CAPTIVE

Carrie Jones

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Évelyne Châtelain

City

Roman

La saga Envoûtement :

Tome 1 : Envoûtement

Tome 2 : Captive

Tome 3 et 4 : à paraître

© City Editions 2010 pour la traduction française.

© 2010 by Carrie Jones

Publié aux états-Unis sous le titre Captive par Bloomsbury U.S.A. Children’s Book

Photo de couverture : © Veer Incorporated ISBN : 978-2-35288-653-2

Code Hachette : 50 6998 4

Rayon : Jeunesse/Roman

Collection dirigée par Christian English & Frédéric Thibaud Catalogue et manuscrits : www.city-editions.com Conformément au Code de la propriété intellectuelle, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, et ce, par quelque moyen que ce soit, sans l’autorisation préalable de l’éditeur.

Dépôt légal : premier semestre 2010

Imprimé en France

À Don Radovich, qui me manque tellement, tellement, à Emily et à mon John Wayne à moi.

Merci à tous les deux d’être aussi formidables.

à propos des lutins

Les rois des lutins laissent une traînée de poussière étincelante dans leur sil age ; on dit que c’est une partie de leur âme ! Je ne jurerais pas qu’ils aient une âme, mais je préfère rester optimiste.

Certains êtres bizarroïdes aiment l’éducation physique. On s’imagine qu’ils passent leur temps à grogner et à transpirer dans des vêtements de sport de marque en hurlant des trucs comme : « Ça va cartonner grave sur le terrain, les mecs ! » Je ne suis pas comme ça. Pourtant, je vous jure que je suis une vraie dingue de sport !

En partie à cause de Nick, évidemment. Mais, même pour Nick, cela ne m’amuse pas de me geler dans le gymnase glacial pour apprendre les règles du tennis de table. J’ai trop de soucis en tête !

Le coach Walsh nous a rassemblés en demi-cercle autour de lui pour nous expliquer les règles complexes du service et nous faire son baratin sur la coordination œil-main. Je me colle à ma meilleure amie Issie pour 7

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avoir plus chaud. Je claque des dents. Le coach Walsh a presque terminé son laïus, et Nick n’a toujours pas pointé le bout de son nez. Je ne veux pas m’inquié-

ter. Je voudrais simplement m’assurer qu’il n’est pas en danger. Je me rapproche encore d’Issie, comme si elle pouvait me réconforter. . Nick gît peut-être quelque part dans son sang… Il risque de… Je prends le minuscule bras d’Issie et murmure :

— Mais où est-il passé ?

— Il est tout bêtement en retard.

Elle se hisse sur la pointe des pieds et essaie de se montrer apaisante. Elle ne s’écarte pas. Le contact humain ne la rebute pas, Issie, elle est vraiment cool !

— Il va bien. Dès que quelqu’un est en retard, il faut que tu imagines le pire ! Tu n’as pas le droit de nous croire morts !

— Je ne le crois pas mort !

Non, je le vois simplement se noyer dans son sang sur le sol de la forêt enneigée, avec une colonie de corbeaux qui virevoltent déjà autour de lui ! Une flèche de lutin dépasse de son torse magnifique. J’ai eu la même vision, la semaine dernière, avec Devyn, le jour où il avait oublié de venir.

— Espèce de menteuse ! Ton nez s’allonge ! (Issie me donne un baiser amical sur la joue.) Mais c’est comme ça qu’on t’aime !

— Je m’inquiète, c’est tout. Quand ce n’est pas moi qui suis dehors, je me sens perdue.

Le coach Walsh a surpris nos messes basses.

— Les filles, écoutez un peu. Et fini les bisous !

Tout le monde se met à ricaner. Je relâche le bras d’Issie, qui a la chair de poule. J’ai le visage en feu, car je rougis comme une idiote. Nick trouve ça mignon, que je rougisse comme une idiote. Je me penche et 8

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vérifie le bracelet de cheville, une chaînette d’or que Nick m’a offerte.

Un minuscule dauphin y est accroché, et un cœur aussi. Le dauphin me rappelle Charleston, car on en voit dans la baie, en face du quartier de Battery. Le cœur, lui, me rappelle l’amour… C’est bête, mais c’est la vérité. J’ai une peur bleue de le perdre et, pourtant, je ne peux même pas l’enlever. C’est dire à quel point j’y tiens !

— Moi, je paierais pour des bisous ! crie un crétin.

Je devrais savoir son nom, mais je ne connais pas encore tout le monde et je n’ai pas la mémoire des noms.

Sur son fauteuil roulant, Devyn fusille du regard le type qui doit bien peser quarante kilos de plus que lui.

Un éclair de malice se lit dans les yeux du coach Walsh qui nous tourne tout de suite le dos et commence à former les groupes. Issie, Devyn et moi, on reste collés l’un à l’autre au milieu du sol luisant. Je frotte le bout de ma chaussure de sport par terre et tire sur mon short.

— Où est-il ?

J’ai posé la question normalement, puisque le coach s’est éloigné.

Le regard de Devyn reste calme. C’est le plus posé d’entre nous, le plus analytique, celui qui cède le moins à la panique, ce qui explique en partie pourquoi Issie est amoureuse de lui.

— Il est simplement en patrouille, Zara. Il va arriver d’un instant à l’autre. Il a dû être retenu.

— Il ne devrait pas patrouiller seul !

— Tu ne peux pas lui demander un truc pareil !

Devyn tend les bras au-dessus de sa tête, comme s’il déployait ses ailes. Même en fauteuil roulant, il occupe tout l’espace, on croirait qu’il va s’envoler.

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— C’est dans sa nature, il est obligé de sortir seul.

— Je sais…

Ces derniers temps, Devyn m’en a beaucoup appris sur sa propre nature et celle de Nick. Nick se transforme en loup. Les loups… les loups sont des prédateurs…, mais aussi des protecteurs. Ils dorment avec la meute et prennent soin de leurs petits : ils ne ressemblent pas aux hommes.

Devyn cesse de s’étirer.

— Ce n’est pas dans ses gènes.

— Ouais, rien à voir avec le complexe du héros, dont vous souffrez tous, les gars, dit Issie.

Elle se penche et se redresse, touche ses doigts de pied.

Son t-shirt Bugs Bunny se soulève un peu dans le dos et laisse voir ses sous-vêtements orange vif.

— Ce serait utile pour notre guide. . Pour se battre contre des lutins, mieux vaut ne pas se prendre pour un héros !

Devyn et moi, on a commencé à écrire un guide : Comment survivre à une attaque de lutins, car on pense que c’est important de pouvoir aider les gens, si on doit travailler à découvert, un jour.

En fait, on le postera sûrement de manière anonyme sur Internet. Il y a quelques mois à peine, on ne savait même pas que les lutins existaient réellement. Et aujourd’hui, on passe notre temps à les capturer !

— J’ajouterai un article, répond Devyn qui s’inté-

resse tout de suite à autre chose.

On perçoit un mouvement près de la porte. Une bourrasque d’air glacial s’engouffre à l’intérieur. L’hiver dans le Maine, c’est pas la joie !

Nick se rue à l’intérieur du gymnase, et mon cœur s’arrête d’un coup. Il est affreusement mignon en short 10

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et en t-shirt vert sombre. Les gens aussi beaux ont toujours l’air vulnérable, comme des êtres surnaturels.

Mais Nick est bien réel, avec sa peau mate, ses cheveux noirs et ses yeux sombres. Bon, d’accord, les sourcils (comme le nez de Devyn) sont un peu épais, et, en faisant bien attention, on voit qu’il a la bouche un peu de travers. J’ai déjà embrassé cette bouche. J’ai senti le souffle de Nick dans mon oreille et je suis sûre et certaine qu’il est bien réel, même si c’est un loup-garou. Les muscles puissants de ses jambes se gonflent tandis qu’il s’approche un peu. Il agite sous le nez du coach un mot d’excuses pour son retard.

— Désolé d’être en retard. J’ai un billet.

— Pas de souci, mon grand, répond le coach.

Lui et Nick se tapent dans les mains. Nick empoche le billet, un faux, à tous les coups ! Je sens déjà l’odeur de son déodorant, et Nick est encore loin. C’est à cause de ses phéromones, les odeurs qu’exhalent les mâles, pour attirer les femelles. Je parierais que mon nom est écrit sur les siennes ! Elles s’affûtent et se lancent à l’assaut !

— T’as l’air toute chose, me dit Issie de sa voix chantonnante.

Elle me donne un petit coup de coude dans les côtes, tout doucement. Elle se tourne vers Devyn qui sourit comme un benêt dans son fauteuil roulant et contemple la scène.

— Dev, regarde Zara, elle fait ses yeux de merlan frit…

Issie regarde avec des yeux de merlan frit, elle aussi.

— Ouais. C’est l’âge bête ! Ça saute aux yeux, leurs hormones les travaillent.

— Ce n’est pas une question d’hormones !

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Je le trucide du regard.

Il ricane bêtement. La fille dont Dev était soi-disant amoureux quand il avait dix ans lui fait un signe. Issie se raidit et je suis sur le point de lui dire que Cassidy ne fait pas le poids, lorsque Nick s’approche. Il me passe le bras autour des épaules et m’attire contre lui. Instinc-tivement, je m’appuie sur son torse solide, je ne peux pas m’en empêcher. Ses phéromones me font tourner la tête : il sent bon les bois, l’air pur et la chaleur. Il m’embrasse sur le front.

— Hé là ! hurle le coach qui se précipite vers nous.

J’ai dit pas de bisous !

Il a quatre raquettes de ping-pong dans les mains et un sac de balles.

Les doigts de Nick s’enroulent quelques secondes autour des miens.

— Vous quatre, aboie le coach, tennis de table ! La table du fond. Tu y arriveras, Devyn ?

Devyn hoche la tête. Il y a un mois, il ne tenait même pas debout. Aujourd’hui, il fait quelques pas.

Les médecins disent que cela tient du miracle. Nous, on connaît la vérité : comme Nick, Devyn n’est pas tout à fait humain. Il se transforme. Il peut prendre une forme animale, une forme d’aigle, et c’est la raison pour laquelle il guérit plus vite. Ce qui aurait paralysé un homme normal est une broutille pour lui !

Pourtant, il a du mal à dissimuler son impatience.

Parfois, ses lèvres tremblent, tant la frustration est forte. Issie me tend une raquette.

— Avant, il grimpait au plafond au ping-pong.

— Ah ! parce qu’on grimpe au plafond, en jouant au ping-pong, maintenant ?

— Regarde, tu verras ! dit-elle d’un air entendu, et Nick distribue une autre raquette.

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— C’est l’oiseau qui est en lui, explique Nick. Une coordination œil-main extraordinaire.

— Tu vantes mes louanges ? demande Dev.

Il tient sa raquette comme s’il allait donner une poignée de main, exactement comme nous l’a indiqué le coach Walsh la semaine dernière.

— Ouais, absolument, dit Issie avec des battements de cils de papillon.

— Ce n’est pas une question de coordination œil-main. Le tout est de savoir où va la balle, où tu veux qu’elle aille, explique Devyn. C’est comme dans la vie : tout est question d’objectifs et d’intentions. Ce n’est pas la peine de se torturer les méninges, il faut anticiper et réagir.

Issie est au bord de la pâmoison.

— J’ai fait des recherches sur le rôle des lutins dans les mythes nordiques. C’est intéressant. Un peu confus, quand même.

— Tu vas nous expliquer ? demande Nick qui sert.

Dev renvoie la balle de volée.

— Pas tout de suite. Zara, je pensais à écrire un chapitre à propos de la mythologie. Ça te botte ?

— Ouais.

Je retourne ma raquette dans ma main et chasse un mouton sur mon t-shirt U2 vintage.

Nick frappe de nouveau la balle. Dev volleye encore.

La petite balle orange fluorescent va et vient si vite que j’ai du mal à la voir. Je n’entends que le « toc-toc » du contact avec la table. Pareil pour Issie. Les garçons ne s’en aperçoivent même pas.

— Alors, pourquoi tu étais en retard ?

— J’étais en patrouille.

D’un coup de poignet, il envoie la balle vers Nick.

Devyn la retourne.

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— Ça, on le sait, Super Macho ! dit Issie qui se tient devant la table, basse sur ses jambes, comme si elle avait une chance de pouvoir toucher la balle. N’empê-

che que tu es en retard.

Tout le monde le regarde. Nick détourne les yeux.

— J’ai fait une petite rencontre, finit-il par dire, le front plissé.

Devyn manque la balle. Elle s’échappe de la table et va rouler dans le coin. Issie court pour la rattraper, mais la balle rebondit, file sous les autres tables et continue à glisser sur le sol du gymnase.

Je repousse une mèche de cheveux pour pouvoir l’observer : il est toujours là, sain et sauf. Il n’est pas mort.

— Tu vas bien ? dis-je à Nick.

Il croise mon regard et lève les bras pour que je puisse l’inspecter.

— Bien sûr.

Issie ramène la balle et la tend à Dev pour qu’il serve, bien que cela ne soit pas son tour, puisqu’il vient de rater la volée.

— Cassidy t’a fait passer un mot, dit-elle.

Toute trace de joie a disparu de sa voix.

— Merci.

Devyn l’empoche, redresse ses béquilles et se penche un peu en avant. Néanmoins, il fait un service parfait, en diagonale.

La balle rebondit devant moi, mais je ne m’en rends pas compte avant que Nick la frappe à ma place. Elle repasse le filet. Issie croise les bras sur sa poitrine et fixe le plancher.

Elle est terrifiée à l’idée que Dev puisse la délaisser au profit de Cassidy. Celle-ci est gentille et mignonne, mais elle n’est pas aussi fascinante qu’Issie.

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— De quoi parlez-vous ? demande-t-elle lorsqu’elle revient.

— De mon retard. J’ai croisé un lutin. Je m’en suis occupé.

Nick frappe un peu trop fort la balle qui s’envole et va heurter le mur opposé du gymnase, tout près de Cassidy.

— Je crois qu’elle m’a échappé, dit Issie.

— Tu as rencontré un lutin et tu ne nous as pas appelés ! dis-je, la voix étranglée de frustration.

— Ça a été trop rapide, bébé, répond Nick d’une voix calme.

— Ne m’appelle pas « bébé » ! dis-je en plaisan-tant à moitié, mais à moitié seulement. Tu connais les règles : tu dois prévenir quand tu es en retard. C’est la même chose pour tout le monde, il n’y a pas que toi qui comptes ! Nous sommes tous en danger ici.

