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IL FAISAIT CHAUD. UNE CHALEUR DE FOUR. Encore quarante à minuit. Mettre le nez dehors, c’était comme tomber tête la première dans une bassine de barbe à papa, brûlante et poisseuse. Tenté de retourner dare-dare dans le bouibe climatisé, je me suis dit que Jerry Watts ne manquerait pas de me harceler à nouveau avec ses tournées de pissat d’âne et ses réflexions débiles sur la gent féminine et la vie en général. « Je me suis mis à la colle avec une jolie p’tite Philippine. Mamie, qu’elle s’appelle. » Tous mes vœux, mon pote. Et une fois que Jerry en aurait fini avec ses histoires de tombeur de founes, ils allaient sans doute ramener le papy dans un fauteuil roulant afin qu’il refasse son numéro avec la stripteaseuse suivante…

Tant pis pour la foutue chaleur, je me casse.

Darwin by night. Des poivrots en short kaki vacillaient le long des rues. Un quatuor d’Aborigènes, assis sur le bord du trottoir, pieds nus, se repassaient une bouteille de rhum Bundaberg. Ici et là, une belle de nuit version australienne – blonde oxygénée, minishort et lèvres desséchées par le vent du désert – attendait la prochaine passe à l’ombre d’un hôtel à douze dollars la chambre. Parfois, on tombait sur une représentante de l’association des adolescentes à la dérive qui, après huit ou dix rhum-coca de trop, vomissait son dîner dans une poubelle.

« Ah, j’aime trop cette ville, mec ! » Pas moi. Je la détestais. Elle m’avait révulsé dès le début, la veille au matin, lorsque j’avais émergé hébété d’un vol de trente-six heures en provenance de Boston, avec escales à Londres et Djakarta. Descendu dans un motel bon marché, j’avais demandé au réceptionniste de m’indiquer la direction du centre-ville.

— Le centre-ville ? Mais t’y es ! avait-il répondu.

Darwin centre, c’était deux ou trois gratte-ciel pour la frime, une mer d’immeubles en parpaings sinistres et une grand-rue transformée en galerie marchande bétonnée. Comme l’ancienne ville avait été emportée par un mémorable cyclone le jour de Noël 1974, tout était neuf mais avec un côté éphémère, déjà ringard. Un assortiment d’architecture moderne pour jours de soldes. Après une journée et demie gâchée dans un avion, quelle était la récompense ? Un cauchemar suburbain et subtropical avec, en prime, quelques bars à striptease minables. La nuit avait au moins cet avantage que le thermomètre dégringolait des sommets atterrants qu’il atteignait à midi, mais c’était aussi le moment où Darwin appartenait à ses marginaux et à ses cinglés, où Jerry Watts et l’autre papy prenaient le haut du pavé, où…

— Tu cherches d’l’action, mec ?

La voix venait des ténèbres. J’ai continué à marcher mais l’homme invisible a insisté :

— J’ai dit, tu cherches d’l’action, mec ?

Je me suis retourné d’un bloc. Un type d’une vingtaine d’années venait d’émerger d’une vieille Holden cabossée. Maigre comme un clou, cheveux longs et raides, un paquet de cigarettes coincé dans la manche de son tee-shirt, des yeux aussi expressifs que deux cubes de glace. Qui vous amenaient à vous demander si ce garçon avait subi une ablation du lobe frontal. Qui vous laissaient prévoir le pire, aussi.

— Je pose une question, je prévois une putain de réponse, a articulé le gamin. Alors, tu veux une nana ?

Engoncée dans le siège passager de la Holden, une fille qui devait peser dans les cent vingt kilos se remettait du rouge à lèvres en se regardant dans le rétroviseur, tout en tirant sur une cigarette. Elle avait un triple menton, de la cellulite qui débordait de partout. Son mac aurait pu facilement lui faire sa pub avec une formule du genre « Couchage confort, deux places et plus ».

— Tu la veux ? a demandé le maigrichon.

— Non merci.

