en est responsable. Enfin, tout est sous clé, donc no souci. Mais dis donc, tu m’avais pas raconté que t’étais plein aux as ! Six mille et cinq cents dollars de l’Amérique ! Ça en fait, de l’oseille…

— C’est le seul argent que j’aie au monde.

— Ah… Avec Les, il est bien en sûreté, en tout cas. Et de toute façon, on se sert pas d’argent à Wollanup.

— Hein ?

— Non. Tout marche avec les crédoches, chez nous autres. Tu verras comment ça fonctionne demain, après ton boulot.

— Parce que je vais travailler, demain ?

— Quoi, il t’a pas prévenu, Gussie ? Tu vas aider Papou à son garage. À propos, c’est là qu’est présentement ton bahut…

— Pourquoi il est là-bas ?

— Y a eu une série de problèmes mécaniques sur la route du retour. Mais t’inquiète, Papou s’en occupe.

— Il sait ce qu’il fait ?

Angie m’a regardé d’un air scandalisé.

— Papou est l’meilleur ! De la visite ! a-t-elle gazouillé, ravie, car à cet instant on avait frappé à la porte.

Elle est allée ouvrir. C’était Gus, dans le même jean sommairement raccourci, mais aujourd’hui sur son torse squelettique il arborait un vieux tee-shirt « Rolling Stones at Altamont ».

— Peace and love ! Comment vont les tourtereaux ?

— Formid ! a assuré Angie en lui tendant une canette de bière.

Tout en l’ouvrant, il a remarqué mon cocard et mon nez enflé.

— On dirait que t’as eu une lune de miel d’enfer, mon gars ! a-t-il commenté en m’envoyant un coup de coude taquin dans le flanc.

— Ouais, d’enfer, ai-je approuvé d’un ton sibyllin.

— Ç’a été géant ! est intervenue Angie en me cravatant comme à son habitude.

— Bon, désolé de gâcher la fête, a repris Gus, mais c’est qu’ils veulent te voir tout de suite.

— Qui ça, « ils » ? me suis-je informé.

— Le conseil municipal. C’est-à-dire moi et les trois autres chefs de famille de la ville. On est en que’que sorte le comité d’accueil, tu vois ?

— Ah, tu vas rencontrer Papou ! s’est exclamée Angie.

— Ouais, il lui tarde vachement de connaître son gendre, a fait Gus. Et une fois qu’on aura fini avec le… l’accueil, quoi, tu vas avoir l’occase de vider que’ques pintes avec tous ceux de Wollanup, vu que notre réunion mensuelle du conseil, elle se tient au pub.

— Comme ça, je vais pouvoir te montrer à tous les autres, cheuri !

— Est-ce que ce… Les fait partie du comité d’accueil ? ai-je voulu savoir.

— Natürlich, a confirmé Gus, puisque c’est un de nos chefs de famille.

— Parfait. Je voudrais lui poser quelques questions sur les pratiques bancaires à Wollanup.

Gus a tenté de réprimer un sourire sardonique.

— Pour sûr qu’y va t’expliquer tout ce que tu veux savoir sur le sujet. On y va ?

— Il ne faut pas que je me change ?

J’avais pensé qu’il serait sans doute préférable d’apparaître devant ma belle-famille dans une tenue un peu plus recherchée, mais là encore Gus a trouvé ma question très amusante.

— Hé, mon pote, t’es déjà sur ton trente et un, si on suit la tendance de chez nous !

Me serrant dans ses bras, Angie a murmuré que c’était notre première séparation depuis notre mariage. Elle aimait le mélo, cette fille. Je lui ai répondu que nous allions certainement y survivre, avant d’être envahi par un soulagement monumental quand Gus a rouvert la porte et m’a poussé dehors. La lune de miel et mon assignation à résidence étaient officiellement terminées.

Il était environ six heures du soir. Dans le bush, c’est le moment où le soleil est comme une noix de beurre dans une poêle chauffée à blanc : liquéfié, crépitant, en train de virer au brun doré caramel. J’ai aussitôt regretté d’avoir pris une grande goulée d’air, car elle m’a ramené à la pestilence de la montagne d’ordures que j’apercevais maintenant et qui dominait les proportions mesquines de la petite ville.

— Ça schlingue comme y faut, pas vrai ? a demandé Gus en me voyant éternuer et hoqueter.

— Mais… comment pouvez-vous supporter une horreur pareille ?

— Tu t’y feras. De toute façon, on va cramer le tas dans une quinzaine d’ici. C’est comme qui dirait une fête locale, tous les trimestres : on met le feu en haut de la pile et on fait un barbecue.

— Ça ne vous est jamais venu à l’idée d’enterrer vos ordures, au lieu de les laisser s’amonceler comme ça ?

