Elle s’installe à côté de moi. Tout est entassé dans l’espace exigu : les instruments, les tiroirs remplis de médicaments et de seringues, tout le nécessaire pour maintenir les blessés en vie jusqu’à leur arrivée à l’hô-
pital. Nick grimpe aussi à l’arrière. Il baisse la tête pour pouvoir tenir.
Lorsque Keith s’installe au volant, Betty murmure quelques mots que je suis la seule à pouvoir entendre.
— Tu me diras toute la vérité, d’accord ?
J’essaie de lui faire un signe de tête, mais c’est difficile avec cette imbécile de minerve !
— Je suis désolée pour la voiture…
— La voiture, c’est le dernier de mes soucis, ma chérie.
Ensuite, elle fait un geste qui ne lui ressemble pas, mais alors, pas du tout. Elle se penche et me donne un baiser sur la joue.
Ses lèvres sont douces et sèches.
— Tu veux ma mort ! dit-elle en riant.
Allongée sur le dos, j’observe les visages. La lumière est si violente que je vois tous les pores de la peau, que je peux compter les poils des sourcils de Nick. Tant de gens sont morts dans cette ambulance ! Betty en a sauvé quelques-uns. C’est une héroïne.
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Nick aussi est un héros, lui qui a lutté contre tant de lutins tout seul, sans jamais se plaindre, pour que nous puissions vivre en sécurité. N’importe qui peut être un héros, mais j’en ai deux ici, deux héros qui m’aiment.
Des larmes coulent de mes yeux.
Nick se penche et m’embrasse sur les paupières.
— Être amoureux de toi, c’est un job à temps complet !
Ne te méprends pas, c’est un chouette boulot ; c’est le plus beau job de tout l’univers, mais ce n’est pas facile parce que tu as tendance à…
— Être souvent blessée ? suggère Betty. À t’attirer des ennuis ? À t’évanouir ? À te casser le bras ?
— Tout cela à la fois, dit Nick en riant.
Je ferme les yeux.
— Tu sais, c’est moi la malade ici ! Et le réconfort ?
Et la compassion ?
— Zara, la compassion, c’est juste une bonne excuse pour acheter des cartes de vœux, faire des yeux de merlan frit et se réjouir de ne pas être la pauvre nouille qui s’est mise dans le pétrin au vu et au su de tout le monde, dit Betty.
L’examen médical révèle une entorse au poignet, quelques légères contusions aux côtes, mais pas de côte cassée ni fêlée, une légère contusion aux cervicales qui ne nécessite pas le port d’une minerve.
À l’hôpital, grand-mère enfile ses vêtements civils, une chemise de flanelle, un pantalon de ranger et nous raccompagne à la maison dans son camion.
Sur le siège du milieu, je m’appuie sur Nick et me blottis contre lui.
— Ouf, je suis contente !
— Contente de quoi ?
Sa main caresse doucement l’articulation de mon épaule et de mon bras. J’en frémis de plaisir.
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— De ne pas porter de minerve ! Ce n’est pas marrant d’avoir une minerve, surtout si on doit danser !
Il se penche et m’embrasse sur le nez.
— Si quelqu’un pourrait y arriver, ce serait toi !
Je penche la tête, et nos lèvres s’effleurent.
— Hé ! calmez vos hormones, je suis là ! Vous savez, la vieille dame qui vous sert de grand-mère !
— Désolée, il est irrésistible, dis-je en me serrant contre Nick.
— Eh bien, essaie de résister à l’irrésistible, dit Betty d’un air entendu tandis que le camion roule sur une ornière. Désolée, je ne voulais pas te secouer !
— Attendez ! s’exclame Nick. Qu’est-ce que cela signifie ?
— De résister à l’irrésistible ?
Betty se remet à rire.
— Tu as une haute opinion de ta petite personne, monsieur Colt ?
Il commence à bredouiller.
— Mais Zara a dit… et après vous…
— Je ne parlais pas seulement de vous, Nick, dit-elle d’une voix plus douce.