— Oh ! murmure Issie. Je ferais mieux d’aller chercher cette balle, sinon, je risque de raconter à tous les profs que vous employez le terme « bébé » dans un sens péjoratif parce que vous ne supportez pas le sentiment de puissance que nous donne la maternité et que vous êtes jaloux. Oups ! J’ai déjà commencé ! Je reviens.

— Issie a un problème : éviter les problèmes à tout prix, dit Devyn, comme si on n’était pas déjà tous au courant.

— Je n’avais besoin de personne, poursuit Nick.

Il se tourne vers moi, m’adressant un regard tendre, même si sa voix reste grave.

— Je n’avais pas le temps.

— On a toujours le temps ! fais-je en insistant. Il faut deux secondes pour envoyer un texto.

Issie revient avec la balle.

— Alors, la querelle est finie ?

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J’acquiesce, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Nick doit cesser de prendre des risques inutiles, et je dois le lui faire comprendre, mais ce n’est pas le moment.

Pour l’heure, on est en cours de sport. D’un air sérieux, je donne un coup de hanche à Nick avant de reprendre une position correcte devant la table.

— C’est moi qui ai gagné, cette fois ! dis-je.

— Le problème est réglé, assure Devyn.

Issie sourit.

— Je sers.

Elle rate son coup.

— Bon, je te laisse servir…

Devyn s’exécute. J’esquisse un geste pour frapper la balle, mais Nick me devance.

— Désolé, murmure-t-il.

Je roule les yeux devant son air ironique, et Devyn et Nick reprennent la partie. J’essaie de suivre la balle, mais je n’arrive pas à prévoir sa direction et encore moins à la diriger là où je le veux. Je ne peux pas m’em-pêcher d’en rajouter une couche.

— Si tu t’obstines à jouer les héros, tu finiras mal…

Nick s’arrête et me regarde.

— Vous étiez en cours. Et moi, en travaux pratiques !

— N’empêche, la procédure veut que chaque fois que tu en vois un, tu demandes des renforts, dit Issie.

Pas pour se battre ou quoi que ce soit, mais parce que c’est la procédure.

La « procédure », j’adore ce mot !

C’est Dev qui nous l’a dégotté. Ce n’est pas le plus important. Le plus important, c’est qu’on ramasse tous les lutins qui rôdent dans le coin. On les enferme dans une grande maison qu’on a entourée d’une barricade de métal.

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Elle se trouve au milieu des bois, dissimulée par un charme, c’est-à-dire un sort qui empêche les gens de la voir. Ça ne m’amuse pas vraiment de piéger les lutins, mais je ne sais pas quoi faire d’autre, parce qu’ils sont dangereux.

Avant qu’on les arrête, ils tuaient de jeunes garçons.

C’est un besoin…, un réflexe ? En tout cas, on ne pouvait plus les contrôler parce que leur roi avait perdu le contrôle de la situation. La société des lutins est très hiérarchisée.

Le roi et la plupart de ses serviteurs sont toujours enfermés, mais, de temps à autre, un lutin d’une autre région débarque chez nous.

Nous ne savons pas pourquoi.

Nous devons simplement les arrêter, eux aussi !

à propos des lutins

Les lutins ne ressemblent pas à la fée Clochette, même s’ils portent parfois des tutus. De toute façon, tout le monde en met !

Au lieu de déjeuner à la cafétéria, Devyn et moi, on se contente d’un bagel pour se laisser le temps d’aller faire quelques recherches à la bibliothèque. Je fais un signe à la bibliothécaire dont je ne parviens pas à retenir le nom, ce qui n’est pas sympa, car elle est plutôt cool.

On installe nos ordinateurs sur une table de bois poli, presque jaune, tant il est clair. En plongeant sous la table pour brancher son portable, Devyn se cogne la tête.

— Aïe ! s’écrie-t-il en laissant échapper le cordon d’alimentation.

— Laisse-moi faire !

Des étincelles d’électricité se propagent un peu partout.

— Merci, dit Devyn.

— Y a pas de lézard.

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La bibliothèque n’est pas vraiment comble. Personne ne chuchote ; on peut, mais on n’a pas le droit de crier.

Un groupe de filles ricane devant un écran d’ordinateur. On entend un clic, je crois qu’elles prennent des photos. Deux autres types tapent sur leur clavier comme des mabouls, mais je ne sais pas s’ils travaillent ou s’ils jouent. Nous sommes venus pour notre guide sur les lutins, qui n’est pas facile à écrire. Tout ce que l’on trouve sur le Net concerne la fée Clochette et un vieux groupe de rock de Boston, appelé Pixies1.

— Pourquoi est-ce que je ne tombe que sur des sites de chatons et de chanteurs de rock ?

— Un peu de patience ! répond Dev.

J’essaie un autre site que j’étudie.

— Bon, ma patience m’a conduite sur le site d’une femme qui prépare un doctorat, veut se retirer en écosse et adore les images de bandes dessinées de femmes en minijupes !

— Fais-moi voir. C’en est peut-être une !

— Ça m’étonnerait…

— Sait-on jamais !

Il sort la tête de son propre écran et déballe un bagel.

Au cours du mois dernier, on a épluché une bonne vingtaine de blogs qui parlent de lutins. Mais, en fait, il ne s’agit jamais de vrais lutins. La plupart sont des blogs de lecteurs de fantasy ; c’est cool, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse.

— J’en ai assez ! J’ai envie d’agir, d’être plus créative !

— La recherche, c’est créatif !

Je renifle d’un air méprisant, je n’y peux rien.

1. En anglais, « lutins » se dit pixies.

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— Patrouiller aussi !

Mon téléphone vibre. Je souris. Ça non plus, je n’y peux rien !

— C’est Nick ? Ça fait combien de temps que tu ne l’as pas vu ? Cinq minutes ?

— Cinq minutes, dis-je en pressant une touche pour retirer le message. C’est très long.

Devyn roule les yeux.

— Qu’est-ce qu’il te dit ? « Je t’aime, bébé » ?

— La ferme ! Il me dit : « Rejoins-moi au rayon poésie. »

Je bondis de ma chaise en le cherchant du regard.

— Il est là.

Devyn se met à rire.

— Tu me laisses tomber, alors ?

— Ouais, dis-je en essayant de me souvenir de l’endroit où se trouve le rayon poésie. De toute façon, tu es plus doué que moi pour les recherches.

— C’est faux !

Je me dirige vers le mur du fond, mais je reviens sur mes pas et me penche sur la table pour murmurer :

— Essaie de faire une recherche sur « invasion de lutins ». Ils sont trop nombreux en ce moment, c’est louche.

— Bonne idée !

Je contourne en vitesse le comptoir où la bibliothé-

caire discute de l’origine d’une citation ou de je ne sais quoi et je longe le rayon « romans Ca-Cz ». Ensuite, je tourne à droite.

Ici, tous les rayonnages montent au plafond. Parfois, il faut grimper sur un escabeau.

C’est une drôle de bibliothèque pour un lycée, mais je crois, je dis bien je crois, que la poésie se trouve tout au fond, à gauche.

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Mon téléphone vibre encore. « Alors, tu viens ? » Je tape : « Minute, papillon ! »

La bibliothèque sent les vieux livres et le papier neuf, le café et les sandwichs. Les rayons qui filtrent à travers les fenêtres espacées régulièrement diffusent une lumière dorée qui semble entourer les objets d’un halo de bonheur. Je contourne le rayonnage.

Appuyé contre un grand radiateur gris, Nick me sourit.

Son gros pull noir frotte contre le mur. Pendant un instant, j’ai envie d’être ce mur. Bon, d’accord, pas plus d’une seconde !

— Salut.

— Salut. Je croyais que tu voulais sauter le repas pour partir en patrouille avec Issie.

— J’ai menti.

Il s’accroupit et ramasse un petit sac à dos noir que je ne reconnais pas. Il en sort une serviette de plage et l’étale sur le sol.

— Je vais t’aider.

Je prends le coin d’une serviette bleu vif, avec un dessin de vagues. Nos doigts se frôlent. Cela nous fait un choc, mais nous ne reculons pas.

— électricité statique, murmure-t-il.

Ses lèvres bougent lentement quand il me parle, lentement, comme s’il m’embrassait. Sa bouche forme une longue ligne de bonheur.

Je me penche vers lui alors qu’il brandit le doigt en l’air.

— Un instant. Assieds-toi sur la serviette, bébé.

— Chefaillon !

Je m’assieds quand même.

— Tu es aussi autoritaire que moi.

— C’est vrai.

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Il rit et sort un gros sac rempli d’objets ronds et sombres. Des cookies !

— Ce sont des cookies au…

— … chocolat et beurre de cacahuète. .

Je ne cesse de regarder ses lèvres, mais j’ouvre le sac.— Je les adore ! Ma mère m’en faisait toujours !

— Je sais.

— Comment le sais-tu ?

— Tu me l’as déjà dit !

Il s’assied à côté de moi et, avant que je ne m’emballe trop vite, il prend un cookie et le met devant ma bouche pour me taquiner.

— Tu en veux ?

J’ouvre les lèvres. Il glisse le cookie, je mords dedans. Le biscuit fond dans ma bouche.

— Oh ! C’est trop bon !

Il rit et se penche en arrière.

— Tu sais qu’on n’a pas le droit de manger ici ?

— Oui, nous sommes des vilains !

— Absolument.

Il mord dans mon cookie.

— Tu sais, le bal de la promo approche à grands pas. .

— Le bal d’hiver. J’ai vu les affiches partout.

— Tu veux y aller ?

Je réfléchis un instant :

— Il faudra s’habiller ?

Il acquiesce. J’avance un peu, les mains à plat sur la serviette, rapprochant mon visage du sien. Dans ma poitrine, quelque chose se met à chauffer, une agréable brûlure, près du cœur.

— Il y aura des slows ?

— Hum, hum.

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Sa lèvre supérieure se tourne un bref instant vers l’intérieur de sa bouche et se remet en place aussitôt.

J’étire ma colonne vertébrale, si bien que mes lèvres effleurent presque les siennes.

— Tu me serreras contre toi, et on dansera collés l’un contre l’autre, tu mettras la main derrière ma tête et tu me passeras les doigts dans les cheveux…

Il ne dit rien. Il baisse la tête, passe les doigts dans mes cheveux, et ses lèvres effleurent les miennes dans un baiser prolongé. Ses lèvres sont douces et fermes, son souffle se mêle au mien. À l’intérieur de moi, tout se vide : il ne reste que lui et moi, les livres et les cookies.

— Tu parlais de ça ?

Je reprends mon souffle et j’approche mes lèvres de son oreille.

— Tout à fait…

— Et si je te promets que cela se passera comme ça, me feras-tu l’honneur d’être ma cavalière ?

Je m’assieds sur mes talons.

— Et tu me promets de ne plus patrouiller seul ?

Il se raidit un instant, sourit et croise les bras.

— Tu es la reine des enquiquineuses !

— C’est pour cela que tu m’aimes, non ?

Il me lance un nouveau cookie.

— Et parce que tu me donnes un bon prétexte pour faire des cookies !

J’attrape le biscuit de la main gauche.

— Excellente raison. Et moi, tu sais pourquoi je t’aime ?

— Parce que je fais de merveilleux cookies ?

Il brise le sien en deux et le met dans sa bouche.

— En partie, je le reconnais. Mais pas seulement.

Je grignote mon propre cookie. Une miette tombe sur son jean, que je brosse d’un geste de la main.

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— Arrête de me faire poireauter !

— Bon, je cesse de te torturer : je t’aime pour la manière dont tu t’occupes des autres, pour ton obstina-tion et parce que tu aimes Issie et Devyn.

Il se penche et m’embrasse sur le front et les paupiè-

res. Ses baisers sont doux, tendres et légers.

— Moi aussi, je t’aime, Zara.

— Je suis si heureuse !

Le reste de la journée se déroule sans incident.

Après les cours, Nick part travailler à l’hôpital, et Issie et Devyn vont en atelier de français. J’en profite pour aller courir seule. Nous pouvons de nouveau aller faire notre jogging dehors depuis que les garçons ont cessé de disparaître. Le lycée avait interdit tous les entraî-

nements à l’extérieur après l’enlèvement de Jay Dahlberg et du jeune Beardsley par des lutins. évidemment, personne ne savait que les coupables étaient des lutins ; on croyait simplement que les garçons disparaissaient mystérieusement dans les bois. Aujourd’hui encore, rares sont ceux qui connaissent la vérité. Tout le monde croit à l’existence d’un tueur en série.

Chaque fois que mon pied touche le sol, j’entends le rire de mon beau-père. Courir sur la neige, même la neige dure du Maine qui a été tassée par les chasse-neige, ce n’est pas aussi cool que de courir dans les rues de Charleston, ma ville natale, embaumée par le parfum des fleurs, même en hiver.

Il y fait toujours beau !

Bedford n’a rien à voir avec Charleston. Ma mère m’a envoyée ici parce que j’avais du mal à me remettre de la mort de mon beau-père. J’ai eu des difficultés à m’adapter. Ici, il y a moins de six mille habitants, et l’océan constitue une menace glaciale qui gronde 25

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sans cesse, sur les rives de la péninsule. Ici tout n’est qu’arbres, gadoue et froid, du moins en hiver. Je ne connais pas la région au printemps. Les branches des arbres dénudés ressemblent à autant de bras tendus qui implorent de l’aide. Je contemple l’écorce et y discerne les formes des esprits cachés dans la forêt.

Les nœuds sombres, là où les membres ont disparu, évoquent autant de bouches hurlantes.

Néanmoins, je longe la ligne des arbres qui bordent la piste, grimpe la colline derrière les entrepôts de Bedford et poursuis mon chemin. Je pense que Devyn ferait bien de ne pas trop s’intéresser à Cassidy, car Issie et lui sont vraiment faits l’un pour l’autre.

Je me demande bien pourquoi c’est une évidence pour tout le monde, sauf pour lui.

C’est à ce moment-là que j’entends… Le son est étouffé, mais c’est un gémissement humain.

« Mmmm… »

Les araignées recommencent à grouiller sous ma peau.

— Merde !

Je m’arrête. écoute. Je sors mon téléphone portable, compose le 911, mais finalement je ne passe pas l’appel.

Enfin, sérieusement, qu’est-ce que je pourrais bien raconter ? Bonjour, je m’appelle Zara, je suis près de la voie ferrée, derrière les entrepôts. Je viens d’entendre un bruit bizarre et j’ai l’impression d’avoir des araignées sous la peau. Je crois que le roi des lutins rôde dans les parages !

