Il me met une boule dans la main. Nos doigts s’effleurent, et un courant électrique passe entre nous. Je le hume, il a une odeur merveilleuse, une odeur d’arbre, de menthe, de pâtisserie. Sur les autres pistes, les quilles dégringolent. Nick prend mon bras valide et le tire en arrière, au ralenti.

— Tu dois garder ton poignet et ta main bien fermes, dans l’axe.

— La boule est trop lourde. Comment faire pour ne pas le plier ?

Les doigts de Nick caressent ma peau. Sa chaleur fait frissonner mes tendons et mes ligaments. J’essaie de ne pas fondre.

— C’est du minibowling, Zara ! dit Dev.

Une boule en équilibre sur les genoux, il attend patiemment son tour, mais il me prend visiblement pour une idiote.

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CAPTIVE

— Ce sont des petites boules !

Issie tord le nez.

— Ah ! ah ! Des petites boules !

Je tords le nez à mon tour.

Dev grogne.

— Vous êtes vraiment immatures !

— Allez, essaie, je vais t’aider.

Toujours derrière moi, Nick balance mon bras à ma place. Je suis si troublée par sa chaleur que je suis à deux doigts de me retourner et de le prendre dans mes bras. Tout d’un coup, je me souviens. Je lâche la boule. Tard, vraiment trop tard. La boule vole dans les airs et retombe au beau milieu de la piste. Boum. Tout le monde m’observe.

— On ne jette pas la balle, dit le directeur derrière le comptoir. Ça bousille les pistes !

Je me cache le visage dans les mains et me précipite vers Issie.

— J’ai dégommé une quille, au moins ?

— Non, ma chérie, désolée.

— C’est parce qu’elle ne suit pas sa balle, explique Nick à Dev. Elle la lâche trop brusquement.

— Elle n’est pas douée pour le bowling, renchérit Dev. Elle n’a aucun sens de la trajectoire.

Je m’effondre sur un siège et croise les bras sur ma poitrine.

— Ah ! vous êtes sympas. Vraiment sympas, après tout ce que j’ai enduré cette après-midi !

Devyn rougit.

— Excuse-nous, Zara.

— Je rigole !

— Tu sais ce qui me plaît chez les dieux nordiques ?

C’est qu’Odin, leur chef, n’est ni le plus fort ni le plus violent. C’est le plus malin, celui qui sait le mieux utiliser la magie.

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CArrIE JonEs

— Et quel est le rapport avec le bowling ?

Issie fait elle aussi un coup magistral dans la gout-tière.

— Eh bien, dans le grand ordonnancement, ce n’est pas la force physique qui l’emporte. J’ai compris ça lorsque j’étais dans mon fauteuil. Je donnerais facilement mes jambes pour sauver ma tête. Quand même, je suis content de les avoir récupérées !

Devyn a raison. Quelle importance que je sois nase au bowling ? D’ailleurs, je ne devrais pas avoir honte d’avoir fait dix rigoles d’affilée. Issie est encore plus mauvaise !

— Onze. Onze zéros d’un coup !

Je murmure à l’oreille de Nick.

— Tout est normal, tout est merveilleusement normal.

Au milieu de la soirée, je me rends aux toilettes des filles, ce qui est un acte de bravoure de ma part.

Cassidy se lave les mains devant un lavabo, en face de deux cabines bleues.

— Zara ! Ça va ?

— Salut, Cassidy.

J’essaie d’être aimable, car je n’ai aucune raison de la détester. Sa présence menace simplement la relation amoureuse d’Issie et de Devyn.

Elle me lance deux ou trois regards en coin, ferme le robinet et commence à remuer les mains sous l’air chaud.

— Nick va bien ?

— Oui, pourquoi ?

— Il avait l’air un peu… perturbé tout à l’heure. Il s’est passé quelque chose à midi ?

— Il va bien.

— Tous les deux, vous faites un couple adorable.

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Je penche la tête. J’ai une envie pressante, mais je ne bouge pas. J’ai envie qu’elle m’en dise plus.

— Si, si, je te jure. Tu as de la chance ! Oh ! ne me regarde pas comme ça. Je sais que tu as dû quitter Charleston… mais c’est comme… Oh ! je ne sais pas…

Issie et toi, vous êtes comme les doigts de la main…

Je hoche la tête et essaie de lui faire une réponse précise.

— C’est ma meilleure amie.

— Et avec Dev, vous formez la bande des quatre.

J’en suis presque jalouse, tu sais. Et toi, tu as Nick, et il est fou de toi. Il est toujours derrière toi et te sourit. On dirait ton garde du corps !

Je pose la main sur la poignée de la porte bleue et lève les yeux vers la minuscule fenêtre noire, en haut du mur opposé. Ce n’est qu’un rectangle d’obscurité.

Un garde du corps ? Est-ce pour cela qu’il m’aime ?

Parce qu’il peut me protéger ?

— Et puis, tu es intelligente, mais jamais pédante. Et t’es fantastique à la course !

Cassidy termine de mettre son brillant à lèvres, fait claquer ses lèvres et jette le tube dans son sac. On jure-rait un faux Kate Spade !

— Je ne sais pas… Je dis peut-être des conneries, mais on dirait que ta vie a déjà commencé, et que nous, on continue à attendre… Tu vois ? Attendre de partir ailleurs, ou je ne sais quoi. Attendre quelqu’un. Quelque chose? Attendre de devenir quelqu’un ?

Je ne sais pas du tout si elle me parle de Devyn ou si elle philosophe. Je dois mettre trop longtemps à répondre, parce qu’elle sourit à son reflet et hoche la tête.

— Je suis stupide. J’ai envie d’une vraie vie !

Je lui pose la main sur le bras.

— Tu as une vraie vie, Cassidy.

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— Ah oui ? J’ai l’impression de passer la moitié de mon temps à cacher qui je suis vraiment.

— Je te comprends.

— Vraiment ?

Elle tend ses longs bras au-dessus de sa tête. On dirait un chat qui se réveille.

— Devyn est l’un des rares à me comprendre, tu vois. Mais c’est la solitude, en fait.

— Quelle solitude ?

— N’avoir personne qui te comprend vraiment.

— Tu pourrais peut-être t’expliquer ? Être plus ouverte ?

Pendant un instant, je me demande si c’est un lutin, mais Devyn et Nick l’auraient senti. Elle est peut-être homo ? Je ne sais pas. J’aimerais être une sorte… d’ani-mateur de débats, pour savoir quoi dire.

— C’est grave ? Tu as besoin d’aide ?

— Oh ! Zara ! Tu es trop gentille. Non, non, je n’ai pas besoin d’aide. Je vais bien !

Elle regarde ma main, toujours posée sur la poignée de la porte.

— Oh ! excuse-moi. Je t’empêche d’aller faire pipi !

Je suis désolée. Prends bien soin de Nick, d’accord ?

Elle se précipite hors des toilettes avant que je puisse répondre. Je fais donc ce que j’étais venue faire, puis me lave les mains. J’appuie sur le distributeur de savon.

Il ne fonctionne pas. J’appuie encore. Un mince filet de liquide rose fluo.

— Génial !

Le savon sent le vomi. Il me donne la chair de poule, presque une sensation d’araignées. Je me frotte les mains et les passe sous l’eau. C’est à cet instant que je lève les yeux vers le miroir. Je suis bleue. Je suis de nouveau bleue ! Aussi bleue que la porte des toilettes !

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Je me cogne dans la porte, sans doute parce que j’ai reculé. Je ne sais pas. Je me rue dans l’autre sens, prends du papier essuie-tout brun, le mouille et me frotte le visage.

— Cela ne va pas marcher, dit une voix au-dessus de moi.

Je crie, me cogne la hanche contre le lavabo et pivote, poings fermés. Astley s’accroche au rebord de la fenê-

tre, ouverte à présent.

— Va-t’en !

Il saute par terre. Ses chaussures ne font aucun bruit.

Pourtant, il semble lourd. Il est presque aussi grand que Nick à présent. Ses muscles sont plus massifs aussi. On dirait qu’il ne cesse de grandir.

— Ce n’est pas cool d’arriver à l’improviste. Ça me fout les jetons ! dis-je.

Il me regarde.

— Tu es de nouveau bleue.

— Je sais !

Il déglutit. Je le vois qu’il avale sa salive. Il avance d’un pas.

— Je viens à peine d’arriver et tu es déjà bleue.

Je me détourne, regarde le monstre qui me fait face dans le miroir.

— Si tu crois que ça m’amuse !

— Si tu étais un lutin, tu ne serais pas bleue. Tu pourrais le cacher.

— Je ne suis pas un lutin !

Je me penche et appuie mon front contre le miroir.

C’est froid, mais je m’en moque. Je regarde le lavabo, la porcelaine blanche est fendillée par endroits. C’est affreux.

Il pose les doigts sur mon épaule. Je sursaute.

— Zara ?

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— Quoi ?

— Tu es toujours aussi nerveuse ?

— Non. Oui. Je ne sais pas.

Je me frotte le visage vigoureusement. Il me prend la main.

— Calme-toi.

— Comment veux-tu que je me calme ? Mon petit ami déteste les lutins !

— Tous les lutins ?

— Tu peux le lui reprocher ?

— Oui. Nous ne sommes pas tous maléfiques.

— Tu parles !

Parfois, j’ai envie de le croire.

— Je te jure. C’est vrai, Zara. Et je crois que, tout au fond de toi, tu le sais.

Il me relâche. J’essaie de me libérer de la colère qui semble m’envelopper.

— Pourquoi es-tu là?

— Je te l’ai déjà expliqué.

Il soupire.

— Non, là, maintenant. Pourquoi es-tu venu dans les toilettes des dames?

Il fait une petite moue avant de me répondre.

— Je voulais te prévenir.

— Me prévenir ?

— Il se passe des choses dangereuses. Tu dois faire très attention. Restez en groupe. Restez à l’intérieur.

Préviens tes amis aussi. Et ta grand-mère.

— Les prévenir de quoi?

— Un autre roi est en route.

à propos des lutins

Les lutins ont des dents de requin. Hélas, contrairement aux requins, ils peuvent respirer hors de l’eau !

Quel autre roi ?

Je me détourne du miroir pour lui faire face. Le mouvement de rotation se poursuit après que je me suis arrêtée. Ma voix est si aiguë qu’elle confine à l’hysté-

rie, mais je n’y peux rien.

— Combien êtes-vous ? Mon Dieu, mais c’est une véritable invasion !

Il me prend par le bras. Je me dégage.

— Ne me touche pas !

Il recule, et sa main reste en l’air, vide.

— J’ai cru que tu allais tomber ; je voulais simplement t’aider.

— Tu veux m’aider ? Dis-moi ce que tu veux dire à propos des autres rois et du danger. Ensuite, tu t’en vas pour que je puisse reprendre une couleur normale, O.K. ?

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CArrIE JonEs

Je chancelle un peu et m’adosse au lavabo pour garder l’équilibre.

— Et parle-moi également de la walkyrie !

Il avance d’un pas.

— Je crois que je te fais perdre l’équilibre, aussi.

— Je ne sais pas. Peut-être.

Ma tête qui tourne semble lui donner raison. Son visage s’adoucit. Il lève le bras comme s’il allait me toucher la joue.

— Non !

J’ai l’impression de trahir Nick rien qu’en lui parlant, ce qui est absurde, puisque je parle sans cesse avec d’autres garçons.

— S’il te plaît, parle-moi juste du roi.

Sa main retombe sur le côté.

— Il est là. Il est très méchant ; c’est un monstre qui n’est pas soutenu par notre fédération.

— Votre fédération ?

— La fédération des lutins. C’est compliqué, dit-il avec un revers de la main. Les différents royaumes font partie d’une fédération dirigée par un parlement de rois.

On essaie de maintenir l’ordre, de nous mettre à l’abri des hommes et de faire en sorte de ne pas mettre les hommes en danger. Mais, parfois, certains rois sèment le trouble, et nous ne sommes pas tous en faveur d’une fédération. Certains voudraient plus de pouvoirs.

— Comme ce monstre ?

— Il se battra contre moi pour régner sur le territoire de ton père. Par chance, le combat qui a déjà commencé sera de courte durée. J’ai déjà perdu un de mes sujets.

C’était une femme médecin, dit-il, le regard sombre et triste.

— Je ne sais pas quoi penser.

Le lavabo est froid contre ma hanche. Le froid est si 176

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intense qu’il transperce la barrière de mon pantalon et pénètre sous la peau.

— Zara, on n’a pas le choix ! Ton père était trop faible. Tu l’as emprisonné. Tu as emprisonné certains de mes éclaireurs avec lui. Je dois libérer mon peuple, mais je dois aussi prendre le contrôle de la région. Pour cela, il faut que je renverse l’autre roi. Il en a été décidé ainsi.

La pièce tremble, car quelqu’un a tiré la chasse dans les toilettes des hommes. Les tuyaux doivent commu-niquer.

— Par renverser, tu veux dire tuer ?

Il hoche la tête.

— Je ne peux pas te laisser le tuer !

Il n’y a aucune émotion dans mes paroles. J’énonce une simple vérité.

— Tu ne peux pas l’empêcher, Zara. Sinon, c’est l’autre roi qui me tuera. La question, c’est de savoir qui réussira le premier. Et puis, honnêtement, tu penses qu’être tué, c’est un sort pire que de vivre dans cette maison en ce moment ?

Je ne réponds pas.

— Lui aussi a envoyé des éclaireurs. Et, Zara, il n’est pas comme moi ; il n’est même pas comme ton père. Il est bien pire, bien pire…

— Alors, pourquoi tu ne le tues pas, pourquoi tu ne lui prends pas son territoire ?

— Je ne suis pas encore assez fort pour cela. J’ai besoin des forces de ton père, j’ai besoin de faire nombre.

— Nombre…

J’essaie de comprendre.

— L’autre roi est fort, il est du côté du mal…

Sa voix s’emplit d’amertume.

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CArrIE JonEs

— Ceux-là, ils n’éprouvent jamais aucune difficulté pour rassembler des troupes… ou pour faire nombre, comme on veut.

— Et toi, tu es du côté du bien ?

J’avale ma salive, me détourne de lui et ouvre le robinet. L’eau coule sur mes mains, sur mes mains bleues.

Je poursuis :

— Tu ne penses pas que tout le monde se croit du côté du bien ? La walkyrie, par exemple ?

— Si, j’en suis sûr.