— L’sol est trop dur, vain nom ! C’est que, tu vois, ici, on est un brin encerclés par cette putain de Mère Nature !

Suivant des yeux le mouvement de sa main qui indiquait l’horizon, j’ai succombé à un désespoir accablé. Plus qu’encerclé, le hameau était emprisonné par le bush. Otage d’une géographie sadique. Wollanup s’étendait en effet au fond d’une vallée, ou plutôt d’une dépression aride et encaissée, creusée entre de hautes falaises de schiste rouge rongé par l’érosion, et qui faisaient autour de nous une sorte de muraille primitive autour d’un château préhistorique. Si l’on se perchait sur ces promontoires de cent mètres de haut, ce que l’on apercevrait à ses pieds serait exactement cela : les derniers confins du monde, un abîme livré au soleil, une fosse sans issue. Mais d’ici la vision était inverse : c’était celle d’une barrière rougeâtre infranchissable que les dieux de la topographie avaient dû édifier en se disant : « Essaie un peu de sortir de là, pauvre con ! »

J’étais sous le même choc qu’un criminel qui, après une interminable succession de couloirs sombres, découvre soudain la formidable sévérité du quartier de haute sécurité où il a été enfermé. Et Gus remplissait très bien le rôle du maton appréciant en silence l’étendue de ma consternation en découvrant l’espace étriqué dans lequel on m’avait jeté. J’avais l’impression qu’il lisait dans mes pensées, que la panique brouillait encore plus, alors que mes yeux parcouraient follement les murailles naturelles à la recherche d’une faille, puis suivaient la seule route qui traversait le village et serpentait en s’éloignant dans les hauteurs, une route non asphaltée… avec la soudaine certitude qu’il s’agissait sans doute là de la seule échappatoire possible.

Oui, il devinait ce qui se passait dans ma tête, c’était certain, au point que son « Allons-y ! » avait presque une nuance de commisération, comme s’il voulait me préparer à d’autres mauvaises surprises.

Lorsque j’avais été libéré de mon poulailler et que j’avais eu un bref instant de conscience avant que le soleil et les contrecoups du sédatif ne me terrassent à nouveau, juste avant de tomber dans les bras déjà tendus d’Angie, il m’avait semblé que Wollanup était une bourgade faite de bric et de broc, bâclée, victime de son isolement. Mais rien n’aurait pu me préparer à la totale abjection de cet endroit, à sa réalité obstinément repoussante.

Commençons par la fameuse route. Simple ruban d’argile rouge tassé par le trafic, elle était trouée d’ornières vicieuses, constellée de merdes de chien et bordée de déchets, puisque les braves gens de Wollanup avaient visiblement coutume d’abandonner là tout ce qu’ils jugeaient trop lourd pour être porté à la décharge himalayenne : vieux frigos, fauteuils défoncés et maculés de chiures d’oiseau, fragments de carcasses de voiture, un sac de ciment à moitié entamé ou une cuvette de toilette de-ci de-là, mais aussi – et là, j’ai eu du mal à en croire mes yeux – une demi-douzaine de têtes de kangourou à divers stades de décomposition, bien que toutes aient apparemment fait les délices des meutes de clebs que l’on voyait partout. Plusieurs de ces créatures aux yeux fous et aux babines écumantes étaient en ce moment même occupées à se disputer ce qui ressemblait aux entrailles de quelque animal dans une cacophonie de jappements et de grognements.

Notre havre domestique s’élevait à l’un des deux confins habités de cette artère infernale, qui continuait ensuite à travers un vaste plateau caillouteux, lequel s’étendait sur trois kilomètres ou plus avant d’aller buter contre les remparts de schiste. En face de la nôtre, il y avait encore trois autres bicoques plus ou moins achevées. C’était la banlieue nouvelle de Wollanup, car le noyau urbain proprement dit se trouvait à environ cinq cents mètres de là, sous la forme d’un alignement de masures en aggloméré brut, toutes couvertes de tôle ondulée, complétées de latrines extérieures à l’arrière et, sur la façade, de grotesques tentatives de véranda bâties en pin noueux. Un bidonville de l’outback. Époque primitive.

Encore plus loin débutait le « centre- » ville, avec son école – un simple auvent qui abritait une dizaine de pupitres et un tableau noir –, sa centrale électrique, un bloc de béton situé au pied du monceau de détritus, son unique magasin en forme de cube en plaques d’aluminium. Tout comme le principal bâtiment de l’agglomération : une sorte d’entrepôt tout en longueur, surplombé par un écriteau grossièrement peint. « VIANDES WOLLANUP », annonçait-il.