C’est impossible. Le roi des lutins est enfermé dans une maison, de l’autre côté de la ville, ce qui signifie. .

que je me fais des idées.

« Mmmm… Mmmmm. »

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Le son vient de la gauche. Je sursaute, scrutant les bois à la recherche d’une trace. Mais il n’y a pas de trace, du moins pas d’empreintes de pied.

Mais quelque chose attire mon attention. Je m’accroupis et prends un peu de neige. De la poussière, un tout petit peu de poussière. Elle scintille. Donc, je ne me fais pas de fausses idées !

Les rois des lutins sèment de la poussière d’or dans leur sillage. Les lutins ordinaires ? Beaucoup moins.

Le vent s’engouffre dans les arbres décharnés.

Une branche craque sous la pression, comme si elle allait céder et tomber sur le sol. Je connais bien cette sensation.

Je perçois un sentiment d’urgence que je comprends parfaitement. C’est une voix. Une voix étouffée, ce qui signifie que quelqu’un a des ennuis. J’appuie sur la touche de raccourci de Nick, mais il est au travail et ne répond pas. Les téléphones portables sont interdits à l’hôpital. Je laisse un message. « Nick, c’est moi. » Je parle tout bas, tournant en rond à la recherche de prédateurs. « Je fais mon jogging près des entrepôts, je crois avoir entendu quelque chose. Bon, je vais voir. Si je ne rappelle pas, c’est que je suis à moitié morte. Ciao ! »

« Mmmm… »

Je m’enfonce dans l’immensité blanche qui croustille sous mes pieds, en surveillant les branches pour m’assurer que rien ni personne ne va me sauter dessus.

C’est un réflexe de paranoïaque, je sais, mais l’absence de paranoïa, c’est très dangereux pour votre vie. Je repense à mes phobies. C’est mon truc. Je psalmodie ma liste pour chasser la peur.

Gastralgophobie, peur des maux d’estomac.

Periglycophobie, peur des emballages de sucre.

Genuphobie, phobie des genoux.

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CArrIE JonEs

Cinq mètres plus loin, je découvre la source du bruit.

C’est un garçon, attaché au tronc d’un grand arbre. Il est blond. On lui a mis du sparadrap sur la bouche et il est ligoté avec du fil barbelé.

C’est d’ailleurs ce fil qui le maintient en position debout. Les lutins l’ont presque tué.

À moins que ce ne soit lui, le lutin ! C’est peut-être lui que Nick a rencontré, mais Nick ne se serait pas contenté de l’attacher et de l’abandonner ici ?

Réponse : si, peut-être.

Mon estomac se noue. Le type me regarde avec des yeux suppliants. Il a l’air à deux doigts de la mort.

Lutin ou pas, je cours vers lui. J’enlève mes gants qui tombent par terre ; il y a une grosse tache noire à côté de ses bottes. La neige commence à tomber, de gros flocons gorgés d’eau, de la taille de mon pouce. J’essaye de défaire le fil barbelé, mais il fait si froid que cela me brûle la peau. Je recule d’un coup. Mes doigts se recroquevillent pour se protéger.

« Mmmm… mmm. »

Sa voix est aussi désespérée que ses yeux sont verts.

Je comprends enfin ce qu’il me demande.

— Ça risque de faire mal.

Cela me gêne d’arracher le sparadrap, mais je le fais quand même. Je passe les ongles sous le coin et tire très fort. L’adhésif cède d’un coup.

— Remets tes gants et détache-moi.

Il parle d’une voix grave avec une pointe d’accent que je ne reconnais pas. On dirait presque un accent irlandais. Pas vraiment.

— Je t’en prie… Elle va…

— C’était un coup des lutins ? C’est eux qui t’ont fait ça ? J’ai vu la poussière. Ou alors, c’est toi, le lutin ? Il faut que je sache…

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CAPTIVE

La culpabilité m’envahit. Les lutins sont malfaisants, mais face à quelqu’un de si mal en point, même si c’en est un, cela n’a plus d’importance.

— … si tu es toujours en danger.

Chaque mot semble lui demander un effort considé-

rable. Ses lèvres s’écartent lentement.

— Quoi ? Elle est… Je ne veux pas mourir.

— Tu ne vas pas mourir !

Je ramasse mes gants dans la neige et les enfile.

C’est un lutin, je le sais maintenant, mais je ne peux pas le laisser mourir. Mon cœur a pitié de lui. Ce serait affreux de le laisser là, attaché à un arbre, à attendre la mort.

— Si tu promets de ne pas me faire de mal, je promets de ne pas te laisser mourir.

— J’essaierai, mais si elle revient…

Je m’apprête à défaire les barbelés lorsque sa voix se brise.

— Attention !

Je me retourne. Un gant tombe à terre, tandis que l’autre est à demi enfilé. Une femme se dresse devant moi. Elle est minuscule, mais très belle, avec sa longue chevelure bouclée et sa peau mate. J’en reste bouche bée.— Ne la laisse pas m’emmener ! me chuchote-t-il, alors que je m’écarte de lui.

— Je ne la laisserai pas faire !

Je ne suis pas certaine de tenir cette promesse. La femme a quelque chose de très menaçant. À cause de cette espèce de cotte de mailles au-dessus de sa robe de velours vert sombre, peut-être, ou de son regard intense et terrifiant.

— Tu sais parfaitement que je dois t’emmener, guerrier.

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CArrIE JonEs

Elle s’exprime d’une voix ferme. Son regard étincelle. Elle avance de quelques pas. Ses mains fines et délicates semblent pourtant terrifiantes.

Je lève un bras couvert de chair de poule.

— Un instant ! Temps mort, d’accord ?

Elle a un sourire méprisant.

— Tu n’essaierais pas de m’arrêter, ma petite ?

— Pardon ? Vous avez dit « ma petite ». Pour qui vous vous prenez ? Une géante ?

Ma colère donne une note d’amertume à ma voix.

— Ne fais pas ça ! souffle le type derrière moi.

La femme sourit et avance encore d’un pas.

— C’est mon devoir sacré d’emmener le soldat tombé.

— De l’emmener où ?

Je ramasse mon gant et recule pour recommencer à défaire le fil de fer. J’agis de manière décontractée, comme si mon cœur ne battait pas à deux cents coups à la minute, comme si cette femme n’avait pas des crocs lui sortant de la bouche…

— Walhalla ! dit-elle.

Je fouille ma mémoire. Devyn m’a parlé des mythes, et je crois qu’il a déjà prononcé ce mot, mais je ne me souviens plus très bien.

— Walhalla ? Cela a un rapport avec la mythologie nordique ? C’est dans le Nord ? Le dieu Odin ? C’est bien ça ?

Elle se précipite vers moi. Des griffes à la place des ongles. Qui s’enfoncent dans la chair de mes joues. Elle déchire la peau. Son regard froid et dur plonge dans le mien. Des flocons de neige tombent sur ses cils.

— Comment oses-tu prononcer son nom ! Mauviette humaine ! Tu n’es qu’un être misérable et sans défense devant lui.

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Sa fureur semble se diffuser dans tout mon corps par la pointe de son ongle. J’ai l’impression qu’un élément fondamental vient de basculer en moi. Je suis prise de vertiges, mais je lutte pour résister. Je détourne le regard et m’intéresse au garçon ligoté. Je continue à défaire les fils. Ils sont noués, mais j’ai un don particulier pour défaire les nœuds. Je n’écarte pas ma joue, refusant de montrer ma peur !

— Quel nom ? Celui d’Odin ?

Le nœud cède enfin. Je tire sur le fil, et le lutin tombe en avant. Je saute et le retiens juste à temps. Il lutte pour tenir debout et s’appuie sur moi. J’ai les deux bras autour de sa poitrine. La neige craque sous nos pieds. Tout autour de nous, les arbres se balancent dans le vent.

La femme siffle et renifle l’air. Le monde n’est plus que froidure et grisaille sans couleur. Elle me regarde d’un air accusateur.

— Tu n’es pas humaine !

Je m’efforce de faire tenir le garçon debout.

— Comment ça, pas humaine ?

Ses yeux se plissent légèrement.

— Non… pas tout à fait.

Un masque de dégoût s’imprime sur son visage.

— Tu es une hybride…

Le garçon se raidit un peu et se met à trembler. Nos pieds s’enfoncent dans la neige tandis que j’essaye de le maintenir en équilibre. Je l’appuie légèrement contre l’écorce rugueuse de l’arbre.

— Si ça vous chante.

J’inspire profondément, essaye d’oublier les griffes, les crocs et pense au couteau caché dans ma chaussette.

Il faudra que je lâche le garçon pour pouvoir le prendre. Je réfléchis à toute vitesse, tout en gardant l’air de rien. Je continue à parler.

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— Le problème, c’est que vous ne pouvez pas l’emmener.

— Et pourquoi ça ?

Une pomme de pin tombe dans la neige. Ses bordures brunes soulignées de blanc lui donnent un air étrange.

— Parce que je ne suis pas encore tombé. Je suis toujours en vie ! dit-il.

— Plus pour longtemps.

Un sourire mauvais se dessine sur ses lèvres. Elle tire la langue pour attraper un flocon de neige. Le vent siffle dans les branches des arbres. Nous ne sommes pas seuls ici.

— Oh ! que si, pour longtemps ! On va le soigner correctement et il se remettra vite.

— Le soigner ! Tu sais qui c’est, hybride ? Regarde-le un peu !

— Ne me traitez pas d’hybride !

Elle prend l’air hautain d’un mannequin qui vient de signer un contrat à cinq millions de dollars !

— Tu n’as aucune force ! Tu es à peine capable de le soutenir.

Elle a raison. Autour de nous, le monde attend en silence. Une blancheur insupportable tombe d’un ciel noir. J’ai le nez qui coule.

Le lutin gémit doucement, un gémissement plein de tristesse, de douleur et de désespoir. Il est vulnérable.

Lutin ou pas, il a besoin de moi.

Je m’endurcis.

— Je ne vais pas l’abandonner.

Elle lève les sourcils, comme si elle réfléchissait à la situation. J’aimerais bien comprendre ce qui se trame, mais je suis trop occupée à essayer de tenir debout.

Le froid s’insinue dans mes pieds, me transperce les chairs.

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CAPTIVE

— Il a peut-être une chance de survivre maintenant que tu t’en es mêlée.

J’attends.

— Nous lui offrons une récompense, pas une puni-tion, dit-elle, d’une voix suave. Je te le jure. Après sa mort, il combattra aux côtés d’Odin dans la plus grande bataille de tous les temps.

Farouches et furieux, les mots s’échappent de ses dents serrées :

— Je ne suis pas prêt à mourir. J’ai encore du travail ici. JE NE PEUX PAS MOURIR !

Une autre pomme de pin se détache et tombe du ciel.

Elle me touche à l’épaule et dégringole sur le sol. Des petits morceaux se brisent et se collent à la neige dans sa chute. Le vent nous fouette violemment, j’ai du mal à tenir debout, mais la femme reste insensible.

— Je vois.

Des plumes s’échappent de son dos, et ses yeux sont rouges de fureur. Sa chevelure tourbillonne derrière elle, soulevée par le vent. Le spectacle devrait être magnifique ; il est tout simplement terrifiant.

Je chancelle un peu. Le garçon passe le bras autour de ma taille et, bien qu’il tienne à peine sur ses pieds, il essaie de me protéger. Le vent ébouriffe ses cheveux blonds.

— Je ne ferai aucun mal à la petite hybride, dit la femme.

À cet instant, je m’aperçois que les plumes sont en fait des ailes d’un noir profond, gracieuses et étincelantes comme celles d’un cygne. Je ne sais que penser.

Je ne sais que dire ni que faire. Je reste immobile, figée par le froid ou la peur, ou les deux.

— Tu as la bouche ouverte, dit-elle presque en souriant. Je vais te le laisser, puisqu’il va peut-être 33

CArrIE JonEs

vivre, maintenant que tu t’es interposée. Ce sera à toi de décider si tu as eu raison ou tort, hybride…

Je commence à protester.

Elle lève la main.

— Et je trouverai d’autres guerriers bientôt. La mort est là qui rôde. Je le sens dans le vent. Pas toi ?

Je crois que si… Une menace sourde, un orage qui attend son heure. Tout autour de nous, les flocons virevoltent. Elle hoche la tête et s’envole. Ses ailes de cygne se déploient et elle s’élève dans les airs vers la blancheur du ciel.

Je titube et tombe. Le garçon s’écroule sur moi. Il se met à rire, d’un rire nerveux, dément, éreinté.

— Excuse-moi, excuse-moi. Ouf… je l’ai échappé belle…

Il s’interrompt et rit de plus en plus fort. Les mouvements le font grimacer et gémir.

Tant bien que mal, je m’extirpe, inquiète de voir qu’il a perdu la raison. Il secoue la tête, puis fait un petit signe. Une main tremblante, carrée, tout écorchée, se lève et se porte à la naissance des cheveux, sur son front. Nos regards se croisent. Ses lèvres bougent.

— Merci, dit-il avant de s’évanouir.

Génial !

à propos des lutins

Les lutins n’ont rien de gentil. Ils sont méchants. Pas du genre mauvais coucheurs, non, méchants comme dans les films d’horreur qui vous font frémir de terreur, quand vous al ez vous coucher. Vous croyez que je plaisante ? Pas le moins du monde !

Un vent terrible souffle toujours. Les secondes durent des minutes entières. Je dois absolument faire quelque chose d’intelligent, ne pas me contenter de regarder le garçon évanoui dans la neige. Il est assez jeune, un ou deux ans de plus que moi, si tant est que l’on puisse estimer l’âge des lutins. Je n’en sais rien, en fait. Il ne porte pas de manteau, mais un simple pull-over irlandais et un jean. Il doit être frigorifié.

Je scrute le ciel blanc, à la recherche de la femme.

Des flocons de neige me tombent dans les yeux et fondent instantanément. Elle a disparu. Je cligne des yeux pour chasser l’eau et regarde si le garçon a une grave blessure, s’il perd du sang. Il a une grosse marque de morsure sur le ventre. La peau est déchirée et lacé-

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rée. Il en suinte un sang rouge bleuâtre, peut-être parce qu’il se mêle aux fibres sombres de la laine ou parce que c’est la couleur du sang des lutins, je l’ignore.

Une autre seconde s’écoule et il commence à ouvrir les paupières.

