— Pas tout de suite. Il y a des mensonges par omis-sion, mais ce sont des mensonges quand même. Et celui de Nick, c’était gros, non ?

Je cligne des yeux et reprends mon souffle.

— De toute façon, on a besoin de lui, et vous savez que je peux le ramener. J’irai le chercher.

— Le lutin pourrait te piéger, dit Devyn, une fois de plus.

Il se redresse et attrape sa béquille.

— C’est le scénario le plus vraisemblable, tu le sais.

On ne peut pas faire confiance aux lutins. N’oublie pas tous les subterfuges que ton père a employés pour récu-pérer ta mère.

— Astley n’est pas comme mon père.

— Ah non ! Zara, ne me dis pas que tu lui fais confiance ! Je t’en prie, Zara, réfléchis !

— Ne me demande pas de réfléchir ! Je ne fais que ça. Tu n’es pas le seul être capable de penser, Devyn. Je ne suis pas stupide. Mes décisions ne sont peut-être pas les tiennes, ma morale n’est pas la même que la tienne, mais je ne suis pas idiote.

Ma voix est râpeuse. J’essaie de me calmer en pensant que ce sont mes amis.

— Il me reste une chance de pouvoir le ramener.

— Au mieux, si tout cela n’est pas une gigantesque farce, tu seras un lutin, dit Devyn. Tu ne seras plus toi-même, et Nick a horreur des lutins.

— Je dois prendre le risque. Je dois prendre ce risque pour le sauver.

Devyn hoche la tête.

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CArrIE JonEs

— On a besoin de toi, pour que tu te battes avec nous…

— Je sais…

Je suis à court d’arguments.

— Grand-mère est là. Mme Nix aussi. Je ramènerai Nick, et nous serons les plus forts. Je serai plus forte quand je serai transformée ; je saurai me battre.

— Tu pourrais devenir folle, comme ceux qui ont attaqué le bus, dit Issie en haussant les épaules. Tu y as pensé ? Tu pourrais blesser quelqu’un !

— J’y ai pensé.

Devyn lève le sourcil.

— Et…

— Et si ça se produit… au premier signe alarmant…

tuez-moi.

à propos des lutins

Tous les lutins n’habitent pas en Angleterre, c’est une grave méprise de croire cela : ils sont partout !

J’appelle ma mère pour la prévenir. Il faut bien regarder la vérité en face : mon père est en manque et, lorsque cela se produit, est enclin à vouloir que ma maman, ma maman totalement humaine et très vulné-

rable, devienne sa reine.

C’est un miracle que je puisse lui parler, parce qu’elle est en rendez-vous, et la qualité de la communication est désastreuse. Comme ici, il n’y a pas assez de relais, ce qui a le don de m’énerver ! Je lui raconte ce qui s’est passé, sans lui parler de Nick ni de mes projets.

J’ai bien assez à faire avec Devyn et Issie qui ne sont pas d’accord ! J’essaie de lui soutirer des informations sur l’accident de bus et ses véritables causes.

Elle s’éclaircit la gorge. C’est un tic, chez elle !

— Lorsque le roi des lutins a besoin de se nourrir, il choisit un jeune homme et le saigne. Tu as vu ce qui s’était passé avec Jay Dahlberg ?

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CArrIE JonEs

— Oui, mais explique-moi pourquoi c’est arrivé.

— Je suppose que c’est ce qui se produit lorsque le roi est faible ou négligent et que les lutins sont livrés à eux-mêmes. Tu peux dire tout ce que tu veux sur ton père, Zara, mais il savait se maîtriser et savait exercer son autorité sur ses sujets.

— Tu parles comme si tu l’aimais.

Elle soupire.

— Non, mais… il fait de gros efforts pour rester civi-lisé et se montrer gentil, même si c’est contre nature.

Tu dois au moins le lui reconnaître.

— Ouais. C’est comme si on félicitait un meurtrier en série parce qu’il ne tue qu’un mois sur deux !

— Zara ! Cela n’a rien à voir !

— Ah ! tu crois ?

Je la connais si bien que je sais déjà ce qu’elle fait.

À l’instant même, elle croise les jambes au niveau des chevilles et passe sa petite main dans ses cheveux.

— Tu es bien comme papa !

Elle parle de mon beau-père, celui qui m’a élevée, celui qui est décédé.

— J’espère bien !

— Pourquoi ?

— Parce que c’était un héros.

Je la laisse digérer. Je pose ma main sur mon estomac qui est tout retourné. Rien ne se digère, là-dedans !

J’ai envie de lui parler de mes intentions, mais je n’y parviens pas.

— Tu es en sécurité, là-bas ? Je sais que tu t’inquiètes pour moi, mais moi, c’est pour toi que je m’inquiète, ma chérie.

— Ça va aller.

Je mens comme un arracheur de dents, du moins, c’est ce que dirait Issie. Je croise son regard. Le visage 252

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rouge et bouffi par les pleurs, elle remplit la bouilloire d’eau dans la cuisine. Devyn a disposé des tisonniers en fer et des épées sur la table. En état de choc, il se déplace comme un automate. Ces armes ne lui serviront à rien quand il se sera transformé en aigle, mais Issie et moi pourrons nous en servir. Même si, apparemment, je ne suis pas très douée pour l’escrime !

Devyn soulève l’épée, la soupèse. Son regard est très différent de celui du Devyn que je connais. Tout d’un coup, il a des yeux perçants, sombres et enfoncés. Il se tourne vers Issie.

— On va les faire payer… Pour le bus… Pour Nick.

— « Les gens dorment en paix dans leur lit la nuit, parce que des hommes valeureux sont prêts à recourir à la violence en leur nom. » C’est le type qui a écrit la République des animaux qui l’a dit, je crois. Orwell.

— Zara ?

Je retourne mon attention vers le téléphone.

— Désolée, désolée. Je me suis laissé distraire. On réfléchit à un moyen d’assurer ta sécurité, maman.

D’accord ?

Sa voix revient, faussement solide.

— Fais bien attention à toi. Je suis assez grande pour m’occuper de moi. Comment va Nick ?

— Bien, bien…

Je m’étouffe un peu en proférant ce mensonge. Issie pose la théière sur le gaz, sanglote doucement. Je sors de la pièce et retourne dans la cuisine pour que maman ne l’entende pas. Je pense à Astley, à qui je suis obligée de faire confiance.

— Tu crois que tous les lutins sont maléfiques ?

— Oui, Zara. Je ne le crois pas, je le sais.

— Et tu n’as jamais fait confiance à aucun d’entre eux ?

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CArrIE JonEs

— Non… jamais ! J’ai fait confiance à ton père, et regarde ce que cela a donné. Il s’est pointé juste après la mort de ton beau-père et il n’est pas venu nous faire des amabilités. Il t’a kidnappée !

À présent, sa voix est ferme, et ce n’est pas de la simulation :

— On ne peut pas faire confiance aux lutins.

Il va pourtant falloir que je le fasse. Je n’ai pas le choix. Sinon, cela signifiera que j’abandonne Nick, et ça, c’est impossible… Je raccroche et on appelle Mme Nix.

Elle pépie comme un oiseau, s’affole et s’exclame :

— Il va falloir serrer les rangs !

Sa voix haut perchée se transforme en un grognement sauvage.

— J’arrive !

Je raccroche et annonce la nouvelle.

— Mme Nix se ramène.

— Parfait, dit Issie qui voudrait paraître enjouée sans y parvenir. C’est cool !

— Betty a appelé. Elle devrait bientôt se libérer de l’hô-

pital et ne devrait plus tarder. Ma mère est en sécurité.

Devyn s’appuie sur le comptoir. Son visage est plus pâle qu’à l’ordinaire. Cela ne doit pas être facile pour lui de se déplacer sans ses béquilles. L’ordinateur de Betty se trouve encore derrière lui, car il effectue toujours des recherches.

— Tu lui as parlé de Nick ? Tu lui as dit ce que tu avais l’intention de faire ?

— Non !

Ma voix se brise.

— Je ne peux pas le lui dire, sinon…

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CAPTIVE

Il me lance son regard d’aigle. Je le lui rends et essaie de retrouver ma force. Je ne sais pas pourquoi elle m’avait quitté pendant un instant. Je serre les lèvres, essaie de me redresser.

— Tu es sûre de toi ? demande Devyn d’une voix de professeur ou de père sévère.

— Non.

— Oh ! Zara !

Issie laisse tomber ses sachets de thé et se précipite vers moi. Elle me prend la main.

— Tu n’es pas obligée de te transformer en lutin. Il doit bien y avoir d’autres moyens !

— Je pourrais y aller, dit Devyn.

— Non. Ils pourraient te retenir.

— Et pourquoi me garderaient-ils, moi, et pas toi ?

— Parce que tu es un guerrier.

— Un guerrier blessé, ajoute-t-il, sarcastique.

— Ne sois pas ridicule !

Issie m’abandonne pour aller près de lui.

— Bien sûr qu’ils te garderont !

Elle devient blême, tant l’idée l’épouvante.

— Je ne veux pas que tu y ailles !

— C’est moi qui irai ! dis-je, aussi sereinement que possible. Je me bats comme un pied. Je ne leur servirai à rien.

— Je me bats encore plus mal que toi, dit Issie.

Je ne leur dis pas que je viens de tuer pour la première fois.

— Bon, on est en compétition pour la dernière place, mais j’ai du sang de lutin. Je survivrai plus facilement à la transformation et… Nick est mon petit ami.

Devyn hoche la tête, comme s’il finissait par se rendre à mes projets.

Je prends une tasse décorée d’une silhouette de cheval. J’enlève le sachet de thé et le pose sur une 255

CArrIE JonEs

serviette en papier. Le liquide brunâtre se répand sur le papier absorbant, comme une sorte de peste.

— Bon, admettons qu’il y soit vraiment. Et s’il s’y plaisait ? S’il se mettait en colère contre moi parce que je suis venue le chercher ?

— Comme dans Buffy ? Lorsque Willow est venue la chercher dans l’autre dimension après sa mort et que Buffy était triste et déprimée parce qu’en fait, elle ne se trouvait pas dans un monde parallèle, mais au paradis ?

C’est ça ? demande Issie. J’étais désolée pour Willow, à l’époque1. Plus que ça, même. Elle se battait contre les pouvoirs de l’univers, mais arracher sa meilleure amie à une dimension paradisiaque, surtout après avoir vomi un énorme serpent ! J’aurais fait ça pour vous, moi aussi, les mecs. Non, non, ne me croyez pas…

Je joue avec le papier mouillé.

— Issie, je ne sais vraiment pas de quoi tu parles !

— C’est une série télé, explique Devyn. Une série culte des années quatre-vingt-dix.

— Oh !

— Mais tu comprends ce que je veux dire ? Tu as peur de sortir Nick du paradis, c’est ça ? demande Issie.

Je m’essuie les mains sur mon pantalon.

— Oui.

Devyn me regarde dans les yeux.

— Zara, j’ai fait des recherches, et tout ce que ce lutin t’a raconté a l’air vrai. Si le Walhalla existe vraiment, c’est parce qu’Odin et Thor cherchent des guerriers pour le combat de tous les combats. Je ne crois pas qu’ils laisseront partir Nick. Je ne suis même pas certain que tu puisses arriver jusque-là.

— Et pourquoi ?

1. Buffy contre les vampires, saison 6, « Chaos » I et 2. (NDT) 256

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— Eh bien, d’après mes informations, ce sont les walkyries qui y conduisent les guerriers.

— Il y a sûrement d’autres moyens !

— Il y en a toujours ! s’exclame Mme Nix qui entre dans la cuisine. J’ai pris la liberté d’entrer. Alors, si vous me disiez pourquoi vous voulez vous rendre au Walhalla ?

Elle regarde tout autour de la pièce pour évaluer la situation.

— Où est Nick ?

Personne ne répond.

Mme Nix remonte ses lunettes sur son nez. Elle répète sa question.

— Où est Nick ? demande-t-elle d’une voix plus rauque.

— Vous connaissez le Walhalla ? Alors, cela existe vraiment ? Pourquoi vous ne nous en avez jamais parlé ?

— Je ne sais que ce que ma mère m’en a dit. Et lorsqu’elle m’en a parlé…

Elle lève les mains en l’air comme si elle essayait d’attraper les mots justes.

— Cela ressemblait à un conte de fées. Je ne vous en avais pas parlé parce que ce n’était pas nécessaire, et toi, Zara White, n’essaye pas de détourner la conversation : où est Nick ?

Un cri retentit à l’extérieur. Un cri puissant et suraigu.

Issie se réfugie dans les bras de Mme Nix. Protecteur, Devyn s’approche d’elle. Je me précipite vers la fenê-

tre, tire les rideaux et regarde le jardin.

— Que se passe-t-il ? demande Mme Nix d’une voix pleine d’inquiétude.

— Des lutins. Toute une bande. Ils ont dû vous rater de peu.

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CArrIE JonEs

Ils tourbillonnent en une sorte de ronde infernale. Leurs pieds s’agitent frénétiquement dans la neige, formant des pas biscornus. Ils dansent en cercle dans l’obscurité tombante, comme s’ils entouraient quelque chose.

— Et s’ils entraient ? demande Issie.

J’essaie de deviner ce qui se passe.

— Le seul qui puisse entrer, c’est mon père.

— Et s’il entre ?

Je n’hésite pas une seconde.

— Je le tue !

Tandis que je le cherche parmi les formes mouvan-tes, l’horreur me saute aux yeux. Comment se fait-il que je ne m’en sois pas aperçue plus tôt ?

Je recule brusquement.

— Donnez-moi une arme !

— Quoi ?

— Donnez-moi une arme ! Un tisonnier… Non, une épée.

Mme Nix met la garde dans ma main valide. Je me précipite vers la porte.

— Restez ici ! Sauf Mme Nix. Vous aurez peut-être envie de vous transformer.

— Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que ce ton de commandement, Zara ?

Issie se tortille les mains, mais je n’ai pas le temps d’expliquer.

Devyn s’approche de la fenêtre.

— Nom de…

— Qu’est-ce qu’il y a ? hurle Issie tandis que je suis déjà à la porte et que je charge.

— C’est Betty, répond Devyn. Elle est cernée !

à propos des lutins

Vous aurez souvent envie de jouer les héros si vos amis sont en danger. n’oubliez pas que les héros meurent aussi !

Le vent me fouette et m’envoie des vagues de neige qui me brouillent la vue dans un nuage blanc. Cela ne dure que quelques secondes. Les flocons fondent sur mon visage. Je cligne des yeux pour me débarrasser de l’eau et me lance à l’assaut, courant tête première vers la horde de lutins.

Mon épée ouvre le chemin. Ils hurlent. L’un d’eux, un mâle, se retourne. Betty profite de l’occasion et frappe. Elle lui saute sur le dos. Il chancelle, essaie de retrouver l’équilibre. Les dents de tigre s’enfoncent dans le cou.

Malgré les hurlements sauvages, j’entends les crocs qui pénètrent la chair, la peau qui se déchire et les os qui craquent, tandis qu’elle secoue le corps du lutin.

Il tombe, anéanti, agité d’un dernier soubresaut dans son jean.

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— Betty !