Et puis il y avait le pub. Un monument historique, aurait-on pu dire en comparant ses bardeaux blancs et son toit en ardoise à toutes les cabanes à lapins qui l’entouraient, et aussi l’unique gratte-ciel de la ville puisqu’il avait un étage, lequel surplombait une galerie couverte aux piliers en fer forgé. À l’intérieur, un grand bar en bois verni en fer à cheval devant un alignement d’armoires frigorifiques qui montaient jusqu’au plafond. La décoration des murs était assurée par deux néons publicitaires pour des marques de bière, une tête de kangourou empaillée et un grand drapeau australien accroché tête en bas. Un escalier de bois branlant conduisait à un petit bureau où, au milieu d’un mobilier exclusivement métallique – table, chaise, coffre-fort, classeurs –, trois très gros bonshommes attendaient le plaisir de m’accueillir.

— Eh bien, voilà le foutu Amerloque ! a annoncé joyeusement Gus quand nous sommes entrés dans le réduit. Y sort juste de sa lune de miel. Elle lui a bien arrangé le pif et son quinquet, pas vrai ?

Le trio n’a pas daigné sourire. Ils avaient tous la cinquantaine, comme Gus, mais, contrairement à lui, ils étaient bâtis en vrais Cro-Magnons, cent cinquante kilos au bas mot et une carrure de gorille. Malgré mon mètre quatre-vingts, j’avais l’air d’un nain.

— Ça, c’est Robbo, a fait Gus en me montrant un type aux battoirs de kangourou et au front garni d’une énorme verrue poilue. Y s’occupe de notre entreprise de boucherie. (Robbo m’a salué d’un grognement.) Et ça, c’est Les. (Quatre dents dans la bouche, un nez bourgeonnant de soiffard et une peau qui faisait penser à une culture de bacilles.) En charge du magasin, c’est aussi le trésorier de la ville.

— Jour, a grommelé Les d’une voix morne.

— Et enfin, ton beau-père, Papou.

Près de deux mètres de haut, sans un poil de graisse, celui-ci était vêtu d’une salopette sans chemise, avec une caboche en chou-fleur, des bras massifs comme des troncs d’arbre, des yeux sombres, impénétrables et une poignée de main qui m’a fait grimacer de douleur.

— Alors, c’est toi, l’enfoiré, a-t-il articulé lentement.

J’ai réussi à former un vague sourire en attendant la suite.

— On t’a volé ta langue, mon gars ?

— Non, monsieur…

— Alors réponds quand je te questionne, putain.

— Je… Quelle question ?

— C’est toi, l’enfoiré qu’a tronché ma fifille à Broome ? C’te question.

— Eh bien, euh, j’imagine que…

— Comment ça, « t’imagines » ? Tu sais pas si tu la tronchais ou pas ?

Les présentations commençaient mal.

— Si, je sais, je sais.

— Bon coup, ma Princesse ?

— Euh, monsieur, s’il vous plaît, je…

— S’il m’plaît quoi ?

— Eh bien, c’est que nous… sommes mariés, maintenant.

— Foutument vrai, ça. Je me rappelle la noce. Ce qui est pas trop ton cas, j’parie. (Les beuglements hilares du quatuor ont fait vibrer la pièce.) Princesse m’a dit que t’es comme qui dirait un journaleux.

— C’est exact.

— Pas vraiment besoin de journaleux, à Wollanup. Primo, y a pas de journal, et deuzio presque personne sait lire. (Les quatre ont de nouveau ri à s’en faire péter la panse. Eux au moins prenaient du bon temps…) Mais Princesse m’a dit aussi que tu t’y connais un brin en mécanique. Vrai ?

— Sans doute, oui. Je m’occupais de ma voiture en Amérique et j’ai entretenu le minibus que j’ai acheté ici.

— Et combien t’as casqué pour c’t’oignon ?

— Je… Deux mille cinq.

Exclamations incrédules, suivies d’une nouvelle gondolade générale.

— Deux mille et cinq pour un bastringue pareil ? a repris Papou en secouant la tête. T’étais vraiment malade, alors…

— Il a tenu de Darwin jusqu’ici, non ?

— Ouais, mais c’est plus rien qu’une épave, maintenant. Le carbu est foutu et y a deux soupapes mortibus. À part ça, il est impec. M’enfin, tu vas commencer par le retaper demain matin, parce que ma Princesse m’a d’mandé de te dégoter du boulot à mon garage. M’est avis qu’elle a pensé que t’étais un peu trop chochotte pour faire « son » taf à elle.

— C’est-à-dire ?

— T’veux dire qu’elle t’a pas dit ? Et que t’as pas même demandé ? Mais à quoi vous étiez tant occupés tous ces jours, vous deux ? (Ricanements graveleux.) Alors que tu saches, mecton. Princesse, comme à peu près tous ceux de Wollanup, elle bosse à l’abattoir. C’est not’seule industrie, not’seule source de revenus. C’est ce qui fait que cette ville tient debout. Par la bidoche.