Il me touche l’épaule. Je sursaute. Il me prend par l’épaule et me retourne. L’eau coule toujours, s’échap-pant du robinet.

— Je suis du bon côté, tout comme toi. Même ton loup est du bon côté. Nous avons des rôles à jouer. Ton visage révèle cette destinée.

Je cligne des yeux. Son visage me trouble. Je renifle.

— Je ne crois pas au destin, lui dis-je.

Nous restons l’un en face de l’autre, puis il laisse retomber ses mains. Je pense enfin à respirer. Je me retourne et ferme le robinet.

— Alors, qu’est-ce que je dois faire ?

Il éclate presque de rire. En reculant, il s’appuie sur la porte d’un des W.-C., comme si c’était une attitude sexy. Ne pas oublier : s’appuyer sur la porte des chiot-tes, ce n’est jamais sexy !

— Si cela ne dépendait que de moi, tu me montrerais l’endroit où sont enfermés les lutins, tu me laisserais t’embrasser et tu serais sous ma protection et celle de toute la fédération. On quitterait la région et on irait chez moi.

— Tu délires ! Je n’irai jamais chez toi, même dans un million d’années. On ne peut pas faire confiance aux lutins !

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— Tu ne cesses de le répéter, mais je sais que tu n’y crois plus. Laisse-moi t’expliquer. Les êtres de lumière ont tous des différences, certains sont du côté sombre, d’autres du côté clair. C’est à ça que je pensais en disant que tous les lutins ne sont pas pareils.

— Tu prétends que mon père est du côté sombre ?

Cela semble logique. Les lutins ne sont pas bons ou méchants, comme les gens ne sont pas tout bons ou tout méchants. Cela ne devrait pas être si difficile de changer d’avis.

— Je dis que ton père penche du côté sombre. Mais ce n’est pas un militant. La plupart d’entre nous ne sont pas des militants. Les garous en particulier manquent totalement de structure et d’organisation. Je crois que ton loup ne sait même pas ce qu’est une fédération.

Il est presque méprisant. Cela me prend à rebrous-se-poil. Je ramène mon bras contre ma poitrine et le maintiens avec l’autre main.

— Eh bien, ce n’est pas comme si le monde entier lui en avait parlé !

— écoute, Zara. Pour moi, rester ici avec toi trop longtemps, ce serait dangereux. L’autre roi pourrait retrouver ta trace.

Il se tourne pour repartir par la fenêtre, mais je le rattrape par la manche.

— Mes amis et moi… On devrait partir ?

— Il finirait par vous retrouver.

Il se tourne suffisamment pour que je voie son visage : dur, déterminé, pas humain pour deux sous.

— Vous pourriez venir avec moi. Je vous protégerai. Tout l’air se compresse dans mes poumons. Je sais qu’il ne veut emmener que moi.

— Je ne peux pas !

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— Je connaissais ta réponse. Je dois partir.

Le visage soudain triste, il bondit le long du mur, se hisse sur la fenêtre et disparaît.

Je reste immobile.

Retrouve la respiration.

Fais face au miroir.

Je suis toujours bleue.

Si j’étais capable d’user d’un sortilège, je pourrais le dissimuler, mais ce n’est pas le cas. Le bleu ne fait pas partie de ma magie. C’est celle du roi… d’un des rois. J’appuie le front contre le miroir embué et essaie de me calmer.

Inspire, me dis-je. Inspire longuement.

Cela ne fonctionne pas vraiment. Les murs des toilettes semblent se refermer sur moi. La fenêtre ouverte est un sombre rectangle, plein de dangers. Il est entré.

Cela signifie que n’importe qui peut entrer. N’importe quoi ! Je hausse les épaules et cherche une arme. Avec quoi pourrais-je me défendre ? Du papier-toilette ? Un rouleau de papier-toilette ? Non, sérieusement ? Et je ne peux plus sortir, parce que je suis toute bleue !

Je gémis et envoie un texto à Issie : « Rejoins-moi aux toilettes. Urgent ! » Puis, je me rends compte que c’est très autoritaire et je renvoie un autre texto. « S’il te plaît. »

Elle déboule dans la pièce cinq secondes plus tard.

La porte cogne contre le mur. Bouche bée, Issie a l’air inquiet.

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu as besoin d’aide ? Tu as tes…

Sa phrase retombe, car elle glisse sur une tache mouillée et écarte les bras pour retrouver l’équilibre.

Je me précipite vers elle et lui évite de se cogner contre le lavabo. Je l’ai attrapée avec mon bras valide.

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— Tu es toute bleue !

— Hum…

J’ai une voix de petite fille terrifiée et celle d’une grande fille frustrée.

— Tu ne peux pas sortir dans cet état !

— Je sais.

Un éclair malicieux illumine son regard, et elle se dégage de mon étreinte.

— Oh ! j’ai une super idée !

— Ah oui ?

Elle sourit jusqu’aux oreilles.

— Je sais que je ne suis qu’un personnage secondaire et que je ne fais jamais rien de génial, parce que ce n’est pas mon rôle…

— Tu n’es pas un personnage secondaire…

Elle se frappe la poitrine.

— Zara ? Voyons, je suis la seule vraiment humaine de la bande. Si ce n’est pas être un personnage secondaire…

— Mais…

— Il n’y a pas de mais !

Elle sort un paquet de son gigantesque sac, rose bonbon à pois… très mignon.

— Normalement, le personnage secondaire essaie de survivre et n’a pas à résoudre les grands dilemmes moraux qui torturent les héros. Ça ne me dérange pas du tout. Voilà !

Elle sort une boîte de chez Wal-Mart.

— Des crayons de couleur ?

— Non, ils sont trop gras pour des crayons. Ce sont des peintures pour le visage.

Elle attend. Je la regarde.

— Tu as pigé ?

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CArrIE JonEs

Elle brandit le paquet sous mon nez et montre ses joues.

— On va faire croire que c’est exprès. Je vais me peindre le visage et on fera pareil pour les autres.

Comme si c’était le thème de la soirée. J’avais prévu ça, au cas où cela se reproduirait.

Je saute en l’air et la prends dans mes bras. Elle est minuscule, rien à voir avec Nick, ni avec Astley.

— Hé, tu m’écrases ! Alors, je suppose que l’idée te plaît.

— C’est génial !

Son sourire s’élargit encore.

— Tu vois, le rôle de faire-valoir !

— Formidable !

Elle regarde les couleurs.

— Je crois que vert, ce serait parfait !

J’attrape le vert.

— Vendu !

à propos des lutins

Les lutins peuvent être terriblement énigmatiques.

ne leur adressez jamais la parole. Ils vous feront perdre la boule et se moqueront de vous derrière votre dos, comme les méchants au cinéma ou les professeurs de physique !

Après le bowling, avec l’aide de Betty, on réflé-

chit aux avertissements d’Astley. Faut-il les prendre au sérieux ou n’est-ce qu’une infâme manipulation ? Pour Betty, Dev et Nick, c’est bien cette deuxième hypothèse la bonne. Issie et moi, on est partagées. Devyn se lance dans des recherches Internet sur les walkyries et cette fameuse Vérité, pendant que je casse du sucre sur le dos de Cassidy. Issie se donne un mal fou pour paraître joyeuse. Issie et Dev finissent par rentrer chez eux, mais Betty autorise Nick à dormir à la maison, car il est déjà trois heures du matin.

Pendant qu’on se câline sur le divan, il me murmure à l’oreille :

— Ta grand-mère, elle est mortelle !

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CArrIE JonEs

On s’endort dans les bras l’un de l’autre, tout habillés, parce qu’on n’a encore jamais fait l’amour et que ma grand-mère est dans la maison. Quand on se réveille, elle a dû aller prendre son petit-déjeuner chez Sylvia, un endroit qu’elle adore, à moins qu’elle ne soit déjà partie en ambulance, avant même notre premier bâillement.

C’est mon épaule qui m’a réveillée. Ayant dormi dans une mauvaise position, j’ai des fourmis dans tout le bras. Je suis si engourdie que je ne peux plus bouger.

Je m’écarte de Nick. Sa chaleur est tellement agréable… J’étire mon épaule.

Il se réveille aussitôt, tend le bras et me rapproche contre lui.

— Oh ! dis-moi que ce n’est pas déjà l’heure de se lever !

— Mmm… mmm…

Je ramène mes genoux contre ma poitrine. Il tend le bras et me caresse la cheville, celle qui porte la chaîne.

Je me blottis dans son t-shirt gris et, l’espace d’une seconde, j’ai l’impression d’être à l’abri, en sécurité, comme lorsque j’étais petite fille et que mon beau-père me bordait dans mon lit. Il construisait une barrière d’oreillers tout autour de moi, tellement j’avais peur que les monstres viennent me chercher pendant mon sommeil ! Pourtant, je savais que je ne risquais rien tant qu’il restait près de moi. Je ressens exactement la même chose avec Nick. Sauf que c’est un leurre. Parce que notre sécurité, nous devons la gagner. Et plus Nick essaie de me protéger, plus il est vulnérable. La vie, ce n’est pas l’histoire de damoiselle en péril des films romantiques, c’est plutôt la vie banale et terrifiante de madame Tout-le-monde en danger des films d’horreur.

— Alors, Amnesty, à quoi tu penses ? demande-t-il, le nez dans mes cheveux.

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Ses doigts jouent avec le petit dauphin.

— À rien.

— Menteuse !

— Je trouvais que tu étais beau, tout ébouriffé le matin.

— Même avec mon haleine de chien ?

— De loup !

Il se couvre la bouche et s’assied.

— Dis-moi à quoi tu pensais vraiment.

— Je pensais à mon père.

— Lequel ?

— Le lutin. Lorsqu’il s’est introduit ici. Tu te souviens ? Il avait sauté par-dessus le divan, tant il était furieux que je ne lui ouvre pas la porte de ma chambre.

C’était épouvantable !

— Oui, affreux, dit-il en s’étirant. Et tu te sens quand même coupable de l’avoir enfermé avec les autres zinzins, pas vrai ?

Je ne réponds pas.

— Nous n’avions pas le choix, Zara. C’était ça ou les tuer tous.

— Je ne crois pas au meurtre.

— Même pas pour sauver la vie de quelqu’un ?

— Non. Jamais. Et inutile de revenir là-dessus, Nick.

Ça me fait frémir rien que de penser que tu as failli tuer l’autre lutin. Ça me fait horreur !

— Il m’aurait tué.

— Tu n’en sais rien ! Tu l’as simplement supposé parce que c’était un lutin. C’est toi qui as attaqué le premier ?

Il ne répond pas, mais son visage fermé me prouve que j’ai raison. Satisfaite, je me lève et me dirige tranquillement vers la cuisine.

— Tu veux déjeuner ?

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— Des frites maison ?

Un sac de pommes de terre Yukon Gold trône sur le comptoir.

— Gagné !

Il sourit.

— Des œufs pochés ?

J’ouvre le frigo pour en étudier le contenu. Dans leur carton, six œufs attendent joyeusement qu’on les brise.

— Encore gagné !

— Du jus d’orange ?

Je sors la brique.

— Perdu ! Pomme groseille.

Moqueur, il fronce le sourcil, s’extirpe du divan et me rejoint.

— Oh ! je ne sais pas. Pomme groseille, ce n’est pas très…

— Très quoi ?

— Viril.

— Ah ! parce qu’il y a des jus de fruits plus virils que d’autres ?

Il attrape le bord du comptoir et recule pour s’étirer les mollets. Je pose la brique sur le comptoir. Il m’adresse un regard confus.

— Franchement, Nick, c’est complètement idiot. Tu as déjà des œufs pochés !

— Alors ?

— Alors, c’est viril, les œufs pochés, non ?

— Non, pas vraiment. La quiche, ce n’est pas du tout viril, mais ce ne sont que des œufs en forme de tarte.

Les œufs pochés, ça devrait aller. Les œufs sur le plat, ce serait sans doute mieux. On devrait peut-être faire des œufs sur le plat !

Je mets de l’eau dans une casserole spéciale en faisant semblant de ne pas remarquer qu’il reste les bras 186

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ballants. Je ferme le robinet. Je casse un œuf dans un ramequin en plastique noir ; cela l’empêche de couler partout. Je fais la même chose avec un deuxième œuf.

— On devrait peut-être s’enfuir.

— Tu parles sérieusement ? demande-t-il d’un ton plat et maladroit.

— J’ai un mauvais pressentiment.

— Zara, tu as toujours de mauvais pressentiments !

Cela s’appelle de l’angoisse.

Il s’approche de moi, pose ses mains sur mes épaules et murmure à mon oreille :

— Je ne peux pas m’enfuir, mais toi, tu peux.

— Pas sans toi.

Un immense rocher semble pousser dans mon estomac. Je force Nick à se retourner pour le serrer le plus fort possible dans mes bras.

— On les vaincra. On a vaincu mon père. On en a vaincu beaucoup. On aura les autres aussi !

— Je ne les laisserai pas te faire de mal. Je mourrais plutôt que de les laisser te faire du mal. Alors, aide-moi, Zara. Je mourrais pour toi.

— Moi aussi.

— Quoi ?

— Je mourrais plutôt que de laisser quelqu’un te blesser, toi, ou Dev, ou Betty ou…

Je m’arrête et m’écarte de lui pour pouvoir le regarder.

— Bon, je crois qu’on sombre dans le mélo, non ?

Il éclate de rire. Sa main remonte le long de ma colonne vertébrale. Il se penche pour m’embrasser.

— Oui, t’as raison.

On va les nourrir après le petit-déjeuner en s’assurant qu’on n’est pas suivis. J’ai horreur d’y aller, parce que je 187

CArrIE JonEs

sais très bien ce que je vais voir, ce que j’ai vu des millions de fois : des dents découvertes à la fenêtre, des regards d’acier braqués sur nous, des mouvements sensuels et sinueux, des yeux qui n’expriment aucune gentillesse, mais simplement l’avidité, l’avidité à l’état pur.

Je ne veux pas devenir comme eux.

Je mets ma ceinture de sécurité tout en me penchant pour reposer ma tête sur son épaule. Nick garde le bras autour de mes épaules et conduit d’une main.

— Cet Astley m’a mise sens dessus dessous, dis-je en passant le doigt sur le compteur au milieu de la console.

J’aime bien l’aiguille qui vous dit à quelle vitesse vous roulez, il suffit de la regarder.

— Comment ça ?

— Il… il m’oblige à me poser des questions sur ce que l’on fait et… Je ne sais pas. Je crois que c’est à cause de lui que je deviens bleue.