Je n’ai rien pour faire un pansement en dehors de mon coupe-vent, si bien que je l’enlève et le lui attache autour de l’estomac. Je noue les bras et essaie d’opérer une compression. Le sang dégage une odeur de cuir et de métal. Sortant mon téléphone, je compose le numéro de ma grand-mère, une urgentiste qui est donc douée pour les blessures graves. Le téléphone sonne une fois.

Il met la main sur la mienne, et la communication se coupe. Ses lèvres sont parcheminées.

— Mais, enfin ? J’appelle des secours ! dis-je, folle de rage.

— Non, non, pas les secours ! Il faut que je me cache… jusqu’à ce que je guérisse.

— Tu es incapable d’aligner trois mots ; cela signifie que tu n’es pas en état de prendre une décision.

Il hoche la tête.

— Je t’en supplie ! Personne ne doit savoir que je me trouve ici… Tue-moi… pendant que je suis faible.

Le téléphone sonne. Grand-mère me rappelle. Je me passe la main dans les cheveux, mais j’ai oublié qu’elle est couverte de sang.

— Non, ce n’est pas une bonne idée.

— Je t’en prie !

— Je ne peux pas te laisser mourir !

Il éclate d’un rire amer.

— Si j’avais été au bord de la mort, Vérité m’aurait emporté.

— Vérité ?

— La walkyrie.

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La sonnerie se tait.

— Ah oui ? Je ne sais pas ce qu’est une walkyrie.

Il lève le sourcil.

— Tu fais partie des lutins, oui ou non ?

— Non…

Je presse la main contre sa blessure.

Il gémit, mais parvient à me regarder.

— Bon, je suis à moitié lutin… Ça fait mal ?

— Un peu.

D’après sa grimace, c’est plus qu’un peu.

— Alors, c’est vrai…

Sa phrase se termine dans un gémissement et, soudain, j’ai vraiment pitié de lui.

— Je suis désolée d’avoir crié, vraiment désolée. Je n’ai pas un mauvais fond, mais il faut te sortir de là. Tu es blessé et il faut qu’on arrange ça. Je vais te conduire à l’hôpital.

— Non, pas à l’hôpital ! Chez moi !

— Tu devrais aller à l’hôpital.

— Personne ne pourra me soigner.

Il se lève. Son jean sombre est couvert de neige.

— J’ai besoin de m’appuyer sur toi, cela ne t’ennuie pas ?

— C’est bon.

Il passe le bras autour de mon épaule et je le prends par la taille. Il est beaucoup plus léger que Nick, c’est une chance. On commence à se traîner dans les bois. Il tousse comme un phoque et trébuche un peu. J’éprouve une certaine tendresse pour lui.

— Ne t’inquiète pas, ma voiture n’est pas très loin.

Il hoche la tête et bredouille quelques mots. Des perles de sueur ruissellent sur son front. Le vent se renforce encore. La neige qui continue de tomber à gros flocons s’accroche à nos cheveux et efface nos empreintes.

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C’est une longue marche, mais je parviens à le conduire jusqu’au parking, qui, par chance, est presque vide. Le garçon semble recouvrer un peu de forces.

— Je te conduis à l’hôpital.

— Cela me tuera !

Je fais un pas en arrière.

— Je sais que tu n’es pas humain. Tu es un lutin ordinaire ou un roi ?

Il hoche la tête.

— Plus de questions, je t’en prie.

— Tu es un roi, alors…

— J’ai dit plus de…

— Je sais ce que tu as dit. Mais, nous, on a un endroit pour les lutins.

Ses yeux se braquent sur les miens.

— Alors, la rumeur dit vrai…

— Quelle rumeur ?

— On essaierait de nous piéger…

Je ne réponds pas. Le froid se cristallise dans mes narines. J’appuie sur la télécommande et déverrouille la voiture. Elle bipe.

— C’est barbare !

Je ne suis absolument pas d’accord. On s’approche de la voiture. Yoko est garée juste à côté d’un gros camion, le véhicule standard de la population mâle du lycée de Bedford.

— Les lutins tuent des gens ! Ils torturent les garçons.

— Parce que leur roi est faible ! dit-il avant de tousser. Si je n’étais pas blessé, je t’obligerais à me conduire à eux.

— Eh bien, tu vois, tu es blessé.

Il baisse les paupières et observe mon visage.

— Ta peau devient bleue.

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— Il fait froid !

Il se moque de moi, et je résiste à l’envie de hurler.

Je ne sais plus quoi faire de lui. Il est blessé, mais c’est quand même un lutin. Un roi, peut-être. Ce n’est pas folichon, comme situation : c’est même atroce !

— Je vais t’emmener là-bas, dans la maison.

— Pas question ! crie-t-il d’une voix suraiguë, qui trahit son affolement.

Son visage se tord de douleur et il essaie de se stabiliser. Il m’attrape le poignet.

— Je ne peux pas y aller dans cet état !

Je libère mon poignet de son étreinte et ouvre la porte du passager.

— Je ne te laisserai pas tuer des gens !

Il me reprend par le bras, plus haut, cette fois.

— Je ne tue pas les gens. Simplement mes ennemis.

Je sais me maîtriser. Je te le jure. Tous les lutins… Nous ne sommes pas tous pareils. Tu ne peux pas nous juger en te fondant sur ton expérience avec quelques-uns. Ce ne serait pas juste.

Il a touché un point sensible. À l’intérieur de moi, j’éprouve des sensations étranges. Le monde sombre dans le flou. Je dois avoir de la fièvre. J’essaie de me concentrer.

— Qui t’a mordu ?

— Quoi ? dit-il en me scrutant du regard.

— Qui t’a mordu ?

Son expression se fait plus dure.

— Un loup.

J’en étais sûre, ce n’est pas pour ça que je me sens mieux. Le lutin observe les réactions de mon visage. Je m’efforce de paraître sereine.

— Un loup ?

— Tu le connais.

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C’est une affirmation, pas une question. Son étreinte se resserre sur mon bras. Il est très fort malgré sa blessure.

— T’as raison. Je connais bien un loup. On va manger des pizzas ensemble, et je lui brosse sa fourrure. Bien sûr que non, je ne connais pas de loup ! Allez, monte dans la voiture !

Il gémit en s’installant sur le siège du passager. Je ne sais pas si c’est à cause de sa blessure ou s’il ne supporte pas la voiture faite de métal et d’acier.

Les lutins ont horreur du métal.

Pendant un instant, je me demande s’il doit mettre sa ceinture de sécurité. Elle passerait juste au-dessus de sa blessure.

Je renonce et ferme la portière.

— Attention aux pieds !

Il les rentre. Je me dirige de l’autre côté de la voiture en regardant ma montre. Je devrais pouvoir le conduire à la maison des lutins et rentrer avant la fin du cours de français d’Issie, mais quelque chose me turlupine. Je ne sais pas s’il mérite d’être enfermé.

Je ne sais pas quel est son crime, si tant est qu’il soit coupable de quoi que ce soit.

Tout ce que je sais, c’est qu’il est un lutin. Suis-je en train de condamner toute une espèce à cause de ce qui s’est produit dans la région ? Et si les lutins n’étaient pas tous d’horribles tortionnaires ?

J’ouvre la portière.

De toute évidence, Nick n’avait pas éprouvé le moindre doute. Il n’aurait pas mordu le lutin à l’estomac s’il avait eu des doutes. Nick voit les choses en noir et blanc quand il s’agit d’analyser le bien et le mal. Moi, je louvoie plutôt dans les nuances de gris. Ce n’est pas forcément mieux, c’est simplement différent.

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Je m’installe derrière le volant, boucle ma ceinture et jette un coup d’œil vers le lutin. Adossé à son siège, il a la bouche entrouverte et les yeux fermés. Il souffre beaucoup.

— Je suis désolée que tu sois blessé.

Je dois être déshydratée, car j’ai la tête qui tourne. Je mets le contact pour démarrer Yoko et regarde par-dessus mon épaule droite pour sortir du parking.

— Ce n’est pas drôle que tu sois blessé, surtout si tu n’es…

Quelque chose s’illumine dans le coin de mon champ visuel, et une main agrippe mon épaule. Soudain, le monde bascule dans l’obscurité.

à propos des lutins

Quoi qu’en dise la légende, les lutins n’aiment pas se promener nus. Ils portent donc des vêtements.

Cela leur évite des engelures et des procès pour exhibitionnisme.

Lorsque je me réveille, je suis seule dans la voiture, et Issie frappe à la vitre. Les mèches qui ne sont pas enfermées sous son chapeau aux couleurs de l’arc-en-ciel volent au vent.

— Zara ! s’écrie Issie.

Ses petits poings tambourinent contre la vitre.

— Zara ! Ouvre-moi !

Je déverrouille la porte.

— Devyn, dépêche-toi !

Issie ouvre grand la porte et entre à l’intérieur. Elle me grimpe presque dessus.

— Ô mon Dieu, tu vas bien ? Je t’ai crue morte !

— Je ne suis pas morte, dis-je en me frottant les yeux, mais je me sens un peu groggy.

— Ce n’est vraiment pas un endroit pour dormir !

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Je ne voudrais pas te critiquer, mais c’est dangereux, Zara ! Ta voiture est au beau milieu de la route et le moteur est coupé !

Elle a les yeux exorbités par l’angoisse.

— Il a dû couper le moteur, dis-je.

J’essaie de comprendre ce qui a pu se passer.

— Ta peau est bizarre ! Presque bleue ! Un instant.

Qui ça « il » ? Nick ?

Nous sommes presque nez contre nez. L’air glacial s’engouffre dans la voiture par la portière ouverte tandis qu’elle me regarde droit dans les yeux.

Je me suis effondrée sur le siège du passager, et il y a une tache de bave gênante sur la tapisserie gris sombre.

Je me redresse et m’assieds correctement.

— Non pas Nick, cet horrible lutin.

— Quoi ? De quoi tu parles ?

Il a dû m’assommer. Je ne sais pas comment. Je porte la main à mon épaule, mais je ne sens rien, aucune douleur. Pas de sang. Il reste du sang sur la poignée de la portière côté passager, mais c’est tout. C’est la seule trace d’une présence.

Devyn arrive, Cassidy le suit. Elle a posé une main gantée sur le bras du fauteuil roulant, comme s’il lui appartenait. Un masque d’inquiétude s’imprime sur le visage de Devyn.

Je lui fais les gros yeux et regarde Cassidy, inquiète, elle aussi. Ses nattes volent au vent.

— Zara, que s’est-il passé ?

— Rien. Je me suis endormie et…

— Elle a appuyé sur le frein ! La voiture a glissé ! dit Issie pour me couvrir.

Cassidy plisse les yeux. Elle est très belle avec sa peau mate, et bien plus grande qu’Issie, bien plus sédui-sante, et bien plus futée, apparemment.

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— Le terrain n’est pas en pente.

— Ah ! parce que tu connais les lois de la gravité ?

explose Issie. Normal, tu dois toujours te débattre contre elle !

Elle donne un grand coup de coude dans l’épaule de Devyn, si bien que son fauteuil roulant ripe sur le côté.

Cassidy le rattrape. Leurs regards se croisent et il la remercie.

Tout semble se dérouler au ralenti, je ne sais pas si c’est parce que je suis toujours dans les vapes ou si c’est à cause d’Issie. Elle regarde Devyn. Celui-ci regarde toujours Cassidy qui lui adresse des œillades enamourées. Foutaises !

— Tu es sûre que tout va bien ? demande Devyn lorsqu’il parvient enfin à s’intéresser à nous.

Il est évident que chacun de ses mots est à double sens. Je ne peux absolument pas dire la vérité, pas avec Cassidy derrière lui. J’utilise le code que nous avons mis au point.

— J’ai été clochetée.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Cassidy qui tire sur les manches de son manteau.

Pendant une seconde, personne ne sait que répondre. « Clocheter », c’est le nom de code de la fée Clochette, qui est un autre code pour « attaque surprise de lutins ».

Devyn ment de manière très autoritaire, avec sa voix de pro.

— Fatiguée, exténuée, éreintée… Un état d’épuise-ment total.

Cassidy lui sourit.

— Je suis toujours clochetée après les contrôles de M. Burns. Toi aussi, Zara ? Ce type est un pervers !

Moi qui croyais que la bio, ce serait amusant !

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Je hoche la tête de manière un peu trop agressive, car le monde devient flou à nouveau.

— Tu es presque bleue, Zara. Tu es encore plus pâle que d’habitude.

— Oui, ce test m’a tuée !

Je fais des efforts pour parler. Pendant un instant, tout le monde garde le silence, mal à l’aise.

— Alors, Devyn, tu veux qu’on y aille ? demande enfin Cassidy.

— Euh…

Il tripote un classeur sur ses genoux. C’est notre projet de guide.

— Oui, Cassidy va me ramener à la maison, dit-il d’un air penaud.

— Ben, dis donc, on dirait que tu cherches une excuse pour ne pas venir avec moi… lance Cassidy en levant ses longs bras au-dessus de sa tête.

Elle enroule sa grande écharpe et lance un regard étrange et scrutateur vers Issie. Elle gratte la peau que l’écharpe vient d’effleurer et plaisante :

— C’est une telle corvée, de rentrer avec moi ?

— Non, dit Devyn qui bafouille, je ne voulais pas…

Il ne jette pas un regard à Issie, dont le visage n’est qu’une boule de détresse. J’en oublie presque le lutin.

La douleur d’Issie efface tout le reste.

— Appelle-moi plus tard, Zara ! crie Devyn que Cassidy conduit vers sa voiture.

Issie s’effondre sur le siège du passager.

— Tu es en état de conduire ?

— Oui.

— Alors, démarre ! ordonne-t-elle. Aussi vite que les limitations de vitesse le permettent. Qu’on file de là !

Je fais démarrer Yoko. En reculant dans l’allée du 46

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parking, je roule sur un objet qui s’écrase sous mon pneu dans un horrible craquement. J’ouvre la portière et regarde. Ce n’est qu’une vieille bouteille de coca, toute ratatinée à présent. Je referme la portière et, dès que la voiture est redressée, je tends le bras et écarte les cheveux qui cachent le visage d’Issie.

— Issie, tu veux que…

— Non, je ne veux pas en parler. Mon manque d’amour… ou je ne sais quoi… ça n’a pas d’importance. Dis-moi plutôt pourquoi tu t’es évanouie dans la voiture. Allez, je t’écoute.

Elle croise les bras sur sa poitrine.