— Sûr que ta bourgeoise est experte, au couperet, est intervenu Robbo. Je serais toi, j’ferais gaffe.

Qu’est-ce qu’ils aimaient rire, mes nouveaux amis !

— T’as déjà abattu un kangou, mon gars ? m’a demandé Robbo lorsqu’ils se sont calmés.

— Moi ? Euh, non, jamais…

— Si tu veux t’instruire, viens à l’usine. C’est ce qu’on fait toute la sainte journée, nous autres : on transforme les kangous en pâtée pour chiens et chats. On se marre comme des p’tits fous.

— J’pense pas que ça t’fera marrer, hein, l’journaleux ? a remarqué Papou. J’pense pas que ce soit ton idée d’une pinte de bon sang, pas vrai ? T’as encore perdu ta langue, l’journaleux ? Ou faut que j’pense que t’as rien à dire pasque que t’es trop content d’être ici ?

— Non, ai-je lâché d’une voix rauque. Je… Je ne suis pas content, non.

Papou m’a lancé un sourire malicieux.

— Un peu de franchise, enfin ! Et j’suis franchement marri d’apprendre ton, euh, mécontentement mais tout ce que je peux dire à c’sujet, c’est… carre-le- toi dans le cul, mon gars ! Tu l’as tronchée une fois, tu l’as tronchée deux fois, tu continues à la troncher, alors maintenant assume tes actes. Comme t’as dû t’en apercevoir, elle prend ces choses-là au sérieux, Princesse. Et moi itou, par voie de conséquence. Très personnellement, j’vois pas c’qu’elle trouve à un peigne-cul dans ton genre. Mais t’as demandé sa main, elle a accepté et maintenant…

— Je ne l’ai pas demandée en mariage ! ai-je glapi, regrettant aussitôt cette impulsion, car Papou a adressé un signe de tête navré à ses acolytes avant de tourner vers moi des yeux pleins d’une fureur assassine.

— T’as pas dit ça, si ?

— Nnnn… (Les mots se bloquaient dans ma gorge.) Non…

— Plus fort.

— Je n’ai pas dit ça ! ai-je pratiquement hurlé.

— T’as fait ta demande, qu’elle a acceptée, c’est bien dans cet ordre qu’ça s’est passé ? T’entends ? a-t-il beuglé contre mon tympan, alors que je tergiversais un court instant.

— Absolument !

— Bien ! Pasqu’autrement, tu serais en train de dire que Princesse est une menteuse. Et elle l’est pas, menteuse, si ?

— Non, non.

— Le foutu menteur, c’est toi.

— C’est moi.

— Très bien. Je pense qu’on commence à s’comprendre, toi et moi. Tu crois pas ?

— Si, je crois.

— Alors, écoute soigneusement ce que je vais te dire. Y a trois trucs qu’y faut que tu piges, à Wollanup. Primo, mais Princesse a déjà dû te mettre au parfum là-dessus, y a que quatre familles ici et c’est nous leurs chefs. Pas besoin de maire, pas besoin de flics, pas besoin de juge et certainement pas besoin d’un putain d’avocat ! C’est nous quatre qu’on mène la danse, qu’on décide les lois et qu’on punit les fouteurs de merde. Deuzio, mets-toi bien dans la caboche que le bled suivant est à seize heures de piste d’ici. En d’autres termes, on est tellement loin de tout que c’est presque comme si on existait pas. D’ailleurs, pour les branleurs de Canberra ou de Perth, on existe pas. Wollanup, c’est pas sur la carte. Et troisio, le dernier point que tu dois assimiler, c’est que nous, les gens de Wollanup, on désapprouve l’abandon du foyer conjugal. Résultat, si t’essaies de filer, on te grille les roustons. À petit feu. Des questions ?

Je me sentais groggy comme un boxeur après un mauvais match. Ma seule idée était de me rouler en boule dans un coin, de me cacher la tête entre mes bras et de faire comme si je n’étais pas là. Mais Papou n’a pas été satisfait de mon silence hébété.

— J’ai dit : des questions ?

Je me suis mordu les lèvres. Je sentais mes yeux se mouiller. J’étais piégé. Coincé. Fait comme un rat. Perdu.

— Non, monsieur, ai-je bafouillé d’un ton larmoyant. Pas de questions.

Les s’est décidé à prendre la parole :

— J’crois qu’l’Amerloque, il broie du noir, Papou. J’crois qu’il est tout près d’se mettre à chialer.

— Si c’est pas honteux, ça ! a protesté Papou d’un ton de maître d’école qui a fait bien rire les autres.