— Parce qu’il te l’a dit ?

— Oui.

— Et tu crois tout ce qu’il te dit ?

— Je sais…

— Tu es trop confiante, Zara.

— Et toi, trop paternaliste.

Ses épaules se détendent.

— Touché ! Mais j’y travaille…

Nous passons devant une maison à la peinture lépreuse, où des pièges à homards sèchent devant la façade. Nous nous enfonçons de plus en plus profondé-

ment, à l’intérieur des bois. Nick me caresse le bras. Le tissu de mon manteau fait un petit bruit de frou-frou.

Mon téléphone sonne.

— C’est Devyn. J’ai des nouvelles pour toi ! me dit-il.

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La réception est mauvaise, et le téléphone grésille.

Je croise les doigts.

— Tu n’as aucun sang de lutin dans les veines !

— Aucun ?

Je tends le bras et serre le genou de Nick sous le contact rugueux du jean.

Devyn ne marque aucune pause.

— Non, pas une goutte !

Je pousse un petit cri. Devyn se plaint que je lui brise les tympans, mais il rit. Je raccroche et annonce la bonne nouvelle.

Je n’avais jamais vu un si large sourire illuminer le visage de Nick. Il brandit un poing en l’air et m’embrasse tout en conduisant.

— C’est fantastique ! Je n’arrive pas à y croire !

— Moi, si ! répond-il.

Nick me regarde fièrement et approche la main de mon visage.

— Je suis si content pour toi, bébé!

La joie détend mes muscles. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point j’étais stressée, à quel point mes épaules étaient contractées. C’est un peu comme si on venait de me faire un massage relaxant. Je prends la main de Nick dans la mienne, et nos doigts s’entrelacent.

— Moi aussi, je suis contente.

On s’arrête sur le bas-côté de la route et on se gare.

Une motoneige est dissimulée derrière un bosquet. On met nos casques et on l’enfourche. Le moteur gronde.

Nous filons à travers bois.

Je serre Nick par la taille.

— Accroche-toi bien !

Je ne réponds pas.

Nous suivons la piste sinueuse entre les arbres. Inon-dés de lumière blanche, les bois sont calmes et silen-189

CArrIE JonEs

cieux. Arrivé à une clairière, Nick ralentit et s’arrête.

Aussitôt, toute la joie ressentie en apprenant que j’étais cent pour cent humaine s’envole.

La voix de Nick brise le silence.

— Nom de…

Je saute de la moto.

— Elle est brisée !

On dirait que la barricade de métal que nous avions érigée autour de la maison a été dévastée par une tornade. Des morceaux de métal jaillissent de la neige.

Des tronçons de chemin de fer jonchent le sol. Les fils de fer barbelés s’enroulent ; on dirait des queues de serpent ! Ils se balancent dans le vent, comme s’ils suivaient le rythme d’une incantation silencieuse.

La maison est toujours là, immense et désespérée.

L’argenterie et les fils métalliques qu’on avait placés devant les fenêtres ont été arrachés et jetés à l’écart.

Les vestiges de métal prouvent néanmoins que nous avions réussi à garder les lutins prisonniers pendant un certain temps. Ce n’est plus le cas. Je tremble.

Le vent me murmure des avertissements à l’oreille.

Mon père est-il toujours ici ? Est-il mort ? Reste-t-il des lutins à l’intérieur ?

Sans réfléchir, je me précipite vers la barricade brisée, à travers la neige. Nick me rattrape en quelques secondes et me prend par l’épaule.

— Non, Zara, n’entre pas !

— Et pourquoi ? La bataille est terminée. Cela a dû se produire cette nuit.

— Ce pourrait être un piège !

— Nick, mon père pourrait y être enfermé !

— Tu dis toujours que ce n’est pas ton père.

— On ne peut pas le laisser mourir !

— Bien sûr que si !

190

CAPTIVE

Il s’arrête et hume l’air.

On a l’impression d’entendre des murmures dans la grande maison, des murmures presque hors de portée de nos oreilles. Un volet tombe sur le sol dans un grand fracas. Je sursaute. Nick ne sourcille pas.

— Qu’est-ce que c’est ?

Il ne répond pas.

— Que se passe-t-il ?

— Je sens l’odeur du sang.

Il prononce les mots lentement, comme s’il jetait un sort.

— Quel sang ?

— Du sang de lutin !

Je ne sais pas comment je m’y prends, mais j’arrive à me libérer de son étreinte. Je pivote et me rue vers la porte de la grande maison victorienne blanche. Sortie de ses gonds, la porte est ouverte. J’entre en trombe, Nick me suit.

— Oh ! non…

Il m’attire contre sa poitrine, mais il est trop tard.

J’ai déjà vu la scène qui s’imprime dans mon esprit, telle l’image d’un film d’horreur qui vous hante et vous terrorise : des corps enchevêtrés sur le sol de marbre, du sang sur les murs, comme si on avait tranché des artères, des mains coupées au milieu du sol, des yeux grands ouverts, des bouches béantes qui poussent des hurlements muets. Je me dégage des bras de Nick et regarde. J’avance, retenant mon souffle en passant d’un cadavre à l’autre.

— Zara, qu’est-ce que tu fais ?

— Je cherche mon père.

Je ne m’arrête pas. Je passe devant une femme en robe rose déchirée. J’avance vers un homme aux cheveux bruns, mais ce n’est pas lui. Du sang ruisselle 191

CArrIE JonEs

de sa bouche. Je lui ferme les yeux et monte l’escalier.

Nick m’attrape par le bras.

— Zara !

Il a le regard plein de douleur, mais vivant. Vide, mais toujours en mouvement. Je me demande si j’ai le même regard ou si je ressemble aux lutins morts qui gisent sur le sol.

— Je dois savoir s’il est là, Nick.

Sa bouche se crispe et se détend.

— Je vais avec toi.

— Tu n’es pas obligé.

Je grimpe l’escalier en colimaçon, enjambe un lutin blond, un garçon, jeune… Ce n’est pas Astley. On lui a tranché la gorge. Mon estomac me remonte dans la bouche. Je me stabilise en me retenant à la rampe, mais elle est couverte de sang. Il y a du sang partout. Je mets ma main devant ma bouche. Nick passe devant moi.

— Je passe le premier. Sors ton couteau.

Avec la main qui tient déjà le couteau, je m’accroche au bas de son manteau et le suis dans l’escalier. Nous arrivons à l’étage. Il n’y a plus de lumière dans le corridor qui part des deux côtés. Je murmure :

— Tu sens quelque chose ?

— La mort. L’odeur de la mort.

Il me prend par la main.

— Tu crois qu’il y a des survivants ?

La sensation d’araignées revient.

Il reprend son souffle. Le chauffage est allumé, mais je tremble.

Nick hoche lentement la tête, me fait signe de reculer un peu. Je refuse. Je m’accroche à son manteau et reste près de lui, tandis que nous avançons dans le couloir.

Mes bottes font un bruit de succion. Je crois que c’est du sang, mais ce n’est que de l’eau. L’eau d’une bouteille 192

CAPTIVE

de Poland Spring que quelqu’un a lancée par la porte d’une chambre. Cela me rappelle la mort de mon beau-père, juste après notre séance de jogging. Il avait lâché sa bouteille d’eau sur le sol de la cuisine. Nick met le doigt sur ses lèvres pour me dire de garder le silence. Il entre dans la chambre.

Je lève les sourcils. Il y a de la lumière, mais on ne voit personne, pas même des corps sur le sol. Le lit, couvert de satin et de velours, n’est même pas défait.

Le couloir sombre, terrifiant, sent la mort et le carnage.

Nick grogne et me fait signe de ne pas bouger.

Je m’obstine et continue à le suivre.

Ses yeux croisent les miens. Des yeux suppliants.

Les miens doivent trahir la même émotion, car il hoche lentement la tête et prend ma main dans la sienne. Nos mains s’entrelacent autour du couteau. Nous avançons d’un pas. On voit deux grandes portes au fond de la chambre, derrière le lit, ainsi qu’une commode et une chaise. Des anneaux de fer jonchent le sol. Je fais un signe en direction de la porte éloignée, et tout le corps de Nick est pris de spasmes. Sa main serre la mienne avant de se détendre. Il se transforme.

Il me lâche la main avant d’être secoué par un autre spasme, mais pas avant que je sente, l’espace d’un instant, les doigts se raidir et se muer en un élément étrange, plus court, plus poilu. Je n’ose même pas murmurer. Je me réfugie contre le mur. Le pantalon de Nick craque aux coutures. Je ne veux pas regarder. Je ne regarderai pas. Pendant la métamorphose, Nick est très vulnérable. Je suis vulnérable. Je scrute la pièce pour repérer les dangers, prête à le protéger.

Nick montre les crocs à je ne sais quoi, en bas de l’escalier. Je suis certaine qu’il ne me fera pas de mal, mais j’ai l’estomac noué. Notre piège a été déjoué. Je 193

CArrIE JonEs

claque des doigts pour qu’il se rapproche de moi, ce qui va me valoir un sermon tout à l’heure. Il ne supporte pas que je le traite comme un chien. Il se dresse sur ses pattes et se pousse contre moi.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il me répond par un grognement sourd. Ses oreilles s’aplatissent. Il découvre les dents. Son regard reste fixé sur la porte. Je pose ma main libre sur l’épaisse fourrure du dos. Tous les muscles sont contractés, prêts à réagir.

Il va sauter, attaquer… J’aimerais trouver un collier, un harnais pour le retenir, pour le garder en sécurité.

La porte s’ouvre.

— Ah ! Zara. Ou devrais-je dire « princesse » ?

Toujours humaine ? dit le lutin.

Il est grand, pâle, a les cheveux noirs, comme les miens, mais est plus vieux que nous. Il se lèche les lèvres avec une langue ensanglantée. Ce n’est pas Astley. Ce n’est pas mon père. Il exhale le pouvoir.

— Plus pour longtemps ! Regardez ce joli teint bleu !

C’est pour bientôt !

Je ne regarde ni mes bras ni mes mains. Je le fixe droit dans les yeux. Il sourit.

— Tu veux peut-être des nouvelles de ton cher papa ?

Les muscles de Nick se tendent encore. J’ai le cœur serré. Sous mes doigts, la fourrure a disparu.

— Non ! Nick ! Reste ici !

Nick saute par-dessus le lit et se jette sur le lutin, qui a sauté, lui aussi. Ils se heurtent en plein vol. La fourrure se mêle à la peau. Nick écarte les mâchoires, tandis que le lutin ouvre la bouche et découvre les dents. Ils bougent si rapidement tous les deux que les images se brouillent. La force de l’impact les projette sur le côté.

Ils volent à travers une fenêtre et disparaissent.

194

CAPTIVE

— Nick !

Ma voix n’est plus qu’un hurlement.

Je cours à la fenêtre. Ils continuent à se battre au sol.

Je ne peux pas sauter, c’est trop haut. Je me retourne et perçois un gémissement dans la salle de bains.

— Zara !

Chancelant, le cou ensanglanté, mon père avance jusqu’à la porte. Du sang coagule dans sa chevelure noire. Bouche bée, je tends la main vers lui.

— Va-t’en, Zara ! Ne t’en fais pas pour moi.

Sa voix se brise.

— Quoi ?

Je m’approche de lui, l’installe sur le lit, bien que je meure d’envie de voler au secours de Nick, de faire un million de choses en même temps.

— Fais attention. Préviens ta mère, qu’elle se méfie de moi si…

— Reste ici, je reviens !

Nos regards se croisent. Il détourne les yeux.

Je dévale l’escalier si vite que j’ai l’impression de voler. Je me précipite dans la cour où le loup et le lutin s’affrontent. Ils saignent tous les deux. Leurs regards d’acier lancent des éclairs. Le roi des lutins sourit. Il sort ses griffes. Le loup se jette sur lui.

— Nick !

Il se tourne vers moi une seconde. C’est tout ce dont le roi des lutins avait besoin.

Des crocs pointus s’enfoncent dans la fourrure de Nick, lui lacérant le cou.

Nick ouvre les mâchoires et attrape le bras du lutin, mais cela ne suffit pas. Les griffes, qui s’enfoncent dans le thorax, forcent Nick à se coucher. Le corps de Nick est secoué de spasmes et il gémit, tandis que le sang s’écoule de sa gorge. La peur me submerge.

195

CArrIE JonEs

— Non !

Je m’enfuis. Je cours dans la neige ; mes pieds s’enfoncent profondément. J’attrape une traverse de chemin de fer et vais me placer entre Nick et le lutin.

La commissure des lèvres du lutin se lève lentement, en un sourire dégradant.

— Très drôle ! Du fer dans une main, un couteau dans l’autre ! Ah ! ah !

La queue de Nick repose paresseusement dans la neige à côté de moi. Il pousse un petit grognement et expire de son gros souffle de loup.

— Tu ne lui feras aucun mal !

Je brandis ma traverse.

— Tu m’entends, laisse-le tranquille !

— Oh ! tu me fais peur, petite fille !

Le lutin éclate de rire et se jette sur nous malgré son bras ensanglanté.

Je balance ma traverse. Elle frappe le lutin à la tête et il recule. Une marque de brûlure géante entame la peau lisse. Il porte la main à son visage.

— Je m’en souviendrai, ma petite ! dit-il.

Il m’adresse un sourire malicieux qui, pendant une seconde, me rappelle mon père.

— Princesse !

— Ça suffit, ces histoires de princesse !

De nouveau, je soulève la barre de fer, me place devant la forme allongée de Nick. Je la tiens fermement. Mon poignet foulé me fait mal, mais l’adrénaline me permet de tenir. Ma voix reste ferme, même si j’ai du mal à la reconnaître lorsqu’elle sort de ma bouche.

— Je peux te laisser d’autres souvenirs, si ça t’amuse !

Il écarquille les yeux, mais son sourire s’élargit. Il recule d’un pas et lève les bras au ciel.

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CAPTIVE

— Je reviendrai prendre mon dû !

Je n’ai pas envie qu’il parte. J’ai envie de lui faire mal et, de nouveau, cette voix étrange, magnétique sort de mon corps.

— Pourquoi pars-tu maintenant ? Pourquoi tu ne m’emmènes pas tout de suite ?

Il penche la tête vers moi. Son oreille et son bras saignent abondamment.

— Je préfère te laisser voir mourir ton loup. J’adore les mélodrames. Et je reviendrai te chercher. Ne t’inquiète pas !