Mais ensuite elle reprend son ton autoritaire, et je sais ce qui m’attend. On lui a parlé du lutin que j’avais laissé partir. La voix autoritaire signifie : leçon de morale officielle de grand-maman.
— Pour Zara, l’irrésistible, ce n’est pas seulement toi, c’est la justice. La noblesse de cœur. Jouer les martyrs. C’est supporter la souffrance pour les autres et s’oublier soi-même dans le tableau.
— C’est un peu sévère, dit Nick pour voler à mon secours.
— Sévère ? Je vais te dire ce qui est sévère. Avec son grand cœur, elle a libéré un lutin, un roi, peut-être, 88
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à en juger la vitesse à laquelle il guérit, et elle a failli en mourir.
Elle bifurque et, même si elle est en colère contre moi, roule lentement pour que je ne sois pas ballottée en tous sens.
— Tu comprends, Zara ? Tu aurais pu mourir aujourd’hui.
Mes côtes contusionnées me font parfaitement comprendre son point de vue. Nous entrons dans l’al-lée. Toutes les fenêtres de la maison sont noires. Les bois sont engloutis dans l’obscurité. On ne voit rien.
On ne sait pas qui risque de nous épier.
à propos des lutins
Les lutins ont la peau bleue, comme les figurines de monstre en caoutchouc, les Muppets et autres adorables créatures. Mais mieux vaut ne pas les confondre. Les Muppets ne tuent personne, eux !
Réveille-toi ! Zara, ma chérie ! Réveille-toi, bon sang !
Je me débats, donne des coups de poing dans son pyjama de flanelle. La douceur ouateuse du tissu contraste avec la dureté du corps de Betty. La lumière est allumée. Pourquoi ? J’ai les paupières qui tombent, mais je parviens néanmoins à ouvrir les yeux. Je m’assieds.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Des lutins ?
Elle retient les coups en me serrant les bras contre les épaules, mais son étreinte se relâche vite.
— Tu as encore fait un cauchemar.
Je m’effondre sur l’oreiller. Les mouvements me font mal à la poitrine.
— Encore ?
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J’en fais toutes les nuits depuis l’accident. Cela fait une semaine, à présent.
— Tu t’en souviens ?
Elle me pose la main sur le front et écarte une mèche folle.
— Oui.
— Tu veux m’en parler ?
— Betty, personne n’a envie de connaître les cauchemars des autres. C’est comme regarder un diaporama des vacances d’un voisin à Sainte-Croix, ou je ne sais où. Tu vois la plage, mais ce n’est pas ta plage, alors, c’est dépourvu d’intérêt.
Les yeux de Betty se ferment un peu, tandis qu’elle m’examine. Sa main tente de lisser le tissu de son pyjama décoré de lions qui batifolent et de sucettes.
Elle se redresse soudain. Elle est si forte, si gentille, si croustillante ! C’est la meilleure grand-mère au monde !
— Désolée de t’avoir réveillée, dis-je.
— Aucune importance, ma chérie. Je ne dors toujours que d’un œil.
Elle se penche vers moi et m’embrasse sur le front.
Elle se redresse, traverse la chambre d’un pas raide et hésite un peu devant l’interrupteur.
— Tu veux que j’éteigne ?
Mon pouls s’accélère. Je le sens palpiter contre ma peau, comme si le sang voulait sortir de mes veines.
— Non, laisse la lumière, c’est bien.
La porte se referme et je regarde l’affiche d’Amnesty International accrochée au-dessus de mon lit.
Elle représente, entourée de fils barbelés, une bougie dont la flamme brûle toujours. Il y avait des flammes dans mon rêve. Elles dansaient autour de mes pieds, et je sautais par-dessus en montant l’escalier pour aller 92
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rejoindre quelqu’un. J’éprouvais un besoin irrépressible de monter l’escalier de cette maison, de courir au secours de je ne sais qui. Le corridor ressemblait à celui de la grande demeure dans laquelle nous avons enfermé mon père et les autres lutins.