— J’te le dis, moi, c’est une bonne. Bonne de chez bonne. J’en sais que’que chose, c’est ma nana !

Tournant les talons, j’ai repris ma marche en hâte tandis qu’il hurlait dans mon dos :

— Enculé de branleur yankee ! Rien dans la culotte, l’Amerloque !

La conclusion parfaite d’une charmante soirée à Darwin.

Mon motel n’était qu’à deux pâtés de maisons. Entré au pas de course sur le parking, je me suis retourné pour m’assurer que l’autre ne m’avait pas suivi avec son phénomène de foire, puis j’ai filé à mon bungalow, tout près de la piscine dont la peinture s’écaillait dans une eau saumâtre. Après m’être battu un moment avec la serrure, je me suis jeté à l’intérieur, claquant la porte à la face de la nuit.

Ma chambre : une boîte en béton badigeonnée de rose, une moquette en nylon criblée de brûlures de cigarettes, un lit plein de bosses, un frigo en panne, une télé payante, un climatiseur datant d’avant le déluge que j’avais laissé allumé en sortant. Il était visiblement pas à la hauteur, car on se serait cru dans un hammam. Il ne me restait plus qu’à enlever mes fringues trempées de sueur, à les rouler en boule dans un coin et à me réfugier sous la douche. L’eau était d’un froid polaire, et d’un marron peu rassurant, mais ça m’était égal : tout ce qui pouvait noyer les mauvaises vibrations de Darwin était bienvenu.

Les serviettes du motel étaient aussi fines que des hosties, et à peu près aussi absorbantes. Quand j’ai tenté d’en nouer une autour de ma taille, dix kilos de bourrelets m’en ont empêché. Alors que j’improvisais, me confectionnant une sorte de pagne avec la serviette, j’ai surpris mon reflet dans la glace et ce que j’ai vu, un gus de trente-huit ans présentant tous les signes habituels d’un quinquagénaire qui se néglige, ne m’a pas plu du tout. Le ventre était mou et relâché, un vilain amas de graisse pendait sous mon menton, mes cheveux blonds étaient ternis de mèches grises, des cernes de fatigue permanente se creusaient sous mes yeux et mes tempes étaient parcourues d’un réseau de rides aussi complexe qu’une carte de chemin de fer. Je paraissais las, bouffi, accablé par l’existence.

Une cigarette s’imposait. Avant de quitter les États-Unis, j’avais mis fin à une parenthèse de sept ans en recommençant à fumer et j’en étais déjà à deux paquets quotidiens de Camel sans filtre. La respiration sifflante du temps jadis était de retour, tandis que j’expectorais chaque matin une huître brunâtre et que mes dents prenaient une belle nuance terre cuite. Reprendre la clope était ce que j’avais fait de plus positif depuis des années.

Saisissant la cartouche duty-free sur la table de nuit, j’en ai extrait un nouveau paquet de Camel. Cigarette au bec, j’ai ouvert mon Zippo d’un coup sec et pris une grande bouffée. Bingo ! Extase immédiate. À quoi ça sert de s’exténuer à la poursuite du bonheur quand les seules satisfactions que ce monde vous apporte sont aussi intenses que temporaires, aussi gratifiantes que modestes : une douche froide après avoir cuit dans son jus toute la journée, une cigarette qui vous fait tellement de bien que vous avez l’impression, en tout cas l’espace de quelques instants, d’être parvenu à la sérénité…

Cette fois, la béatitude a été aussi brève qu’un coup tiré à la va-vite : elle s’est évanouie dès que mes yeux se sont posés sur la carte de l’Australie qui était encore dépliée sur mon lit. Foutue carte. Je l’avais laissée me séduire, m’entortiller avec ses promesses. C’était elle qui m’avait entraîné. À Darwin. J’aurais préféré ne l’avoir jamais connue.