Il file dans le ciel et disparaît. Nick pousse un petit gémissement de douleur qui me brise le cœur. Je laisse tomber la barre de fer, m’accroupis, soulève le corps de loup de Nick dans mes bras.

— Je suis désolée de ne pas avoir pu te protéger !

Sa poitrine se soulève de manière anormale. Je touche ses côtes. Il en a au moins une de cassée. Il ouvre lentement les yeux, de grands yeux bruns, pleins de reproche. Une larme coule sur son museau. Une de mes larmes. Il sort la langue et m’effleure doucement la joue. J’enlève ma veste et appuie sur la blessure de son cou.

— Je ne voulais pas te faire de mal. Je ne voulais pas qu’on te fasse du mal.

Il essaie de soulever la tête, mais elle retombe. Il referme les yeux et se laisse sombrer dans l’inconscience. Je l’allonge dans la neige, attrape mon téléphone dans ma poche, compose le raccourci pour appeler Issie, mais, bien sûr, je n’ai aucun signal. Saletés de montagnes de granit et de relais minables !

Je me lève, puis essaie de prendre Nick sur mes genoux et de faire un point de compression.

— Je vais te sortir de là, je te le promets !

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CArrIE JonEs

En mourant, les lutins perdent tous leurs pouvoirs.

C’est grâce à un charme que leur peau ressemble à celle des hommes. Lorsqu’ils meurent, elle devient bleue et se couvre de veinules, comme une feuille de lierre, avec des veines plus sombres qui courent le long des bras et quadrillent le visage. C’est très beau et très étrange à la fois.

Pour sortir Nick de ce guêpier, je dois enjamber plusieurs cadavres et trouver une sorte de brancard, car je ne suis pas assez forte pour le porter jusqu’à la motoneige qui ne peut pas franchir la barrière de métal et de fils barbelés brisés.

J’entre à l’intérieur de la maison et écoute. Aucun signe de mouvement. Aucun gémissement. Rien que la mort.

Je crie dans l’escalier couvert d’un magnifique tapis rouge et de lutins éventrés.

— Papa ?

Pas de réponse.

Je ne l’avais jamais appelé papa.

— Roi des lutins ?

Toujours rien.

Je grimpe l’escalier en courant, en essayant d’éviter les membres bleus et le sang. Je me précipite dans la chambre. Il a disparu.

— Génial ! Il m’a eue ! Encore un point de plus pour l’élection du père de l’année !

J’attrape le dessus-de-lit et le passe autour de mes épaules. À toute vitesse, je dévale l’escalier et me rue à l’extérieur. Nick gît, toujours sous forme de loup, dans la neige en continuant de saigner abondamment.

J’étale le couvre-lit, essaie de soulever Nick le plus délicatement possible, mais c’est très difficile. Il me regarde avec ses grands yeux brun tendre. Il grimace 198

CAPTIVE

de douleur. Sa mâchoire inférieure retombe, et son regard semble peiné et embarrassé lorsque je place son arrière-train sous la couverture.

— Je suis désolée. Je fais de mon mieux, je te le jure.

Il pousse un léger grognement empreint de gentillesse.

Je replie la couverture sur son corps, attrape une extrémité et commence à tirer.

Aristote a dit : « L’objet de la paix, c’est la guerre. »

Je ne sais pas quoi en penser, vraiment pas. Toutes les guerres me semblaient si lointaines. Pourtant, malgré l’imminence du danger, je ne me laisse pas envahir par la panique. Je travaille méthodiquement, même si mon visage est livide de terreur. Mon cœur est une véritable batterie, il tambourine comme un malade. Tout en travaillant, je surveille le ciel pour m’assurer qu’aucun prédateur ne nous épie, ni lutin aux crocs acérés ni femme aux ailes de cygne noires.

— Tiens bon, dis-je à Nick, tiens bon, je vais te sortir de là !

Je parviens à fabriquer une sorte de traîneau avec le dessus-de-lit que j’attache à la motoneige à l’aide de chaînes. J’ai les doigts gelés et engourdis et je suis encore plus malhabile qu’à l’ordinaire, mais j’y arrive quand même.

— Tu vas bien ?

Nick ne répond pas ; il gémit à peine.

— Bon, tu vas bien, nous n’avons qu’une vie, alors, tu as intérêt à aller bien !

Son corps se soulève anarchiquement, tant sa respiration est saccadée. Il ouvre et ferme les yeux. Je tends la main vers sa fourrure et l’observe pendant que mes 199

CArrIE JonEs

doigts se nouent dans le poil. Nous sommes liés l’un à l’autre, je le sais. Je le sais.

— Je ne vais pas te perdre !

C’est un ordre que je donne aussi bien à lui qu’à moi-même.

Avant d’enfourcher la motoneige, je jette un dernier regard vers la maison des lutins. Elle est de nouveau invisible, protégée par un sortilège qui la dissimule aux yeux des hommes. Mais je sais que cette clairière n’est pas un paysage bucolique enneigé de Nouvelle-Angleterre, entouré de grands pins, bla-bla-bla…

Non, au milieu de cette clairière, il n’y a que sang et carnage. C’est tout ce qu’il reste des êtres animés que j’ai enfermés là. C’est ma faute. En grande partie, du moins. Et cette responsabilité me pèse sur les épaules comme un horrible poids qui semble écraser tout espoir. C’est trop tard ! Trop tard ! Ils sont morts, et Nick est blessé. Je ne peux plus rien y faire.

Je démarre le moteur, vérifie une dernière fois que Nick est en sécurité avant de chercher un endroit où mon stupide portable pourra contacter Issie et Betty.

Elles m’aideront à m’occuper de Nick, j’essaierai de retrouver mon père et d’arrêter le nouveau roi des lutins.

Car il est évident, plus qu’évident, qu’il va revenir, qu’il n’en a pas fini, que la guerre vient tout juste de commencer.

à propos des lutins

n’hésitez jamais à tuer un lutin : tuez-le !

Je dois parcourir près d’un kilomètre, mais je finis par avoir un signal. J’arrête la motoneige et compose le numéro d’urgence.

— Betty ?

— Non. C’est l’agent Clark. Vous êtes Zara ?

— Oui, oui.

Je regarde le ciel gris au-dessus des arbres, comme s’il allait pouvoir tout arranger.

— Betty est là ?

L’agent Clark s’éclaircit la gorge.

— Hum… La situation est délicate, Zara. On a… Il y a eu un accident.

— Quoi ? Grand-mère est blessée ?

Je manque d’en lâcher mon téléphone.

— Elle va bien. Elle s’occupe… La situation est grave. Je dois vous laisser. Je lui demanderai de vous rappeler.

201

CArrIE JonEs

— Attendez ! Dites-lui…

Il a raccroché. Un écureuil saute de branche en branche, comme un fou. Il couine en me voyant.

— Oh ! je sais, je sais…

Nick respire à peine. Du sang coule sur le manteau avec lequel je l’ai couvert, je grogne pour me motiver et appelle Issie. Le téléphone sonne, sonne et sonne encore.

— Bonjour, Zara !

Sa voix est pâteuse, mais familière. J’avale ma salive, soulagée. Je m’accroupis près de Nick, caresse le corps endormi, scrute le ciel gris, à la recherche d’ennemis.

— Zara ?

Sa voix m’inquiète, me solidifie, comme si je devenais autre chose.

— Issie. On a un problème. Un gros problème.

— Quoi ?

Ma main tremble sur la fourrure de Nick ; je n’arrive plus à la contrôler.

— C’est Nick. Il est blessé, gravement blessé. Et les lutins… Ils sont tous morts. Sauf ceux qui se sont échappés.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu n’étais pas dans le bus, quand même ?

— Quel bus ? Issie, écoute-moi. Il y avait d’autres lutins. Ils ont attaqué Nick et…

Je m’arrête, car il me semble qu’Issie a lâché le combiné.

— Issie ? Issie ?

Nick cligne des yeux. Ses belles lèvres de loup s’entrouvrent. Malgré mon inquiétude, malgré ma peur, je vois qu’il essaie de s’accrocher à la vie.

— Zara, c’est Dev. Issie vient de s’évanouir. Je peux te rappeler ?

202

CAPTIVE

— Non ! Non ! Nick est…

J’ai hurlé dans le téléphone, mais Dev a disparu. Je rappelle, mais n’obtiens pas de réponse.

— Merde !

Le mot m’échappe et résonne dans toute la forêt. Je regrette aussitôt d’avoir crié. D’autres lutins pourraient errer dans les bois.

Attendant le moment idéal pour attaquer, ils pourraient m’avoir repérée lorsque je me déplaçais lentement sur la motoneige en tirant Nick derrière moi.

Un tisonnier est fixé à la motoneige. Un tisonnier de métal. Ce n’est pas la meilleure arme qui soit, mais c’est mieux que rien.

Je décolle l’adhésif qui le maintient en place et prends le tisonnier avec ma main valide. Je retourne vers Nick. Il a repris sa forme humaine.

— Nick ?

Je n’ai plus qu’un filet de voix. Je lâche le tisonnier et tombe à genoux. Je lui caresse le visage. Il est blême.

Je déplace la couverture pour examiner les blessures.

Il est couvert de sang et d’ecchymoses. Je le couvre à nouveau. Il gémit.

— Bébé ?

— Nick ?

Quelque chose de mouillé tombe de mon visage. Des larmes.

— Je vais appeler de l’aide, O.K. ?

Il ouvre les yeux. Son regard est embué par la douleur.

Il remue les lèvres. Je me penche vers lui.

— Je ne t’entends pas, mon chéri.

— Je vais mourir…

— Ah non ! Pas question !

Je l’embrasse sur le front. Sa peau est brûlante.

— Je ne le permettrai pas !

203

CArrIE JonEs

Il ferme les yeux et s’agite. Je pose la main sur son épaule. Sa peau est en feu.

— Reste tranquille, ne bouge pas. Tu vas aggraver tes blessures.

Il cligne des paupières, et son corps s’apaise. Cela semble exiger des efforts colossaux, mais il rouvre les yeux. Je me penche à nouveau et presse mes lèvres contre les siennes.

— Tu vas te remettre. Je te le jure. Je te sauverai.

Ses lèvres bougent sous les miennes.

— Je t’aime.

Pendant un instant, son regard est ferme et intense.

— Je t’aimerai toujours, quoi qu’il arrive.

— On s’aimera toujours, d’accord ? Il faut que je te ramène. On va aller sur la route, et j’appellerai une ambulance. Tout ira bien.

Il ferme les yeux.

— Ne t’inquiète… ne t’in…

Je prends sa tête dans mes mains et la soulève.

— Nick, ne t’endors pas ! Nick, reste avec moi !

Une voix de femme retentit derrière moi.

— Il ne peut pas.

Tout mon corps frissonne. Je ne me retourne pas. Je ne veux pas la regarder. Je sais qui c’est. La walkyrie.

Vérité. Soudain, je deviens féroce.

— Fichez-moi le camp !

Je sens un courant d’air derrière moi. Elle vole au-dessus de moi et se pose de l’autre côté de Nick.

Ses ailes sont gigantesques.

Elle est étincelante, mais son visage n’a rien de celui d’un ange béat. Il a l’éclat d’une lame de couteau. Son regard me transperce.

— Tu ne sauveras pas ce guerrier.

Ses mots me frappent comme autant de coups de 204

CAPTIVE

poignard. Chacun de ses mots est une condamnation à mort que je refuse d’entendre.

J’attrape le tisonnier et enjambe doucement le corps de Nick pour faire face à la walkyrie. Il faudra qu’elle m’abatte avant d’arriver à lui. Mes doigts se resserrent sur le métal froid.

— Je ne vous laisserai pas l’emporter.

— Tu n’as pas le choix !

— On a toujours le choix !

Je ne touche pas Nick. Pourtant, je voudrais le toucher, m’assurer qu’il est toujours là. Je recule assez pour que la semelle de mon talon lui effleure le bras. Il ne réagit pas.

Les ailes de Vérité me rappellent un cœur de la Saint-Valentin noir, la tête en bas.

— Tu te trompes ! On n’a pas toujours le choix.

Le vent souffle tout autour de nous. Froids et tranchants, les flocons de neige tombent dans mes yeux. Je me demande si c’est elle qui provoque ce phénomène.

— Tu le laisserais mourir ici plutôt que de le laisser poursuivre son existence de véritable guerrier entre les murs du Walhalla ? demande-t-elle, méprisante. Tu es cupide et égoïste, comme tous les humains !

— Il ne va pas mourir.

Elle hoche la tête. Pendant une seconde, une émotion plus douce s’imprime sur son visage.

— Si. Bientôt.

Tout mon corps se crispe. Le désespoir envahit mon esprit, mon cœur. Mes mains tremblent tellement que mes doigts relâchent prise sur le tisonnier. Nick est mourant.

Nick meurt et je ne peux pas le sauver. Il est livide et respire à peine. Son corps n’est plus qu’une coquille, un manteau sur un cintre, vide et sans vie. Mon corps 205

CArrIE JonEs

se plie en deux, mais je m’efforce de me redresser. Je lui tends le tisonnier.

— Alors, tuez-moi. Emmenez-moi, moi aussi. Je ne peux pas… Je ne veux pas le perdre.

Elle fait un signe de tête. Ses cheveux flottent au vent. Son regard se durcit.

— Tu n’es pas un guerrier. Tu n’es qu’une fille, une fillette humaine.

Quelqu’un sanglote. C’est moi. Je la supplie.

— Je vous en prie !

Elle reste immobile. Le vent se couche. Débarrassé des cristaux de neige, l’air devient limpide, transparent. Je vois Vérité dans ses moindres détails, jusqu’à chacun de ses cheveux, chacune de ses plumes. Pourtant, je supplie, je refuse d’accepter la réalité…

— Je vous en conjure… Je suis à moitié lutin. Je ne suis pas humaine.

Farouche, je lui tends le tisonnier.

— Je deviens bleue, comme les lutins. Emmenez-moi. Si vous devez l’emporter, emmenez-moi avec lui.— Non, ton père est un lutin. Toi, tu es toujours humaine. Tu es sensible à la magie des lutins, tu es peut-être destinée à en devenir un, mais tu es une fille, rien qu’une fille.

Ses épaules esquissent un mouvement, et elle avance d’un pas.

— Tu n’es pas encore une guerrière. Tu n’as tué personne.

Quelque chose se glace à l’intérieur de moi.

— N’approchez pas !

Je retourne le tisonnier et le brandis vers elle.