Nick m’appelait en bas de l’escalier ; pourtant, sans y prêter garde, je continuais à m’enfoncer dans les flammes où le lutin blond m’attendait.
Ensuite, Nick a hurlé. Quand je me suis retournée, il était entouré de lutins qui déchiraient ses vêtements et sa chair pour se nourrir. J’ai hésité un instant… et c’est là le pire… mon hésitation. Les flammes étaient si attirantes, leur pouvoir d’attraction si puissant… Finalement, j’ai résisté à la tentation et je suis retournée vers lui. Mais là… bam ! Quelqu’un m’a attrapée par-derrière. J’ai hurlé et me suis réveillée.
C’est tout. Fin de l’histoire.
Mon Dieu, j’ai horreur des rêves ! Comment peuvent-ils vous faire sentir coupable alors qu’ils ne sont même pas réels ?
L’angoisse m’empêche de me rendormir. Je sors du lit et prends l’ordinateur portable de grand-mère.
Elle me laisse l’utiliser avant qu’on aille à Bangor en acheter un autre. J’ouvre ma messagerie pour consulter les articles urgents d’Amnesty. Ils concernent Fidelis Chiramba, Gandhi Mudzingwa et Kisimusi Dhlamini, emprisonnés au Zimbabwe pour leurs convictions politiques malgré de graves problèmes de santé.
On ne leur a même pas fait l’aumône d’un procès. Ça me rend dingue. Je balance un e-mail au gouvernement du Zimbabwe et décide de me préparer pour le lycée.
Ensuite, je me penche un peu sur notre guide. Je travaille sur le chapitre « Se protéger des lutins ». Mes 93
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notes semblent déjà périmées. Alors, je quitte l’ordinateur et ouvre les volets. Dans le monde réel, le ciel d’un bleu étincelant s’ouvre sur une nouvelle journée. Je me demande ce qu’éprouvent les moines de l’article, je me demande à quoi ressemble leur ciel, s’ils peuvent le voir, je me demande si la flamme de leur espoir vacille devant les scènes de torture.
De l’autre côté de l’allée, les arbres se balancent dans le vent. L’espace d’un instant, j’ai l’impression de déceler une ombre entre les troncs, une silhouette d’homme. Je tremble.
Cela me rappelle mon père qui disparaissait sans cesse avant de m’avouer qui il était.
— Il est enfermé, dis-je en m’adressant à la fenêtre.
Mon souffle forme de la buée sur la vitre. Je l’essuie du bout des doigts et essaie de parler d’une voix convaincante.
— Je ne me laisserai pas enlever par l’autre lutin. Je refuse absolument !
Les branches oscillent toujours dans le vent et, pendant un instant, étourdie, déboussolée, je tangue avec elles. Je hoche la tête en pensant au large visage de Nick, à la courbe de son menton, à ses yeux malicieux.
Je tourne le dos au bois et vais prendre ma douche.
Une fois habillée, j’ai enfin une idée. Mon beau-père a gribouillé quelques notes dans la marge d’un vieux roman de Stephen King pour nous transmettre des indices sur les lutins.
Il a peut-être fait la même chose ailleurs.
Ce n’est pas parce que ma mère et Betty ne savent rien sur Walhalla et les walkyries qu’il était dans le même cas. Je me précipite dans sa chambre et passe en revue les vieux livres de poche de sa bibliothèque.
Ce sont presque tous des romans de Stephen King.
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Cela commence sur l’étagère du haut, avec Carrie, et continue en ordre chronologique jusqu’au recueil de nouvelles Rêves et Cauchemars, écrit en 1993. King a écrit bien d’autres livres par la suite, mais ils ne sont pas ici. Ils se trouvent sans doute à Charleston. Je les feuillette un par un, à la recherche de notes, de petits commentaires, de signes.
Parfois, un simple mot dans la marge me soulève l’estomac. Perdre les gens qu’on aime vous affecte en profondeur. La douleur est ensevelie dans votre corps et se transforme en un énorme gouffre de souffrance.