— Mais…

— Je suis sérieuse, raconte-moi tout !

J’obéis.

Juste après l’avoir déposée, je reçois un appel de Devyn.

— C’est difficile à expliquer au téléphone, lui dis-je.

Je ne peux pas passer te voir ?

Soudain, je réalise que je ne suis jamais allée chez Devyn. Je ne sais même pas où il habite. Un long silence s’installe avant qu’il réponde :

— Non.

Je gare Yoko dans l’allée et contemple le joli chalet de bois style colonial de ma grand-mère. Tout a l’air si agréable, si normal. On ne dirait pas un endroit qui a été dévasté par le roi des lutins. Devyn est déjà venu ici une bonne centaine de fois, pour travailler sur notre guide, faire des recherches. Quelque chose se raidit dans mes entrailles. Que lui arrive-t-il ? Traîner avec Cassidy, laisser tomber Issie, refuser que je vienne le voir ? J’ai du mal à dissimuler la dureté de ma voix.

— Pourquoi ? Cassidy est avec toi ?

— Non.

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À présent, c’est à mon tour de garder le silence. Je gare Yoko, mais sans couper le moteur, pour profiter du chauffage. Je brûle d’envie de lui demander ce qu’il fabrique avec Cassidy. Elle ne le quitte plus d’une semelle, comme si elle jouait un rôle majeur dans nos vies. J’ai envie de lui expliquer que chaque fois qu’Issie le voit avec Cassidy, elle en a le cœur brisé.

— Pourquoi pas, alors ?

— Ce n’est pas le bon moment. Je suis désolé, Zara.

Je me sens mise sur la touche. Je lui explique aussi vite que possible ce qui s’est passé. Une fois mon récit terminé, j’appuie ma tête sur le volant. Je ne sais pas pourquoi, mais il sent le ketchup.

— Qu’est-ce que tu penses de cette walkyrie ?

— C’est fascinant. Cela implique toute une mythologie derrière les métamorphes et les garous, tu vois ?

Cela signifie que j’ai raison de m’intéresser à la mythologie nordique.

— Oui. Tu pourrais utiliser tes talents pour trouver des trucs sur Walhalla et les walkyries ? Je n’arrive pas à croire qu’il y ait autant de créatures auxquelles nous ne connaissons rien. Ça m’effraie, Devyn !

Je relève la tête de mon volant.

Dehors, tout est blanc, froid et nu. Les branches oscillent dans le vent.

— Tu peux en parler à Nick ? De ce qui s’est passé ?

— Oui, Zara. Je lui dirai que tu as laissé échapper un lutin, dit-il.

Il soupire assez fort pour que je l’entende.

— Merci.

— Il sait que tu te laisses attendrir. Ne t’inquiète pas, Zara, il ne sera pas fâché trop longtemps.

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— Tu crois ?

J’ouvre la portière, scrutant les alentours, pour m’assurer qu’il n’y a pas de lutin.

— J’en suis sûr. Je m’arrangerai pour ça. Des walkyries et Walhalla ! J’ose à peine imaginer ce que cela implique !

Il grommelle entre ses dents et raccroche sans dire au revoir. Je ferme la voiture et cours jusqu’à la porte d’entrée. Je grimpe les marches du perron deux à deux et glisse la clé dans la serrure sans me retourner. Je ne me retourne jamais. J’ai bien trop peur de ce que je pourrais voir, trop peur des dangers qui se dissimulent derrière les arbres, attendant le moment propice.

Pendant une heure, je fais mes devoirs et tape « walkyrie » dans Google. La première chose sur laquel e je tombe, c’est un film de 2008 sur Hitler avec Tom Cruise.

D’autres liens renvoient à des clubs de femmes culturistes, et je tombe enfin sur une référence à la mythologie nordique. Même si Dev fait sans doute de même chez lui, je ne peux tout de même pas renoncer à en savoir plus. La seule chose que j’apprends, c’est que les walkyries emmènent les guerriers blessés au Walhal a, le palais d’Odin, le chef des bons guerriers. Tiens, moi aussi, je suis un génie de la recherche ! Je ne crois pas que cela soit un endroit réel sur Terre, comme la Norvège, ou même les cieux.

La porte de la maison s’ouvre. Je ne lève pas les yeux de l’écran.

— Bonsoir, Betty.

— Non, ce n’est pas Betty, dit la voix de Nick.

Il referme la porte derrière lui et entre au salon. Il ôte son manteau et l’accroche à la rampe d’escalier.

Je place mon ordinateur portable sur une table basse, à côté d’un vieux livre de Stephen King que mon beau-père lisait et je me rue vers lui.

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— Ne te mets pas en colère. Je n’étais pas sûre à cent pour cent que c’était un lutin. Il était mourant et je ne pouvais pas l’abandonner comme ça… et juste à ce moment, la walkyrie est arrivée… mais je ne le savais pas. Je ne pouvais pas la laisser l’emporter.

Nick passe la main sur ma nuque. Il sent bon la forêt.

Il me regarde droit dans les yeux.

— Je ne suis pas en colère contre toi, Zara.

— Ouf !

— Je suis simplement frustré. Je n’aurais jamais dû le laisser là, mais j’ai manqué de temps. Maintenant, il est de nouveau en liberté, et ça craint, mais…

je te connais… Tu es incapable de laisser mourir quelqu’un.

Ses lèvres s’approchent et il murmure :

— Je ne suis pas en colère. C’est aussi pour ça que je t’aime.

Ses lèvres perdent leur raideur et s’adoucissent. Je me penche. Nos bouches s’effleurent et il n’est plus que douceur et tendresse. Sa main caresse mes cheveux.

— Tu es compliquée, quand même !

On s’installe sur le divan et on s’embrasse encore. Je soupire de bonheur, me blottissant contre lui.

— À présent, il va falloir partir à sa recherche.

— Je suis désolée.

— Je sais.

Il s’allonge et pose la tête sur mes genoux. Ses longues jambes pendent par-dessus le bras du divan. Il sourit et ferme les yeux. Je passe les doigts sur son front et sur la peau délicate de ses paupières. Il me prend la main et l’embrasse.

— Tu es si gentille avec moi !

Sa phrase à peine terminée, il s’endort. Ah, les mecs !

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Je parviens à attraper mon ordinateur et le mets sur le divan, à côté de moi. Je poursuis mes recherches sur les walkyries, jusqu’à ce qu’on frappe à la fenêtre.

C’est un rouge-gorge. Il tient un bout de papier dans son bec. Il cogne de nouveau contre la vitre et laisse tomber son papier avant de s’envoler.

Je me dégage doucement avant de traverser la pièce sur la pointe des pieds. Le papier est tombé sur le banc du porche. C’est un minuscule rouleau. Je scrute les alentours, mais le rouge-gorge a disparu. Rien ne trahit le moindre mouvement. Je déroule le papier. L’écriture serrée semble calligraphiée :

Ton loup est en danger. Si tu veux savoir pourquoi, tu dois me libérer. Deux jours. N’amène pas les garous.

Je fourre le billet dans ma poche et rentre à l’intérieur.

Nick gémit dans son sommeil. J’effleure ses paupières.

Je n’ai pas le choix si Nick est en danger. Non, pas le choix. Un lutin m’a donné un ordre en envoyant un oiseau comme messager.

Un oiseau ? Je suis prise de panique. S’il peut me contacter par ce biais, peut-il contacter n’importe qui ?

Pour qu’on vole à son secours ?

Cela ne me dit rien qui vaille ! Vraiment rien qui vaille !

à propos des lutins

Les lutins sont guidés par des rois… et leurs appétits. Ils sont très prudents. Ils ont un pouvoir sur les oiseaux.

Deux jours plus tard, je roule comme une folle avec Issie le long des chemins bordés d’arbres.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, dit Issie.

— On ne peut jamais savoir à l’avance si c’est une bonne idée, dis-je, philosophe. Il faut avoir confiance.

— Mouais, répond-elle, pas convaincue.

Ça m’effraie un peu, moi aussi. Je n’ai parlé de rien à Nick, même si j’en ai eu envie. J’ai simplement demandé à Issie de m’aider.

Une voix mâle grommelle à l’arrière du break.

— Même si j’apprécie les babillages sur les sentiments d’insécurité des jeunes filles américaines, j’espé-

rais un peu de soulagement à l’arrière. Vous ne pourriez pas me détacher ? On doit absolument poursuivre cette mascarade d’enlèvement ?

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— Non, non, on ne le détache pas !

Je mets la main devant ma bouche parce que j’ai crié.

— J’avais l’air méchant, non ?

— Oh ! si on veut, dit Issie. Tu n’es pas douée pour jouer les dures à cuire. C’est pour ça qu’on a besoin de Nick.

— Il faut que je m’améliore ! On ne peut pas toujours dépendre de Nick.

— Et puis, ce n’est vraiment pas confortable d’être attaché par un fil de fer dans un véhicule d’acier.

— Oui, oui, on a bien compris, monsieur le lutin, mais on s’en fiche.

Je tiens le volant de la main droite, appuie sur le clignotant pour signaler que je vais bifurquer, bien qu’il n’y ait pas le moindre signe d’une voiture à l’horizon.

Des bois, des bois et encore des bois, rien que des bois.

La maison des lutins est cachée au fin fond de la forêt.

— Ce n’est pas très sympa de kidnapper les gens.

— Ce ne sont pas des gens, ce sont des lutins. Et d’ailleurs, on ne l’enlève pas, puisqu’il était déjà prisonnier. C’est lui qui a accepté qu’on l’attache au fond de la voiture, raisonne Issie à voix haute. C’est un gentleman’s agreement, pas un enlèvement.

— Bon, bon, mais je n’arrive pas à oublier les paroles de l’autre lutin.

J’ai peur de faire des généralisations abusives à partir de quelques incidents anecdotiques. Le lutin blond semblait très différent, mais celui qu’on a mis dans la voiture a fait des choses terribles. Je le sais. Je n’ai pas à me sentir coupable.

Je me penche vers Issie et lui murmure :

— Je me sens coupable.

Elle fait semblant de me donner un coup.

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— Tu n’as pas le droit !

— Dis-moi comment tu commandes aux oiseaux !

— Je leur parle. Certains d’entre nous en sont capables.

— Alors, pourquoi tu ne lui as pas demandé de te libérer pour de bon ? Pourquoi tu ne lui as pas demandé de faire enlever la barricade de métal qui protège la maison ?

— Zara ! siffle Issie. Ne va pas lui souffler de mauvaises idées !

Tandis que je me maudis d’être aussi bête, il nous explique que la plupart des gens ne penseraient même pas à confier un mot à un oiseau. Le papier doit être si minuscule que personne n’y prête attention. En fait, il m’avait envoyé l’oiseau cinq fois avant que je ne le remarque. Et puis, dans le Maine, en hiver, les oiseaux se font rares. Je m’engage sur la route en essayant de laisser les choses se faire. Cette histoire d’oiseaux, ce n’est pas la priorité pour l’instant. Pendant la plus grande partie de ma vie, j’avais cru que le monde était normal, bien rond, sûr, uniquement peuplé d’êtres humains et d’animaux, domestiques ou sauvages. Et j’ai découvert que le monde n’est pas du tout comme ça ! La réalité n’est pas ronde, elle est plate. Et quand vous vous retrouvez sur les bords, vous pouvez tomber de haut, comme moi en octobre, lors de mon arrivée dans le Maine. C’est à ce moment-là que j’ai appris l’existence des lutins et des métamorphes.

À ce moment-là que j’ai appris ce qu’était la douleur et compris à quel point le monde était dangereux.

— On les a tous enfermés, dis-je, surtout pour me rassurer. À présent, tout le monde est en sécurité.

C’était la seule chose à faire.

— Nous n’avions pas le choix, confirme Issie en se mordant les ongles. Pas le choix.

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— Et avoir accepté de lui parler ? Simplement parce qu’il a fait appel à nous ?

— Nous n’avions pas le choix non plus.

— C’était peut-être une solution, oui. Mais je commence à me demander si c’était vraiment la bonne.

Je gare la voiture derrière chez Hannaford, la chaîne d’épicerie du Maine. De longs quais de déchargement surélevés surgissent à l’arrière du bâtiment. Des traces de pneus maculent la neige. D’affreux couvercles de poubelles verts battent dans le vent. Derrière nous, la forêt semble nous poursuivre. Issie avale sa salive quand je coupe le moteur de Yoko.

— On aurait peut-être dû aller chez toi !

— Non. Nick ou grand-mère auraient senti sa présence. Tu connais la puissance de leur flair !

— Et tu crois qu’ils ne vont pas sentir son odeur dans ta voiture ?

— Un point pour toi, O.K. ! Mais ils ne montent jamais dans ma voiture !

— Personne ne monte jamais avec toi parce que tu conduis comme un pied. Surtout, ne le prends pas mal !

— Tu t’es portée volontaire !

Elle esquisse un sourire.

— Je suis un peu cinglée. Et je t’aime bien. Et puis, je conduis encore plus mal que toi.

Je mets le chapeau que maman a commandé pour moi chez American Eagle. Il n’y a pas de magasins de vêtements ici, pas de centre commercial. C’est dingue.

Le seul endroit où l’on peut traîner, c’est l’épicerie !

— Bon, on y va !

— D’accord.

Nous ne bougeons ni l’une ni l’autre.

— Les filles… dit la voix à l’arrière.

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— Tais-toi ! Si tu ouvres encore la bouche, on te ramène à la maison des lutins, pigé ?

— De toute façon, vous avez bien l’intention de le faire, quoi qu’il arrive…

Issie tripote la poignée de la porte.

— Il marque un point.

Le vent se déchaîne et balaie la neige de manière anarchique, sans suivre la moindre direction. Il semble ne pas savoir dans quel sens souffler. Il se lève et retombe, se lève et retombe.

— Bon, j’y vais.

J’ouvre la portière et me dirige vers l’arrière du véhicule. Issie fait de même. On reste là à contempler le hayon de la Subaru couverte de boue. Le sable et la gadoue obscurcissent le numéro de la plaque.

— On n’est pas obligées de faire ça, dit Issie qui m’attrape par la manche de mon manteau.

J’inspire profondément.

— Il a dit que Nick était en danger.

— Il ment peut-être.

— Peut-être pas.

— D’accord, mais je n’ai pas vraiment confiance en M. le Vilain Lutin.

— Il s’est laissé attacher.

— Exact, dit Issie qui me relâche enfin. Mais il savait peut-être qu’on ne sait pas faire les nœuds.