Notre rencontre avait eu lieu dans une librairie de Boston, par un après-midi de février très gris, très glacial et très déprimant. Quelques jours plus tôt, j’avais abandonné mon emploi dans un journal du Maine, le quatrième essai non concluant dans une errance professionnelle qui durait depuis près de dix ans. Tel un musicien itinérant, j’avais sillonné la côte Est dans ma vieille Volvo, cherchant les piges dans des feuilles de chou provinciales. J’avais tenu un moment à Schenectady, État de New York, à Scranton, en Pennsylvanie, à Worcester, dans le Massachusetts, et enfin à Augusta, dans le Maine. Un enchaînement de canards obscurs dans des coins oubliés par l’actualité. Souvent, mes collègues, dans ces salles de rédaction assoupies, s’étaient étonnés de mon insistance à hanter des villes ouvrières ravagées par la crise postindustrielle de cette décennie pendant laquelle je n’avais pas essayé une seule fois de tenter ma chance dans un « vrai » journal de Philadelphie, de Boston ou même de la Grosse Pomme. Mais c’est que je ne cherchais pas à explorer les plus hautes sphères de l’excellence journalistique ; au contraire, je me satisfaisais très bien de ce vol à moyenne altitude, au milieu d’une médiocrité qui avait le grand avantage de ne me retenir nulle part, de me préserver des affres et des délices de l’ambition. Au bout de deux années à couvrir les réunions des conseils municipaux, les fêtes paroissiales et, de temps en temps, les carambolages du samedi soir sur l’autoroute, j’étais prêt à passer à l’étape suivante. Et c’est pourquoi, ayant mis fin à ma collaboration de vingt-huit mois avec l’Augusta Kennebec Journal, j’avais récemment entassé tous mes biens à l’arrière de mon break Volvo avant de mettre cap au sud sur la I-95.

Je me rendais dans l’Ohio, où La Vigie d’Akron était disposée à m’embaucher, mais sur la route de la capitale du pneumatique j’ai décidé de m’arrêter flâner quelques heures à Boston. Après avoir pris une chambre dans un petit hôtel de Bolyston Street, j’ai pris le tram jusqu’à Cambridge et j’ai commencé à écumer les bouquinistes autour de Harvard Square. Dans la première échoppe où je suis entré, j’examinais le rayon des guides de voyage quand j’ai remarqué une boîte en carton pleine de cartes routières d’occasion. Presque toutes américaines. Et puis je suis tombé sur une pièce inattendue, une carte de l’Australie éditée par le Royal Automobile Club en 1957. 1,75 dollar. Je l’ai dépliée sur le sol. Cela ne ressemblait à rien de ce que je connaissais : une île grande comme l’Amérique avec une seule route qui traversait son centre inhabité, et une autre faisant le tour du continent.

Un vendeur a failli me tomber dessus alors que, fasciné, je restais agenouillé devant la carte :

— Vous la prenez ou quoi ? a-t-il demandé, mal embouché.

— Oui, je la prends.

Je ne me suis pas arrêté là. À la coopérative étudiante de Harvard, j’ai fait l’emplette d’un guide de l’Australie, dont l’assortiment de cartes routières plus récentes m’a confirmé l’étrange configuration qui avait éveillé mon intérêt : un unique axe routier à travers cette immensité, et un autre qui suivait fidèlement le contour des côtes. Ce n’était pas un véritable pays, plutôt une frontière chimérique, un Nulle Part démesuré.

Revenu à l’hôtel, j’ai commandé une pizza et un pack de six Schlitz, puis j’ai passé la soirée à me balader au pays d’Oz. Mes yeux revenaient sans cesse à la ville de Darwin, cette excentricité géographique, la clé de voûte septentrionale à laquelle était suspendue cette interminable route côtière. À l’est, on trouvait l’État du Queensland, réputé selon le guide pour ses plantations de fruits tropicaux, son climat étouffant et son conservatisme politique, cette description m’amenant à penser qu’un jumelage avec l’État du Mississippi serait des plus logiques. À l’ouest, par contre, on entrait en territoire inconnu, en pleine fantaisie : « Imaginez-vous parcourir quelque deux mille kilomètres sans rencontrer la moindre trace de vie moderne, invitait le guide. Imaginez une terre vierge sous un ciel bleu cobalt, loin, très loin des pesanteurs de la civilisation. Les quatre mille kilomètres de route qui vous emmèneront de Darwin à Perth, en plus de vous donner accès à cette merveille de la nature qu’est l’outback (savane) d’Australie- Occidentale, seront une plongée dans la dernière immensité de la planète laissée intouchée par l’homme. »