Trois autres lutins se resserrent autour d’elle. Elle abandonne le corps inerte et grogne. Sa grosse patte se soulève de la neige. Je n’arrive pas à croire que c’est bien ma grand-mère. Elle ne se métamorphose pas souvent, mais la transformation est spectaculaire !

Quelque chose m’attaque par-derrière. Je tombe.

Mes épaules pivotent. Je balance mon épée tout autour de moi et fends l’air avant de voir qui s’en prend à moi.

C’est un lutin. Une femme.

Elle sourit. De la neige fond dans sa chevelure rousse, coule sur son pyjama et sa robe de chambre imprimée de chatons.

— Princesse… c’est toi qu’il faut remercier…

Je brandis mon épée. Elle esquive, et une de ses mains m’attrape le cou pendant que l’autre se serre autour de mon bras.

Elle est terriblement puissante !

— Alors, qu’est-ce que ça fait d’être piégée ? murmure-t-elle. Qu’est-ce que ça fait de se sentir si faible ?

D’être sur le point de mourir ?

La main qui me serre le cou m’empêche de respirer.

Le monde tournoie autour de moi.

— Je ne sais pas. C’est à vous de me dire.

Je balance les pieds dans un soudain mouvement de ninja que Nick nous a appris. Sous l’impact du mouvement, mon torse se soulève et elle lâche un peu prise, pas énormément, mais cela suffit pour que je roule sur le côté.

Elle tombe à la renverse. Les lutins continuent à hurler autour de nous. Betty émet un rugissement sourd et menaçant. Les lutins se regroupent autour de moi.

Avant même de réfléchir, je brandis mon épée. Le poids me fait mal à l’épaule. La lame fait mouche.

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Elle transperce le coton de la robe de chambre de la rousse. Le ventre saigne et tache le tissu d’un rouge violacé. La couleur recouvre les chatons de son pyjama.

La femme rit de plus belle. Le sang coule toujours.

Un cri retentit. Quelqu’un lève une épée dans l’air et l’enfonce dans un cou. Ce quelqu’un, c’est moi ! Je retire la lame, reste immobile.

Immobile.

Une vie s’en va sous mes yeux. La troisième. J’ai tué trois fois. Je me retourne. Je lève encore mon épée, toujours en hurlant. Le monde se meut au ralenti. Le monde entier, sauf moi.

Devyn sort de la maison et fond sur un lutin aux cheveux bleus avec un anneau dans le nez. Ses serres s’enfoncent dans les yeux.

Mon épée transperce un autre ventre de lutin. Beaucoup plus imposant, il ressemble à un bûcheron. Il chancelle, mais ne tombe pas. Il écarquille les yeux qui étincellent d’une lueur d’acier. Il sourit et avance vers moi.

Je lève ma lame, mais ne la relaisse pas tomber. Un gros ours se rue sur lui : Mme Nix. Ils tombent dans la neige, enlacés. Mme Nix ne fait aucun bruit. Elle attrape sa tête dans sa gueule. Je me retourne.

Ils sont si nombreux ! Ils nous encerclent. Betty s’attaque à quatre lutins à la fois. Son long thorax vibre de rage. Son épaule est ensanglantée. Je me fraye un chemin jusqu’à elle. Je suis toujours en chaussons ; mes pieds vont le regretter plus tard. Pour l’instant, je ne sens rien, à part la colère et un besoin sauvage de protéger et de venger.

Une flèche siffle dans l’air et se plante dans le flanc de Betty. Elle recule sous l’effet de l’impact et de la douleur. Un énorme rugissement retentit.

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CArrIE JonEs

— Zara… murmure l’un d’eux derrière moi, dans les bois. Viens avec moi…

Je ne l’écoute pas. C’est un vieux truc ; j’ai dépassé ce stade ! Une nouvelle flèche siffle à nos oreilles. Devyn plonge et la saisit dans son bec. Il la laisse tomber sur le sol. Je me précipite vers Betty.

Les lutins sont de plus en plus proches. Je me rue vers le premier, mais le rate. Il recule. Sa longue veste de cuir vole dans le vent.

— Quelle faute de goût, mon pote ! dis-je, méprisante.

Je me précipite vers Betty et arrache la flèche de sa fourrure. Elle gémit et se tourne vers moi. Nos regards se croisent. La peur me coupe le souffle. Je recule d’un pas. Quelque chose touche le bandage de mon poignet.

Je me crispe. Les muscles de Betty se contractent, et elle saute par-dessus ma tête. Je ne vois que la fourrure blanche de son ventre et ses griffes géantes avant qu’elle disparaisse.

Je me retourne et la vois atterrir, toutes griffes dehors, sur un autre lutin. Mme Nix s’est retranchée vers la maison et dégage un chemin, laissant une traînée de lutins sanguinolents dans son sillage. Devant la porte, Issie tient une arbalète.

Silencieuse, elle plisse les yeux et vise. Elle décoche une flèche. Je ne vois pas où elle va ; un lutin m’a attrapée par le bras alors qu’un autre me mord le poignet.

La douleur se propage dans tout mon membre. Je laisse tomber mon épée et donne un coup de pied qui fait mouche. L’étreinte ne se desserre pas.

— Revenez ! crie Issie. Revenez ! Il en arrive d’autres ! Rentrez tout de suite !

Mme Nix grimpe les marches du porche à pas lourds.

Devyn fond sur le lutin qui m’attaque. Ses serres lacè-

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rent la peau. Le battement des ailes provoque des remous tout autour de nous. Le lutin relâche son étreinte pour se débarrasser de Devyn, mais la femelle qui me mord tient bon. Je n’ai rien pour la frapper.

Les genoux ? Je lui donne un coup dans la poitrine.

Rien. Je crie tout en essayant de ramasser mon épée tombée dans la neige.

— Il a Zara ! hurle Issie.

— Allez-vous-en, salauds de lutins !

Je ne sais pas qui, d’Issie ou moi, a parlé.

— Betty !

Une des flèches d’Issie siffle dans l’air, mais se perd dans le vide.

Je donne un coup de pied à la rousse, mais elle ne me lâche pas. Ses doigts se transforment en griffes. Elle m’attrape par la taille, me fait tomber. La douleur est intolérable. J’essaie de lui faire mal, mais j’échoue, et de loin !

— Zara !

C’est une voix masculine. Nick ? Non, plus grave.

Plus rauque.

Une forme sauvage toute bleue écarte la femme qui me retient. Un homme. Un lutin. Il pousse un cri féroce. Son bras frappe la femme en plein visage. Les os se brisent. Il sourit, satisfait, et se tourne vers moi.

Du sang coule de sa bouche et lui tache les dents.

— Non !

Il m’attire vers lui. Je donne un coup de coude dans sa poitrine. La douleur se répercute dans tout mon corps. Peu m’importe. Je recommence.

— Zara ! Non !

Sa voix profonde me paraît familière. Ses yeux d’un bleu d’acier plongent dans les miens.

— Tu devais m’appeler !

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CArrIE JonEs

Je le reconnais, même s’il ne fait pas usage du charme.

— Astley ?

— Tiens-moi bien.

Il insiste. Je m’accroche à lui de mon mieux, mais mon poignet blessé rend la tâche difficile. Il me serre contre sa poitrine. Je gémis de douleur. Tout mon corps est douloureux.

La souffrance s’accentue tandis que je plonge dans le brouillard confus de cette scène de folie. Bientôt, il ne reste plus que lui et moi.

— Zara, tiens-toi bien ! ordonne-t-il.

J’enfouis mon visage contre sa poitrine. Son buste est beaucoup plus étroit que celui de Nick. Il n’a pas la même odeur que Nick. Ce n’est pas Nick.

C’est Astley. Mes chaussons ne touchent plus le sol. Il m’emmène loin d’ici, dans un endroit sûr ? Me sauver ne suffit pas !

Je lutte, essaye de le repousser.

— Et Issie ? Et grand-mère ? Je dois les aider !

— Elles rentrent à l’abri. Regarde.

Il se tourne pour que je puisse voir en bas.

— Elles vont s’en tirer.

Je ne vois plus Betty ni Mme Nix. Seul Devyn tournoie autour des lutins.

— Il me cherche.

— Il ne peut pas te voir. C’est à cause du sortilège.

Je ne peux pas voler sans, dit Astley en souriant. Tu veux qu’il te voie ? Je peux arranger ça !

— Non ! Il nous poursuivrait.

J’imagine une nouvelle discussion avec Devyn qui me lance des regards sombres et condescendants. Je vois ses longs doigts accusateurs qui s’agitent… Cela ne ferait que ralentir le processus.

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CAPTIVE

La cage thoracique d’Astley se soulève tandis qu’il inspire profondément et se met à voler plus vite au-dessus de la ligne des arbres. Je m’abrite le visage contre sa poitrine pour me protéger du froid. J’ai mal aux orteils, tant j’ai les pieds gelés. J’ai dû perdre mes chaussons en route. Je saigne toujours, mais la douleur est moins aiguë, même si mon poignet m’élance encore sourdement. Lorsqu’il me dit qu’il m’emmène dans sa chambre d’hôtel, la douleur se réveille soudain !

— Quelque chose vibre dans ta poche.

— Mon téléphone. Je ne crois pas que j’arriverai à le sortir.

— N’essaie pas, je risquerais de te lâcher !

Je jette un coup d’œil en dessous de nous. Nous sommes à plus de trois mètres de la cime des arbres.

— Je n’ai pas envie que tu me lâches !

— Je ne te laisserai pas tomber, Zara, je te le promets.

Ses muscles se contractent.

— Tiens-toi bien, on atterrit.

— Je peux te demander une faveur ?

Mon téléphone recommence à vibrer.

— Te sauver, cela ne compte pas ?

— Ne me taquine pas. Tu ne me connais pas assez bien pour me taquiner.

— Je suis le roi, je devrais avoir le droit de taquiner.— Un roi, pas le roi, compris ?

— Compris. C’est de ne pas te taquiner, la faveur que tu demandes ?

— Non. C’est de ne pas m’appeler « princesse ».

— Mais tu en es une !

Je hausse les épaules. Ses bras se resserrent autour de moi.

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CArrIE JonEs

— Je sais… mais mon père m’appelait comme ça et, tu sais…

— Tu ne veux pas que je te rappelle ton père.

— Voilà.

Il hoche la tête.

— Bonne idée. Bon, accroche-toi, on se pose.

J’obéis.

à propos des lutins

Même dans leurs bons jours, les lutins peuvent être plus méchants que le plus méchant des méchants.

Astley se penche en avant pour me toucher le visage, peut-être pour s’excuser de cet atterrissage brutal. Je n’en suis pas certaine. Je me recule un peu, et sa main retombe d’un geste lent, comme si nous étions deux survivants, à moitié estourbis, qui cherchent le réconfort l’un dans l’autre, mais qui ont peur de bouger, peur d’exister.

Pendant une minute, nous gardons le silence, puis mon téléphone vibre encore. Je n’arrive pas à le sortir de ma poche avec mon bras ensanglanté. Astley s’en charge pour moi.

— Tu rougis.

— Tu viens de fouiller dans ma poche. C’est un geste plutôt intime.

Il m’adresse un sourire malin et me tend l’appareil.

— Il y a des bonbons écrasés avec…

— Des Skittles. J’adore ça !

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CArrIE JonEs

Nos corps sont encore mêlés l’un à l’autre. Je regarde l’écran. J’ai cinq messages. Ils disent tous la même chose. « Toi O.K. ? Où tu é ? » À ma demande, il répond que je vais bien.

Il a des doigts de mammouth sur le minuscule clavier. Le téléphone vibre aussitôt. « Petites blessures.

Où es-tu ? » Je ne répondrai pas, sinon, ils tenteront de me sauver. Pourtant, je regarde tout autour de moi, m’imprègne du paysage : le grand mur blanc, la neige, le local poubelle, la chaufferie. Astley se redresse sur ses talons et attend.

Moi aussi. Je ne sais que faire. J’observe encore les lieux. Nous sommes au Holiday Inn. C’est drôle : on ne s’attend jamais à voir les lutins faire des choses ordinaires, pourtant… ça leur arrive… à certains d’entre eux, du moins. Megan et Ian allaient au lycée. Je suis sûr que certains travaillent. Sinon, comment achèteraient-ils des vêtements ? Je ne sais pas.

J’ignore tant de choses à leur sujet… Nous nous redressons derrière les poubelles.

— Tu vis ici ?

— Ce n’est pas le grand luxe, dit-il en refermant mon téléphone, mais le choix est restreint. Je peux te conduire dans un endroit plus confortable, si tu veux.

— Non.

Je dégage la neige de mes bras, si bien que mon poignet se met à saigner davantage.

— Tu ne vas pas bien.

Sa main se resserre autour de mon poignet, compresse la blessure pour limiter l’hémorragie.

— Tu trembles. Tu as perdu trop de sang. Ce serait dangereux d’essayer de t’embrasser maintenant.

Mon cœur s’arrête de battre.

— Il le faut. C’est urgent !

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CAPTIVE

— Nous n’avons aucune certitude, Zara !

Il me conduit de l’autre côté du parking, où les voitures sont couvertes de neige, et m’emmène vers la réception. Je suis un peu lente, car je dois marcher avec mon pied nu dans la neige.

— Tu veux que je te porte ?

— Non !

J’ai eu ma dose de contact avec le vol !

— Tu vas avoir des engelures.

— Non !

Il s’arrête et commence à ôter ses chaussures.

— Prends-les.

J’en reste bouche bée. Il s’accroupit et glisse mon pied nu dans ses chaussures de cuir.

— Tu es frigorifiée !

— Non, tes chaussures sont trop grandes de toute façon.

Il enlève ma pantoufle et glisse l’autre pied dans la chaussure, comme si j’étais encore un bébé.

— Tu n’as qu’à traîner les pieds.

Je proteste, mais je dois avouer que je me sens mal à l’aise, même si je sais que les lutins supportent très bien le froid. Les pieds nus, vulnérable, il longe la carrosserie d’une Chevrolet et d’autres voitures.

Quelqu’un actionne un bip pour ouvrir un des véhicules. Le petit son aigu résonne dans tout le parking.

Astley me tient la porte.

Lorsque nous entrons dans le hall, la réceptionniste nous regarde et recule, une main tremblante devant sa bouche. Elle a le regard d’une biche effarouchée prise dans la lueur des phares.

L’autre main nous montre du doigt. Ses bracelets s’entrechoquent, tant sa main tremble.

— Vous… vous…

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CArrIE JonEs

Elle change de position et renverse un objet lourd avec sa hanche.

Astley se penche vers moi.

— J’ai oublié de faire fonctionner mon charme et tu es bleue.

— Oui, et je saigne, et tu es pieds nus !

Nous longeons néanmoins les divans roses du hall d’entrée.

— Pauvre fille !

Sa main, celle qui pointait vers nous, retombe molle-ment contre son flanc. Elle pousse de petits gémissements craintifs.

Je m’approche de mon pas traînant dans ma tenue bizarroïde et lis son badge.

— Salut, Deidre ! Tout va bien. On revient d’une foutue soirée, la plus dingue qu’on ait jamais vue !

C’était mortel ! Regardez ma foutue peau ! Je vous ai fichu une peur bleue ! J’espère que ça va partir, c’est vraiment mortel, ce truc !

— Oh ! dit-elle, essayant de se remettre. Mais ces dents !