— Mais si, t’avais une question pour Les, est intervenu Gus. Tu te rappelles pas ? (Il m’a lancé un clin d’œil appuyé.) À propos des pratiques bancaires ?

Les était tout sourire, maintenant.

— Tu te demandais où était ton grisbi, l’Amerloque ?

J’ai hoché la tête piteusement. Posant un genou au sol devant le coffre-fort en acier, il a tripoté un moment le bouton pour la combinaison et a tiré la porte à lui. Prenant la pile de chèques de voyage, il l’a jetée sur le bureau.

— J’ai ton passeport, aussi.

Il a ouvert à la première page le carnet bleu marine et s’est mis à lire à voix haute :

— « Le secrétaire d’État des États-Unis d’Amérique prie par la présente toutes les autorités compétentes de laisser passer le citoyen ou ressortissant des États-Unis titulaire du présent passeport sans délai ni difficulté et, en cas de besoin, de lui accorder toute aide et protection légitimes. » – Il a refermé le passeport en le faisant claquer.

— Gus, tu crois que l’Amérique, elle a établi des relations diplomatiques avec Wollanup, toi ?

— Pas que je sache.

— Dommage pour toi, l’Amerloque. Ces balivernes de « laisser passer sans délai » qu’ils écrivent là-dedans s’appliquent pas ici. (Il m’a lancé le document à la figure.) Tiens, tu peux te le garder, si tu veux. Même si t’en auras plus jamais besoin. Et pendant que t’y es, vas-y, recompte tes chéquos.

— C’est inutile.

— Compte-les ! a aboyé Les. J’insiste !

J’ai obéi. M’asseyant au bureau, j’ai vérifié que les soixante-cinq chèques de cent dollars étaient bien là. Cela a pris un certain temps, au bout duquel Les s’est enquis :

— Alors, satisfait ?

— Oui.

— Au poil. Et maintenant, que je te donne un stylo et… (Il a fait rouler sur la table un Bic tout mâchonné.)… au travail !

— Qu’est-ce que je dois faire ?

— Mais les signer, quoi !

— Les signer ? Je… je n’ai pas besoin de les encaisser maintenant !

— Tu les encaisses pas, l’Amerloque, tu les signes au porteur.

— Je… Quel porteur ?

— Nous.

— Vous rigo… Vous plaisantez ?

— Non.

— Mais c’est… « mon » argent !

— C’était. Ça l’est plus. À Wollanup, y a pas de fonds personnels. Tu verras personne avec du fric à lui. Ni avec du fric dans sa poche. Et quand quelqu’un vient se joindre à la communauté, il verse tout le capital qu’il a sur lui dans les caisses de la ville. Et il cède tous ses biens. Ton bahut, par exemple, l’est à nous. Et ton argent, pareil. Remarque qu’on te laisse tes fringues.

— Je ne signerai pas.

— Oh que si !

— Non. Allez vous faire foutre. Non.

Cette proclamation, énoncée d’une voix tremblante, a été suivie d’un énorme silence. Leur surprise rapidement surmontée, les membres du conseil municipal de Wollanup ont henni de rire.

— L’a des couilles plus maousses que j’croyais, ce p’tiot, a constaté Papou.

Et là, il m’a décoché une sorte de pichenette sur le nez, ultrarapide mais infligée avec une telle force sur le cartilage déjà endommagé que j’ai eu l’impression qu’on m’enfonçait un clou au milieu de la figure. Pendant que je criais de douleur, Papou s’est penché sur moi pour me parler d’un ton tout à fait raisonnable.

— Moi, je te conseille fortement de les signer, ces chèques. Pourquoi ? Pasque ta situation, elle est comme qui dirait… sans issue. Si tu refuses, on va devoir s’occuper de toi sérieusement. T’auras mal partout, plus que t’as jamais eu. T’es assez gland pour refuser encore ? Faudra qu’on tourne vraiment méchants. T’écrabouiller les rotules, par exemple. Ou dire à Gus ici présent de découper en rondelles tes tendons d’Achille. Et après ça, tu auras rien gagné, vu que tu finiras forcément par les signer, ces chèques. Conclusion, mon gendreau : tu préfères pas aller au plus simple ?

Six mille cinq cents dollars. Aux States, j’avais pu économiser une centaine de dollars chaque mois, tout ce que j’arrivais à conserver de mon salaire de journaliste après le loyer, la bouffe, les impôts et autres petits détails de l’existence. Cette somme représentait donc… cinq ans et demi à me serrer la ceinture. Et aussi tous mes avoirs sur Terre. Sans elle, j’étais ruiné ; avec elle, j’étais mort.