— Sinon, vous serez ma première victime.

Ses lèvres frémissent, comme si elle allait sourire.

206

CAPTIVE

Elle ne me considère pas comme une menace. Elle hume l’air.

— Ma petite, des lutins approchent.

Elle me fait signe qu’ils sont derrière moi.

Je ne me retourne pas. Elle ne m’aura pas comme ça.— Inutile de faire diversion !

Elle soupire.

— L’heure a sonné pour ton guerrier. Je dois me dépêcher avant que nous le perdions toutes les deux.

Elle change de posture. Je me raidis. Je serre le tisonnier. Elle me pousse et passe devant moi, comme si je n’étais qu’un vulgaire petit chien. Son bras me fait tomber.

— Non !

Je prononce ce mot comme si c’était une malédic-tion, une prière, et je me tourne vers elle. Je l’attrape par la cheville au moment où elle soulève Nick dans ses bras. J’enfonce les ongles dans sa chair. Du sang rouge s’écoule. J’utilise aussi mon bras blessé pour avoir une meilleure prise.

— Vous ne pouvez pas l’emmener !

Ses ailes se tendent et se dressent au-dessus de nous.

Elles prennent le vent. La walkyrie monte tout droit, m’entraînant avec elle.

— Lâche-moi !

— Non !

Mes pieds quittent le sol.

— Non !

Nous nous élevons toujours. Vingt centimètres.

Cinquante.

— Lâche-moi, fillette, dit-elle d’une voix frustrée.

Les humains n’ont pas le droit d’entrer au Walhalla.

— Vous ne pouvez pas l’emmener !

207

CArrIE JonEs

Mes doigts glissent. Mon bras blessé pend contre mon corps, inutile. Merde, merde et merde !

— J’ai besoin de lui !

Nous nous élevons toujours. Presque deux mètres à présent. Je m’en moque. Je n’ai pas peur de la hauteur : j’ai peur de perdre Nick.

— Laissez-le-moi ! Je le soignerai… Je vous en prie…

Elle secoue la jambe.

— Tu es pire qu’un roquet à supplier ainsi ! Où est passé ton sens de l’honneur ?

— Il est à moi ! Je l’aime ! Je vous en prie…

Mes doigts se tétanisent sous mon poids.

— Je regrette…

De nouveau, elle secoue la jambe.

— Nous avons besoin du loup pour la bataille. Il ne servira à rien si on le laisse pourrir sur terre. Maintenant, lâche-moi !

Elle me donne un coup de pied avec sa jambe libre.

Son talon écrase mes doigts. Ils se contractent. Je perds prise pendant une microseconde, mais cela suffit. Je tombe sur mes pieds.

Le choc de la chute se répercute jusque dans ma tête, mais, à un cheveu près, j’évite de m’écraser.

Mes genoux se plient. Je reste debout, puis, une seconde plus tard, je tombe à la renverse sur le tisonnier.

La barre de métal froid se retrouve le long de ma colonne vertébrale, légèrement sur la gauche. Je lève les yeux.

Ils ont disparu.

Je n’ai pas pu le sauver. Je n’ai pas pu le garder.

— Non !

208

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Je ne crie pas. Je murmure. Je murmure ce mot encore et encore, jusqu’à ce qu’il devienne une sorte de complainte absurde :

— Non. Non. Nononononononon…

Tout se vide à l’intérieur de moi, comme dans le ciel.

Je ne suis plus qu’un immense gouffre qui s’agrandit, s’agrandit, m’engloutit tout entière. Nick. Nick a disparu.

à propos des lutins

Les lutins sont indifférents à votre douleur. Ils ne vous envoient pas de fleurs et ne vous tiennent pas la main. n’attendez pas de lettre de condoléances. Ils préféreraient vous mordre.

Il a disparu. Son corps brisé et ensanglanté, son corps magnifique se trouve quelque part, hors de portée.

Sa belle voix gutturale ne me parlera plus. Je ne sentirai plus ses lèvres contre les miennes. Ses doigts ne passeront plus dans mes cheveux. Je ne pourrai plus plaisanter avec lui sur les confiseries pour chiens ou les réverbères.

Je reste un moment sur le sol, à scruter le ciel blanc…

à scruter et scruter… sans rien voir.

Quelque chose bouge dans les arbres. Je glisse ma main sous mon dos, attrape la poignée de fer du tisonnier. Il a gardé la froidure de la neige. Mue par un instinct qui ne vient pas du cœur, je serre les doigts autour du métal.

211

CArrIE JonEs

— Elle est blessée, dit une voix.

Je tourne la tête, mais en restant allongée. C’est un lutin femelle. Son charme a disparu. La peau et les dents bleues, elle a des yeux acier. Sa robe haute couture est en lambeaux. Elle ne porte ni manteau ni chaussure.

Son bras et sa jambe saignent.

Un autre lutin arrive de la droite. Je dois tourner la tête pour le voir. Il est plus grand et se dissimule sous son charme. Il porte des vêtements de sport, un coupe-vent avec un capuchon vert et blanc. De grands cernes soulignent ses yeux.

Ces deux lutins semblent… affamés.

— Ce sera plus facile de la tuer et, en ce moment, mieux vaut que cela soit facile.

J’évalue les diverses options. Ils me croient blessée, et c’est faux. Si je me redresse, ils verront le tisonnier.

Je perdrai mon seul avantage, l’effet de surprise. Ils s’approchent de moi. Je sais que les lutins peuvent être rapides, mais ceux-ci sont lents. Comme des chats, ils tourmentent leur proie.

— Elle a perdu son loup, dit la femme d’une voix faussement compatissante.

Ses paroles résonnent comme des glaçons.

— Pauvre petite créature sans défense !

Le gouffre qui m’engloutit continue à s’agrandir, mais les bords frissonnent avec une intensité sombre et farouche. La haine, je crois. Tout est de leur faute.

C’est à cause d’eux que j’ai perdu Nick, à cause des lutins. Une haine froide repousse momentanément la douleur. Elle me donne un but.

— Ça doit être triste de perdre quelque chose d’aussi poilu, d’aussi chaud et odorant ! dit le lutin mâle.

Il saute et atterrit près de ma tête. Il tend la main et me touche la joue. Le contact est rugueux.

212

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— Oh ! elle pleure… La pauvre… Ne t’en fais pas !

Ton chagrin sera vite oublié. Tu auras bientôt d’autres douleurs pour t’occuper l’esprit…

Un croassement de corbeau retentit dans un arbre. Le lutin ouvre la bouche. Soudain, le sortilège se dissipe, et ses dents comme ses ongles sont pointus et menaçants.

— Oh ! elle tremble. Pauvre bébé…

Il se moque de moi. Nick est le seul à avoir le droit de m’appeler « bébé ». La femme est presque arrivée jusqu’à nous. Elle approche en catimini, mais elle boite.

Il faudra que je m’occupe du garçon en premier.

— Elle a atterri sur le bras ? Il est peut-être cassé ?

C’est drôle, dit la femme. On pourrait la torturer un peu.

— Tomber du ciel en voyant son loup disparaître, ce n’est pas assez, tu crois ?

— Elle nous a emprisonnés. Elle ne paiera jamais assez ! siffle la femme.

Il se retourne vers moi.

— Tu as raison !

Il ouvre la bouche et se penche. Il pose les mains de chaque côté de ma tête. Les ficelles de son capuchon effleurent mes joues. Il me pousse la tête en arrière pour voir mon cou.

— Si on le faisait à la vampire ?

Pendant une seconde, je ne réagis pas. Je réfléchis.

« Ce serait peut-être mieux ainsi… Autant abandonner… » Et j’ai peut-être raison. Mais pas comme ça !

Non, ça, je ne veux pas. Mes doigts se resserrent autour du tisonnier.

Le lutin s’approche encore. La femme arrive. Elle atterrit près de moi et gémit, trop gravement blessée pour se déplacer rapidement.

Parfait.

213

CArrIE JonEs

— Allez, vas-y ! ordonne-t-elle. Dépêche-toi, sinon, je me sers la première.

— La ferme !

Les mains du lutin se resserrent sur mon visage. Ses dents sont de plus en plus proches.

C’est le moment ! Je soulève les hanches, donne un coup de pied, et mon bras surgit de derrière mon dos.

Le tisonnier lui retombe sur la tête. Ses yeux sortent des orbites et se ferment. Je roule sur moi-même et me relève. La femme rit. La rage m’envahit.

— Ah ! ah ! belle surprise, petite princesse !

Elle crache littéralement les mots.

— Je suis sûre que tu es délicieuse…

— Exact !

Ce n’est pas une bonne réplique. Peu importe, je suis au-delà des répliques, je suis au-delà de tout. Le nom de Nick résonne dans tout mon corps. D’un coup d’œil, je m’assure que le lutin ne bouge plus. La femme suit mon regard.

— Il n’est pas mort ! Regarde, il respire encore. Tu es faible, comme ton père ! Tu n’as même pas la force de nous tuer. Tu es tout juste bonne à nous piéger, à nous laisser devenir fous de désir parce que tu n’as pas le courage de faire ce que tu as à faire. Si tu savais combien de fois j’ai eu envie de tuer ton père, avec ses éternels tourments ! Mais je ne pouvais pas, je ne pouvais pas parce qu’il était notre roi !

Elle serait belle si elle n’était pas un lutin. Sa longue chevelure noire vole dans le vent.

— Je vous ai enfermés parce que vous êtes des monstres ! Mon père est un monstre !

C’est à mon tour de cracher les mots.

— Des monstres ? Pourquoi ? Parce que nous n’es-sayons pas de cacher que nous sommes du côté du mal ?

214

CAPTIVE

Parce que nous avouons que nous aimons ça ? Au lieu de faire croire que nous sommes des héros, comme ton loup ?

Elle fait la moue. Elle se raidit, s’apprêtant à me sauter dessus.

— C’est un héros ! Il protège les gens des êtres malé-

fiques comme vous.

— Et toi…

Elle sourit, hume l’air.

— Je sens l’odeur du lutin qui est en toi.

— Je ne suis pas comme vous !

— Non. Tu brides ta violence, tu brides le mal sous le masque du bien… Moi, je suis le mal !

Elle saute.

Je tourne le tisonnier, le pointe face à el e et le projet e aussi fort que possible. Il la touche à la poitrine. On entend un bruit de succion lorsqu’il perce la peau. Sa bouche forme un « O » parfait. El e sourit, puis grimace. El e tend les mains vers mon cou, ses longues griffes braquées vers moi. Je retire le tisonnier et recule. El e tombe.

C’est le jour des chutes, aujourd’hui !

Elle ne respire plus. J’ai tué quelque chose. J’ai tué.

Je me déplace au ralenti et vais voir l’autre lutin. Il roule sur lui, a le regard vide, mais il s’en tirera si je l’abandonne sur place. Je soulève le tisonnier…

— Tiens, ça, c’est pour Nick.

Je plante le tisonnier, le retire. Je recommence.

— Et, ça, c’est pour moi !

à propos des lutins

Les lutins ont peur du fer et de l’acier.

Métal ophobie.

J’ai du sang sur les mains, sur le bandage de mon poignet, sur mon jean. Sur mon visage aussi, sans doute. Je m’en moque. Je laisse le sang sécher, coaguler, tacher. Je remonte sur la motoneige. Je roule vers la route, vers la Mini. Les clés, idiote ! Elles sont toujours dans la poche de Nick !

— Mon Dieu !

Je sanglote dans mes mains, et cette expression n’est pas un juron, mais une prière, une véritable supplique.

Ensuite, la situation m’échappe.

Je coupe le moteur de la motoneige et sanglote, sanglote à n’en plus finir, toujours à califourchon sur cet engin de malheur. Je ne sais pas combien de temps s’écoule. Je ne sais rien. Je sais simplement que Nick est parti, comme mon papa.

Je me sens seule.

217

CArrIE JonEs

Le monde est silencieux. Pas de cris d’animaux, pas le moindre souffle de vent. Même les arbres sont immobiles et solitaires. Je murmure des mots pour moi toute seule, ou pour cette personne que je suis devenue sans Nick.

Sans Nick.

Sans personne.

Je susurre, parle à Dieu, à Nick, mais personne ne m’entend.

— Je n’y arriverai pas…

Je m’essuie le visage et essaie de me débarrasser de mes larmes.

— Je n’y arriverai jamais.

— Bien sûr que si !

Je lève la tête et me tourne juste assez pour le voir.

Il se trouve à côté de moi, avec les flocons de neige qui descendent tout autour de lui. Sa veste de cuir n’est pas déchirée.

Son jean est propre. Il n’est pas blessé. Il ne se trouvait pas dans la maison.

Les flacons s’accrochent à ses cheveux et transforment la blondeur en blancheur. Il penche la tête pour me regarder et me tend la main.

— Zara !

— Je ne partirai pas avec toi.

Il garde la main en l’air.

— Ce n’est pas moi, le responsable, Zara. C’est toi.

Tout ce pouvoir, piégé et confiné au même endroit, prêt à être exploité… Ça allait forcément exploser.

Il a raison. Bien sûr qu’il a raison, mais je ne me résigne pas à lui répondre. À quoi bon ? Même mon silence ne veut plus rien dire. J’en ai assez de chercher des significations, assez de me demander ce qui va se passer, puisque le pire s’est déjà produit ! Les gens ne 218

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cessent de mourir autour de moi. D’abord, mon beau-père et à présent…

L’atmosphère se fige. Au loin, un cri retentit. J’inspire profondément. L’air froid plonge dans mes poumons.

J’inspire à nouveau. Je m’essuie le visage d’une main.

Les larmes ont gelé sur mes joues. J’expire.

Astley m’observe. Avec le reflet de la neige, ses yeux étincellent. Il retrousse les narines.

— Je sens l’odeur d’un autre roi sur toi. Pas celle de ton père.

On perçoit une certaine émotion dans sa voix. De l’inquiétude ? Oui, je crois.

— Il était là-bas. Il a attaqué mon père. Il a… il a tué Nick. Et cette abrutie de walkyrie l’a emporté !

Je perds l’équilibre. Le monde vacille tout autour de moi. Astley approche si vite que j’ai à peine le temps de le remarquer avant qu’il ne m’attrape et m’attire contre lui. Le cuir crisse sous ma peau. Il n’a aucune texture.

Il est lisse et sent le cadavre de vache.

— Ça ne va pas ?

Je me débats, prise de hoquet.

— Comment veux-tu que ça aille ? Je tiens debout, c’est déjà beau !