— Je sais, c’est mortel. Son foutu déguisement est bien meilleur que le mien. C’est pas juste d’ailleurs !

Je prends Astley par le bras et le fais avancer. Puis, j’ajoute derrière mon épaule, sur le ton d’une mauvaise fille – un peu trop mauvaise fille :

— Il va me le payer cher. Ne vous en faites pas avec son foutu déguisement !

— Vous avez raison, il mérite une bonne leçon !

En hâte, nous franchissons le hall moquetté et nous dirigeons vers le corridor qui mène aux chambres.

Astley me regarde, l’air désarçonné.

— Qu’est-ce que tu racontes, avec tous ces «

foutus » ?

270

CAPTIVE

Je respire enfin. J’avais dû retenir mon souffle.

— C’est ce que les adultes s’attendent à entendre de la bouche des ados : ils nous prennent pour des barjos.

Il sourit, un sourire plein de dents.

— Tes dents font peur. Je ne veux pas avoir de telles dents !

— Alors, tu ne veux plus le faire ? me demande-t-il.

Il m’arrête en me serrant le poignet un peu plus fort.

Nous nous trouvons entre les chambres 125 et 127, si on en croit les plaques de laiton.

— C’est à toi de décider, Zara.

Je ne tiens plus sur mes jambes. En silence, je commence à dresser la liste de mes phobies pour reprendre le contrôle de la situation, mais cela ne sert à rien. Je m’appuie contre le mur.

— Laisse-moi un instant !

Il cligne des yeux et se tourne pour que je puisse le regarder en face, mais il change vite d’avis. Il me parle d’une voix calme, mais son regard est dur et perçant.

— C’est une décision très importante.

J’avale ma salive, reprends mon téléphone et appelle ma grand-mère. Elle décroche avant la fin de la première sonnerie. Sa voix est comme une fourche projetée dans les airs.

— Zara ! Mais où es-tu passée ? Tu vas bien ?

— Oui, oui. Et toi?

— Bien. Ce n’est pas une petite embuscade à la noix qui va me troubler. Mais toi, où tu es ?

— Avec Astley.

— Elle est avec Astley…

Sa voix est étouffée : elle a dû s’éloigner du poste.

— C’est le roi ? Tu es avec le roi ? Il t’a enlevée ?

— Il m’a sauvée.

J’ai tout juste murmuré.

271

CArrIE JonEs

— Zara White, tu es bien trop intelligente pour croire qu’un roi des lutins pourrait te sauver. Surtout, surtout, ne le laisse pas t’embrasser ! J’insiste, ne le laisse pas t’embrasser ! J’irai chercher Nick au Walhalla. Je sais à quoi tu penses, mais ce n’est que de la manipulation. Tu n’es pas assez forte pour supporter une chose pareille.

Pense aux répercussions à long terme !

Je l’interromps.

— Je t’aime, Betty, tu le sais ?

— Zara !

— J’aime Issie et Dev, et Mme Nix aussi. Et j’aime maman, d’accord ?

Mon cœur plonge dans ma poitrine, comme s’il ne restait plus qu’une main dépassant d’une congère de neige.

— Je t’aime.

Je coupe avant d’entendre ce qu’elle ne va pas manquer de crier.

Une voix me parle derrière moi.

— Tu vas bien ?

Aller bien ? Le sang de mon poignet lui coule sur les doigts avant de retomber sur le sol. Je n’ai pas le choix, il faut que ça aille. Je suis la seule à pouvoir faire ce que j’ai l’intention de faire, car c’est moi la responsable.

C’est moi qui suis entrée dans la maison. Nick m’a suivie et il en est mort. Si je ne réussis pas à le faire revenir, je plongerai corps et âme dans cet amas de neige glacial, et plus rien ne pourra m’en extirper. Oui, je vais bien.

J’ai la pêche ! Je repousse cette pensée. Les yeux rivés au sol, j’avance dans le corridor.

— Ça m’ennuie tout ce sang. Je fais des taches sur la moquette.

Il éclate de rire.

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CAPTIVE

— Tu plaisantes ! Tu es sur le point de te transformer et tu t’inquiètes pour la moquette ?

Il penche la tête et m’étudie, ce qui me gêne énormément.

— Tu n’as pas peur de devenir ma reine ?

J’inspire profondément.

— écoute-moi. Je suis terrifiée, absolument terrifiée par cette histoire. Je suis terrifiée à l’idée d’être un lutin, d’être ta reine et j’ai peur de toutes les répercussions que cela engendrera. J’ai peur du Walhalla, j’ai peur de ne pas réussir à trouver Nick, j’ai peur qu’il ne m’aime plus lorsque je l’aurai retrouvé. J’ai une peur bleue des lutins qui sont en liberté dans la nature.

J’ai peur que tu me mentes. J’ai une peur bleue. Mais il faut que je le fasse. Il faut que j’avance, étape par étape et que j’essaie de ne pas trop y penser quand je ne peux rien faire. Sinon, la peur me paralysera.

Il glousse un peu et ouvre la porte d’un escalier.

— Tu as dit deux fois « peur bleue ».

— Je suis perturbée.

— La plupart des gens sont moins polis quand ils sont perturbés.

— Je ne suis pas la plupart des gens !

Il me prend par le coude.

— Je sais.

Il penche la tête et me regarde. Je l’observe, moi aussi, j’examine ses yeux couleur d’argent, sa peau bleue, ses cheveux en broussaille, ses dents pointues terrifiantes.

— Tu es sûre de toi ?

— Tu crois que je survivrai ?

— Au baiser ?

Je ne détourne pas le regard.

— Oui, au baiser. Et au reste.

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CArrIE JonEs

— Je ferai tout pour que tu survives, je te le promets.

Il ne sourcille pas. Je ne perçois aucun signe qui pourrait laisser soupçonner un quelconque mensonge.

— Je veux que tu ailles bien. Si tu dois être ma reine, il faut que tu survives, que tu sois forte, que tu m’aides à combattre.

— Pour les bons lutins, dis-je à voix haute.

Derrière nous, une voix de femme crie.

— Les voilà !

C’est Deidre, la réceptionniste, avec un agent de sécurité en uniforme gris. Elle nous montre du doigt, ce qui est grotesque, car nous sommes seuls dans le couloir.

— Ce n’est pas poli de montrer du doigt, dis-je tout bas à Astley. On devrait filer.

— Non, je devrais peut-être pouvoir m’en occuper.

Le vigile fonce vers nous, ses joues se gonflent comme celles d’un gros chien.

— Peut-être ? Qu’est-ce que tu veux dire par peut-

être ?

Astley me prend par la main et fais un pas devant moi.

— Monsieur ? Je peux vous aider ?

Le vigile nous adresse un regard assassin.

— Vous, attendez ici !

— Attendre quoi ?

Je jurerais qu’Astley est sincère.

— Rien. Il nous demande de rester ici, c’est tout.

C’est une expression.

— Et arrêtez de vous foutre de ma gueule, espèce de petits morveux.

Le vigile se redresse de toute sa hauteur. Il nous toise.

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— Qu’est-ce que vous fichez, dans cette tenue, hurle-t-il en me faisant signe d’avancer.

— Vous allez bien, mademoiselle ? Il vous a fait du mal ?

Soudain le corridor semble minuscule, envahi par l’eau de Cologne du vigile. Cela me rend claustro-phobe. La claustrophobie est la peur de…

— Mademoiselle ? Vous m’entendez ? J’ai besoin de savoir…

— Elle est en état de choc, dit Deidre.

Pendant un instant, je me demande s’il y a quelqu’un d’autre. Je me retourne pendant qu’Astley continue à parlementer.

— Franchement, monsieur, nous allons très bien.

Nous revenons d’un bal masqué. Ma petite amie s’est laissé un peu emporter et…

— Toi, je t’ai dit de lâcher cette fille ! Deidre, appelle la police, je garde l’œil sur lui.

Mes doigts se resserrent autour de la main d’Astley.

Il resserre la pression, lui aussi.

— Monsieur, je vous jure…

— Deidre, dépêche-toi ! hurle le garde, bouche grande ouverte.

Elle s’en va en courant. Il s’approche de nous et sort sa radio.

— Lance un sortilège, dis-je à Astley. Il appelle des renforts.

— J’essaie, mais je ne suis pas très doué pour ce genre de charme.

Le garde s’arrête juste avant de porter sa radio à sa bouche et nous regarde. En fait, il regarde Astley.

— Vous ressemblez à ces zinzins qui s’en sont pris au bus de Sumner. Vous faites partie de la bande ? Ne répondez pas, restez contre le mur.

275

CArrIE JonEs

Astley fait un pas en avant, mais je le retiens.

— Cours !

Je lance à la tête du vigile les Skittles qui sont dans ma poche. Astley m’obéit. Il se retourne et je le conduis vers la sortie de secours, tandis que le garde appelle les renforts d’urgence dans sa radio et se lance à notre poursuite.

à propos des lutins

Le baiser de lutin transforme un être humain en lutin. Ce processus est souvent fatal, mais rarement érotique.

On se précipite dans l’escalier, couvert lui aussi de la sinistre moquette et de l’affreux papier peint. Nous courons à perdre haleine jusqu’à la chambre 259. Astley glisse la carte magnétique dans la fente, me pousse à l’intérieur de la pièce et claque la porte derrière nous. On s’aplatit contre le mur, immobiles.

Je retiens mon souffle. Trente secondes plus tard, des bruits de pas résonnent dans le couloir.

— Ils n’ont pas vu dans quelle chambre nous étions entrés. On devrait être en sécurité.

J’avale ma salive, regarde les deux lits jumeaux, aux dessus-de-lit bruns assortis, et la moquette d’un beige fadasse. Un lampadaire en cuivre. Des doubles rideaux, un climatiseur. Tout paraît normal. Une chambre d’hôtel banale… mais c’est là que je vais sacrifier mon humanité pour devenir… quelqu’un d’autre.

277

CArrIE JonEs

— Et si…

— Et si quoi ?

Il prend une serviette blanche dans la salle de bains et m’en entoure le poignet.

— Si je deviens comme mon père ? lui dis-je.

— Ce n’est pas lui le pire. De loin, même.

Il noue les deux extrémités de la serviette.

— Je sais…

Je me souviens du roi qui a failli tuer Nick aujourd’hui.

Il n’avait rien d’humain.

— Et si je deviens comme les autres ?

— Il n’y a aucun risque, Zara.

— Tu en es sûr ?

— Je ne le permettrais pas.

Il ne le permettrait pas…

Eisophobie, peur des miroirs.

Entérophobie, peur des crampes intestinales.

Ergophobie, peur du travail.

Érythrophobie, peur de rougir.

— Qu’est-ce que tu chantes ?

Il me fait asseoir sur le sol. Il tend les jambes, si bien que ses pieds touchent la couette, là où elle se glisse entre le matelas et le sommier.

— Une liste de phobies. Je fais ça quand j’ai peur.

Je croise les jambes, mais je sursaute, car mon genou a touché le sien. Nick serait fou de rage ! Une boule me serre la gorge.

— Je suis désolé que tu aies si peur.

Félinophobie, peur des chats.

Francophobie, peur de la France.

Frigophobie, peur du froid.

Quel est le nom pour la peur de devenir un monstre ?

Quel est le nom pour la peur de perdre définitivement sa personnalité ? De voir son corps changer à tel point 278

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qu’on ne le reconnaît plus ? Car c’est cette peur qui me tiraille, qui anéantit toute pensée rationnelle, toute lueur d’espoir. Qui vais-je devenir ? Serai-je cruelle ?

Plus forte? Est-ce que je serai toujours moi ? Si mon corps se métamorphose, serai-je toujours Zara White ?

— J’ai écrit un guide intitulé Comment survivre à une attaque de lutins.

Je penche la tête en arrière pour m’appuyer contre le mur.

— C’est drôle, non ?

— Pourquoi ce serait drôle ?

Sa voix est claire et tranchante, malgré notre proximité, malgré l’amertume qui transparaît dans ma propre voix.

— Parce que j’y apprends à me défendre contre moi…

Comme il ne répond pas, je lève la tête pour observer sa réaction. Il est écarlate.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Tu trembles, tellement tu as peur.

— Je crois qu’on devrait le faire, tout de suite, avant qu’il ne soit trop tard.

— Tu en es sûre ?

Je réfléchis. Je réfléchis à ce qui va m’arriver. À mon humanité envolée. À mes dents qui ne seront jamais plus pareilles. À ma peau qui ne sera jamais plus pareille.

Gallophobie, peur des poules.

Géphyrophobie, peur de franchir les ponts.

Eisophobie, peur des miroirs.

— Tu m’aideras ? Quand je reviendrai ? Tu m’aideras à ne pas devenir un monstre comme ceux qui…

Ceux qui ont… J’aime Nick.

Mon cœur tambourine désespérément dans ma poitrine. Des larmes menacent de couler dans mes yeux.

279

CArrIE JonEs

— Je sais, dit-il doucement, sans chuchoter toute-fois.

— Je le fais parce que j’aime Nick.

— Je sais.

Je dénude mon cou.

— Allez, vas-y !

Il rit. De bon cœur, en plus !

— Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne ! Nous ne sommes pas des vampires !

— Alors, tu m’embrasses où ? L’autre crétin de lutin avait essayé. Mais je ne me souviens plus très bien de ce qui s’était passé.

— Sur les lèvres, pas dans le cou.

Je me rappelle à présent. Le visage de Ian qui s’appro-chait du mien. La méchanceté en lui était aussi tangible qu’une substance gazeuse dans l’air… Il m’avait cassé le bras. Il voulait me briser. Je repousse ce souvenir.

— Ça fait mal ?

— Sans doute. Tu es censée…

On frappe à la porte.

— Sécurité !

Astley saute sur ses pieds, profère un juron.

— Il faut se cacher !

Il me fait signe de me glisser sous le lit. Il fait de même. Il écarquille les yeux. Son regard d’argent semble hanté. Au-dessus de nos têtes, les moutons se mêlent aux ressorts du sommier.

On cogne de nouveau à la porte.

— Sécurité.

Astley met un doigt devant ses lèvres et me prend la main. Nous sommes terriblement près l’un de l’autre, et je suis super allergique à la poussière. Mon nez se tord. Ses yeux deviennent encore plus immenses. Une carte se glisse dans le mécanisme d’ouverture.

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— Jette un sort qui nous dissimule ! Comme lorsqu’on doit voler !

Il grimace comme s’il s’étonnait de ne pas y avoir pensé tout seul et ferme les yeux un instant. Je croise les doigts pour que ça marche.

Des pas lourds s’introduisent dans la pièce. Une radio grésille. Les portes du placard s’ouvrent. Les pas se font plus bruyants sur le carrelage de la salle de bain. Mon nez explose ! Je ne peux pas me retenir.

J’éternue ! Astley serre mon nez entre ses doigts. Mes oreilles résonnent. La douleur se propage jusque dans mes yeux, mais aucun son ne sort de ma bouche.

Pourtant, des doigts apparaissent au pied du lit, et les flocons de poussière s’envolent. Deux yeux bruns et un nez fin se penchent sous le lit. Si l’homme tendait le bras, il toucherait nos pieds. J’essaie d’envoyer un message télépathique au vigile. Ne tends pas le bras !

Ne tends pas le bras. Les frous-frous retombent en place. Les pieds retournent dans le couloir. La porte claque. Je sors la tête pour soulager mon nez.