Arrachant le Bic aux doigts boudinés de Papou, je les ai signés. Ensuite, j’ai poussé le tas de chèques sur la table, le plus loin possible. Je ne voulais pas, je ne pouvais pas regarder quand Les les a vérifiés un par un. Puis il a rangé dans le coffre l’argent qui venait de m’être spolié, la porte s’est refermée avec un bruit sinistre et j’ai reçu une tape amicale sur l’épaule.

— Bravo, mon gars, a commenté Les avec une fausse bonhomie. Vous croyez pas qu’on doit une bière à l’Américanoïde, vous autres ?

— Ce que je crois, c’est qu’on a une assemblée générale qui nous attend, a répliqué Papou.

Il a quitté la pièce, suivi avec empressement par Robbo et Les. Gus a attendu qu’ils soient arrivés en bas de l’escalier pour me dire :

— T’as eu de la jugeote, mon salaud. Je t’assure que t’as fait le bon choix. Le choix cool.

Je lui ai lancé un regard irrité.

— C’est ça, ta conception du « cool » ?

— Allez, tout ira bien.

— Non.

— Tu t’y feras.

— Mon cul.

— Mais si. Pasque tu dois ! T’as pas d’autre solution. Et Papou…

— Papou ? C’est quoi, cette connerie de nom ? l’ai-je interrompu. Il n’en a pas un comme tout le monde ?

— Si. Et c’est Papou.

— Pourquoi ? C’est votre équivalent local de Jim Jones ? Ou de ce putain de Charles Manson ?

— Attention, mec, attention…

Revenu au pied des marches, Robbo nous a crié de descendre car Papou voulait « voir l’Amerloque de suite ». Gus m’a pris par le coude.

— Les désirs de Papou sont des ordres. (Il a raffermi sa prise sur mon bras.) Dernier petit conseil : surveille ta langue, si t’as l’intention de la garder.

Ils m’attendaient au rez-de-chaussée. La population de Wollanup au grand complet. Cinquante-trois pèlerins groupés autour de quatre tables. Une par famille. À l’exception des chefs de tribu et de leurs épouses, personne n’avait dépassé les vingt-cinq ans, et une bonne moitié en avait moins de dix. Il m’a été facile de repérer le clan de Gus, sa femme et leurs huit enfants ressemblant eux aussi à des rescapés mal lavés d’une communauté de Californicateurs tout droit sortis de leur grotte alternative. Les et Robbo étaient l’un et l’autre affublés de bourgeoises au gabarit de sumos et de dix chiards chacun, lesquels semblaient également bien engagés sur la route de l’obésité. Et puis il y avait ma famille.

— Salut, cheuri ! a roucoulé Angie en me jetant ses bras autour du cou et en me roulant une pelle bien baveuse sans doute destinée à la galerie.

J’ai souri, tel le jeune marié enamouré qu’elle voulait que je soie.

— Papou m’a dit que vous êtes devenus copains comme cochons, toi et lui.

— Oui, comme cochons.

Elle s’est tournée vers sa fratrie :

— Eh ben, l’v’là ! Hein qu’il a meilleure mine que la dernière fois que vous l’avez vu ?

— Ouais, on aurait dû l’garder plus longtemps dans ce poulailler, a marmonné Papou avant de passer derrière le bar.

— T’es trop marrant, Papou, lui a lancé Angie.

— Mais qu’est-ce qui est arrivé à son nez et à son œil ? s’est étonnée une petite femme fluette qui avait dépassé de loin la quarantaine, la chevelure – genre paille de fer – blonde striée de gris, et une cigarette roulée main au coin des lèvres.

— Des suçons d’amour, l’a informée Angie. Cheuri, je te présente Gladys, ma maman.

— Ravie de faire votre connaissance, madame.

Je lui ai tendu une main qu’elle a ignorée. Puis, tout en me dévisageant avec attention :

— Tu t’es trouvé une jolie petite combine, pas vrai, l’Amerloque ?

— Maman, je t’en prie…

— Tu me pries de quoi ? Non, mais vise un peu ce cornichon ! Je t’avais dit et répété, prends-toi pas un étranger, dégote-toi un ballot du bush, un bouseux assez coriace pour s’intégrer ici. Et qu’est-ce que tu nous ramènes ? Un Yankee-p’tit-kiki !

— Il me convient très bien à moi ! a contré Angie, qui commençait à montrer des signes d’énervement.

— T’écoute jamais la foutue voix de la raison, fillette.

— Tu parles jamais avec cette foutue voix-là !

— Miss Je-sais-tout, va ! La petite Princesse à son Papou, la plus…

— Papou ! a crié Angie d’un ton geignard.

— Ouais, assez, ça suffit, a tranché le patriarche. Finis les présentations, qu’on commence cette putain de réunion.