Il ne tient pas compte de ma remarque et me serre dans ses bras.

— Tu devrais arrêter de te mentir.

Je continue à lutter une seconde avant d’abandonner.

Les flocons de neige tombent sur le sol, attendant que quelqu’un vienne apporter une explication, donner un sens à la situation. Ils tombent, l’un après l’autre, s’em-pilent et recouvrent tout. Ils ne m’apportent aucune réponse. Personne ne me donne de réponse. Je dois aller les chercher moi-même.

— Comment ça, arrêter de me mentir ?

219

CArrIE JonEs

Il hume l’air. Il penche la tête, écoute le vent et guette les bruits de la forêt, comme le faisait Nick.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu sens quelque chose ?

Il ne répond pas et resserre son étreinte.

— Dis-moi ! Qu’est-ce que c’est ?

— La mort, dit-il, plus doucement.

Il me plaque contre sa poitrine, parle d’une voix lourde de chagrin.

— Oh ! Zara ! Je sens l’odeur de sa mort ! Tu as subi un choc, une tragédie. Viens, allons dans un endroit plus sûr.

Je ne réponds pas. J’en suis incapable. Que quelqu’un sache que Nick est mort rend sa mort encore plus réelle, et je ne veux pas qu’elle soit réelle. Ma gorge se serre.

Astley passe les deux bras autour de ma taille et me soulève dans les airs. Il chuchote à mon oreille :

— N’aie pas peur.

En dessous de nous, les images se brouillent. Les arbres se fondent les uns dans les autres, pour ne former qu’une masse blanche.

Nous volons si vite au-dessus de la forêt que le vent me fouette le visage. Mes yeux pleurent sous la vigueur du froid.

Je retrouve enfin ma voix.

— Ce n’est pas la première fois que je vole.

— Ton père ?

— Oui, lorsqu’il m’a enlevée. Il sentait le champignon, ce jour-là, comme toi. Tu sais pourquoi ?

— La Terre nous rappelle à elle. Cela ne durera pas longtemps. Ferme les yeux si tu veux.

Je veux voir, au contraire. Au loin, sur la route 3, je crois, j’aperçois les lueurs clignotantes de véhicules de secours. Grand-mère s’y trouve. Il y a eu un accident.

Un grand bus est couché sur le flanc, mais, avant que 220

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je discerne les détails, il disparaît, hors de mon champ de vision.

Les images de Nick et de l’autre lutin me reviennent à l’esprit. Du sang. Des crocs. Des plaies béantes. La voix grave du lutin maléfique et son affreux sourire.

Tremblante, je demande à Astley :

— Tu es plus fort que l’autre lutin ?

Son étreinte se resserre.

— J’espère. Il faudra bien, un jour. Je n’arrive pas à croire qu’il ait trouvé la maison le premier. Je ne me le pardonnerai jamais. Je me suis trop… dispersé.

J’avale ma salive. Un sanglot se forme au fond de ma gorge. Je le repousse.

— Je crois que c’est ma faute.

Il ne répond pas tout de suite.

— C’est ce que je croyais, au début, lorsque je t’ai rencontrée et que j’ai appris ce… qui se passait. Mais à présent… Tu n’avais pas vraiment le choix. Nous n’avons pas bien géré la situation. Ton père aurait dû être repris en main par son peuple depuis longtemps.

Je ne sais que dire. Malgré le froid perçant, je tends la tête et scrute le ciel, à la recherche de Nick alors que nous entamons déjà la descente.

Nous sommes près de chez moi. Devant la maison où j’ai dormi avec Nick, où on s’est embrassés, où on a préparé le petit-déjeuner ensemble il n’y a pas si longtemps. Pourtant, cela me semble une éternité !

La main d’Astley change de position.

— Accroche-toi, on atterrit. Je ne suis pas très doué pour les atterrissages.

Il tombe comme une masse et se retrouve sur le derrière. Je m’écrase sur lui. Il rougit et sourit.

— Effectivement !

221

CArrIE JonEs

— Nous avons tous nos faiblesses, dit-il en se redressant sur ses pieds.

Je regarde la maison. Tout a l’air calme, normal, comme s’il ne s’était rien passé. Elle donne une impression de bien-être, de sécurité. Mais le bien-être et la sécurité, ça n’existe pas !

Je monte lentement les marches du perron. Astley me suit jusqu’à la porte. Sans me toucher, il a le bras autour de ma taille, prêt à me retenir en cas de chute, je suppose. Je n’arrive pas à glisser ma clé dans la serrure.

— Laisse-moi faire !

Il tourne la clé pour moi. J’entre dans le vestibule. Il incline la tête.

— Je ne peux pas te laisser entrer, dis-je en pronon-

çant les mots lentement.

Il ferme les yeux l’espace d’un instant.

— Tu ne me fais pas confiance !

Je ne réponds pas. Je suis trop fatiguée, trop triste pour répondre. Le soleil commence à sortir d’un nuage.

La lumière étincelle sur la neige. Je me protège les yeux avec la main. Il fait trop clair. Rien ne devrait jamais être aussi clair. J’avance encore un peu.

Astley m’attrape par le bras.

— Je ne peux pas te laisser comme ça, tu as à peine la force d’ouvrir la bouche !

— Il faudra bien…

Pendant une seconde, nous restons immobiles, tous les deux. Pendant une seconde, le monde entier semble immobile. Sa main glisse le long de mon bras, et il me tient par l’épaule. Je n’ai pas assez d’énergie pour l’en empêcher.

— Ne laisse entrer personne. C’est dangereux en ce moment.

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Je ris presque à cet euphémisme. Derrière lui, les traces de pneus de la Mini ont disparu, effacées par la neige. Il me relâche et sort un morceau de papier de sa poche. Il gribouille un numéro et me le donne.

Il referme mes doigts sur le papier.

— Mon portable. Appelle-moi en cas de besoin !

— Je n’ai pas besoin de toi, lui dis-je en regardant le papier… – une recette de l’Holiday Inn. Merci quand même !

— Zara !

Sa voix m’arrête. Je me retourne.

— On ne sait jamais…

Je referme la porte, mais sans la verrouiller, c’est inutile. Le seul lutin qui peut entrer ici est celui qui a déjà été invité, et c’est mon père. C’est une règle étrange, une de leurs nombreuses règles. Les lutins doivent tout saccager en ce moment, puisqu’ils sont livrés à eux-mêmes.

Ils doivent chercher de la nourriture et vouloir se venger. Leurs appétits doivent tirailler leurs corps affaiblis. Je sais ce que c’est. Je ressens la même chose ce moment : le désir de vengeance. C’est le genre de sentiment qui devrait être rangé dans un coffre-fort, à l’écart du monde, à l’écart des mamans qui bercent leurs bébés, à l’écart des enfants sur les balançoires, à l’écart de l’humanité.

Je m’affale sur le divan, plonge mon visage dans le tissu rouge et inspire profondément en essayant de retrouver l’odeur de Nick, un vestige de la nuit dernière, mais je ne sens rien.

Mon flair n’est pas assez affûté. Je me colle un oreiller sur le visage, en vain. Pas de Nick, ni sur le divan, ni dans la Mini toujours garée au bord de la route, ni en 223

CArrIE JonEs

train de travailler à l’hôpital ou de patrouiller dans les bois, nulle part… Il n’est pas là alors que j’ai envie de passer les doigts dans sa tignasse sombre, de respirer l’odeur de sa peau, de le laisser plonger en moi.

J’ai envie qu’il soit ici, avec moi, tout de suite, pour toujours. Mais il n’est pas là.

Je me redresse et envoie un texto à Issie : « Appel moa. Lutins échappés. »

Je ne lui parle pas de Nick. Pas dans un texto. C’est impossible. J’envoie le même à Betty. Mon téléphone me tombe des mains et se retrouve sur le divan.

Je l’y laisse.

J’attends.

Rien ne se produit.

Je n’ai aucune idée du temps qui passe. Je n’ai rien à espérer. Les lutins ont tué Nick. Il n’y aura pas de plates-bandes fleuries et de palissades blanches pour nous. Je ne l’embrasserai plus jamais. Je ne le serrerai plus jamais dans mes bras. C’est la faute des lutins.

Mais c’est ma faute aussi.

Je ne sais comment : mon corps se soulève du divan où nous avons dormi. Je ne sais comment : mes pieds me mènent à la cuisine et me conduisent devant la porte du sous-sol.

Mes doigts se serrent autour de la poignée. J’ouvre la porte, descends les marches. Mes pas font un bruit creux sur le plancher. Nous avons une vieille malle remplie d’armes, en bas. Elle est pleine d’objets métalliques. Je n’ai jamais vraiment su me battre. Nick dit que c’est parce que je n’ai pas envie de tuer. Mes mains soulèvent le couvercle. Mes doigts se serrent autour d’une épée. Je la glisse dans un fourreau et l’attache à ma ceinture, dont la boucle forme le symbole de la paix. Elle pèse lourd, contre ma jambe.

224

CAPTIVE

Je me déplace dans la maison, silencieuse comme la mort.

Mon choix est parfaitement maîtrisé. Mon histoire vient de perdre son protagoniste masculin, sa force romantique. Je ne suis qu’une coquille vide.

Ma mort ne sera pas une grande perte, et je veux éliminer autant de ces fumiers que possible. Ils seront ainsi moins nombreux à s’attaquer à grand-mère, à Issie, à ma mère et à Devyn.

C’est mon nouveau projet. Je trouverai la mort en vengeant Nick.

Je sors et me dirige vers les bois.

à propos des lutins

Faire comme si les lutins n’existaient pas ne sert à rien.

Les gros nuages ont disparu. Le ciel d’un bleu éclatant me nargue tandis que je traverse la pelouse. Je n’avais même pas remarqué que je porte toujours mes bottes. Du sang colle à l’une d’elles. Ça non plus, je ne l’avais pas vu. Je plonge les pieds dans la neige, sans penser au sang, sans penser au ciel et je me faufile entre les arbres.

La neige est un peu moins profonde dans le sous-bois, protégé par le dais des pins. Les branches lourdes de neige penchent vers le bas. Moi aussi, je me sens lourde. Je marche en écoutant les cris hivernaux des corbeaux, qui annoncent ma présence. Des tamias couinent nerveusement à mon approche. Ce sont les seuls à avoir laissé des traces. Je ne vois aucune empreinte de pied en dehors des miennes. Les lutins ne laissent pas toujours d’empreintes. Je ne sais pas vraiment comment ils s’y prennent et, à vrai dire, je 227

CArrIE JonEs

m’en moque. Les comment et les pourquoi n’ont plus d’importance, à présent. Je marche dix bonnes minutes avant d’entendre mon nom.

— Zara !

C’est une voix de femme, grave et rauque, comme celle des chanteurs de jazz que Betty écoute sur son iPod, la nuit. Je m’arrête, mais ne sors pas mon épée. La peur me donne des frissons dans la nuque. C’est ce que je cherchais pourtant, ce que je voulais. Je veux me battre.

— Zara, viens avec moi…

Cette fois, c’est une voix masculine, haute et claire, qui vient de la droite. Ils essaient de m’égarer. Quels imbéciles !

— Zara…

Je hoche la tête. Ils n’ont donc pas remarqué l’épée qui pend à ma ceinture ? Sont-ils arrogants au point de ne pas y prêter attention ? Suis-je si peu menaçante ? Je me laisse guider par les voix. Elles viennent de toutes les directions maintenant, en haut, derrière, devant…

— Zara…

— Princesse…

— Zara…

Les corbeaux, les écureuils et les tamias sont silencieux, à présent. Mon souffle forme des petits nuages de buée dans l’air. Le temps s’est rafraîchi. Je ne sens pas le froid, je ne sens rien.

J’avance d’un pas et la vois. Je la reconnais : c’est un sujet de mon père, à la chevelure rousse hirsute et débridée. Sa bouche n’est qu’un piège rageur. Elle porte un peignoir sur un pyjama décoré de chatons, ce qui est grotesque.

— Princesse.

Elle sourit. À ma droite, deux autres lutins apparaissent. Des hommes, grands, maigres, avides…

228

CAPTIVE

À ma gauche, une branche se brise. D’autres lutins arrivent : une femme et deux hommes. Je perçois des souffles derrière moi. Un lutin est caché dans les branches d’un arbre, prêt à bondir. Sans dire un mot, je tire mon épée. La rousse éclate de rire. Une voix retentit derrière moi :

— On la tue tout de suite ou on l’oblige à nous regarder tuer ses amis avant ?

Ils semblent réfléchir un instant. Très lourde dans ma main, mon épée attend. Pendant un instant, personne ne bouge.

— Je vote pour qu’on la tue à moitié et qu’on l’oblige à regarder ensuite.

— Décision fort judicieuse !

— Vous, les lutins, vous ne faites que parler. Bla-bla-bla ! C’est lassant ! dis-je.

Avant qu’ils ne puissent réagir, je brandis mon épée en l’air. Je suis maladroite, mais cela fonctionne ! Le fer s’enfonce dans le ventre d’un lutin, presque aussi mou qu’une motte de beurre. Il tombe en avant. Je pivote, prête à frapper de nouveau.

Dans un bel ensemble, ils se ruent vers moi. Je lève mon épée, mais je ne suis pas assez rapide, et la rousse me l’arrache des mains, en hurlant de douleur au contact du métal qui lui brûle la peau.

Une odeur âcre de chair brûlée envahit l’atmosphère. Elle profère un juron ; un autre lutin m’attrape les cheveux et me tire la tête en arrière.

— Attache-la, dit la rousse. On va prendre tout notre temps.

Ils sont munis de cordes de nylon bleu. Quelqu’un dégringole d’un arbre et atterrit devant moi, une masse de cuir et de cheveux blonds.

— Non, mais…, ça va pas ! grommelle-t-il.

229

CArrIE JonEs

Il se redresse avant que je comprenne ce qui se passe.

Il pivote sur lui-même et m’arrache des bras des deux lutins qui me retiennent.

— Un instant ! Elle est pour moi !

Astley me soulève dans les airs. Les aiguilles de pin griffent nos vêtements. Je plonge mon visage dans sa poitrine. Au sol, les lutins nous insultent. Je m’accroche à lui, essayant de me tenir fermement. Il a passé un bras autour de ma taille. De l’autre, il essaie de nous proté-

ger des branches. Une flèche siffle à nos oreilles et nous manque de quelques centimètres. Bientôt, nous sommes à l’abri, au-dessus de la ligne des arbres, en plein ciel.