— On l’a échappé belle !

Il prend mon visage entre ses mains.

— Tu es certaine d’être d’accord ?

J’esquisse un signe de tête.

— Oui.

— Il n’y a aucun retour en arrière possible, Zara.

Il me caresse la joue, passe ses doigts dans mes cheveux.

— Tu crois que ton loup en vaut vraiment la peine ?

Que tu perdes ton humanité pour lui ?

— Oui.

Je ferme les yeux, j’imagine Nick, Issie, Betty et Devyn. Je revois même Cassidy, Callie et Giselle.

— Oui, ils en valent tous la peine.

281

CArrIE JonEs

Mes mots restent suspendus dans le vide un instant.

On s’extirpe de notre cachette et on s’assied sur le lit un instant. J’ai les bras ballants sur les genoux. Mon poignet saigne toujours. Tout ce qui compte, c’est que j’aie la force d’aller jusqu’au bout et que je survive.

Que je survive, pour ramener Nick, et que je préserve mon humanité.

L’échec n’est pas permis.

Et mes phobies ? Je dois les repousser. Astley a une odeur de champignon et d’homme. Il sent la terre humide et le vent froid. J’ouvre les yeux un instant, mais son visage est si près qu’il se brouille.

— Alors, je le fais maintenant.

Nos bouches sont si proches l’une de l’autre que nos lèvres s’effleurent quand il prononce le mot « maintenant ». Je serre les poings ; le sang coule de plus en plus fort.

— Détends-toi, Zara ! C’est beaucoup moins dangereux si tu ne te crispes pas. Je te le jure !

Il recule de quelques centimètres. Je le sens. Je le sens dans l’air. Je jurerais que je sens son impatience, qu’il essaie de maîtriser, de surmonter.

— J’ai l’impression de trahir Nick.

— En m’embrassant ?

— Oui.

J’ouvre les yeux. Il a réactivé le charme. C’est de nouveau un beau jeune homme. Son nez se retrousse un peu lorsqu’il me regarde et qu’il essaie de deviner ce que je pense.

— Tu crois qu’il t’aimera encore après ? Ton loup est plutôt sectaire !

— Moi aussi, avant.

— Plus maintenant ?

Je hausse les épaules.

282

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— Je ne sais pas. Ce n’est pas si facile de changer.

On ne peut pas se débarrasser de ses idées préconçues comme par enchantement. C’est une sorte de microbe qui est en soi et qui continue son travail en sourdine, même quand on croit que les antibiotiques l’ont éradi-qué du système. Mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est… Bon, on ne peut pas y aller, tout de suite…

Sans réfléchir, je prends son visage dans mes mains.

Je ne suis pas très forte, c’est vrai, car j’ai un bras blessé, et l’autre saigne, mais j’arrive à approcher son visage du mien.

Nos lèvres se touchent. Il ne se passe rien. Ce sont juste des lèvres contre des lèvres. Mes yeux plongent dans son regard d’acier. Il n’est plus du tout flou. Je ne sais pas pourquoi. Je m’écarte. Je veux lui demander pourquoi il ne s’est rien passé.

Il ne m’en laisse pas le temps. Ses mains, ses mains absolument valides, passent derrière ma nuque. Il approche mon visage du sien. Nos bouches se mêlent.

Le monde disparaît. Il n’y a plus que nos lèvres, l’une contre l’autre. C’est de la fumée. De la poussière. C’est léger, c’est de la terre et du vent. Le monde tournoie, se perd dans le vide, petit à petit… Je suis consciente de la situation, mais je ne peux pas m’y opposer. Je n’ai aucun pouvoir. Tout ce qui existe, c’est ce baiser.

Le besoin.

Tout est là. Si je pouvais bouger, je presserais ses lèvres plus fort contre les miennes. Si je pouvais, je le supplierais de ne jamais arrêter.

Des mots.

Ses lèvres bougent contre les miennes, tout en m’embrassant, mais il me parle dans une langue divine, où les mots sont des ailes, la langue des lutins. C’était 283

CArrIE JonEs

forcé. Ses doigts s’enfoncent dans mes cheveux. Toute ma tête résonne de mots que je ne comprends pas.

La douleur.

Soudain, tout bascule. Les mots se transforment en lames de feu qui pénètrent dans mon esprit. Ma peau me brûle d’une chaleur qui semble provenir de mes neurones. Ses lèvres s’écartent des miennes, et je suis seule. Consumée. Je ne suis plus que douleur. Je suis perdue… perdue… perdue…

À bout de souffle, je crie :

— Astley !

Ses mains se glissent derrière mon dos, me portent sur le lit. Je me rends compte que je suis prise de spasmes. Il lisse une mèche sur mon front.

— Ça a commencé. Ça va aller, Zara. Je reste là tout le temps.

— Arrête ! Arrête tout !

— C’est impossible. Je peux seulement te prêter ma force, te rendre l’épreuve plus douce.

— Quoi ? Plus douce ?

Il rit. Il rit d’un rire triste. J’essaie d’ouvrir les yeux et de le voir, mais j’ai du mal. J’ai l’impression qu’on me frotte de la terre rouge sur les millions d’égratignu-res de ma peau. Les coupures s’enroulent en profondeur, bien en dessous de la peau. Elles descendent dans les veines, les muscles, les os.

— Le processus est très rapide.

Il garde la main sur mon front.

— Ça va aller, je te le promets. Tu survivras. Serre ma main. Sens ma force. C’est la tienne, à présent, ma reine. Je te le promets, je suis à toi.

J’ai la tête qui tourne. Des images défilent devant mes yeux : Issie sautille de joie dans le couloir, car elle a réussi à avoir la moyenne en physique ; mon beau-père 284

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ouvre les bras pour m’embrasser parce que j’ai couru le mille en moins de cinq minutes pour la première fois ; ma mère me brosse les cheveux avec ma jolie brosse de princesse Barbie… Ma mère nage avec moi dans la piscine en criant « Marco ! » les yeux fermés. Betty fait brûler des spaghettis qui ont formé une croûte noire au fond de la casserole. Nick. Les beaux yeux bruns de Nick. Nick écrit des lettres à Amnesty International avec moi. Ses mains sont si grandes que le stylo disparaît entre ses doigts. Les lèvres de Nick, chaudes, tendres et si réelles. Nick emporté dans les airs !

Je hurle.

Astley met sa main devant ma bouche.

— Je vais m’arranger pour que tu t’évanouisses. Tu ne peux pas crier, Zara. Nous sommes dans un hôtel ; on va se faire remarquer. Ce sera mieux comme ça.

Les dernières paroles que j’entends sont celles d’Astley qui me promet que tout ira bien. La dernière chose à laquelle je pense, c’est le nom de Nick, cette seule syllabe qui signifie tant pour moi. Nick. Je m’accroche à lui, tandis que mon corps est aspiré dans un vortex descendant. Cette image aussi disparaît, et je ne pense plus qu’à moi, Zara. Que serai-je quand je me réveillerai ? Je ne sais même pas si je me réveillerai. Ce sera peut-être si affreux que Devyn devra me tuer, à moins que je ne le fasse moi-même. Un énorme gémissement remplit mon âme. Je commets peut-être la pire erreur de ma vie. Je me suis peut-être reniée moi-même.

à propos des lutins

Les lutins dissimulent leur véritable apparence grâce à un charme. C’est une bonne chose !

Je n’ai aucune idée du temps qu’il a pu s’écouler, mais, lorsque je me réveille, la chambre d’hôtel ressemble à une banale chambre d’hôtel, sauf que les draps sont en lambeaux, qu’il y a des éclaboussures de sang partout, sur le téléphone blanc, la table de chevet…

et qu’un blondinet à l’air épuisé me tient par la main.

Cela fait quand même pas mal de différences.

Quelqu’un gémit. Il me faut quelques secondes avant de comprendre que ce quelqu’un, c’est moi et que je gémis parce que j’ai l’impression que ma peau a rétréci et qu’on a essayé de la repasser. J’ai un goût de cuivre et de sang dans la bouche qui me fait horriblement souffrir. J’ai des crampes à l’estomac. Ça, c’est une impression familière : j’ai faim !

Astley se penche vers moi, appuyé sur son coude, mais il ne me lâche pas la main.

287

CArrIE JonEs

— Bonjour, ma jolie.

— Ne m’appelle pas « ma jolie ».

Ma voix est rauque. Je m’éclaircis la gorge, mais j’ai toujours du mal à parler.

— Crois ce que tu veux, dit-il avec un sourire en coin.

— Ça a marché ?

Il fait signe que oui. Son regard change.

— On a réussi.

— Tu as l’air triste.

Il hoche toujours la tête de manière imperceptible.

— Parce que je le suis, sans doute.

La chambre d’hôtel me semble sordide et crasseuse à présent. Les doubles rideaux sont tirés. Le chauffage ronronne et diffuse un air tiédasse. Sous sa forme humaine, Astley porte un t-shirt gris et un jean, comme tout ado normal. Il a les traits crispés. Il paraît triste et effrayé. Mon cœur s’attendrit.

— Je croyais que c’était ce que tu voulais. Je croyais que j’allais te rendre plus… puissant…, plus stable?

Je m’éclaircis de nouveau la gorge.

— J’ai l’impression d’avoir fumé pendant cinquante ans !

— Je suis un roi des lutins. C’est ce que je dois désirer.Il se lève et va à la salle de bains.

Il doit ouvrir un robinet parce que j’entends l’eau couler. Je passe la langue sur mes lèvres. Elle effleure mes dents, des dents très pointues. Je suis prise de panique. Il faut que je me voie. Je m’assieds. Tous mes muscles protestent. J’entends des craquements dans mes épaules, qui se diffusent dans toute la colonne.

J’ai l’impression d’avoir des mains percluses d’arthrite. Je tâte ma jambe. La chaîne que Nick m’a offerte 288

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est toujours en place. Elle ne s’est pas brisée malgré sa fragilité. Le dauphin et le petit cœur y sont toujours accrochés. Je commence à passer les jambes sur le côté du lit.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? Recouche-toi. Reste tranquille !

Astley se précipite vers moi avec un verre d’eau.

Il a les cheveux ébouriffés et les yeux écarquillés. Il me repousse contre la tête du lit, attrape un oreiller par terre et me dit :

— Je les avais mis de côté. Je ne pouvais pas te laisser déchirer de si beaux oreillers.

Il les glisse derrière mon dos.

— C’est moi qui ai déchiré les draps ?

— évidemment. Tu m’as griffé aussi, dit-il en montrant de longues marques sur ses bras.

Elles guérissent déjà, mais on voit que les lacérations étaient profondes et douloureuses.

Mon estomac menace d’exploser.

— Oh ! je suis désolée…

— C’est normal.

Il porte le verre à mes lèvres.

— Ce qui n’est pas normal, c’est que tu sois déjà capable de t’asseoir. C’est très rapide. Moins de trente heures ! La plupart des gens restent dans les vapes pendant cinquante heures au moins. Pas ma reine !

Sa reine ?

Qu’ai-je fait ? Je bois le verre d’eau. Il a l’air fier de moi. En regardant ma peau bleue, je remarque que ma blessure au poignet est guérie. Non, toutes mes blessures sont guéries ! Je repose le verre sur la table de chevet et fais tournoyer mon bras en l’air.

— Je n’ai plus d’entorse !

— Bénéfice secondaire quand on est embrassée par 289

CArrIE JonEs

un roi. Je guéris… si… ajoute-t-il d’une voix timide, si je ne tue pas.

Je bascule mon poids et passe mes jambes par-dessus le rebord du lit.

— Je dois aller chercher Nick.

— Pas encore !

Il pose la main sur mon épaule. Je sais qu’il me pous-sera si j’essaie de me lever.

— Tu n’es pas encore assez forte. Nous ne savons même pas comment aller au Walhalla. Repose-toi une petite minute, au moins.

Tout d’un coup, le monde se fige. La colère m’envahit, une colère froide et bleue, perceptible dans ma voix.

— Quoi ?

Il n’ôte pas sa main.

— Je te demande de te reposer un moment. Tu viens de subir une transformation importante et…

— Non ! Comment ça, tu ne sais pas comment aller au Walhalla ?

Je me tortille pour me libérer de sa main.

— Tu m’as laissée me transformer et t’es pas fichu de savoir comment on y va !

Il ricane. Il ricane !

— Tu as encore dit « fichu » !

— Ne te moque pas de moi.

Je me mets à postillonner, tant je suis énervée. Je roule vers l’autre côté du lit.

— Tu m’as piégée, je n’arrive pas à le croire ! Tu es comme les autres, je n’aurais jamais dû te faire confiance !

Sa bouche se durcit.

— Je ne suis pas comme ton père.

— Menteur !

290

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J’essaie de me lever, mais il est là avant que je puisse poser le pied par terre. Je reste assise et le regarde.

C’est un beau blond séduisant, grâce au charme, mais il n’est pas réel. Il n’est pas humain. C’est un lutin. Il m’a piégée!

— Je ne t’ai pas piégée, Zara ! Je ne t’ai pas dit toute la vérité, c’est tout.

Il tend la main comme pour me toucher les cheveux, mais je m’esquive. Son visage se ferme.

— On trouvera le moyen d’y aller.

— Je n’arrive pas à croire que je me sois transformée pour rien ! dis-je en levant les bras au ciel.

Mes ongles sont différents. Plus longs, plus solides, plus proches de griffes. Je me répugne.

— Ce n’est pas pour rien. On retrouvera ton loup.

J’écoute ses propos rassurants, j’essaie de le croire, d’avoir la foi.

— Et même si on le trouve pas, tu étais destinée à te transformer, Zara. Tu es plus forte à présent. Tu seras en sécurité.

Il tapote mes ongles.

— Ils grandiront lorsque tu te battras. Ton odorat sera plus acéré. Tu n’auras plus envie de manger de viande. Mon peuple n’est pas assoiffé de sang parce que je ne suis pas vraiment assoiffé de sang.

— Pas vraiment ?

— Cela n’a pas d’importance. Tu sais, tu n’es pas obligée de te voir sous forme de lutin. Tu peux user d’un charme dès maintenant. Cela durera un bon moment.

Après, tu devras le réactiver.

Je me ragaillardis un peu, je crois, tout en restant obsédée par cette histoire de Walhalla. Je n’ai peut-être pas besoin de lui pour y aller. Devyn et Issie pourront peut-être m’aider à trouver une solution. Pour l’instant, 291

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je dois garder mon calme, forcer la glace à sortir de mes veines, mes étranges veines de lutin, et obtenir le plus d’informations possible d’Astley.

— Je n’aurais jamais besoin de me voir sous forme de lutin ?

— Tu resteras un lutin quand même. Tu ne seras pas obligée de le voir. Les autres non plus ne le verront pas.

C’est une bonne chose, car le monde n’est pas prêt à nous accepter.

Il se lève d’un bond et se précipite vers le placard aux portes en miroir coulissantes. Il fouille un moment et sort une branche de je ne sais quel arbre. Soudain, il paraît beaucoup plus grand.

— Tiens ça.

Je prends la branche dans ma main. Aussitôt, je sens l’énergie qu’elle avait lorsqu’elle était encore sur l’arbre. Cela ressemble à un son, une résonance, d’une beauté stupéfiante.