Je tends le bras et pose la main sur la poignée qui ouvre le battant inférieur du hayon – je ne sais pas comment cela s’appelle. Par chance, ce n’est pas très important. Le battant s’ouvre lentement, c’est ce qui compte. Il y a une couverture, une vieille couverture rouge en patchwork.

Issie et moi, on a cousu des petites barres de fer dans la doublure d’ouate. Ensuite, on a attaché les pieds et les mains du lutin avec du fil de fer.

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— Tu crois que cela suffira ? demande Issie.

— Il n’a pas cherché à s’échapper lorsqu’on roulait.

— Exact. J’avais peur qu’il nous saute dessus et nous étrangle.

— Moi aussi !

— Pour de vrai ? Tu avais l’air si courageuse !

Issie croise les bras autour de sa poitrine pour essayer de se tenir chaud malgré le froid. De nouveau, le vent souffle. Les couvercles de poubelles se soulèvent. Les flocons tourbillonnent.

J’ai l’estomac qui s’en va je ne sais où.

— Il va falloir que j’entre à l’intérieur et que je l’enroule dans la couverture.

Issie cesse de sautiller.

— Hum, hum.

Je tire sur le coin de la couverture, la repliant juste assez pour que son visage blême reste visible. Des lignes bleutées affleurent sous la peau, et il a l’air moins humain que jamais. Il était si beau avec son épaisse chevelure noire, ses traits bien dessinés et virils, son regard intense… À présent, il a la pâleur des pieds en hiver. Ses yeux sont enfoncés dans les orbites. Les lignes bleues sous la peau soulignent son étrangeté. Il donne l’impression d’être à l’agonie, et c’est ma faute.

Ses lèvres gercées esquissent un vague sourire. J’ai presque envie de le toucher, de le réconforter, mais je ne bouge pas. Je ne peux pas. Je sais parfaitement qui il est.

— Princesse, murmure-t-il.

Je hoche la tête.

— Papa !

à propos des lutins

si vous devez vous battre avec des lutins, servez-vous d’armes qui contiennent du fer. Je parle du métal, pas d’un fer à repasser !

Beaucoup de gens souffrent de vitricophobie, la peur des beaux-pères, mais ni Devyn (dont les parents sont psychiatres et métamorphes) ni moi n’avons trouvé de terme pour la peur de son père biologique. Dans mon cas, je dirais que cette peur n’est pas irrationnelle, puisque mon père biologique est un lutin.

C’est logique d’avoir peur des lutins.

— Paterphobie !

Mon père m’envoie un regard foudroyant.

— Quoi ? murmure Issie qui se cache à moitié derrière moi.

— Paterphobie. Je viens de l’inventer.

— Zara, ma chérie, je ne crois pas que ce soit…

Il lui coupe la parole.

— Zara, tu n’as rien à craindre de moi.

Je ne réponds pas.

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— Je ne suis pas ton ennemi.

Issie n’y croit pas.

— Vous avez essayé de la kidnapper pour que sa mère vienne vous voir. Comme si cela ne suffisait pas, vous avez essayé de transformer sa mère en lutin. Ne le prenez pas mal, mais vous n’êtes pas le père de l’an-née ! Et, en plus, vous avez disparu de la scène pendant combien de temps déjà ? Seize ans ? C’est lamentable.

Vraiment. Comme père, y a pas plus nul !

Il sort les mains de dessous la couverture et attrape Issie par les poignets :

— Ce n’était pas ma faute !

Elle gémit de douleur.

Je me penche en avant et essaie d’ouvrir ses doigts.

C’est à ce moment-là que je remarque le fil de fer qui pend de son poignet.

— Tu la lâches immédiatement, sinon, je te jure que….

— Bon, dit-il d’une voix calme. Je la lâche.

Ses doigts s’ouvrent, un par un. Issie ramène son poignet vers elle et commence à le frotter.

— Il est sacrément costaud !

Un camion pétarade et nous fait sursauter, toutes les deux. Lui ne bouge pas une oreille, mais il grimace de douleur.

— Est-ce que le fer de la voiture te gêne ?

Je n’essaie même pas de dissimuler la note d’espoir dans ma voix.

Il ne prête pas attention à ma question. On voit des marques de brûlure sur ses doigts, mais c’est avec ces mêmes doigts qu’il s’en est pris à Issie.

Il est coriace ! Affaibli, mais coriace.

— Ce n’est pas ma faute… Quand tu étais enfant, ta mère est partie et t’a emmenée. Elle t’a cachée…

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— Parce que tu n’es qu’un cinglé de lutin qui vide le sang des garçons et les torture.

— Seulement quand je n’ai pas de reine… Seulement après avoir vécu des années sans reine. Et parce que mon peuple se soulevait… Tu le sais parfaitement.

C’était le seul moyen de maintenir l’ordre. Et maintenant… maintenant, c’est le chaos ! Tu n’imagines pas à quel point la situation est désastreuse.

Je sais qu’il pense à la grande maison dans laquelle on les enferme depuis quelques mois. Je repense à la manière dont ils avaient attaché Jay Dahlberg à un lit.

Le pauvre était mort de peur. Il avait des marques de morsures sur tous les membres. Les lutins l’entouraient, m’entouraient, comme si on était sur un autel.

— Je sais que tu me prends pour un monstre, Zara.

Ta mère aussi, mais si j’étais un monstre, je ne l’aurais jamais laissée partir la première fois. Je ne vous aurais jamais laissées mener une vie normale. Mais le besoin était devenu trop fort. Je perdais tout contrôle…

Et maintenant…

— Maintenant, quoi ?

— Les lutins ne sont pas tous comme moi. Les rois ne sont pas tous comme moi.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Soudain, mon cœur s’emplit d’espoir. L’autre lutin avait peut-être raison !

— Je veux dire que la plupart d’entre eux sont impi-toyables ; ils n’éprouvent aucun remords à torturer les êtres humains à mort. Ils ne le font pas qu’en dernier recours : c’est une activité quotidienne.

Le lutin que j’ai détaché de l’arbre ? Il disait exactement le contraire. Je regarde mon père dans les yeux.

Nous avons les mêmes yeux, légèrement relevés au coin.

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— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Ils arrivent…

— Où ça ?

— Ici.

Issie m’adresse un regard terrifié. Le vent lui-même semble se figer sur place. Puis il reprend son cours, tourbillonne, tournoie et nous fouette le visage.

— Ils sont déjà arrivés ! dis-je. On les a enfermés dans la maison avec toi.

— Aucun n’était roi. Ce n’étaient que des fantassins.

Tu connais la différence, Zara. Ta peau réagit face aux rois ou à ceux qui ont le potentiel nécessaire pour le devenir.

— La sensation d’araignées… dit Issie, bouche bée.

— Pourquoi ? Pourquoi cela me fait ça sous la peau ?

— Parce que tu cherches un partenaire. Tu réponds au pouvoir, dit mon père.

— J’ai déjà un partenaire !

Je grimace devant ce mot et me corrige aussitôt.

— Un petit copain. Nous n’avons encore jamais fait l’amour.

Mon père a un sourire méprisant.

— C’est un animal.

Je me retourne.

— Non, c’est un homme. Un héros ! Pas un animal.

— Je n’ai rien contre les animaux, dit Issie, vexée comme un pou. Je ne comprends pas pourquoi on les met toujours en bas de la hiérarchie. On fait moins d’un an de prison si on tue un chien, mais on y passe sa vie si on tue un homme. Quant aux oiseaux… On peut tuer n’importe quel oiseau si ce n’est pas une espèce protégée !

Je ne fais pas attention à Issie qui divague toujours quand elle est nerveuse.

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— Pourquoi viennent-ils ?

— Parce qu’ils savent que j’ai disparu. Ils me savent vulnérable. Tout le monde veut avoir plus de sujets sur lesquels régner, plus de terres…

Je mets les mains dans les poches.

— On les arrêtera. C’est tout !

Il secoue la tête.

— L’un d’eux trouvera la maison. Ils embaucheront des humains pour enlever la barricade de fer. Ils nous libéreront et mon peuple… mon peuple est affamé. Mes sujets le suivront et ce sera le chaos. Sans reine, je ne peux pas les contrôler, tu le sais, Zara. C’est pour cela que tout a commencé.

J’entends ses paroles, mais ce n’est pas la raison pour laquelle je l’ai amené ici.

— Quel est le rapport avec Nick ? Pourquoi Nick plus qu’un autre ?

— Ton garou ! dit-il d’un ton méprisant. Ton soupirant !

— Soupirant ? intervient Issie.

— Petit ami. C’est un mot ancien pour dire « petit ami ».

Mon père me lance un regard furieux.

— Ton soupirant se prend pour le protecteur de la ville et de ta vie !

— Peu importe.

Cette histoire de Nick qui protège ma vie me rend folle. Je suis assez grande pour me protéger toute seule !

Ses lèvres bougent comme s’il essayait de trouver les mots à l’avance.

— Quand l’autre ou les autres lutins arriveront, leur roi… Il ne s’embêtera pas avec Nick. Nick est le plus gros obstacle qui empêche d’arriver jusqu’à toi, et il 63

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sera directement dans la ligne de mire. Le roi des lutins ne s’intéresse pas à la vie des garous. Il cherche simplement des trophées.

— Hein ? Des trophées ? Au pluriel ? demande Issie.

Elle parle si lentement qu’on dirait qu’il lui faut toute une vie pour que sa question sorte enfin dans l’air glacé.

— Oui, au pluriel. Des trophées.

Il s’enfonce sous la couverture. Il a les traits creusés par la douleur.

— Et quel genre de trophées ?

— Mes lutins, mon territoire, toi.

De nouveau, les bourrasques nous poussent vers lui.

Je pose les mains sur la carrosserie pour me retenir.

Mes cheveux volent devant mon visage. Issie s’accroche aussi à la voiture. Nous profitons de la première accalmie pour nous redresser. J’essaie de coincer mes cheveux sous le col de mon manteau.

— Tu es en colère, dit mon père.

— Tu crois ? Comment t’as deviné ? dis-je, sarcastique.

En fait, je m’en moque.

— Les flammes qui jaillissent de tes yeux, sans doute, dit Issie.

J’explose.

— Je ne supporte pas que les gens pensent à moi comme à un trophée. C’est sexiste !

— Sexiste et ignoble ! ajoute Issie. Parfaitement représentatif de la phallocratie ambiante qui nous considère comme des êtres soumis !

— Exactement.

— C’est ma faute, Zara. La moitié de ton sang vient de moi.

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— Je suis un être humain !

Mon estomac se noue. Le goût des Tic Tac à la menthe me donne envie de vomir.

— Les lutins ne sont pas tous des tortionnaires. Seulement les malfaisants, ceux qui vivent dans l’oubli, qui n’ont pas de chef, ou ont un chef trop faible parce qu’il n’a pas de reine. Certains d’entre nous sont du bon côté, d’autres du mauvais. Et d’autres sont comme moi, au milieu, et varient selon les circonstances et les aléas du destin, dit mon père sans sourciller. Zara est humaine, mais elle n’a pas la même odeur que les humains. Les garous le sentent. Les lutins le sentent, et, si elle se transforme…

— Je ne me transformerai pas !

— Ce sera une reine très puissante, très puissante.

Je contemple ce lutin qui est mon père biologique.

Il est recroquevillé sur le tapis gris de l’arrière de ma voiture. Il paraît presque humain, presque innocent, mais je sais que c’est un subterfuge.

Un vieux papier d’emballage de McDonald’s Super Magnum au fromage me fouette la jambe et y reste collé. Je me baisse et le prends, même si c’est horriblement dégoûtant. Je ne peux pas le laisser continuer à détériorer le paysage.

— Je peux m’asseoir ? demande mon père.

— Non, dit Issie.

— Oui, dis-je au même instant.

Issie me regarde. Le vent enroule ses cheveux autour de son visage. Elle ne s’en aperçoit même pas.

— Issie… Il aurait pu s’asseoir depuis longtemps.

Repense à la façon dont il t’a attrapé le poignet !

— C’est justement à ça que je pense.

Sa bouche forme une ligne droite et raide, mais se détend un peu pour parler.

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— Je crois que c’est un piège.

— Non, je le jure, dit-il d’une voix exténuée. Mes pièges sont beaucoup plus retors !

— Assieds-toi.

Il recule un peu et redresse son torse. Il expire par petites bouffées froides qui se mêlent à l’air avant de se dissiper. Je tends le bras et emballe ses pieds dans la couverture.

— Au cas où…

Il esquisse un sourire. Une fossette apparaît sur le côté gauche de sa bouche.

— Pendant un instant, j’ai cru que tu devenais maternelle !

— Filiale serait plus juste.

Nous nous regardons. Ses yeux m’hypnotisent…

vraiment. Ils vous attirent. C’est redoutable.

— Tu as survécu parce que je l’ai bien voulu, dit-il.

Je tends la tête si fort que quelque chose craque dans ma nuque.

— Quoi ?

Il est assis contre le siège, serein.

— C’est moi qui t’ai laissé la vie. À ton petit ami aussi. J’étais torturé par mes appétits, j’avais besoin de ta mère, et j’ai épargné ta vie, ma fille. Je savais que tu nous piégeais, et je l’ai laissée échapper à travers les barbelés en faisant mine d’être distrait par ta présence.

Tu vois, cela devrait te prouver que je n’ai rien contre toi.— Alors, pourquoi vous ne perdez pas la tête maintenant ? demande Issie, les mains sur les hanches.

Hein ? Pourquoi vous ne me sautez pas dessus, pour me donner votre baiser de lutin ?

— Tu n’es pas destinée à être ma reine, dit-il d’un ton neutre.

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— Super, c’est sympa.

— Ne te vexe pas, dis-je. C’est plutôt une bonne chose.

Mon père la regarde droit dans les yeux.

— Et tu n’es pas un jeune garçon. Je ne peux pas te vider de ton sang.

Une terreur latente emplit l’atmosphère. Je tremble.

Je sens une vibration dans mon manteau. Puis j’entends la sonnerie de Nick.

— Balivernes !

Issie me regarde avec de gros yeux.

— C’est lui ?

Je sors le téléphone de ma poche.

— Juste un texto.

Mon père continue.

— Je sais que tu me prends pour un monstre, Zara, tu as peut-être raison. Mais moi je sais que si mes besoins ne sont pas satisfaits, les autres, mon peuple… eh bien, ils sont bien pires que moi.

— Alors, que suis-je censée faire ?