Encore rouge de colère, Angie m’a récité machinalement les prénoms de ses frères et sœurs. La plus jeune, Sandy, avait trois ans ; ensuite, il y avait quatre autres filles d’âges divers, puis des jumeaux de dix-huit ans, Tom et Rock, lesquels m’ont gratifié d’un signe de tête boudeur. Et enfin, il y avait l’aînée, Krystal. Vingt-trois ans. Cheveux blond paille. Grande et bien bâtie, mais sans la robustesse rustique d’Angie, ni sa dangereuse affabilité. Contrairement à la quasi-totalité des habitants de Wollanup, elle n’avait pas le visage tanné et plissé par le soleil, et son attitude réservée exprimait même une certaine douceur. Elle avait des yeux verts, immenses et inquiets. Elle détonnait complètement dans le tableau.

— Krystal, c’est le cerveau de la famille, m’a appris Angie. Superfutée. Pas vrai, la prof ?

— Vous êtes enseignante ? me suis-je enquis poliment.

Non seulement elle a évité mon regard, mais elle a fixé une tache sur le lino en me répondant :

— Je m’occupe de l’école de la ville, oui.

— Vous et… ?

— Personne d’autre. Je suis la seule enseignante, ici.

— Parce que tous les autres sont trop débiles ! s’est exclamée Angie, provoquant des rires amusés parmi tous les gosses présents.

— Ma sœur m’a dit que vous êtes journaliste ?

— Je l’étais.

— Vous pourriez peut-être venir parler du journalisme aux enfants, un de ces jours. Leur faire une description des États-Unis, du fonctionnement d’un journal de chez vous, d’un…

— Nan ! a jappé Papou. L’Amerloque, y bosse avec moi au garage.

— Mais je suis sûre que tu pourrais lui accorder une heure ou deux pour qu’il vienne à l’école, Papa.

— J’ai dit qu’il bosse au garage, point final.

Il y a eu un silence tendu. Avec un haussement d’épaules mal assuré, Krystal a murmuré :

— Désolée.

— De rien, ai-je répondu.

Saisissant l’occasion, j’ai baissé la voix :

— À propos, j’ai été très peiné d’apprendre, pour votre mari…

Sur le moment, elle a eu le même air que si je venais de la gifler, puis elle s’est ressaisie rapidement, elle a accepté mes condoléances d’un « merci » distant et elle est allée se rasseoir à sa place.

— Bon ! a beuglé Papou. Je déclare l’assemblée générale ouverte ! Qui veut tenir le crachoir en premier ?

Tels les juges d’une cour suprême des kangourous, les quatre chefs de famille s’étaient juchés en ligne sur des tabourets devant le comptoir. Et, certes, ce qui a eu lieu sous mes yeux, plus qu’une réunion villageoise, était une audience de magistrats venus écouter les plaintes, les suggestions, les doléances de citoyens qui réclamaient justice ou suppliaient d’être pardonnés. Un modèle de démocratie locale, dès lors que l’on se pliait à la mentalité « l’État, c’ect nous », solidement ancrée chez Papou et ses trois compères.

C’est l’un des frères jumeaux d’Angie, Rock, qui a ouvert le bal des chouineurs :

— J’en ai vbaiment ras-le-bol qu’on a que de l’ananas et des pruneaux comme dessert ! Ça fait péter, comme chacun sait. Et j’pense parler au nom de tous les jeunes présents si je dis qu’on voudrait trouver des vrais trucs sympas au magasin : chocolats, bonbons, tout ce qui s’ensuit.

Les, qui avait posé sa casquette d’épicier sur sa tête, a répliqué que les bons chocolats étaient trop coûteux, même achetés en gros, mais qu’il allait essayer d’augmenter son stock de tablettes de chocolat de cuisine.

— Mais il est dégueu, ce choco ! s’est indigné Rock.

— Tu m’en vois désolé, a persiflé Les, c’est tout ce qu’on a et qu’on aura.

L’une des filles de Robbo, une adolescente, a demandé à Les s’il envisageait au moins de faire rentrer d’autres types de fruits en conserve, juste pour changer un peu…

— J’crois que notre fournisseur a aussi des cerises dénoyautées. J’lui en parlerai à ma prochaine commande.

— Elles sont bien, ces cerises ? a interrogé la petite.

— Ouais, extra, a répondu Les.

Soudain, je me suis fait la réflexion que grandir à Wollanup vous portait à croire qu’il n’existait que deux ou trois espèces de fruits au monde… et qu’ils poussaient dans des boîtes en fer-blanc.