— Chacun d’entre nous a un arbre, qui représente sa lignée. Ton arbre, à présent, c’est le bouleau. Il repré-

sente la purification, la renaissance, ce qui est vraiment approprié, étant donné tes origines.

Je comprends parfaitement ses propos, mais je n’en demande pas plus. Je préfère qu’il continue. Mon estomac gargouille. Il s’éclaircit la gorge, passe la main dans ses cheveux.

— Tu es la fille d’un lutin qui a perdu le chemin de la vérité. À présent, tu es la reine d’un lutin qui croit aux valeurs de l’honneur. C’est un signe d’espoir, de renouveau pour tout notre peuple : c’est ce que symbo-lise le bouleau.

— Mais le bouleau était déjà ton arbre ?

— Hum, hum. C’est l’héritage de ma lignée. Nous avons toujours incarné l’espoir pour notre espèce.

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— Ouaouh ! Quelle grandiloquence !

Je plaisante. Un instant, là. Je plaisante ? En quel honneur ? Je suis en colère. Je suis furieuse, mais en même temps je me sens parfaitement à l’aise, comme si j’appartenais enfin à quelque chose.

Il rougit.

— Je sais. Garde la branche. Je dois pratiquer une cérémonie.

Une cérémonie ! Je ne sais quoi en penser ! Je retiens mon souffle. Je suis née en retenant mon souffle. C’est ce que m’a raconté maman. Elle m’a dit qu’on avait dû me forcer à respirer. C’était un peu comme si j’avais essayé de me suicider, tout bébé, mais, quand j’ai fini par inspirer, je l’ai fait comme si j’étais soudain avide de vivre, d’être là. C’est ce que je ressens à présent.

Une partie de moi a envie de retenir son souffle, de ne pas laisser le lutin devenir réel. Cette partie est horri-fiée, attachée à mon ancienne humanité. L’autre partie respire à pleins poumons et se sent prête à voler au secours de Nick, à affronter tous les dangers.

Je cligne des yeux très fort pour tenter de mettre de l’ordre dans mes pensées.

— Cela va faire mal ?

— Non. Ça, c’est terminé, je te le jure. Mais la céré-

monie est importante.

Il ôte un long cheveu noir de sa manche de t-shirt et le laisse tomber par terre.

— Je ne sais pas vraiment comment on se rend au Walhalla, mais je suis persuadé que tu dois y aller et que je trouverai un moyen de t’y conduire. Alors, aide-moi, Zara, je ne te laisserai pas tomber.

Je le crois. C’est sans doute la façon dont ses yeux plongent dans les miens, la façon dont ses lèvres bougent avec autant de confiance lorsqu’il prononce ces mots, 293

CArrIE JonEs

mais je le crois. Je ne lui fais pas une confiance aveugle pour autant. Je n’ai une confiance aveugle que dans Nick, Issie, Devyn et Betty, mais je le crois sincère.

— D’accord.

Je serre la branche si fort qu’elle craque. Avant qu’il puisse répondre, tout mon corps se tortille de douleur.

— Tu m’avais dit que cela ne ferait pas mal !

Doucement, il desserre mes doigts crispés autour de la branche.

— Cela ne fait pas mal ! Mais cette branche, c’est toi à présent. Tu dois y faire attention. Si elle brûle, tu brûles, si elle se brise, tu te brises.

Soudain, la branche paraît délicate, fragile, précieuse.

Je n’arrive pas à croire qu’il se prenne tellement au sérieux.

— Alors, on doit tous avoir une branche ? Tous les lutins ?

Je crache presque ce dernier mot. Comme il acquiesce, je continue ma réflexion.

— Alors, si je voulais tuer le roi qui s’en est pris à Nick, tout ce que j’aurais à faire…

— C’est trouver sa branche et la détruire, oui. Mais ce n’est pas si facile qu’il y paraît. La plupart d’entre nous ont des systèmes de sécurité très élaborés.

Je sursaute.

— Pas moi !

— Je sais. La tradition veut que le roi et la reine gardent leur branche au même endroit.

Il ne sourcille pas.

— Tu me demandes de te confier ma vie ?

J’étire les vertèbres de mon cou qui craquent pour les habituer au mouvement.

— C’est déjà fait, Zara.

— Exact !

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Je retombe sur le lit et ferme les yeux. Le monde tourbillonne autour de moi. Toutes les odeurs de la chambre sont plus intenses que jamais. Le parfum de citron artificiel du dessus-de-lit, le produit nettoyant des toilettes, le tabac froid, l’odeur d’Astley, mélange de champignon et de vent. Il devrait y avoir un interrupteur pour son nez !

C’est trop ! Je fais tourner la branche lisse dans mes mains. Je dois prendre une décision : confier ma branche à Astley et m’en remettre de nouveau à lui ? Il me semble que chacun de mes choix m’éloigne un peu plus de Nick. Je grogne.

— Tu as mal ? demande Astley qui est juste au-dessus de moi.

L’intensité de son odeur est insupportable.

Je ne dois pas craquer, pas maintenant ! Je dois éviter de me laisser avaler par le mythe et la fable, et rester Zara. Je dois rester Zara. Sinon, mes nouvelles dents vont lacérer le monde. Sinon, cette peau bleue scin-tillera de la lueur du mal et de l’avidité.

— Les lutins ont-ils une âme ?

Je jurerais que je sens l’odeur des mots qui flottent dans l’air. Ils ont l’odeur d’un chagrin qui titube dans une rue déserte.

Le lit bascule, car Astley s’assied près de moi.

— Oui, je crois.

— Alors, je ne suis pas obligée d’être malfaisante ?

Son rire est forcé.

— Personne n’est obligé d’être malfaisant. Aucun lutin, aucun garou.

— Les garous, eux, ils sont gentils !

Ces mots ont l’odeur d’un vieux chagrin jauni.

— Pas tous. Les hommes non plus ne sont pas tous bons. Tu le sais, Zara.

295

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Je pense à toutes les lettres que j’ai écrites, au nom d’Amnesty, pour essayer de sauver des gens, de convaincre des dirigeants et des dictateurs de faire le bien. Puis je pense aux lutins que j’ai tués. J’ai tué trois fois, au moins. Je suis aussi meurtrière que salvatrice.

— Qu’est-ce que ça veut dire, être bon ?

— Agir selon son honneur. Essayer d’éviter qu’on fasse du mal aux autres. Essayer de protéger sa famille et ses amis des dangers.

— Même s’il faut faire le mal pour ça ?

— Parfois, c’est inévitable.

Je gémis, serrant ma branche contre mon cœur et fermant les yeux.

— Les mots me blessent. Ils tambourinent dans ma tête et ils puent. Les mots ont des odeurs.

Il écarte une mèche de cheveux de mon visage. Je ne recule pas, je n’en ai pas la force.

— Tu veux toujours te voir ?

Je hoche la tête, vigoureusement, comme un enfant de trois ans.

— Alors, tu as peut-être envie d’apprendre comment on use d’un charme.

Cette fois, le choix n’est pas difficile.

— Oui, ce serait bien de ne jamais me voir comme ça.Le bleu de ma peau semble me hurler au visage. Je trouve ça affreux à présent, car je sais que Nick trouvera ça affreux. Je regarde mes mains et mes ongles, prêts à se transformer en griffes, et je frémis d’horreur à l’idée de ce que je suis devenue.

Astley me pose la main sur l’épaule un instant.

— Zara, il va falloir que tu acceptes ce que tu es devenue.

— Une chose à la fois… D’abord, tu m’apprends 296

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le charme. Ensuite, il faudra trouver un moyen de se rendre au Walhalla. Dis-moi ce qu’il faut faire.

— C’est simple.

Il m’adresse un sourire calme, et ses traits deviennent étrangement beaux. Il me caresse le visage du bout du doigt.

— Quand tu étais humaine, est-ce que tu as déjà essayé de modifier la pression dans ton oreille en bougeant un peu la mâchoire et en contractant les muscles ?

— Euh, attends… Oui, je crois. Ça fait comme un petit « pop ».

— Exactement ! s’exclame-t-il sur le ton d’un professeur satisfait. Alors tout ce que tu as à faire…

Je l’ai déjà fait ! Il applaudit.

— époustouflant ! Tu apprends vite.

J’ouvre les yeux et regarde mes mains. Elles sont normales.

— J’ai l’impression que mes dents sont normales.

— Oui, le charme opère sur toi aussi. Mais tu peux regarder à travers le charme, et à travers le charme des autres lutins et les voir tels qu’ils sont, si tu veux.

Il se lève et s’étire, évalue les dégâts dans la chambre d’hôtel.

— Alors, prends ma branche !

— Tu es sûre de toi ? demande-t-il, les yeux écarquillés.

— Oui.

Je lui tends la branche de bouleau. Il la prend avec révérence, la porte comme un nouveau-né et la range dans le placard. Il referme la porte coulissante et murmure quelques mots dans une langue que je ne comprends pas, et soudain sa main étincelle. La tempé-

rature s’élève. L’odeur de miel et de champignon se fait plus présente. La lueur s’estompe.

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— C’est fini ?

— Ce n’est que le début. J’ai lié nos branches. À

présent, nos destins sont soudés, annonce-t-il d’un ton solennel.

— Soudés !

Je me lève. Tout mon corps proteste. Astley se précipite vers moi, bras tendus, prêt à me rattraper sans doute.

— Comment te sens-tu ? Tu as la tête qui tourne ?

— Un peu. Mais ça va, dis-je en essayant de m’habituer à la station debout. Allons-y.

— Allons-y où ?

— Je dois sauver Nick.

Je traverse la pièce, prends mon téléphone sur la télévision et consulte mes messages et mes appels en absence. J’en ai presque un millier. Le monde extérieur grésille dans l’appareil. Je fais défiler les textes. Tous me demandent où je suis, me supplient de revenir, de ne pas prendre de décision idiote avant d’avoir parlé à Betty, etc., etc. Ma tête tourne un peu, et ce n’est pas seulement à cause de ma transformation. C’est le stress.

— On y va.

Hélas, ma tenue vestimentaire n’est pas au mieux. Je rougis. Il s’en aperçoit et me montre un sac du magasin de sport de Cadillac Mountain, en sort une paire de chaussettes vertes, avec des smileys dessus et des chaussures de jogging. Un de ses sujets est allé me les chercher pendant que je me « métamorphosais ».

Je le remercie, prends les chaussettes et les chaussures et les enfile.

— Tu peux me laisser une minute ?

Soudain, je me rends compte de ce que je viens de faire ! Je lui ai demandé une faveur, comme s’il me contrôlait. Il est capable de me contrôler, il me l’a 298

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prouvé. Ce n’est pas ce que je veux ! Avant qu’il puisse répondre à ma question de mauviette, je vais à la salle de bains comme si peu m’importait qu’il soit le roi et que mes envies, mes émotions soient liées à ses envies et ses émotions.

Et puis, si je dois céder à la panique, que ce soit en privé, bon sang !

Je ferme la porte derrière moi. La poignée dorée est froide et tremblante. Non, ce sont mes mains qui tremblent ! Je prends de profondes inspirations, m’appuie contre la porte, attrape le porte-serviettes pour me retenir. Il me brûle ! Je retire ma main. Il doit contenir du fer. Alors, je ne peux plus rien toucher ? Le porte-serviettes est en métal argenté. Le robinet est en métal.

Le monde entier contient du métal et de l’acier, et en sacrée grande quantité !

J’inspire encore. Et encore.

Je n’arrive pas à me calmer.

La salle de bains est un modèle standard d’hôtel. Un miroir recouvre un pan de mur entier. La douche et le lavabo sont d’un beige barbant.

Tout n’est pas aussi convenu. Les serviettes blanches sur le sol sont maculées de sang. Les mouchoirs en papier dans la poubelle sont écarlates. Il y a même une trace de sang sur le miroir, séchée à présent, mais toujours aussi écœurante.

Ce sang doit être le mien. Astley a quelques égra-tignures, mais… Frissonnante, j’attrape un gant de toilette d’un rouge rebutant et m’en sers pour ouvrir le robinet. Je passe les mains sous le filet d’eau chaude et commence à me frotter la peau. Est-ce vraiment ma peau ? L’eau me rassure un peu, car, sous cette peau, il y a un lutin. Je ressemble à un humain, mais je ne suis plus humaine. Je suis quelque chose de différent.

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— Qu’ai-je fait ?

J’ai murmuré, mais chaque mot a son poids et me pousse dans un état de colère insensé.

— Qu’ai-je fait ?

La colère me transperce. Je tape du poing sur le support du lavabo en granit. De la poussière se soulève sur l’impact. Je retire ma main. J’ai fait une entaille.

Une entaille dans la pierre ! Comment est-ce possible ?

Parce que je suis un lutin, voilà pourquoi… Ouaouh !

Je regarde mes mains. Rien de brisé. Des mains humaines se seraient brisées.

— Je ne suis pas humaine, dis-je sans regarder le miroir.

Je n’ai pas envie de me morfondre et de me poser des questions, et une partie de moi se réjouit vraiment.

Je suis forte ! Non, plus que ça, je suis incroyablement forte ! Si j’avais été comme ça avant, j’aurais pu aider Nick à se battre contre les lutins. J’aurais beaucoup mieux protégé Issie, Betty et Dev.

Timidement, j’effleure la poignée de la porte dorée.

Elle ne me fait pas mal. J’ouvre et regarde. Astley observe par la fenêtre, de l’autre côté de la pièce, mais il se retourne lorsque je m’éclaircis la gorge.

— Je suis salement forte ! dis-je.

— Oui, je sais.

— Non, vraiment, j’ai abîmé le lavabo.

— Ne t’inquiète pas pour ça.

Son visage se modifie à peine, et sa voix reste mono-corde.

— Cela ne pose aucun problème.

Pas de problème ? Bon… je commence à fermer la porte.

— Je vais prendre une douche.

Voilà ! Je l’ai dit. Je n’ai pas demandé la permission, 300

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mais je sais qu’il pourrait sortir de ses gonds. Je pourrais sortir de mes gonds. Je regarde mes bras, touche mon biceps droit avec la main gauche. Il est dur comme le granit. Il est froid, mais il a l’air dangereux.

Ma joie s’estompe soudain, car, si je peux me battre contre les méchants, je peux aussi faire du mal aux gentils. Je tape sur le lavabo sans même y penser. Et si je me mettais en colère contre Devyn et le blessais ?

Lui ou quelqu’un d’autre ? Et si je n’arrivais plus à me contrôler comme l’incroyable Hulk ?

Astley semble savoir se maîtriser, mais les autres, mon père ? En tremblant de nouveau, j’enlève mes vêtements, prends un tissu effroyablement ensanglanté et ouvre le robinet avec. J’avance sous la douche et prie pour que l’eau chaude lave tous mes doutes, toutes mes peurs.

Cela me fait du bien, mais sans fonctionner vraiment.

Je repose mon front contre la paroi froide.

— Je serai toujours moi, dis-je à moi-même, à l’eau, à l’air, à Dieu. Je resterai du côté du bien.

Je croise les doigts. Il faut bien !

à propos des lutins

Les lutins peuvent contrôler leurs appétits. Croisez les doigts pour que ce soit vrai !