— Me libérer.

— Impossible !

Je lève les yeux vers lui. Il a un regard farouche et fatigué.

— Il faut que je me nourrisse. C’est le seul moyen pour que j’aie la force d’affronter la bataille. Je me nourrirai, je vous protégerai, toi et ton loup, et je garderai le pouvoir.

— Je ne peux pas te laisser torturer un pauvre garçon innocent, même si c’est pour nous protéger.

— Alors, il me faut une reine !

Son corps se raidit, comme s’il était prêt à frapper.

Je serre les poings.

— Non, pas question ! Bon, si tu trouves une nana 67

CArrIE JonEs

folledingue qui a envie de devenir reine des lutins, pourquoi pas. Mais tu ne t’en prendras pas à maman.

D’ailleurs, elle n’est pas là…

— Zara… il n’y a pas d’autres solutions.

La peau frétille autour de ses yeux.

— Ce n’est pas envisageable. Ni torturer des garçons ni transformer ma mère.

Issie referme le coffre pour lui couper la parole.

— On ferait mieux de le ramener, tu ne crois pas ?

On n’a qu’à laisser décanter la situation pour avoir le temps de réfléchir.

Je hoche la tête, contemplant l’arrière de la voiture et le visage de mon père. Issie m’observe.

— Tu trembles.

— Il fait froid.

— Ce n’est pas pour cela que tu trembles.

Issie me passe le bras autour des épaules et me serre contre elle.

— Je n’arrive pas à croire que je sois la plus coriace !

dit-elle.

Le vent fouette la carrosserie. De la boue vole sur nos jeans et nos manteaux.

— Pouah, dit Issie, quelle horreur.

— Tu fais une sacrée coriace !

Elle rit et ouvre la portière du passager.

— Merci.

Je n’en ai pas encore fini avec lui. Une fois que j’ai démarré le moteur, je lui crie :

— Qu’est-ce que tu sais de Walhalla ?

— C’est le palais d’Odin, dans la mythologie.

— Odin ? demande Issie.

— Un dieu nordique.

Je sors du parking.

— Alors, il n’existe pas vraiment.

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— Bien sûr que non ! s’exclame mon père, méprisant. J’aimerais que tu révises ton opinion sur moi, Zara, et que tu me libères. Je t’assure…

— Et les walkyries ?

Je m’arrête à l’un des deux feux rouges du village.

M. Burns, un des professeurs, s’arrête à côté de moi et me fait un signe. Issie et moi, on plaque un sourire sur nos visages et on lui rend son salut.

— Les walkyries ? Des sornettes…

Cette fois, il éclate de rire. Issie me regarde avec de gros yeux, mais je mets un doigt devant ma bouche pour lui faire signe de ne rien dire. Le feu passe au vert.

— Je me demande pourquoi on s’embête avec lui, dis-je à Issie.

Elle allume la radio.

— Et moi, donc !

Lorsqu’on le dépose, il essaie de s’échapper. Je suis obligée de le maîtriser et de le ramener à l’intérieur du périmètre d’acier. Cela me vaut l’admiration d’Issie, qui me dit que je suis au point pour le Super Bowl !

Une fois dans la voiture, nous filons aussi vite que possible. Devant chez Issie, je passe la marche arrière, le pied toujours sur le frein, prête à partir. J’attends des consignes, je suppose.

— Je ne suis pas certaine de le croire à cent pour cent, mais je suis très inquiète pour Nick. J’ai peur de ne pas pouvoir assurer sa sécurité.

Issie penche la tête.

— Zara, ma chérie, cela ne dépend pas seulement de toi. Nous sommes tous concernés. Tu n’es pas seule.

— Ouais. Je sais que je peux compter sur vous, mais j’ai quand même l’impression que tout repose sur mes 69

CArrIE JonEs

épaules, que c’est ma faute, ou que ce sera grâce à moi.

— T’es pire que Nick ! dit-elle en souriant pour atté-

nuer la dureté de ses mots. Tu ne portes pas le monde entier sur tes épaules, Zara White.

L’air glacial s’engouffre par la porte du passager.

— Tu me le jures ?

Issie sort et prend la poignée pour pouvoir refermer.

— Je te le jure.

Je me demande si les promesses de ce genre ont une quelconque valeur.

Une fois Issie chez elle, je regarde mes messages et appelle ma mère tout en conduisant. Elle est toujours à Charleston, mais elle va venir s’installer ici. Elle a déjà démissionné, mais lorsqu’on est PDG on doit donner un préavis avant de pouvoir partir. Sans cela, la société peut imposer des « pénalités financières » ou vous intenter un procès. Quand je repense à ce que mon père m’a dit, je suis contente qu’elle soit encore là-bas.

Mais ses baisers me manquent, ses beaux tailleurs me manquent, son odeur me manque. Le téléphone sonne et je tombe sur sa boîte vocale. Elle est sans doute en réunion pour embaucher un médecin ou un truc aussi chiant. Je tapote un message et coupe le téléphone.

Je me dis que tout ira bien. Ce n’est pas facile de conduire, alors, je ne devrais pas m’amuser avec mon téléphone. Pauvre Yoko ! Ses pneus essaient désespé-

rément de s’accrocher à la route verglacée. J’essaie de braquer pour ne pas aller me planter dans l’une des congères qui me guettent au bord de la route.

En fait, il suffit d’essayer. C’est tout ce qu’on peut faire dans la vie : essayer de survivre au lycée, essayer de conduire sur les routes piégeuses, essayer…

70

CAPTIVE

Devyn cite toujours Yoda d’une voix de stentor et déclame des trucs qui sont censés être la philosophie du bon côté de la force. Pour moi, ce type, c’est une sorte de moine tibétain, mélangé à une espèce de nigaud qui continue à traîner ses basques au 7-Eleven à près de trente ans. Et avec une tronche de chat vert, pour compléter le tableau ! Dans Star Wars, Yoda dit : « Fais ou ne le fais pas, il n’y a pas d’essai. »

C’est nul ! Parfois on ne peut pas simplement faire.

La seule chose dont on est capable, c’est d’essayer.

J’allume la radio. Bono chante sur la perte, le besoin et l’espoir. C’est un vieux U2, pas un de leurs nouveaux titres.

D’un côté de la route, des ombres bougent dans le bois. Elles ressemblent à des gens. Je me fais des idées, non ?

Oui, bien sûr que oui.

La brume hivernale s’insinue entre les arbres et voile de son linceul… tout ce qui pourrait se cacher au bord de la route. Tout est gris… dangereux. Je monte le son de la radio à plus de cent décibels, ce qui m’assure d’être à moitié sourde avant l’âge de vingt-cinq ans, et je déclare :

— Je me fiche complètement de toi, brouillard !

J’ai l’impression que des milliers d’araignées grouillent sous ma peau et esquissent un pas de danse celtique. C’est peut-être parce que je suis restée trop longtemps avec mon père ou parce qu’on ne l’a pas bien enfermé. Peut-être a-t-il réussi à s’échapper.

— Merde !

J’ouvre mon téléphone et appuie sur le raccourci numéro deux. Le téléphone sonne et sonne dans le vide.

— Issie ?

71

CArrIE JonEs

— Zara ?

Elle parle d’une voix étouffée ; je me demande bien pourquoi. On a l’impression qu’elle a pleuré.

— Ça va ?

— Oui, oui.

— Tu es sûre ?

— Ouais, super… Pinoc…

Je coince le téléphone entre mon épaule et ma tête pour garder les deux mains sur le volant.

— La sensation est revenue.

— Les araignées ?

— Oui.

Continue à conduire. Va de l’avant. Bouge.

— Le roi des lutins est tout près de toi, c’est pour ça ?

— Oui.

— Oh, oh…

Elle marmonne quelques mots loin du téléphone et ajoute :

— La sensation est revenue…

— Cela t’ennuierait si je te demandais de venir ?

— J’arrive.

— Devyn est avec moi.

— Préviens Nick tout de suite !

Je ferme le téléphone et réfléchis un instant. Je ne voudrais pas mettre Nick en danger. J’allume de nouveau la radio et prends le virage. La courbe n’est pas terminée lorsque j’écrase la pédale de frein.

Un jeune blondinet se tient au milieu de la route. Il attend. Pourvu que ce ne soit pas moi qu’il attende !

à propos des lutins

Être guidé par les lutins : être perdu, désemparé, désorienté.

Yoko dérape, je perds le contrôle du véhicule.

Yoko part sur la gauche, puis sur la droite et fonce en plein dans un arbre. Le tronc massif est bien plus solide que ma voiture. Et si je rentre dedans ? Ça ne va pas faire du bien, c’est sûr : la voiture va être réduite en bouillie ! Je ne pourrai pas l’éviter…

— Noooon !

Je hurle, mais n’entends aucun son. J’appuie sur le frein. Les freins hurlent, eux aussi. « Nick ! » Je crie son nom sans même y penser. Yoko heurte un objet gigantesque et solide. L’arbre ? Je ne sais pas. Ma tête oscille d’avant en arrière et d’arrière en avant. L’airbag s’est écrasé contre mon visage et ma poitrine. Je ne vois rien. Je ne peux pas respirer. Le monde n’est plus qu’une masse de plastique et de douleur. Les fils électriques brûlent. Une odeur acide m’emplit les narines.

Je repousse l’airbag et j’ai mal à la poitrine.

73

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— Sors de là ! Sors de là ! crie une voix mâle.

La portière s’ouvre. L’air glacial s’engouffre.

L’odeur est plus de plus en plus insupportable. Ça brûle toujours ! Des mains me saisissent. Je hurle en me débattant.

— Nick ?

— J’essaie de t’aider, dit un homme.

Ce n’est pas Nick, bien entendu. Non, ce n’est pas Nick. Ressaisis-toi ! Ressaisis-toi ! J’essaie d’inspirer profondément.

— Je ne peux pas bouger.

— Ta ceinture de sécurité.

Ma ceinture de sécurité ? Qu’est-ce que c’est ? Les mots ne parviennent pas jusqu’à mon esprit.

— Détache-la !

Détacher ? La ceinture ? Oui. Des mains passent autour de ma taille. Des doigts débloquent la ceinture.

Ses doigts. Pas ceux de Nick. C’est le type qui se trouvait au milieu de la route. Le lutin.

— Je n’y arrive pas ! Mon Dieu, je suis allergique au métal. J’aurais dû prendre mes pilules…

J’essaie de me retourner et de me libérer, mais mon bras est ankylosé. C’est le bras que Ian, le lutin, m’avait cassé lorsqu’il m’avait enlevée pour me transformer.

En sentant la douleur qui monte en spirale dans mon épaule, j’ai l’impression qu’il est de nouveau cassé.

Le lutin parle d’une voix aiguë et empressée.

— Au feu !

— Yoko ? Yoko est en feu ?

— La voiture est en flammes. Je t’en prie, reste tranquille, que je puisse t’aider.

Je reste immobile, à l’intérieur de moi je ne suis qu’un hurlement. Sors, sors de là, cours ! me dit une voix.

La ceinture de sécurité ? Comment va-t-il la défaire ?

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CAPTIVE

Des mains m’extirpent de la voiture et me jettent dans le froid. Mais je sens de la chaleur dans mon dos. La douleur passe de mon bras à ma poitrine. J’ai les narines irritées par l’odeur du métal, du caoutchouc et des produits chimiques qui se consument.

Le garçon grogne et retombe en arrière dans la neige.

Je m’effondre sur lui. Des craquements proviennent de la voiture. Je parviens à tourner suffisamment la tête, mais ma nuque est raide et d’une lenteur affolante.

Yoko n’est plus qu’un tas d’acier informe. La portière est grande ouverte ; des flammes sortent du capot. Une fumée dense, noire et puante s’en échappe. Le verre se brise et les milliers d’éclats se répandent sur le sol.

— Elle risque d’exploser !

J’ai l’air de parler dans mon sommeil ou d’avoir perdu quarante points de QI d’un coup.

— Les voitures, ça explose, parfois.

Il hoche la tête et se relève.

— Tu peux marcher ?

— Je… Bonne question. Je ne sais pas.

Il se penche et me prend dans ses bras, me hisse sur son épaule et se met à marcher très vite le long de la bordure de neige. Ses pieds touchent à peine le sol.

— Tu es blessé, ton ventre… Tu vas te faire mal, lui dis-je.

Une autre vitre se brise.

— Tiens, tu t’inquiètes de la santé d’un lutin, à présent ?

Il rit d’un rire rauque, empli de douleur. Je ne sais pas si la souffrance est mentale ou physique. J’aimerais simplement la soulager, la rendre plus légère.

— Qu’est-ce que ton petit ami va dire de ça ?

Il retombe sur le sol, en position assise. Prise d’une quinte de toux, je glisse de son épaule. Ma hanche 75

CArrIE JonEs

heurte la neige tassée. La longueur d’un terrain de foot-ball nous sépare de Yoko. Elle s’est encastrée dans un immense tronc d’arbre. J’ai l’impression que mon cou n’a plus la force de supporter ma tête. Ma voiture…

… explose ! Le vacarme m’assourdit. Avant que je comprenne ce qu’il fait, le lutin m’attrape et me serre contre lui. Il passe ses mains autour de ma tête et se retourne pour faire face à la voiture, comme s’il voulait me protéger de l’impact, ce qui est très gentil de sa part, même si je me demande pourquoi il s’intéresse tant à moi.

— Ô mon Dieu…

J’ai le souffle coupé. Sa veste est tout contre ma bouche ; elle sent la laine, une odeur âcre et désagréable.

Je me débats pour avoir un peu d’espace. Des flammes orange et noires jaillissent de la carrosserie. Mon téléphone ! Mon téléphone est à l’intérieur ! Et mon iPod ! Et mes devoirs ! Et mon ordinateur ! J’ai la tête qui tambourine. C’est normal ? C’est normal de penser ?

— Voilà pourquoi je déteste la technologie…

Il bredouille à moitié, il hurle à moitié.

— C’est affreusement dangereux.

Soudain, mes idées s’éclaircissent enfin, et je suis furieuse, en colère.

— Ce n’est pas la faute de la technologie… C’est ta faute ! Tu étais au milieu de la route ! C’est pour cela que j’ai fait un écart ! C’est à cause de toi que j’ai eu un accident !

Il ne répond pas. Du sang traverse le t-shirt gris sous son manteau ouvert.

Je rampe à reculons, grimaçant de douleur. Je m’ar-rête et essaie de maîtriser ma peur.