— Non, mais…, qu’est-ce que tu fabriquais ?

Son deuxième bras rejoint le premier autour de ma taille.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu veux te faire tuer ?

Je donne des coups de poing dans sa poitrine.

— Je n’ai pas envie d’être sauvée ! Donne-moi une arme et repose-moi par terre, ou viens te battre avec moi. Lâche-moi !

— Zara !

Nous avons tous besoin de sauver quelqu’un, nous avons tous besoin d’être sauvés.

Sous nos pieds, le monde lointain est glacial. Nous nous élevons dans le vide, au-dessus des arbres, mais en dessous du véritable ciel.

— Je ne peux pas vivre sans Nick !

— Bien sûr que si ! Nous vivons tous avec nos chagrins. On n’en a pas envie, mais on en est capable.

Je ne veux pas tenir compte de cette petite leçon de morale et je repense aux événements de la matinée : la maison des lutins, la bagarre, la femme qui a emporté Nick. Je dois aller au Walhalla : je pourrais peut-être le ramener.

230

CAPTIVE

— Parle-moi de la walkyrie.

Il refuse de parler tant que nous volons, et nous nous reposons maladroitement dans l’allée, derrière le bistro de Martha et le River Dance Studio. Une fine couche de neige recouvre le macadam. Les briques du mur arrière sont affreusement lépreuses. Je les touche néanmoins, pour reprendre contact avec le réel.

— Pourquoi m’as-tu amenée ici ?

Il glisse sa chemise dans son pantalon, avec un geste précis.

— J’ai faim. Je crois qu’au restaurant nous ne risquons pas grand-chose, dit-il en contournant le bâtiment. Il y a trop de monde. Enfin, ils sont peut-être assez avides pour n’avoir peur de rien. Je ne sais pas.

L’avidité, l’appétit… cela peut fausser le jugement.

Je cours derrière lui et le rattrape par la manche.

— Et toi, tu n’as pas d’appétit ?

— Si.

— Comment tu les contrôles ?

— Je suis un roi, mais je suis encore jeune, Zara, dit-il, le regard embué par l’émotion. Mon père n’est pas mort depuis longtemps, et je suis novice en la matière. Les appétits qui torturent la plupart des autres rois n’auront pas le dessus avant deux bonnes années, au moins. Laisse-moi arranger tes cheveux. Tu as des branches dedans. Et du sang sur le visage.

— Mon père… mon beau-père est mort récemment, lui aussi.

— Je sais. Je suis navré.

Deux de ses doigts me touchent doucement la joue.

J’avale ma salive.

— Moi aussi, je suis désolée pour toi.

Sa main s’affaire rapidement et rassemble mes cheveux en queue de cheval. Il enlève des branches et 231

CArrIE JonEs

des feuilles de mes cheveux et de mes vêtements et les jette par terre. Il frotte les taches de sang de mon visage avec de la neige et gratte le sang qui reste collé à mes mains. Il me donne sa veste pour dissimuler le sang qui macule mon chemisier. Nous commençons à avancer et, soudain, je me souviens.

— Je suis bleue.

— Et alors ?

J’essuie mes mains sur mon jean, ajuste ma ceinture en forme de symbole de paix. La raison est la plus forte.

— Je ne peux pas aller au restaurant dans cet état.

— Bien sûr que si.

— Non… les gens vont… Je suis toute trempée et tout égratignée.

— Ça ira. On racontera une histoire.

Il me pousse à l’intérieur du restaurant avant que je puisse argumenter plus avant. La grande pancarte brune à l’entrée nous invite à aller nous asseoir. On traverse le sol carrelé noir et blanc, passe devant les box rouge sombre décorés d’affiches de vieilles stars du cinéma datant de plus d’un demi-siècle. Il se glisse dans un box tout au fond, sous un poster de John Wayne en tenue de cow-boy. Je pose les coudes sur la table et baisse la tête pour cacher mon visage au reste du monde.

— J’adore les crêpes.

Il me tend une serviette en papier.

— Essaie de parler, Zara. Tu ne dis rien. C’est inquié-

tant.

Je prends la serviette, la déplie sur mes genoux, la regarde bien trop longtemps et essaie de prononcer quelques mots.

— C’est difficile d’imaginer que des lutins puissent venir manger ici, comme tout le monde.

232

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Il sourit et me tend un menu.

— Eh bien, tu vois.

Cela me semble être un souci mineur, mais je m’en débarrasse :

— Je n’ai pas d’argent.

Il sourit.

— Je t’invite. C’est le moins que je puisse faire, un jour comme aujourd’hui.

Je le regarde.

— Comment se fait-il que tu ne partes pas chasser les méchants lutins ? C’est ce que ferait Nick.

— Je ne suis pas Nick, dit-il si brusquement que je sursaute. Tu vois bien.

— Oui.

Il lève le sourcil.

— Je te cherchais, Zara. Tu es ma priorité absolue.

J’attends. De l’autre côté de la salle, une petite fille termine sa crêpe et monte sur les genoux confortables de son père. Elle lui murmure quelques mots à l’oreille.

Il lui passe le bras autour de la taille et la rapproche de lui. Dans un autre box, un couple d’une vingtaine d’années entrelacent leurs jambes les unes dans les autres sous la table. Ils se tiennent la main, les doigts croisés. Tout semble si fragile. J’ai envie de leur hurler de profiter de leur bonheur, de faire bien attention l’un à l’autre, pendant que c’est encore possible. Je lisse la serviette sur mes genoux.

— Et pourquoi suis-je ta priorité ?

— Parce que tu es en danger.

Il prend le sucrier, fait tourner les grains.

— Et parce que je pense que tu es destinée à devenir ma reine.

Les lutins et cette obsession ridicule de la reine !

J’en ai ma claque !

233

CArrIE JonEs

Je prends un sachet de sucre, essaie de ne pas faire attention aux gens qui nous regardent.

— Je suis toujours en danger. Qu’est-ce qui a changé ?

Il cesse de remuer le sucrier.

— Ce qui a changé ? Ton père et les lutins sont lâchés dans la nature. Frank est arrivé, voilà ce qui a changé.

Tu sais ce que cela signifie pour toi ?

— L’horreur absolue et le drame ?

Il soupire et, avant que je puisse lui demander qui est Frank, la serveuse approche. C’est Martha en personne, la propriétaire. Elle a les dents écartées du bonheur. Je le remarque, car elle est bouche bée.

— Zara, ma chérie, tu es toute bleue !

— Hum, hum.

— Des peintures pour le corps, explique Astley. Ça ne s’en va pas. On a tout essayé.

— Ô mon Dieu ! dit Martha qui s’esclaffe et sort son carnet de commandes. Alors, ma Schtroumpfette, qu’est-ce que tu veux ?

— Oh ! c’est pas si terrible, dit Astley. C’est beaucoup plus clair !

— Ma pauvre, je vais aller te chercher des serviettes en papier, ça partira peut-être un peu.

Elle fait un clin d’œil à Astley qui lui sourit. Je suis incapable de prononcer une syllabe. Tout sonne creux en moi. Nick me manque. Astley s’éclaircit la gorge.

— Laisse-moi d’abord te parler de la guerre, d’accord ? La plus grande guerre qu’on ait jamais connue.

— Je veux que tu me parles de la walkyrie.

— La guerre, c’est une des raisons de sa présence.

Cette guerre, c’est Ragnarok, ou Götterdämmerung, le Crépuscule des dieux. C’est une légende, mais c’est réel, si tu comprends ce que je veux dire. Pendant cette 234

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période, le frère se bat contre son frère, le fils assassine le père. Les gens n’ont plus aucun sens moral !

Il recommence à faire tournoyer le sucrier. Cela me rappelle la neige des boules de verre souvenirs. Il le repose sur la table.

— Je suis désolé ; tu es toujours en état de choc. Tu penses que tu es capable de te concentrer ?

Aux autres tables, les gens murmurent. Je bois un peu d’eau.

— J’essaie.

— Je sais. Bon. C’est dommage que nous n’ayons pas plus de temps, mais je crois que tu as besoin d’avoir ces informations.

— De toute façon, je préfère savoir. Je déteste rester dans l’ignorance.

— Moi aussi. Nous sommes pareils.

Il plonge le bout de ses doigts dans l’eau glacée.

— D’après la légende, Ragnarok, la guerre, a lieu après l’hiver le plus rude qui soit, Fimbulvetr. Un hiver qui dure trois ans, sans aucun été. Et ensuite, la guerre sera la plus épouvantable qui soit… la guerre ultime.

Sa voix retombe, et il reprend son souffle pour continuer.

— Cela signifie que Bedford, Maine, est le pays idéal des fées, des lutins et des garous. Tu as bien vu qu’ils sont très nombreux dans le coin. Ils s’installent ici, parce que c’est le siège de la grande bataille.

— C’est faux ! Je ne laisserai jamais arriver un truc pareil !

— Je ne suis pas certain qu’on puisse l’empêcher.

Mon verre d’eau est froid et lisse, glissant. J’ajuste ma prise.

— On l’empêchera !

Il passe les doigts sur ma main qui tient toujours 235

CArrIE JonEs

le verre. Je reçois une sorte de décharge électrique et recule.

— Pourquoi tu m’as fait ça ?

Il rougit et détourne le regard.

— Je n’ai pas pu me retenir. Excuse-moi !

On garde le silence. Tout le restaurant parle d’un grave accident de bus, quelque part. J’entends les mots « horrible », « orchestre », « Sumner », qui m’évoquent un autre lycée, sur la côte, à quarante-cinq minutes d’ici.

Il s’éclaircit la gorge avant de poursuivre.

— Alors, tous les protagonistes ne survivront pas.

Ils ne sont pas assez forts, et il y a des clans. Même sans le savoir, les fées choisissent leur camp. Les fils d’Odin, les forces du bien, je crois que c’est ainsi que vous nous appelleriez, les héros…

— Ah ! modeste, avec ça !

— Je ne dis que la vérité. Tu ne crois pas que ton loup est un héros?

Je ferme les yeux. Le chagrin enserre ma poitrine, m’engloutit tout entière.

— Je t’en prie, ne me parle pas de lui !

— Excuse-moi, Zara, mais j’y suis bien obligé. C’est une des raisons de ta présence ici.

J’écarquille les yeux. Je sais que je lui envoie un regard fulminant, mais je m’en moque.

— C’est la seule raison de ma présence ici.

Il laisse la phrase faire son chemin. Il s’adosse à la banquette, étire ses bras devant lui, croise les doigts et fait craquer ses articulations. J’ai vu Nick faire la même chose des milliers de fois.

— Les héros sont appelés au combat. Ils viennent du monde entier et se rendent dans un lieu appelé Vigrid.

C’est là que, selon la légende, la dernière bataille se déroulera. C’est ici, à Bedford.

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J’observe les autres box, les gens qui bavardent, je sens l’odeur du bacon, regarde les lampes qui diffusent une douce lueur jaune. Cet endroit a l’air si paisible, si normal. Il ne ressemble pas à un champ de bataille.

J’ai du mal à y croire. Je change de sujet et retourne à l’urgence immédiate.

— La walkyrie a dit qu’elle emmenait Nick parce que c’était un guerrier.

— Pour Odin et Thor, oui. Il leur faut huit cents guerriers.

— Et Nick doit les rejoindre ?

— Ils le guériront et ensuite ils le garderont au Walhalla jusqu’à la bataille.

Je me lève et oublie de chuchoter.

— Alors, il faut y aller. On doit aller le chercher. Il nous aidera à tout arrêter avant que cela commence.

Il m’attrape par le bras.

— Les gens nous regardent ! Assieds-toi !

Je n’en ai pas la moindre envie, mais j’obéis.

— Ce n’est pas si facile ! explique-t-il.

— Elle m’a dit que les humains ne pouvaient pas entrer au Walhalla.

Il attend. Il a envie que je le dise. Alors, je le dis.

Cela sort d’un coup.

— Tu vas m’embrasser, c’est ça ? Tu vas me transformer ?

— Je préférerais que cela ne soit pas pour cette raison.

— Pour aller chercher Nick ?

— Je préférerais le faire parce que tu veux être ma reine.

— Sauver Nick, c’est la seule raison qui me ferait accepter, dis-je alors que ses pieds touchent les miens sous la table.

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Cela recommence… la sensation des chatouille-ments. Je mets mes pieds sous la banquette.

— Je ne te connais pas depuis longtemps, Zara, mais, d’après ce que je sais, c’est un mensonge.

— Tu me traites de menteuse ?

— Non. Je dis que c’est un mensonge. Tu le ferais pour n’importe lequel de tes amis, je crois. Tu le ferais pour ta mère, ta grand-mère, et même un inconnu, peut-

être. Tu te transformerais, parce que tel est ton destin.

Ta destinée, c’est d’être ma reine.

— Peu importe la destinée !

Je déchire un paquet de faux sucre et le verse. Les petits grains tourbillonnent, entraînés par le mouvement de l’eau. Ils s’amalgament pour former des petits grumeaux et finissent par tomber au fond.

— Laisse-moi parler à Issie et Devyn. Je dois leur raconter ce qui s’est passé. À Betty aussi, et après, ce sera d’accord.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps.

Il sourit presque lorsque je remue l’eau pour dissoudre le sucre.

— Il va falloir que tu te remettes, sinon, ce serait trop dangereux.

— Ça ira vite. Il faut aussi que j’appelle maman.

Que je lui dise que papa est de nouveau en vadrouille.

Elle est en danger.

— Elle n’est pas la seule. Même sans appétit, les lutins que vous avez enfermés voudront se venger.

— Personne ne fera de mal à mes amis !

J’ouvre un sachet de vrai sucre et le verse. Je remue avec ma cuil ère et le regarde disparaître, se faire engloutir.

— Bon. D’accord. Et le baiser ? Dis-moi ce que je dois faire.

à propos des lutins

La légende dit que les lutins étincel ent. Pourtant, seuls les rois laissent une traînée de poussière derrière eux. Les autres sont ternes. Ils sont peut-être jaloux de ne pas bril er comme les rois.

Après le repas, Astley refuse de me laisser rentrer à pied. On se dirige de nouveau vers la ruelle.

Le macadam craquelé est désespérant. Des plaques de glace recouvrent la laideur.

— Je pourrais courir, dis-je.

Je sais que c’est dangereux et que cela me prendrait des heures, mais une nouvelle lueur d’espoir en moi me galvanise, comme si plus rien ne pouvait m’arrêter.