Après ma douche, je m’habille et retourne dans la chambre. Je ne sais pas combien de temps je suis restée seule avec lui. J’ai l’estomac sens dessus dessous. Astley passe un peigne dans ses cheveux. Il a l’air calme, gentil. Un muscle se contracte près de son œil gauche.

— Est-ce que mon humeur est liée à la tienne ?

Je noue mes cheveux en queue de cheval, comme si peu m’importait, alors que mon cœur bat à huit cents coups minutes, tant je suis terrifiée.

À moins que cela ne soit la fréquence cardiaque normale des lutins ?

— Pas vraiment. Si nous nous étions accouplés, oui, ce serait le cas.

Je lève le sourcil pour lui signifier que cela n’arrivera jamais et je passe à une question beaucoup plus importante.

303

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— Est-ce que je vais faire du mal aux gens ? Est-ce que je vais pouvoir me contrôler ?

— Tous les lutins ne sont pas des monstres assoiffés de sang.

— Pas tous, cela ne me suffit pas !

Je commence à attraper les draps déchirés par terre et essaie de les fourrer dans la petite poubelle en plastique que l’on met à notre disposition dans les hôtels.

— Je veux savoir si je vais devenir malfaisante.

Il traverse la pièce et vient vers moi, le visage grave.— Zara !

— Regarde-moi ça !

Je lui mets un drap déchiré sous le nez.

— C’est moi qui ai fait ça, n’est-ce pas ? Je viens de faire une encoche dans le lavabo. J’ai une force diabolique et je sais de quoi les lutins sont capables ! Ils ont tué Nick ! Ils kidnappent des jeunes garçons. Ils… Je ne peux pas être comme ça !

Il m’attrape par les épaules.

— Tu ne seras jamais comme ça !

— Comment tu le sais ?

— Je ne te laisserai pas faire. Et, surtout, tu ne te laisserais pas faire ! Tu n’es pas comme ça !

— Tu le crois vraiment ?

Pendant un instant, nous restons face à face, immobiles, muets.

Il me relâche et repousse une mèche de cheveux mouillés derrière mon oreille. C’est un geste intime, mais je ne m’écarte pas.

— Je te le promets, Zara. Tu auras des envies, mais tu seras capable de les contrôler.

— Alors, mes amis resteront en sécurité, même si je m’approche d’eux ?

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— Bien entendu.

C’est logique. Lorsque Ian et Megan étaient au lycée, ils ne passaient pas leur temps à tuer. J’en fais part à Astley qui s’assied sur le lit et croise les jambes.

— C’est parce que leur roi contrôlait ses propres envies. Mais, de temps en temps, on a un rebelle sans foi ni loi qui devient… déchaîné, mais en général on s’en occupe rapidement. C’est lorsque le roi perd son pouvoir que la situation se dégrade.

Il semble choisir ses mots soigneusement.

— Cela ne se produira pas avec moi.

Je lui lance un regard méfiant.

— Tu le promets ?

— J’en fais le serment.

Les draps me paraissent lourds. J’essaie de les plier, mais ils sont indisciplinés, durcis par le sang séché et refusent de m’obéir.

— Il faudra que tu me tues si je deviens malfaisante.

C’est aussi ce que j’ai demandé à Devyn et Issie. Je préfère mourir !

— Je ne sais pas si je suis capable de te tuer, Zara, dit-il dans un souffle.

Il se lève et me prend les draps des mains.

— Mais je sais que tu ne feras de mal à personne. Tu peux te servir de ta force et de tes réflexes de lutin pour faire le bien.

Les draps sont la preuve de ma métamorphose.

La manière dont mon esprit bouillonne et mes sens exacerbés le confirment. Que sais-je exactement ? Que, jusqu’à il y a quelques jours, je n’avais jamais tué, mais je l’ai fait, et j’étais humaine ! En étant lutin, cela sera encore plus facile. Je sais des choses que les gens normaux osent à peine imaginer : que notre monde est peuplé de lutins, de garous et de walkyries ; que le mal 305

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est si dense et si réel qu’on en a des frissons dans le dos rien qu’en y pensant. Je sais que les appétits peuvent rester sous contrôle pendant des années et des années dans le cœur des êtres vivants ; qu’ils peuvent prendre leur temps pendant que nous allons à l’école ou au travail, qu’on se pelotonne dans nos lits douillets, qu’on va courir avec son papa dans les chaudes rues de Charleston. Ils prennent tout leur temps et ils frappent.

J’espère qu’un jour ces appétits seront totalement sous contrôle et que plus personne ne sera en danger, mais ce jour n’est pas encore arrivé.

— On les vaincra, non ? Lorsque j’aurai retrouvé Nick, on reprendra le contrôle sur les lutins.

— Oui, une fois qu’on saura comment faire revenir le loup, oui.

Il tripote les poignets de son sweat-shirt et, bien qu’habituellement il me regarde lorsqu’il me parle, cette fois, il garde les yeux baissés.

— Je suis toujours en colère !

Astley passe sa paume devant ses yeux. Il doit être fatigué, car il me répond d’une voix lasse :

— Je sais.

On frappe à la porte. Il lève les yeux et passe devant moi.

— Un instant !

D’une démarche de chat, il se dirige vers la porte et ouvre. Une grande et belle femme, dans la quarantaine, avec de longues dreadlocks brunes, se tient dans l’encadrement. Elle aussi dégage une odeur de bois et de champignon, comme Astley.

— Elle a survécu ? demande-t-elle à voix basse.

— Oui.

— Fantastique. J’ai l’information que tu m’as demandée.

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Il avance dans le couloir et ferme la porte derrière lui. Je me dépêche d’enfiler mes chaussures. J’ai fait croire que je ne me portais pas mal, mais, en vérité, j’ai l’impression qu’on m’a enlevé ma peau pour me la remettre à nouveau… toute racornie. Peu importe !

J’ai franchi un nouveau pas dans le sauvetage de Nick.

Je me lève et regarde tout autour de moi comme pour trouver un indice dans la chambre, une piste qui me permettrait de passer à l’étape suivante. Je me dirige vers la porte et l’ouvre. Astley est toujours en train de bavarder avec la femme.

Elle commence à poser un genou à terre en pliant sa grande jambe élégante.

— Ma reine !

— Ah non, pas ça !

Je l’attrape par les épaules et la relève.

Son regard est embué de larmes que je n’avais pas remarquées sur ses joues, mais elle se lève. Elle mesure quinze bons centimètres de plus que moi, et je suis obligée de la relâcher. Je lui tends la main.

— Zara ! C’est un tel bonheur de vous rencontrer !

— Amélie.

Elle prend ma main dans la sienne. Une sorte de courant électrique passe entre nous, ce qui me donne un choc. On dirait qu’elle est sur le point de me faire le baisemain, mais je me dégage aussitôt. Astley s’éclaircit la gorge et détourne son attention.

— C’est un immense honneur de vous rencontrer.

Vous avez l’air dans une forme somptueuse. En géné-

ral, la transformation n’est pas si…

Elle cherche le mot juste, j’imagine.

— … facile.

Ils échangent un regard tandis que nous restons sous la lumière trop intense du corridor. Ils me cachent quel-307

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que chose. Je le sais, car je sens leur secret vibrer dans l’air.

— De quoi parliez-vous ?

Astley m’étudie. Il finit par soupirer.

— Elle me faisait un compte rendu de la situation.

— Avec les lutins ? Euh… les mauvais lutins ?

Il acquiesce.

— Alors ?

— On dirait qu’ils se sont un peu calmés après l’histoire du bus scolaire. Mais…

Sa voix et son regard se durcissent.

— Ton père a disparu. L’autre roi a été vu pour la dernière fois au Wal-Mart.

Je m’en étouffe presque.

— Au Wal-Mart ?

— Je sais…

Un regard mauvais, mais fugace assombrit ses yeux.

— Il constitue une menace considérable, Zara. S’il continue à recruter les sujets de ton père, il sera de plus en plus fort.

— C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de vous.

— Parce que je rends Astley plus fort ?

Je repousse mes cheveux derrière mes oreilles. Je suis surprise par ce mouvement. C’est un geste familier. C’est un tic chez moi. J’aimerais pouvoir me rassurer, me dire que je suis toujours moi. C’est bien le cas, non ?

Astley s’éclaircit la gorge.

— Bientôt. Tu me rends déjà un peu plus fort, mais ce sera encore mieux quand tu seras revenue du Walhalla.

C’est pour cela que nous devons nous assurer que tu en reviennes saine et sauve.

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Au bout du couloir, une femme de ménage arrête son chariot devant une porte. Il est rempli de serviettes, de papier-toilette et de verres propres. Les piles assez bancales semblent sur le point d’être renversées.

J’ai envie de lui donner un coup de main. Elle tourne les yeux vers nous et lève les sourcils. Je me demande qui ira l’aider.

Si tous les dangers qui nous menacent deviennent réalité et qu’une guerre totale se déclenche, qui viendra au secours des hommes ? Qui viendra aider ceux qui se retrouveront sous les tirs croisés ? Qui protégera Issie, maman, mes camarades du cours d’espagnol, la femme de ménage et les autres ?

à propos des lutins

si vous soupçonnez quelqu’un d’être un méchant lutin, ne l’invitez jamais à entrer chez vous. Les gentils lutins ? Ce n’est pas pareil. surtout, n’oubliez pas : les lutins ne peuvent pas s’introduire chez vous sans y avoir été conviés.

Je n’y arriverai jamais sans l’aide de Devyn et Issie.

J’ai besoin d’eux. Grâce à ses talents de chercheur émérite, Dev sait peut-être déjà comment se rendre au Walhalla. Et Issie ? Elle saurait peut-être me rassurer et me convaincre que je n’ai pas fait tout cela pour rien, me dire que Nick est toujours vivant, que je n’ai pas été totalement dupée par Astley ! Donc, je demande au roi, à mon roi, de m’emmener voir Issie. On s’envole une fois de plus, je commence à m’y habituer. C’est l’avantage d’être un lutin : c’est étonnant comme on ne souffre plus du froid !

Il y a quelque chose de très rassurant chez Issie.

C’est une maison à un étage, typiquement américaine.

Le garage jouxte la maison aux jolis volets verts. Je 311

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ne l’ai jamais vue au printemps, mais je parierais que des milliers de fleurs poussent au pied des murs, des jonquilles, des tulipes et des pâquerettes. Cela me réchauffe le cœur rien que d’y penser, même si j’ai peur de la rencontrer maintenant, peur de ce qu’elle va dire lorsqu’elle saura ce que j’ai fait. C’est ma meilleure amie, je ne veux pas la perdre. Après Nick, ce serait vraiment trop dur.

Et puis, j’ai peur de moi. Même si j’ai l’impression de contrôler la situation, je suis terrifiée à l’idée qu’un étrange appétit prenne le dessus et…

— Tout ira bien, Zara.

— Tu lis de nouveau dans mon esprit ? dis-je tandis qu’il m’enfonce mon chapeau sur mes oreilles.

Ses mains s’attardent un peu trop longtemps. Ce type m’a embrassée. Je sais ce que cela signifie, en termes de transformation, mais je ne connais pas encore les implications en ce qui concerne la relation fille-garçon.

Ce n’est pas que j’aie du temps à perdre sur ce genre de problème.

Il brosse une poussière sur sa veste vert sombre.

— Non, je décrypte seulement tes émotions.

Je demande à Astley de rester dehors. Il reste dans l’allée, les bras croisés sur la poitrine, ce qui fait bâiller le col de sa veste.

— J’en ai pour un moment.

Je lève les yeux vers la chambre d’Issie. Il y a de la lumière. À l’odeur, je sais que Devyn est là aussi. Issie a une odeur de papillon, de vanille et de jonquille. Devyn sent les feuilles, le vent et le musc. Devyn, un garçon.

Ai-je envie de me nourrir de son sang? Non ! Je refuse même d’y penser. C’est dégoûtant. Je me concentre et perçois une autre odeur que je ne reconnais pas vraiment. La lavande ? Je ne sais pas à qui elle appartient.

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La porte d’entrée m’attend. Je n’ai pas envie de frapper, car je ne voudrais pas réveiller les parents d’Issie.

Astley semble attendre que je sois entrée pour partir, ce qui est très poli.

— Est-ce que je peux voler ?

— Peut-être, mais n’essaie pas tout de suite.

Il bafouille un peu.

— En général, seuls les rois sont capables de voler.

C’est une des choses qui nous rendent différents. Mais tu peux sauter.

— Sauter ?

— Oui, sauter très haut. Essaie !

Il me montre comment faire en levant les bras en l’air. Je plie les genoux et me concentre pour prendre de l’élan. Je décolle et atterris sur le rebord de la fenêtre.

Je mets les pieds en éventail pour retrouver l’équilibre et m’accroche à la maçonnerie. J’ai bien trop peur pour me réjouir d’avoir sauté une hauteur de trois mètres, mais quand même ! Wouahou !

— Excellent ! Je vais survoler la région un moment.

Il y a pas mal de lutins dans les bois ; je pourrais peut-

être en convaincre certains de me rejoindre.

Je ne sais que répondre.

— Euh, oui, bonne idée. Fais attention.

Mes articulations commencent à blanchir sous l’effort. La peinture de l’encadrement de la fenêtre est écaillée. Je me demande si elle contient du plomb. Le plomb est-il nocif pour les lutins ? Je regarde à l’inté-

rieur de la chambre. Les murs sont peints en vert, et il y a des lapins en peluche sur le lit et le long du mur. En temps normal, cela aurait suffi à me rendre béate, mais là, je suis stupéfaite parce que Devyn est avec elle. Ils sont sur leur trente et un, ce qui signifie que le bal de la promo a sûrement lieu ce soir, et ils se tiennent par 313

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la main. Hourra ! J’ai envie de danser de joie, accrochée à mon rebord de fenêtre. Je regarde un peu plus loin. Cassidy est présente, elle aussi. Elle étudie des morceaux de cristal et semble perdue dans ses pensées.

C’est totalement absurde : que fait Cassidy ici ? Depuis quand Dev et Issie se tiennent-ils par la main ? Il faudra que je le découvre. Mais, d’abord, je dois répondre à une question : ai-je des appétits inhabituels ? Suis-je toujours maître de la situation ? Suis-je féroce ? Ai-je des besoins ? Non, non, non et non ! Je tape à la vitre avec le genou, car j’ai peur de tomber.

Issie se retourne et reste bouche bée. Elle se précipite à la fenêtre et pointe son joli visage rond. Devyn l’attrape par l’épaule.

— Attends ! Ne la laisse pas entrer !

— Quoi ?

Devyn retrousse le nez de manière fort peu élégante.

Son regard s’assombrit.

— Elle s’est transformée. Je le sens à l’odeur. Et puis, regarde, il y a de la poussière sur le rebord de la fenêtre !

Je vérifie. Je me demande si c’est ma poussière ou celle d’Astley. Les reines laissent aussi de la poussière d’or dans leur sillage ?

— Et alors ? demande Issie, le front plissé.

— Alors ? C’est un lutin ! Elle pourrait te faire du mal, insiste-t-il en me regardant d’un air méfiant.

Dev met la main sur le bras qui vient d’ouvrir la fenêtre. Cassidy se réfugie contre le mur. Elle serre une boule de cristal noir dans sa main.

Issie s’empourpre.