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— Tu m’as déjà assommée… Dans ma voiture. Tu t’es échappé.

Il enlève un morceau de ceinture de sécurité déchiré qui est resté collé à sa jambe. Je ne sais pas comment il y est arrivé.

— Tu étais tombée dans les pommes. J’ai profité de l’occasion pour m’en aller, dit-il, un sourire aux lèvres.

Un sourire mauvais. Gentil sans l’être. Un joli sourire, un sourire dangereux. Presque sauvage. Je comprends pourquoi Nick a failli le tuer… Nick.

Les avertissements de mon père résonnent dans mes oreilles. Il faut que j’appelle quelqu’un, ne serait-ce que les pompiers.

— Tu as un téléphone ?

Il me touche gentiment la joue.

— Oui, mais je ne peux pas te le prêter. Après, ils auraient mon numéro…

J’essaie de ne pas m’effondrer.

— S’il te plaît, je suis blessée…

Il réfléchit et hoche la tête. Il tripote son portable.

— Je cache le numéro. J’appelle le 911. « Il y a eu un accident sur la Route 3, un kilomètre après le magasin de Bedford. La voiture est en feu. Il y a une blessée. Sa vie n’est pas en danger. » Voilà, c’est fait !

Il coupe la communication et me regarde.

— Tu es toute pâle. Tu auras la force de t’asseoir ?

— Je te remercie.

Je retombe dans la neige et il passe le bras autour de mon corps pour me soutenir. Il est coincé en dessous de moi, il est vraiment très maladroit.

— Désolée. .

— Je m’excuse, dit-il au même moment.

Je ne savais pas que les lutins pouvaient exprimer 77

CArrIE JonEs

des regrets. Il tire son bras doucement pour ne pas me faire de mal.

Il semble écouter les bruits des bois.

— Il va falloir que je disparaisse dans un instant, ma petite. Tu vas t’en tirer toute seule ?

— Ma petite ?

De nouveau, la colère monte en moi.

— Je ne connais pas ton nom !

Il baisse les yeux vers moi, de beaux yeux verts, comme le sommet des pins, mais c’est un subterfuge.

Ce n’est pas à cela qu’il ressemble. Un charme le fait paraître humain ; c’est un des éléments de leur magie.

— Je devrais connaître ton nom puisque nous nous sommes mutuellement sauvé la vie.

Je ne le lui dis pas. Je ne veux pas qu’il me fasse la même chose que mon père, qu’il murmure à mon oreille quand je serai dans les bois pour essayer de me déstabiliser. À la place, je lui demande :

— Qu’est-ce que tu faisais au milieu de la route ?

— Je t’attendais.

Je hoche la tête, comme si c’était logique. Pourtant, c’est absurde.

— Je ne me sens pas bien.

— Normal, tu es en état de choc.

Gentiment, il passe la main sur mon bras.

— Tu es blessé. Et puis, tu deviens bleue.

— Il fait froid.

Il lève les sourcils et change de position en grima-

çant de douleur.

— Je ne crois pas que ce soit la raison.

— Et toi, tu es blessé ? La morsure ?

— Elle est presque guérie. Pas à cent pour cent, mais c’est gentil de poser la question. Et merci de m’avoir sauvé la vie ce jour-là.

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CAPTIVE

La neige brûle la peau de ma main nue. Je l’observe.

Il a l’air parfaitement normal. J’essaie de deviner le lutin sous cette belle apparence.

— Pourquoi m’attendais-tu au milieu de la route ?

— Je veux que tu me conduises à eux.

— Aux autres lutins ?

— Oui.

— Il n’en est pas question !

J’inspire profondément. J’ai horriblement mal aux côtes.

Il passe la main derrière ma tête.

— Respire doucement. Tu dois avoir les côtes enfoncées.

Nous sommes si près l’un de l’autre. Son visage n’est qu’à quelques centimètres du mien. J’avale ma salive.

— Tu dois me promettre de ne pas blesser mes amis.

Fais-moi du mal si tu veux, mais laisse mes amis tranquilles !

— Je ne te ferai pas de mal.

Il garde les yeux plongés dans les miens pendant une longue minute.

— Ça m’ennuie de t’abandonner, mais tu t’en sorti-ras.Il a l’air sincère, comme s’il voulait vraiment me rendre service. J’en profite pour demander en vitesse :

— Parle-moi de la walkyrie !

— Un jour, peut-être.

— Non, tout de suite !

Il glisse la main qui me tenait la tête et me donne des petites tapes dans le dos, comme une vraie maman.

— Ton loup va bientôt arriver.

Je manque de m’étouffer.

— Mon loup ? Comment le sais-tu ?

— Tu portes son odeur sur toi.

79

CArrIE JonEs

Il fronce le nez comme si l’odeur était répugnante, un peu comme celle des choux ou des brocolis qui cuisent.

Pendant un instant, il paraît jeune et tendre ; j’ai l’impression de voir le petit garçon qu’il était. J’ai envie de le réconforter… enfin presque.

Posant une main sur la neige brûlante pour garder l’équilibre, je m’efforce de m’approcher de lui.

— Comment ça, « mon loup » ?

Mon père m’avait pourtant prévenue !

— Ce n’est pas mon loup, il ne m’appartient pas.

Les gens n’appartiennent à personne.

Cette andouille de lutin a déjà disparu. Il s’est évaporé dans la brume. Je me retrouve seule dans la neige. Yoko n’est plus qu’une carcasse en feu. Au loin, des sirènes retentissent.

Il a sans doute tout deviné. Les lutins sont comme ça : intelligents et malins. Ils ne sont pas totalement diaboliques, juste un peu. Ils devinent tout.

— Zara !

La voix de Nick me ramène à la réalité. Je dois mener un véritable combat. J’ouvre les yeux. Il se tient devant moi et me cache le soleil.

— Oh ! ma chérie…

— Je vais bien.

Je tends ma main valide pour pouvoir le toucher. Il a l’air si chaleureux. J’ai besoin de sa chaleur.

— J’ai tué Yoko !

— Tu as froid ? Tu es toute bleue !

Il se penche et me serre contre son pull. Je hurle de douleur. Il relâche aussitôt son étreinte.

— Ma chérie ?

— Mon bras ! Et mes côtes !

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CAPTIVE

— Je suis désolé. Je suis désolé de t’avoir fait mal, dit-il, le visage choqué et inquiet.

Il a un peu de poussière de lutin sur la joue.

— Je voulais juste te prendre dans mes bras.

— Ce n’est pas ta faute.

Il m’allonge doucement sur le sol, enlève son manteau, le plie sous mes jambes et se jette dans la neige pour que je me repose sur lui. Les sirènes se rapprochent.

Il sent la chaleur, l’après-rasage et le désinfectant de l’hôpital.

— Je suis vraiment désolé, ma chérie. Que s’est-il passé ? C’est à cause du verglas ? demande-t-il en me berçant.

— Il y avait un lutin… Le même que… Celui que j’ai laissé s’échapper.

Il se raidit.

— Qu’est-il arrivé ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ? demande-t-il d’une voix de glace. Il t’a embrassée ?

— Non, pas ça. Il était au milieu de la route. J’ai pilé et j’ai dérapé…

J’essaie de me redresser.

— Je ne peux pas m’asseoir, cela me fait trop mal.

— Reste ici.

Nick essaye d’évaluer mes blessures.

— Je peux ouvrir ton manteau ?

— Oui.

Il me retourne, si bien que je me retrouve allongée sur ses genoux. Il ouvre la fermeture éclair de mon blou-son et écarte mon sweat-shirt et mon t-shirt « Under Armour » autour de mon cou.

— On commence à voir les bleus. Les sirènes, c’est pour toi ? Tu as appelé les secours ?

— Non, c’est lui. Mon téléphone est… dis-je en 81

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faisant un geste vers Yoko. Mon ordinateur, mon iPod et…

— Il a appelé les secours ? Le lutin ?

— Il m’a sauvé la vie. Il m’a sortie de la voiture avant qu’elle ne prenne feu.

Nick fait une grimace méprisante. Sa tête se cabre.

— Il ne t’a pas sauvée ! Il a provoqué l’accident. Il t’a sans doute laissée en paix parce que tu étais trop faible pour qu’il puisse t’embrasser et te transformer.

— C’est faux ! Il voulait savoir où se trouvaient les autres. Je crois qu’il veut les libérer.

Nick grogne.

— C’est ma faute !

Je m’approche de lui et passe mon bras valide autour de son cou, même s’il frémit de rage. Je n’ai pas envie de discuter. Je suis trop fatiguée pour discuter.

— Non, ce n’est pas ta faute.

Nick exhale un souffle rauque, et une partie de son agressivité s’estompe. La main sur ma nuque, il me couvre le visage de tendres petits baisers. Ses doigts me caressent la joue. Cela fait du bien.

Soudain, j’ai l’impression d’être en sécurité. Est-ce que cela peut durer ? Non, bien sûr. Un camion de pompiers s’arrête près de ma voiture.

Lui, il ne dérape pas. C’est moi qui dérape dans tous les sens, parce que je fais des choses idiotes et qu’ensuite je ne les assume pas. Les pompiers descendent du camion, lance à incendie à la main. L’un d’eux vient vers nous au pas de course.

— Nick, même si tout cela est arrivé parce que je l’ai laissé partir, je ne regrette rien. Sans cela, il serait mort.

— Et alors, ce serait une bonne chose ! aboie Nick.

Il rejette la tête en arrière un instant et ferme les yeux 82

CAPTIVE

avant de reprendre la parole, d’une voix plus douce cette fois.

— Tu es trop gentille. Cela te jouera des tours, Zara !

Il faut que tu apprennes à ne pas être si bonne poire.

Il me donne un baiser sur le front pour adoucir la sévérité de ses propos.

— Surtout envers les lutins. Marché conclu ?

Je hoche la tête, mais je ne peux rien lui promettre.

Je ne peux pas lui dire : « Marché conclu. »

— J’arrêterai d’être trop gentille quand tu arrêteras de prendre des risques.

Il hoche la tête, mais nous savons tous les deux que je pense ce que je dis et que nous ne sommes pas près de changer, ni l’un ni l’autre, du moins pas pour l’instant.

Grand-mère Betty claque la porte de l’ambulance et traverse le terrain enneigé tout en parlant dans sa radio, sa mallette d’urgence dans l’autre main. Seule une étincelle dans son regard trahit son émotion. Elle reste très professionnelle.

Elle ne m’embrasse même pas tout de suite. Elle se penche vers moi et vérifie mes yeux.

— Les pupilles sont O.K.

J’ouvre la bouche pour parler, mais elle me fait signe de me taire. Autour de ses yeux, les rides semblent plus profondes.

— Comment tu t’appelles ?

— Zara.

— Dans quel état nous trouvons-nous ?

— Dans le Maine. Je suis consciente aussi, si ça t’amuse ?

— Très drôle. Toujours sarcastique, la miss ! Je croyais que tu avais tiré des leçons.

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Elle esquisse un sourire avant de redevenir très professionnelle.

— Tu as été éjectée ?

Je ne comprends pas.

— Du véhicule. Tu as été éjectée ?

— Non.

Elle plisse les yeux comme chaque fois qu’elle essaie de comprendre la situation. Le vent s’engouffre dans ses cheveux gris.

— Alors, comment es-tu arrivée ici ?

— Je… je…

Je dois être trop lente, car elle m’interrompt.

— Nick, c’est toi qui l’as bougée ?

Nick hoche la tête doucement, sans doute pour ne pas me faire de mal.

— Je n’étais pas là lorsque cela s’est produit. Elle a été clochetée.

Betty comprend immédiatement et passe à la vitesse supérieure.

— Où est-ce que tu as mal ?

— Au bras, celui qui est cassé. À la poitrine. À la tête et au cou. Pas trop quand même.

Pendant que je décris mes douleurs, Betty donne des ordres à l’autre urgentiste, un grand type nommé Keith, qui a une chevelure de star de cinéma, mais un menton horrible. Il va chercher un brancard.

— On va la déplacer, dit Betty à Nick.

— Hé ! Je ne suis pas un objet ! Je vais bien et je peux marcher ! dis-je en essayant de me relever.

— Non, dit Betty en m’enfermant le cou dans une affreuse minerve.

— Je ne me suis pas cassé le cou !

J’insiste, mais on me soulève.

— Je ne veux pas prendre de risques, dit Betty.

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Ses bottes martèlent la neige du pas ferme de celle qui ne s’en laisse pas conter.

Nick m’adresse un regard compatissant. On dirait qu’il va éclater de rire. Je le regarde en tordant le nez, ce qui le fait sourire.

— Je peux m’enterrer dans l’ambulance avec elle ?

Betty réfléchit l’espace d’une seconde.

— Je peux marcher… Tout le monde me regarde.

— Les pompiers, ce n’est pas tout le monde. Les pompiers sont des professionnels, c’est leur métier d’observer. Oui, Nick, tu peux venir, dit Betty au moment où Issie et Devyn arrivent.

Issie sort de la voiture et se précipite vers nous.

— Ô mon Dieu, Zara ! Est-ce que ce sont les lutins ?

explose Issie.

Keith tourne la tête et la regarde, bouche bée.

— Les lutins ?

— Les Pixies, un groupe de rock, dit Betty aussitôt.

Zara écoute la musique beaucoup trop fort. C’est un groupe alternatif des années quatre-vingt.

— Très ringard, dit Issie pour couvrir sa bêtise. Très vieille école. Très déhanchés. Oh ! Zara, tu t’es cassé la hanche ?

— Issie, reprends ton souffle ! dit Nick en lui posant la main sur l’épaule.

— J’inspire ?

— Inspire et expire, fait Nick, très calme.

Certains pompiers se mettent à crier. On entend un gros bruit près de l’épave de Yoko, les claquements du métal contre le métal et l’eau qui rugit dans les tuyaux.

Nick bascule son poids et parle à Issie comme si de rien n’était.

— Et puis, recule d’un pas, qu’on puisse monter Zara dans l’ambulance.

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— Quoi ! Elle part en ambulance ! s’exclame Issie.

Elle me prend la main.

— On te suit. On est juste derrière toi. Ne t’inquiète pas, d’accord ? Ça va aller…

— Issie, respire ! Je vais bien.

Je souris en lui serrant la main avant de la lâcher.

— Je ne me suis pas cassé l’os du fémur ! Aucun gros dégât.

— Merci, mon Dieu, pour le petit miracle, murmure Betty lorsqu’on me hisse à l’arrière.