Sans être dupe des envolées lyriques du pisse-copie, je continuais à me laisser hypnotiser par la carte. Tout cet espace, tout ce… vide. Là, dans cette chambre d’hôtel glauque, tenant entre les doigts une part de pizza au salami froide qui jutait sa graisse sur Darwin et ses environs, je me suis brusquement rendu compte que je n’avais encore jamais voyagé pour de bon. OK, j’avais joué les Hollandais volants du journalisme pendant quinze ans le long de la côte Est américaine, mais à part une semaine à Londres deux années plus tôt je ne connaissais rien du vaste monde au-delà de la I-95. Alors que j’approchais dangereusement du grand tournant des quarante balais, allais-je m’enfermer encore dans un autre boulot inintéressant ? À Akron, trou du cul de l’Ohio, célèbre pour ses pneus Goodyear à carcasse radiale et pour à peu près rien d’autre ? Deux ans là-bas, ce serait un peu comme une overdose de liquide thanatopracteur. Pourquoi choisir à nouveau la voie de la banalité ? Je n’avais pas d’attaches, pas de responsabilités, alors pourquoi ne pas sortir des sentiers battus et aller voir du côté des grands espaces, si j’étais vraiment aussi libre que je m’en vantais ?

J’ai ruminé ces questions tout en finissant mon pack de six, un paquet de Camel et en matant deux ou trois navets pour téléspectateurs noctambules. À un moment, entre un remake de Brève rencontre transposé dans un faubourg d’Honolulu et un film d’horreur kitsch où des lapins géants attaquaient une base de la garde nationale, j’ai dû aller gerber, l’accumulation de pizza froide, de mauvaise bière, de tabac et de jeannots-lapins sanguinaires ayant eu raison de mon système digestif. Mais, alors que je me cramponnais à la cuvette, mes idées sont devenues très claires, soudain. Si claires que ma décision était prise lorsque la dernière salve de vomi a éclaboussé la porcelaine : j’étais en partance pour l’outback.

Et maintenant, dans une autre chambre de troisième catégorie à l’autre bout de la Terre, j’ai dû admirer la vastitude de ma stupidité : voilà, je débusque une vieille carte dans une librairie de Boston et, quelques heures plus tard, tout en dégobillant mes tripes, je prends la résolution de filer vers ce bled impossible, Darwin ; le lendemain, j’appelle mes futurs employeurs et je leur dis poliment qu’ils peuvent se carrer leur offre là où je pense ; je mets mes modestes possessions au garde-meuble ; je vends ma Volvo bien-aimée ; je retire de la banque toutes mes économies, soit dix mille dollars ; j’obtiens mon visa, je m’achète un billet d’avion et, un jour et demi plus tard, je débarque ici. Morale de l’histoire : on peut foutre sa vie en l’air rien qu’en tombant amoureux d’une carte.

Dehors, le ciel nocturne a entamé un spectacle son et lumière. D’abord trois coups de tonnerre dignes d’un groupe de heavy metal, puis une rapide succession d’éclairs, puis une averse tropicale comme on en fait peu, vingt-cinq centimètres de flotte en dix secondes, un déchaînement d’éléments tellement furieux que le câble électrique alimentant l’hôtel s’est retrouvé par terre. Et moi dans le noir. En silence, j’ai encouragé la mousson à s’acharner encore plus sur la ville, dans l’espoir qu’elle finirait par emporter Darwin – et tous mes choix stupides – au diable.