— Dis donc, mec, t’es vraiment lourd quand tu t’y mets ! Je t’aime bien, mais t’es lourd et tu ne fais jamais confiance à personne.

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— Et toi, tu fais confiance à n’importe qui !

— C’est Zara ! s’exclame Issie.

— Elle pourrait nous attaquer, dit Cassidy.

Elle rétrécit les yeux pour me regarder.

— C’est un lutin. On ne sait pas si…

— Tu l’as déjà prévenue ! dis-je, en équilibre instable sur le rebord de la fenêtre et leur adressant un regard suppliant. Je vous en prie, je vais tomber.

Devyn passe la main sous le lit et s’empare de deux poignards et d’une épée. Il donne un poignard à Cassidy et Issie, et garde l’épée. Lui et Cassidy pointent leurs armes vers moi. Issie, elle, garde la lame vers le sol.

Elle me fait signe d’entrer. Devyn commence à protester, et Issie essuie sa main libre sur le tissu de sa robe noire décolletée.

— C’est chez moi, c’est à moi de décider. Mais ne me mange pas, Zara, c’est promis ?

— Juré !

Je me glisse à l’intérieur. J’ai envie de prendre Issie dans mes bras, mais à sa façon de sautiller sur place, je vois qu’elle est encore nerveuse.

— Merci.

Devyn s’interpose entre nous, sans doute pour proté-

ger Issie. Il brandit sa lame vers moi.

— Comment tu te sens ?

— J’ai mal partout. Je vais bien, je suis forte.

— Tu te sens attirée par nous ?

La main qui tient l’épée ne tremble pas ; sa voix est ferme.

— Non.

J’ai envie de lui dire de se calmer, mais, toujours blottie contre le mur, Cassidy me regarde comme si elle voyait mon image de lutin. Issie est un moulin à paroles.

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— Alors, c’est tout ? Je pensais qu’il faudrait marmonner des mots en latin, ou réciter des incanta-tions celtiques, ou peut-être faire une danse spéciale pour laisser le lutin pénétrer à l’intérieur de toi. C’est tellement banal… Qu’est-ce que je radote encore ?

Elle secoue la tête, laisse tomber son poignard sur le lit, se précipite vers moi et me prend dans ses bras.

— Issie ! Non ! hurle Devyn.

— Devyn, tais-toi !

Elle est osseuse et fragile, mais cela me fait du bien de l’enlacer. J’ai l’impression d’être de nouveau chez moi. Elle m’adresse un super sourire géant.

— Je suis contente que tu sois revenue !

— Je suis contente d’être revenue. Tu me fais toujours confiance ?

— Bien sûr ! s’exclame Issie.

— Non, dit Devyn d’un ton neutre.

Cassidy s’est approchée, son arme en position de combat.

— Issie, tu devrais garder ton poignard.

— Pourquoi ? Elle ne va pas me faire de mal : c’est Zara !

— Le lutin Zara, corrige Devyn. Ce n’est pas notre Zara !

Pas leur Zara. Je ferme les yeux un instant pour ne pas me laisser submerger par ma frustration. Mes émotions sont si puissantes à présent qu’elles sont presque tangibles. J’ouvre les yeux et me ressaisis suffisamment pour parler :

— Je ne sais pas comment vous faire comprendre que je ne vous ferai pas de mal.

Cassidy avance et se place entre Devyn et Issie pour être plus près de moi. Elle porte une jupe longue, incrus-tée de perles, et un petit haut à fines bretelles rayé noir 316

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et mauve. Elle lève la main vers moi et fait tinter ses bracelets.

Devyn lui attrape le bras.

— Fais attention !

Elle le repousse.

— Je saurais…

J’ignore totalement quelles sont ses intentions, mais je décide de rester immobile : advienne que pourra !

Son regard sombre et profond qui me rappelle celui de Nick me rassure, d’une certaine manière. Elle lève le bras et donne son poignard à Issie. Elle pose les deux mains sur mon front. Pendant une seconde, il ne se passe rien, et j’ai l’impression d’être entrée dans un bain moussant. Le monde est chaud et humide, et ma tension artérielle baisse de dix points.

Elle sourit.

— Aucune intention hostile. Son âme est pure.

Elle laisse retomber sa main et leur adresse un sourire triomphant pendant que je bredouille :

— Quoi ? Qu’est-ce qui se… Comment tu le sais ?

Issie lève les sourcils.

— Il s’avère que Cassidy est à moitié elfe. Sa grand-mère était une fée. Cela lui donne certaines capacités.

— À moitié elfe ?

Je hoche la tête et éclate de rire, parce que c’est si bizarre et si cool, et, surtout, parce que ce n’est pas à ça que je m’attendais.

— Je le suis suffisamment, explique-t-elle, pour pouvoir juger les gens, pour savoir s’ils sont bons ou mauvais, pour savoir ce qu’ils vont faire et pour lire l’avenir, parfois.

— C’est pour cela qu’elle se gratte tout le temps.

Les elfes sont allergiques aux fibres synthétiques des vêtements. C’est aussi pour cela qu’elle passe autant 317

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de temps avec Devyn, explique Issie en s’affalant sur le lit. Elle avait bien vu que Nick et Dev n’étaient pas comme tout le monde.

Elle me fait signe de la rejoindre.

— Je voulais savoir…

Elle retourne s’asseoir par terre, au milieu des cristaux et des grenouilles empaillées.

— Mais je croyais…

Je ne finis pas ma phrase parce que ce serait gênant.

— Qu’elle était amoureuse de Devyn ? Oui, moi aussi, et je croyais que Devyn était amoureux d’elle, mais ce n’est pas ce qui se passait.

— Oh ! dis-je, car je ne pense à rien de plus malin.

J’ai envie de demander pourquoi Issie et Devyn se tenaient par la main, vraiment très envie, mais je ne sais pas comment m’y prendre.

— Devyn et moi, on sort ensemble, maintenant, dit Issie, tout de go.

Devyn fait un signe de tête. Il est toujours accroché à son épée de malheur, mais il ne la braque plus vers moi.

— Pour de vrai ? C’est vraiment super cool !

Je prends Issie dans mes bras. On s’enlace et elle éclate de rire.

— Il était temps !

— Je sais, grogne Devyn en s’effondrant dans un grand fauteuil vert et mou de la chambre d’Issie. J’avais simplement peur de gâcher notre amitié et m’inquié-

tais de l’interaction homme-garou, mais, ensuite, on a perdu Nick et…

Le chagrin me donne un coup dans la poitrine, un coup sévère et brutal, qui se répercute jusque dans mon cœur.

— Il a compris que la vie était trop courte et trop précieuse et tout le tralala, complète Cassidy. Ça n’a 318

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aucune importance. L’important, c’est de savoir quelle va être la prochaine étape et rattraper le temps perdu.

D’accord ?

Je souris presque. J’aime bien Cassidy.

— Tout part à vau-l’eau, dit Devyn.

Il passe la main sur le sommet de ses cheveux. Il a mis du gel. Pour Issie, il a fait beaucoup d’efforts.

— C’est bien que tu ne sois pas devenue une sorte de zombie énigmatique. C’est bizarre de penser que se transformer en lutin apporte une amélioration, mais je suppose que tu espères pouvoir retrouver Nick et…

Excuse-moi… dit Issie en reprenant son souffle, on est tous un peu stressés depuis ta disparition.

— Oui, moi aussi…

Ensuite, on rattrape le retard. Ils me disent que les lutins se sont déchaînés. Deux élèves du lycée ont disparu. Les lutins assiègent la maison de Betty presque en permanence. Elle doit inventer des excuses et se faire accompagner par la police pour aller et venir.

Je leur parle d’Astley, de la métamorphose et leur dis à quel point je suis furieuse qu’il ne sache pas comment retrouver Nick.

— J’avais peur que ce soit un piège, dit Devyn. Il y a peut-être de gentils lutins, mais nous n’en savons rien. Nous ne savons pas si nous pouvons leur faire confiance. On ne sait rien. À vrai dire, j’ai toujours du mal à te faire confiance, malgré les propos rassurants de Cassidy. Notre ignorance est phénoménale. On pourrait croire qu’en tant que garous, on aurait des indices, mais ce n’est pas le cas. On découvre de nouvelles choses tous les jours.

— Comme ?

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— Comme… comme le fait que Cassidy soit à moitié elfe.

J’attrape un des oreillers d’Issy et le serre contre ma poitrine. Il a une odeur si humaine, l’odeur d’Issie. Pendant un instant, j’ai envie de rester ici à attendre éternellement qu’arrive ce qui doit arriver, vous comprenez ?

Mais cela ne ramènerait pas Nick. Et puis, cela gâcherait toute la souffrance de la transformation, et je ne veux pas m’être changée en lutin pour rien.

Issie et Devyn échangent des petits messages télépathiques en se regardant, et finalement Devyn perd son agressivité et redevient comme d’habitude.

— J’ai fait des recherches…

Issie l’interrompt, fière de lui.

— Il est tombé sur un spécialiste de la mythologie nordique ; c’est formidable. Il a trouvé son numéro et lui a téléphoné en Norvège par Skype.

— Cool !

Je suis impatiente d’entendre la suite ; Devyn reprend la parole.

— Je lui posais des questions en restant dans le vague, jusqu’à ce qu’il finisse par cracher le morceau et me demander directement : « Vous connaissez des lutins ? Des métamorphes ? » J’ai beaucoup hésité, mais je lui ai dit la vérité.

— Et il ne l’a pas pris pour un cinglé ! s’exclame Issie qui couvre aussitôt sa bouche. Oups, excuse-moi, je t’ai coupé la parole.

— Bon, d’après ce que j’ai compris, ce professeur est cent pour cent humain, mais il y croit, ce qui est rarissime.

Issie s’éclaircit la gorge.

— À l’exception de notre chère Issie, bien sûr, dit 320

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Devyn en lui caressant la tête, ce qui la fait glousser.

Bon, quoi qu’il en soit, il m’a parlé d’un vieux livre, le Vercelli Homilies 1, qui dit que Satan est la gueule d’un dragon géant qui veut avaler le monde. La première allusion au Dernier Jour remonte à 800 avant Jésus-Christ. Un loup géant, appelé Fenrir, sera tué par Vidar.

C’est sous cette forme que le mythe du Dernier Jour est apparu pour la première fois. Les chrétiens ont repris la même idée avec Armageddon.

— Je ne sais pas de quoi tu parles !

— C’est un mythe. Le mythe qui sous-tend tous les événements qui se produisent en ce moment. Cette histoire de Walhalla… Le mythe parle d’une bataille gigantesque. Fenrir essayera d’avaler le monde.

Du regard, Devyn cherche l’aide d’Issie.

— Ça aussi, c’était dans Buffy ! s’exclame Issie. Le lycée était situé juste au-dessus de la bouche de l’enfer et, chaque saison, Buffy devait empêcher l’Apocalypse pour que Sunnydale ne soit pas engloutie, parce que, sinon, tout le reste de la planète aurait suivi.

— Quoi ?

— Tu n’as jamais regardé Buffy contre les vampires ?

J’ai toutes les vidéos ! Tu n’as jamais voulu que je te les prête. C’est dommage, car, sinon, tu comprendrais parfaitement de quoi nous parlons…

— Je ne comprends pas, parce que je ne vois pas le rapport avec Nick.

Elle serre les lèvres et sourit.

— D’accord, un point pour toi !

Cassidy semble d’accord, mais Devyn s’impatiente.

— Nous ne pensons pas que c’est ce qui se passe en ce moment.

1. Recueil de poèmes en prose en très vieil anglais. (NDT) 321

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— Il n’y a pas de loup géant qui essaie d’avaler le lycée ? dis-je, sarcastique.

Issie donne un coup de coude à Devyn.

— Tu vois ! Même en lutin, notre Zara reste scepti-que !

— Non, mais, franchement, ça ne tient pas debout !

— Non, ça ne tient pas debout. Que je sois un oiseau non plus, mais c’est la vérité, Zara, c’est comme ça.

Frustré, Devyn se passe la main dans les cheveux.

— De toute façon, tout est décrit dans l’un des poèmes, intitulé « Edda ». Tu pourras le lire. Mais tout cela n’est peut-être qu’une gigantesque métaphore pour dire que le mal dominera le monde, sans qu’il y ait besoin d’une véritable gueule de loup géante. Je sais que c’est difficile pour toi. C’est difficile pour nous tous, sans Nick.

Et on avait peur de t’avoir perdue, toi aussi.

Sa voix se brise. Issie et moi le serrons dans nos bras.

Cassidy lui caresse le dos. Nous restons un instant les uns contre les autres.

Il s’écarte le premier.

— Cela a un rapport avec nous, parce que Nick a été emmené au Walhalla pour figurer parmi les combat-tants pendant la bataille de Ragnarok.

— C’est le combat final, au cours duquel tout sera détruit, y compris le ciel et l’enfer, dit Cassidy, qui resserre son pull autour d’elle.

— Astley m’en a déjà parlé.

Je m’écarte d’Issie et m’approche de la fenêtre.

Dehors, le monde est froid et silencieux. Je ne vois pas Astley. Je ne vois pas les autres lutins dissimulés dans les bois en attendant le moment d’attaquer, tant il fait noir, mais je sens leur présence.

— Et cette bataille, tu crois qu’elle va avoir lieu bientôt ?

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Devyn écarte les cheveux de son front.

— J’espère bien que non !

— Il faut toujours lutter pour éviter l’Apocalypse, dit Issie, tu sais bien.

— Oui, je sais. Alors, il ne nous reste plus qu’à aller chercher Nick et à sauver le monde…

Malgré la présence de Cassidy, je déballe tout : je ne suis pas sûre que Nick soit toujours vivant ; c’était atroce de se transformer en lutin ; j’avais peur de leur faire du mal ; mais c’est chouette d’avoir une force herculéenne et de ne plus souffrir du froid. Je ne leur parle pas des sentiments mitigés que j’éprouve à propos du baiser d’Astley, je ne leur dis pas à quel point Nick me manque.

— On peut savoir s’il est toujours en vie, dit Cassidy lorsque j’ai terminé ma litanie.

— Cassidy l’a déjà fait pour toi, explique Devyn en la regardant comme un papa fier de sa progéniture. Elle nous a montré la chambre d’hôtel…

— Tu hurlais, dit Issie, et tu tremblais. Cela faisait peur parce que tu ressemblais vraiment à un lutin…

Surtout, ne le prends pas mal.

— Non, non…

En fait, j’écoute à peine. Je ne m’intéresse plus qu’à Cassidy.

— Tu peux vraiment ?

Elle hoche la tête et commence à jouer avec ses cristaux qu’elle fait rouler entre ses doigts.

— Je peux essayer. Vous pouvez continuer à bavarder ; j’ai besoin de quelques minutes pour me préparer. — J’ai horreur de la voir faire ça, avoue Issie tellement blême qu’on la croirait sur le point de s’évanouir.

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Elle s’accroche à l’un de ses lapins en peluche, un petit Pierre Lapin en manteau bleu de Beatrix Potter.

— Les lutins nous ont suivis. Il y en a sûrement dans les bois en ce moment. On doit faire très attention lorsqu’on sort. Il y en a un qui s’en est pris à Mme Nix.

— Elle s’est échappée, dit Devyn.

— C’est affreux, poursuit Issie. Ces derniers jours, on s’est fait tellement de soucis pour toi. On avait peur que tu sois morte… que tu sois devenue…

— Méchante ?