Je pourrais peut-être faire revenir Nick. Je le retrouverai… Si Astley dit la vérité, bien entendu, si ce n’est pas qu’un piège infâme.

— Tu n’imagines pas à quel point ils sont avides de vengeance, répond-il avec dédain. Ils te rattraperont.

Il me ramène en volant. Je ferme les yeux pendant tout le trajet en me demandant ce que Nick penserait de 239

CArrIE JonEs

mes projets. Il n’a jamais pris de décision à ma place lorsqu’il était là, et il ne va pas commencer maintenant, mais je me pose des questions.

M’aimera-t-il toujours si je me transforme ? Je passe de l’espoir au désespoir, et inversement, à chaque nouvelle rafale.

— Accroche-toi, on atterrit !

Il s’écrase dans la neige et essaie de se protéger de mon bras qui retombe sur lui. Je me relève et me précipite vers la maison. Astley est toujours allongé dans la neige. Un de ses bras y est enfoncé jusqu’à l’épaule.

Il est complètement étalé, dans une attitude fort peu régalienne.

— Merci !

Je grimpe les marches deux à deux.

— Je reviens à la tombée de la nuit, dit-il en se redressant et en brossant la neige de ses vêtements.

J’ai déjà la main sur la poignée de la porte.

— Fais attention, ce n’est pas la lumière du jour qui les dérange lorsqu’ils sont dans cet état, insiste-t-il.

Je claque la porte derrière moi. Appuyée dos à la porte, j’essaie de reprendre mon souffle. J’ai les mains qui tremblent. Elles sont sales. Je me sens sale, souillée.

— Nick !

Je murmure son nom. Pas de réponse. Je ferme les yeux, essaie de sentir sa présence. Je jurerais que j’y arrive. Je m’éloigne de la porte et me dirige vers la salle de bains.

Je vais prendre une douche et réfléchir. Réfléchir et cesser de trembler. Me doucher, penser à ne plus trembler et imaginer les retrouvailles avec Nick. Je le prendrai à nouveau dans mes bras, l’embrasserai…

Il faut que ce soit possible. Il le faut !

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Ce n’est que sous la douche que je comprends enfin toute la signification de ce baiser. Je ne serai plus moi.

Je ne serai plus humaine.

Mes dents, ma peau, ma façon de penser changeront aussi. Je dois croire que je conserverai toujours ma bonne vieille âme, non ? Il faut que j’y croie. L’eau coule, me brûle la peau. La pièce sent bon le propre.

J’attrape le gel douche et en verse sur un gant de toilette pour me laver. Il y a tant d’impondérables ! Astley ment peut-être. Je risque de mourir s’il m’embrasse. Je ne trouverai peut-être pas le chemin du Walhalla. Nick n’aura peut-être pas envie de revenir.

Le poids de l’eau pèse sur ma peau. Je ferme le robinet et reste immobile, dégoulinante.

À l’intérieur de moi, mes entrailles hurlent. Il faut que je le fasse. Je n’ai pas le choix. Je me sèche, enfile un pantalon coupe-vent et mon sweat-shirt à capuchon favori, qui se ferme avec une fermeture éclair et où il est écrit « CHARLESTON » en lettres blanches, sur le devant.

Lorsque je retourne au salon, je suis surprise de trouver Issie et Devyn sur le divan. Issie tremble comme une feuille. Devyn la tient par l’épaule. Ils me regardent. Issie a les yeux hantés par la peur. Devyn a l’air complètement hagard, comme s’il avait pris du crack.

Ils doivent être au courant pour Nick.

— Tu es toute bleue ! s’exclament-ils à l’unisson.

— Je sais.

J’écarte leur remarque d’un revers de la main.

— Vous êtes au courant ?

— De ce qui est arrivé à Nick ? Oh non ! J’espère qu’il n’était pas dans le bus. Non, bien sûr. Il s’agissait des élèves de l’orchestre de Sumner, et Nick n’est pas à Sumner !

241

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Frustrée, je m’agenouille devant Issie pour tenter de relier cette information à ce que j’ai entendu chez Martha.

— Il y a eu… un accident.

Sa voix se brise. La tête penchée en avant, elle se cache le visage dans les mains.

Devyn lui caresse le dos.

— Il y a eu une attaque. Issie en a été témoin. Les lutins ont attaqué un bus.

J’essaie de reconstituer la scène : Betty a été appelée sur les lieux d’un accident, j’ai vu les lumières des ambulances au bord de la route. Cela ne fonctionne toujours pas.

— Ils ont attaqué tout un bus ?

— C’était une embuscade. Un lutin femme se tenait au milieu de la route, en haillons sales et déchirés, explique Devyn.

— Elle avait l’air d’être blessée. Elle demandait de l’aide. Le chauffeur s’est arrêté, murmure Issie, la tête dans les mains. Je n’arrête pas de revoir la scène, je venais d’en face. J’étais sur la longue ligne droite de la route 3.

Sa voix tremble.

— Tu veux un verre d’eau ? Je vais te chercher un verre d’eau.

Devyn se lève et se dirige vers la cuisine sans ses béquilles.

— La porte du bus s’est ouverte. Deux ou trois personnes sont descendues pour aider la fille. Elle était tombée sur le macadam. Et c’est là que tout a déraillé !

C’était horrible… horrible. Ils sont sortis des bois. Il en venait de partout. Et les hurlements… Je les entendais dans ma voiture.

Elle sanglote.

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— Tu t’es arrêtée ?

— Bien sûr que non ! hurle Issie.

Plus calme, Devyn revient.

— Tiens, voilà de l’eau pour toi.

Elle lève les yeux et prend le verre. Ses mains tremblent tant qu’elle manque de le laisser tomber.

— J’ai appelé les secours, j’ai dit qu’il y avait un accident et j’ai appelé Betty… Mais j’ai continué ma route… J’ai continué ma route…

Devyn lui prend le verre des mains et le pose par terre.

— C’était atroce…

— Chuuuut… Je sais, je sais.

Elle sanglote encore, puis se met à pleurer plus doucement.

— Je suis désolée, bredouille-t-elle entre deux hoquets.

— Tu n’as pas à t’excuser, dit Devyn.

Il me regarde et me prend à part.

— Un instant, Issie.

Nous nous retrouvons près de l’évier de la cuisine.

Des taches maculent le métal.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu n’essaies même pas de la réconforter !

J’avale ma salive.

— Je… je suis désolée… Je…

C’est à mon tour de craquer. Je ne sais pas quoi dire.

Mes lèvres remuent, mais aucun son ne sort de ma bouche.

Issie s’approche et ouvre le robinet pour remplir son verre.

— Mais… où est Nick ?

— Et pourquoi es-tu de nouveau bleue ? demande Devyn, accusateur.

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Je ferme les yeux une seconde, inspire profondé-

ment et leur raconte tout. Il me faut un moment, mais je n’omets rien. Je leur explique comment Nick a été emporté. Je leur raconte que je n’ai pas pu le sauver, pas à ce moment-là.

Devyn blêmit et chancelle. Il se passe nerveusement la main dans les cheveux comme un forcené. Son télé-

phone bipe, annonçant un message. Il ne le consulte même pas, mais continue à s’ébouriffer les cheveux.

— Tu veux dire qu’il est mort ?

— Il était presque mort… Je ne sais pas… Elle l’a emporté. Elle a dit qu’il n’y avait aucun moyen de le sauver.

Chaque mot est un véritable coup de poignard.

Issie hoche la tête.

— Nick ne peut pas être mort. C’est notre héros.

Notre mâle dominant… Notre…

— Issie ! l’interrompt Devyn.

— Quoi ? C’est vrai, non? Et je n’ai pas le droit d’être perturbée ?

Elle s’effondre, croise ses bras autour de son corps.

— Je n’arrive pas à y croire. Oh ! Zara ! Je suis vraiment navrée.

Elle essaie de me prendre dans ses bras, mais c’est la dernière chose dont j’ai envie en ce moment. Je veux agir, prévoir…

— Il reste une chance de le ramener si je me transforme en lutin.

— Quoi ?

Issie en reste bouche bée. Je commence ma longue explication. Des larmes coulent sur les joues d’Issie et de Devyn. Ce n’est pas le moment de se laisser aller !

— Ça ne me dit rien qui vaille, grogne Devyn lorsque j’ai terminé.

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— Je m’en moque. Même s’il me déteste, je m’en moque, je dois le faire. Il faut que je le ramène ici.

Issie écarte les mèches qui lui cachent le visage et s’essuie les yeux.

— Zara, tu seras un lutin ! Tu as toujours eu peur d’être transformée.

Je hoche la tête si fort que tout le haut de mon corps ballotte d’un côté à l’autre.

— Je sais.

Ils me regardent et me citent toutes les objections que j’ai déjà formulées. . Je suis blessée. Je pourrais mourir si le baiser se passe mal, et, s’il se passe bien, je ne serai jamais plus la même.

— Nous ne connaissons même pas toutes les implications, dit Devyn. J’ai lu que tu serais redevable au roi.— Son esclave ? demande Issie. C’est épouvantable.Devyn s’adosse au divan.

— Tu le connais à peine, dit-il, frustré. Il pourrait te piéger.

— Oui, c’est vrai.

Mais j’ai pris ma décision, ils le savent.

— Je dois essayer. Vous le savez aussi bien que moi.

— Mais…

— Il s’agit de Nick.

Ma voix se brise. Issie me prend la main.

— Je sais, Zara, mais comment savoir si tu ne te fais pas des illusions… C’est peut-être impossible !

— Je n’en sais rien.

Nos regards se croisent, des regards pleins de tristesse, d’inquiétude.

— Il va falloir appeler ses parents.

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Devyn et Issie se regardent.

— Quoi ?

Issie déglutit.

— Zara, les parents de Nick sont morts.

— C’est faux ! Ils sont photographes. Ils sont en Afri-que pour une mission de défense de l’environnement !

Je remonte la fermeture de mon sweat-shirt jusqu’en haut et mets le capuchon. Nick me traiterait de

« racaille ».

— Non, c’est un bobard. En vérité, ils sont morts.

— Mais… mais…

Je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle me raconte.

— On a parlé de leur retour et de la façon dont Nick l’envisageait… Toi aussi, tu en as parlé, Devyn !

Devyn se crispe.

— Il voulait qu’on joue le jeu, alors, on a joué le jeu.— Mais pourquoi ? C’est ridicule !

— Eh bien, c’est la version qu’il donne à tout le monde, essaie d’expliquer Issie.

— Je ne suis pas tout le monde !

Je me lève en furie du divan. Je pète carrément les plombs.

— Je suis l’amour de sa vie ! Enfin, je suis censée être l’amour de sa vie !

— Zara, ma chérie, dit Issie qui m’enlace. Tu es l’amour de sa vie, cela ne fait aucun doute.

— Alors, pourquoi m’a-t-il menti ?

Le chapelet de paroles furieuses semble planer dans l’air.

Issie cherche secours dans le regard de Devyn.

— Parce qu’au début tu n’étais pas l’amour de sa vie et qu’il ne te faisait pas confiance. Alors, il t’a raconté la même histoire qu’à tout le monde.

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— Et il ne m’a jamais fait assez confiance pour me dire la vérité ?

— Les gens se laissent piéger par leurs mensonges, dit Devyn. Il était piégé. Je suis sûr qu’il mourait d’envie de tout te raconter.

Je laisse les mots m’imprégner quelques instants. Je ne me sens pas mieux pour autant.

— Alors, qu’est-il arrivé à ses parents ?

Issie gazouille comme un moineau agité.

— Ils sont morts chez eux, je crois… Bon… D’accord. En fait, le père de Nick a perdu la boule. Il s’est métamorphosé et il a agressé sa mère. Alors, Nick l’a tué.J’en reste stupéfaite.

— Nick a tué son père ?

— D’un coup de fusil, dit Devyn. Il n’avait pas le choix ! Son père était devenu maléfique. Ça arrive, parfois… pas seulement aux loups, mais à tous les garous. C’est comme un virus… Comme la grippe, mais cela ne touche que les métamorphes.

— Alors, il l’a assassiné ? Il a assassiné son père ? Et son père a assassiné sa mère ?

Je mets la main sur ma bouche et recule. Je me cogne l’épaule contre le manteau de la cheminée, reste immobile et me retiens à la plaque de marbre.

— Il ne l’a pas assassiné ! hurle Devyn, écarlate. Il le fallait !

— Comment ça, il le fallait ? Parce que c’est toujours le seul moyen ? Tuer ou être tué ? Au diable la science et la médecine, ou la simple prison, c’est ça ?

— Il n’avait pas le choix ! Son père était un loup.

C’était une bête sauvage. Il n’y a aucun remède. Il s’en serait pris à Nick aussi. Les règles sont différentes pour nous, Zara.

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— Pour les « métamorphes », dis-je en mettant le mot entre guillemets avec mes doigts.

— Franchement, Zara, t’es vraiment idiote quand tu t’y mets !

Issie se lève.

— Je t’interdis de la traiter d’idiote !

— C’en est une !

— T’es qu’un salaud ! dit Issie, les lèvres tremblantes. Tu es cruel. Nous sommes amis ! On est censés se serrer les coudes.

— Tu as raison.

Il fait de gros efforts pour se maîtriser.

— Je suis désolé, Zara, je suis simplement fou d’inquiétude.

— Ça n’a pas d’importance.

Issie ferme les yeux et plisse les paupières un instant comme lorsqu’elle essaie de ne pas se laisser perturber.— Nous ne savons pas pourquoi Nick n’a pas attrapé le virus, mais c’est une bonne chose, pour Devyn et ses parents aussi. À présent, ils essaient de trouver un remède dans leur laboratoire clandestin.

— Ils font beaucoup de choses, Issie.

Devyn gratte son cou rougi, là où le col frotte contre la peau.

Issie s’approche et me met la main sur l’épaule.

— Je suis vraiment triste qu’il soit mort, Zara.

— Il n’est pas mort. Je le ferai revenir, même s’il m’a menti comme un arracheur de dents.

Elle laisse retomber sa main.

— Zara !

— Je suis complètement folle, c’est ça ? On reproche aux lutins d’être des menteurs invétérés, mais regardenous ! Nick a menti, et ce n’était pas un petit mensonge.

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Devyn ne m’avait jamais parlé de ses parents et de la maison. Toutes les deux, nous avons menti par omis-sion quand on a fait sortir mon père…

— On a fini par leur raconter…