Les doléances au sujet des ressources alimentaires locales ont dominé la séance. Après s’être indignée d’avoir acheté deux paquets de tabac desséché la semaine précédente, Gladys a déposé une réclamation – réitérée de manière hebdomadaire ainsi que j’allais m’en apercevoir par la suite – pour disposer de vraies cigarettes au magasin, une éventualité que Les refusait farouchement. Greg, l’aîné de Robbo, a estimé que la ration individuelle de lames de rasoir devrait être augmentée d’une unité par semaine. Ensuite, sa femme, Carey, a pris position en faveur de serviettes hygiéniques de plus grande taille, une suggestion qui a provoqué des gloussements parmi les benjamins de l’assistance avant que Papou ne les fasse taire d’un « Vos gueules ! » tonitruant.

En écoutant cette liste de courses fantasmée à voix haute, j’ai pris conscience du rôle essentiel que Les occupait dans la vie de Wollanup. Il était leur seul contact avec le vaste monde, celui qui décidait ce qu’ils consommeraient et ce dont ils devraient se priver. Je me suis également promis d’essayer de découvrir au plus vite où diable il « passait sa commande ».

— Autre chose ? a demandé Papou.

Gus a annoncé que, comme prévu, le barbecue-feu de joie aurait lieu le dernier samedi du présent mois. Il a aussi appelé l’assistance à faire preuve de civisme en ramassant toutes les têtes de kangourou qui traînaient sur la route et de les porter à la montagne de détritus avant le coucher du soleil du samedi en question. Quant à Robbo, il a rappelé aux villageois que l’abattage annuel des chiens aurait lieu d’ici à deux semaines. Chaque famille avait l’obligation d’occire cinq clebs, ce jour-là, afin de maintenir la population canine de Wollanup dans des limites tolérables.

— Et j’veux point voir de carcasses de chien dans la rue comme l’an passé, compris ? a-t-il insisté. On les fout direct sur le tas d’ordures, entendu ?

— Ouais, a fait Papou. Et maintenant, je veux Charlie et Lea devant nous. Tout d’suite.

Deux jeunes boutonneux qui ne devaient pas avoir seize ans se sont levés et se sont dirigés vers le bar en échangeant des regards inquiets.

— Vous pensiez qu’on saurait pas ? leur a demandé Papou d’un ton redoutablement posé. Vous pensiez qu’on vous découvrirait pas, c’est ça ?

Lea s’est mise à pleurnicher. Aussitôt, Charlie a pris sa main dans la sienne.

— Tu la lâches ! a hurlé Papou.

La fille sanglotait bruyamment, maintenant, et les genoux de Charlie semblaient prêts à lâcher.

— Robbo, Mavis, c’est votre gamin. En tant que parents, vous croyez qu’on doit faire quoi, nous autres ?

— Lui donner une leçon, a répondu Robbo. Une bonne leçon.

— Tom, Rock, venez saisir ce gaillard, a ordonné Papou à ses fils.

Ils l’ont attrapé chacun par un bras. Après avoir fait bruyamment craquer ses phalanges, Papou est descendu de son tabouret et, s’adressant à l’assistance :

— Regardez, et bien. Voilà ce qui arrive aux merdeux qui respectent point les règles.

Pivotant sur lui-même, il a envoyé son poing fendre l’air en un grand arc de cercle avant de le faire atterrir sur la joue droite de Charlie. C’était un coup terrifiant. Il s’était servi de tout son poids et de toute sa force pour frapper, et pour infliger le plus grand dommage possible. Le cri aigu de Lea n’a aucunement empêché Papou de prendre à nouveau son élan et d’expédier un autre Exocet dans la figure du jeune, puis un troisième, et un quatrième.

Angie, qui était assise près de moi, a saisi mes doigts entre les siens et les a serrés très fort. Ne pouvant plus supporter le spectacle de cette correction barbare, j’ai détourné la tête. J’ai alors découvert que Krystal avait les yeux braqués sur moi, comme aimantés. Elle est devenue blanche et s’est empressée de regarder ailleurs pendant que le son mat des coups de poing continuait à résonner.

Papou a assené encore quatre coups à Charlie avant de se fatiguer et de dire à ses fils :

— Emportez-le et débarbouillez-le.

Vu l’état dans lequel se trouvait Charlie, à la suite de ce cassage de gueule en règle, il semblait évident qu’il ne pourrait pas être correctement « débarbouillé » avant quelques mois.

Tom et Rock l’ont traîné dehors. La mère du gamin s’est précipitée sur leurs talons, muette. Après avoir pris deux lampées de bière, Papou a retrouvé son calme olympien.

— Alors ? Y a d’autres déclarations avant que je close la séance ?

Brusquement, Angie a levé la main comme si elle était mue par un ressort.

— Oui, Princesse ? a minaudé Papou, tout sourire devant sa fille.

— J’ai une nouvelle à communiquer, a dit celle-ci, ses lèvres esquissant une moue de coquette. Une vache de grande nouvelle.

— Accouche ! l’a invitée son père.

— J’suis enceinte.