Elle hoche la tête. J’avale ma salive. Dans la chambre, le silence est intolérable. Je repense à la cérémonie à laquelle je viens de prendre part. Je pense à mes projets, à ce qui risque d’arriver. Je m’éclaircis la gorge.

Ma respiration me brûle les poumons. Il me faut accepter ce que j’ai fait. J’avais une bonne raison de le faire.

J’ai abandonné mon ancien moi pour sauver Nick, et cela en vaut la peine. Il en vaut la peine. Je n’ai aucun regret. Issie a le hoquet, comme chaque fois qu’elle a envie de pleurer.

— Bon, dis-je, tentant de lancer un nouveau sujet et de sortir de cette ambiance de funérailles.

— Et les annotations de mon père ? Vous avez trouvé d’autres sens ?

— échec total de monsieur le Génie !

Devyn s’approche de moi et me prend la main.

— Tu crois qu’il est mort ? Tu crois que tu t’es fait piéger ?

Je suis à peine capable d’esquisser un signe de tête.

Je réponds dans un murmure désespéré :

— Oui. Et espérer… non, croire qu’il est toujours vivant, c’est la seule chose qui me permet de tenir.

Parce que je ne veux pas… Je n’arrive pas à m’imagi-324

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ner vivre sans lui. Je sais que je continuerai à exister, mais ce sera trop dur.

Je m’appuie contre Issie. Elle passe le bras autour de mes épaules et me caresse les cheveux.

— Je suis prête, annonce Cassidy.

— On ne devrait peut-être pas… commence Devyn.

— Il le faut !

Je me redresse, prête à tout, mais je m’accroche à lui.Cassidy a dégagé un coin de la moquette où il ne reste ni peluches ni vêtements. Elle a disposé les cristaux en cercle autour d’elle et déposé un saladier rempli d’eau devant elle. Elle verse quelques gouttes d’eau sur le cercle, tend son long bras et ferme les yeux en marmonnant une incantation. Soudain, l’air semble différent, chargé d’électricité, comme avant l’orage.

Ses cheveux volent autour de son visage, comme s’il y avait du vent dans la pièce, rien que pour elle.

La main de Devyn se serre autour de la mienne. Un petit gémissement échappe de la bouche d’Issie et le vent qui était centré sur Cassidy nous balaie, nous aussi.

Mais ce n’est pas du vent. C’est une sorte de courant, qui cherche son pouvoir. Toutes mes cellules semblent vibrer et étinceler.

— Cela nous emporte…

— Ne t’inquiète pas.

Cassidy ne semble plus appartenir à notre monde.

Son corps tremble comme si on l’électrocutait. Les lumières s’éteignent sans qu’on y touche, et Cassidy est entourée d’un halo fantomatique. Je me lève.

— Je ne la vois plus…

Devyn me retient.

— Cela fait partie du processus.

Soudain, la lueur change. Des lignes grises mouvan-325

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tes prennent forme. On voit l’image d’un lit. Il y a quelqu’un. Pendant un instant, je crois que c’est moi, dans la chambre d’hôtel, mais le lit ne correspond pas.

Celui-ci semble fait de rondins de bois. Le dessus-de-lit n’est pas un modèle standard d’hôtel. Il est en fourrure. Je plisse les yeux. Mon cœur s’arrête. Une silhouette familière est allongée dans le lit. Les sourcils sont un peu trop épais sur le magnifique visage. Il a les joues creuses, comme s’il avait maigri, mais ses lèvres bougent.

— Il est vivant !

Je sanglote, et tous les organes de mon corps semblent s’entrechoquer en une sorte de danse de joie. Le gouffre de l’angoisse commence à se remplir d’espoir.

— Issie ! Regarde! Il est vivant.

Elle pleure, elle aussi. La main de Devyn relâche la mienne, et il pousse un grand soupir à déchirer le cœur.

Les lèvres de Nick bougent toujours.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

J’essaie de m’approcher. L’image est loin d’être parfaite. Elle est floue et en noir et blanc, mais je m’en moque, parce que Nick, mon Nick est vivant ! Je regarde ses lèvres. Ces lèvres que j’ai embrassées, dans lesquelles je me suis perdue des milliers de fois. Elles prononcent un simple mot :

— Zara.

— Je vais venir, bébé. Je vais venir te chercher. Je te le jure.

Je m’approche de lui.

Il ne m’entend pas. Il gémit de douleur, et l’image se brouille. J’essaie de le toucher, mais je suis repoussée en arrière, projetée par la magie de Cassidy, et tout disparaît. En un instant, l’image s’évanouit, et les lumiè-

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res se rallument. L’ordinateur se remet en route. Nos téléphones bipent. Au même instant, Cassidy tombe en avant, mais je la rattrape avant qu’elle ne touche le sol.

Je la prends dans mes bras et la porte sur le lit où je l’allonge le plus doucement possible.

Issie en reste bouche bée.

— Eh ben, dis donc, t’es sacrément forte !

— Il y a des avantages à être lutin. Je sens toutes les hauteurs et je saute diaboliquement haut.

Je glisse un oreiller sous la tête de Cassidy et lui caresse les cheveux. On dirait qu’elle vient de perdre cinq kilos. Nick aussi avait cette expression. Je me retourne et essuie les larmes qui coulent sur mes joues.

— Il est vivant, les mecs ! Il est vivant ! Vous comprenez ce que cela veut dire ?

Les larmes aux yeux, Devyn essaie de parler, mais il est trop bouleversé et, pour une fois, Issie se contente de me faire signe de continuer, sans doute parce qu’elle sent que j’ai très envie de le dire. J’aurais envie de crier au sommet d’une montagne, sur la plage, et de reproduire tous les clichés possibles et imaginables.

— Cela signifie que je me suis transformée en lutin pour une bonne raison. Cela veut dire que je vais retrouver Nick et le ramener ici !

Devyn et Issie se prennent par la main. Leurs doigts s’entrecroisent. Je crois que Cassidy l’a remarqué aussi, car elle murmure : « Ils sont mignons ! »

— Tu oublies quelque chose, me dit Issie.

Je ne sais pas de quoi elle parle. Mes doigts se plient, les doigts de Nick me manquent.

— Oui, quoi ?

Devyn termine pour elle.

— Nous allons tous t’aider.

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— Oui, tous, insiste Cassidy.

— Tous ?

Pour la première fois depuis des jours, je m’autorise à sourire. Je touche la chaînette que Nick m’a offerte.

Elle est toujours en place, elle ne s’est pas rompue : nous n’avons pas rompu.

— Cool !

Issie consulte sa montre.

— Nous sommes en retard pour le bal !

Devyn roule les yeux.

— Je ferais mieux d’y aller, dis-je, mais Issie me rattrape par le bras.

Une colère aussi irrationnelle que violente monte en moi. Je pourrais m’arracher de son étreinte. Je pourrais l’étrangler. Je pourrais la tuer ! Je tremble. Oui, voilà ce dont je suis capable. C’est nouveau chez moi. Je peux tuer comme un rien. Mais je ne le ferai pas. Je reprends mon souffle, la colère se dissipe.

— Tu viens avec nous, insiste Issie.

— Je ne crois pas.

Je vois le regard paniqué de Devyn, mais il se contente de lever la main.

— Hé, je croyais que tu me viendrais en aide !

— Nick voudrait que tu viennes, dit Cassidy en se levant. Il te faut une robe. Tu as une robe ? Ou rien que des t-shirts avec de vieux groupes ringards ?

— Ce n’est pas gentil, dit Issie en s’essuyant les yeux, mais c’est pas faux ! Et Zara n’a pas le temps de retourner chez elle. Il y aurait une sacrée scène avec Betty. Tu n’es pas prête pour cela, maintenant ?

— Non, je ne crois pas.

Je retombe sur le lit.

— Je ne crois pas que Nick voudrait qu’elle y aille sans lui.

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— Merci, Devyn.

— De rien.

— Nick n’est pas le patron ; il n’est pas là, et moi, j’ai envie qu’elle vienne.

Issie est déjà dans son armoire.

— Tu ne sais peut-être pas tout sur moi, Zara, mais avant, j’adorais les robes.

— Elle ne portait que cela, dit Cassidy qui s’approche d’Issie et commence à discuter couleurs et formes.

— Devyn, elles ne vont quand même pas se battre ?

Il s’affale sur le lit à côté de moi, se penche en arrière et met les mains derrière sa tête.

— Non, ce serait encore plus dur que de tuer un lutin.

Surtout, ne le prends pas mal.

— Pas de lézard, dis-je en lui donnant un coup dans la poitrine.

Soudain, tout l’air s’échappe de mes poumons. Je suis un lutin. Tout le monde fait comme si cela ne posait pas de problème, et c’est peut-être le cas, mais la situation est différente. Je suis différente. Cassidy se retourne, une robe vert sapin au décolleté plongeant, avec une taille haute, soulignée par une bande de dentelle.

— Et celle-là ?

— Ça va, dis-je en essayant de sourire.

Je n’ai pas dû être convaincante, car Issie réagit aussitôt.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu ne l’aimes pas. Elle est belle, pourtant ?

— Non, ce n’est pas ça… C’est gentil, Issie…

J’essaie de trouver les mots. Je me redresse. Devyn aussi.

— Je ne sais pas si cela va marcher… Je suis diffé-

rente à présent.

Cassidy étale la robe sur le dossier de la chaise de 329

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bureau. Elle s’approche et s’assied par terre en face de moi. Elle me prend la main.

— Tu l’as dit toi-même. Tu t’es transformée en lutin pour une bonne raison.

— Comment le sais-tu ?

— C’est l’elfe qui est en moi.

— Ça lui sert de bonne excuse, maintenant qu’on est au courant ! explique Issie. Mais elle a presque toujours raison.

— Tu dois te sentir différente, Zara, dit Cassidy, sans répondre. Je sais que tu crois que tu as fait tout cela pour Nick. Mais ce n’est pas tout. Tu es concernée aussi. Tu as changé pour Nick, mais as été courageuse.

C’était peut-être de la folie, pourtant, tu n’as pas hésité, et pendant tout ce temps Devyn et Betty ont tout fait pour t’en empêcher, mais cela ne t’a pas détourné de ton idée. Tu l’as fait parce que tu devais le faire.

Ses mots résonnent dans ma tête. J’ai toujours trouvé que Nick était très courageux, mais j’ai fait preuve de courage, moi aussi.

— Si seulement tu avais raison…

— C’est parfait. Dis, Devyn, si tu nous laissais entre filles, qu’on puisse habiller Zara !

— Comme si c’était fait !

Il passe de l’autre côté de la porte et la referme derrière lui.

Issie bat des mains.

— Bon, allez, on va te rendre présentable, princesse des lutins.

Je manque de m’étrangler en entendant ce mot, et c’est un peu comme si tout l’univers s’effondrait ; comme la chute des flocons de neige qui font leur dernier voyage avant de s’installer dans la réalité de ce qu’ils sont vraiment.

330

CAPTIVE

Je me regarde dans le miroir et murmure ma question :

— Vous croyez que c’est possible ?

— Rien n’est impossible. Pas vrai ?

Issie répond à sa propre question.

— C’est vrai.

Et vous savez le plus beau ? Elle a raison. Rien n’est impossible. Je me suis transformée en lutin pour une bonne raison. Je suis Zara, une Zara différente, mais toujours Zara.

Ce qui va nous arriver dépend en partie de moi, et ma mission, mon devoir, c’est de protéger mes amis.

C’est ce que je ferai. C’est ce que le lutin qui est en moi me permettra de faire.

— Allez, rendez-moi présentable ! Que je ressemble à une reine.

Remerciements

De temps à autre, une femme a la chance de rencontrer son John Wayne à elle, un cow-boy au grand cœur qui sait aimer et être aimé, qui sait se montrer attentionné et est heureux qu’on lui rende son affection ; un homme sachant ce que signifie être un héros qui, de temps en temps, part en escapade au coucher de soleil avec une romancière après lui avoir fait traverser bien des rivières et l’avoir protégée contre une kyrielle de serpents et d’ours. Quel bonheur de t’avoir rencontré !

Merci, je t’aime. Ce livre est pour toi.

Je remercie Emily Ciciotte, qui est vraiment magique, même si je sais qu’elle n’aime pas ce mot. Tous les jours, elle m’apprend le sens du mot courage.

Je remercie également Betty Morse, Bruce Barnard, Lew Barnard, Debbie Gelinas et Rena Morse qui forment une si merveilleuse famille. Des remerciements tout particuliers à Bruce, qui m’a appris ce que l’on ressentait lorsqu’on était confronté à l’image de son propre lutin.

Je suis très reconnaissante envers les policiers de Bar Harbor et de Mount Desert (en particulier Shaun Farrar, Marie Overlook et le chef Jim Willis) qui m’ont offert les moyens de comprendre leur monde et se sont montrés si patients avec moi, Marie, surtout. Vous êtes les héros de notre quotidien.

Bien entendu, je ne saurais oublier Michelle Nagler, Caroline Abbey, Deb Shapiro et toute l’équipe de Bloomsbury, qui ont travaillé dur et ont fait preuve d’une grande patience. Ce livre n’aurait pas existé sans vous, sans toi, Michelle. Franchement, je me demande encore comment on peut être si intelligent, si talentueux et avoir un tel don pour raconter des histoires !

Merci à Edward Necarsulmer IV qui est plus qu’un agent : c’est le meilleur ami, le meilleur philosophe du monde et l’être le plus humain que j’aie jamais rencontré. Et cela vaut aussi pour Erica, toujours exception-nelle ! Merci de m’avoir permis de garder force et raison et d’avoir montré à Em le meilleur de New York.

Merci à Jennifer Osborn, William Rice, Steve Wedel, Devyn

Burton, Chris Maselli, Laura Hamor, Tamra Wight, Renee

Sweet, Emily Wing Smith, Evelyn Foster, Melodye Shore, et mes amis sur Facebook, LJ, MySpace, qui m’ont encouragée dans leurs messages. Grâce à vous, ma vie et le monde sont bien plus agréables ! Merci de m’avoir apporté votre réconfort dans une année si difficile. Tournée générale de strudels !

Déjà paru :

Envoûtement

Tome 1

Zara collectionne les phobies et les angoisses, comme les autres jeunes filles de son âge collectionnent les bâtons de rouge à lèvres.

La vie n’a pas été tendre avec elle et sa mère, incapable de s’occuper d’elle, vient de l’envoyer vivre chez sa grand-mère. Zara espère pouvoir y vivre en sécurité, loin de ses peurs. Pourtant, les froides forêts de la région n’ont rien de rassurant, et d’étranges aventures attendent la jeune fille… Qui est ce garçon qui la suit partout et semble si maléfique ?

Heureusement, Nick, un élève de sa classe, veille sur elle, et sa beauté ténébreuse n’est pas le moindre de ses atouts… Mais n’a-t-il pas, lui aussi, de lourds secrets ?

Zara ne va pas tarder à découvrir que le danger se cache derrière les apparences...

Et que les humains ne sont pas ceux que l’ont imagine !

Un univers de créatures fantastiques et de loups-garous : une révélation pour les lecteurs qui ont aimé Twilight.

ISBN : 978-2-35288-322-7

www.city-editions.com