Il ne s’envole pas par magie, même lorsque cesse la période « officielle » de deuil.
Je ne veux pas que le gouffre s’approfondisse, je ne veux plus perdre d’êtres chers.
Je feuillette les livres à toute vitesse, mais sans rien trouver. Je range le dernier volume. Sans doute devrais-je consulter d’autres livres, mais je ne veux pas me mettre en retard. J’en prends un dernier. C’est un recueil de nouvelles de Lovecraft. La couverture représente un monstre qui se cache tout au fond d’une horrible caverne, digne de l’enfer. Elle est située sous une tombe. Je murmure :
— Ça craint !
Je trouve deux annotations en marge : « Les luttes des isthmes. » La seconde est un peu plus longue :
« L’étain exacerbe l’antidote. » Un vrai galimatias ! Je prends le livre sous le bras et descends l’escalier.
— Super ! Merci, papa !
Betty m’a laissé un mot sur le frigo : Équipe du matin. N’oublie pas tes analgésiques. Ne les revends pas en classe ! Bon, je plaisante ! Enfin, presque !
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Je laisse tomber ma cuillère par terre.
— Zut !
Je la ramasse et me redresse, prise de vertiges, au point que je dois me retenir au frigo. Je jette la cuillère dans l’évier. Le métal tinte contre le métal. Tous mes organes semblent palpiter.
Mon sang se glace lorsque je regarde par la fenêtre.
Il n’y a rien dehors, rien que des ombres. J’essaie de dénouer mes peurs et me sers des céréales au chocolat.
étrangement, les petites boules qui croustillent dans ma bouche n’ont aucun goût. Je vérifie que mon bracelet de cheville est toujours bien attaché.
Pas d’inquiétude. Je parle à voix haute :
— Tu n’as pas à t’en faire !
Pour toute réponse, je n’obtiens que le joyeux ronronnement du réfrigérateur.
à propos des lutins
Les yeux des lutins sont recourbés aux extrémités.
Depuis une semaine, c’est Nick qui me conduit au lycée, ce qui m’arrange, car nous pouvons passer plus de temps ensemble et, comme ça, je sais qu’il n’a pas été enlevé par un méchant roi des lutins !
En vérité, on n’est pas du matin ni l’un ni l’autre et on passe tout le trajet à bâiller et à grogner.
Il gare sa Mini et porte mon sac. Parfois, c’est agréable d’avoir une entorse au poignet ! Cela guérit vite malgré tout. Je n’ai plus d’attelle, mais un simple strap-ping.
— Tu es obligée de prendre tous tes livres, tous les jours ? me demande-t-il en passant sur son épaule la bandoulière de mon sac neuf, puisque l’ancien a connu une fin tragique.
— Ouais, dis-je en souriant.
Il se baisse pour me murmurer à l’oreille :
— Tu sais que tu as de la chance d’être aussi jolie, bébé !
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Je fais un signe à Paul et Callie, qui suivent le même cours de dessin que nous. Coiffés à la Mohawk, ils sont teints en vert, ce qui est pas mal, dans le style rétro. Jill et Stephanie se tiennent la main.
Eux, ils ont l’air du matin, tant ils sont amoureux !
Nous sommes entourés par les amoureux, mais les autres n’ont pas à craindre de se faire assassiner par des lutins à cause de ce qu’ils sont… ou ne sont pas.
Je me rapproche de Nick et passe mon bras valide autour de sa taille. Nous arrivons devant la porte vitrée du lycée. Il l’ouvre pour moi. Soudain, on sent la chaleur et on entend beaucoup de bruit. Il tient la porte pour Paul, Callie, Jill et Stephanie.
— On est sacrément en retard ! annonce Jill.
Elle lève le pouce pour me féliciter.
— J’adore ton jean, il est super !
— Merci.
Issie grimpe l’escalier en se tenant à la rampe pour aller rejoindre Devyn au premier. Son chemisier vapo-reux ondule avec le mouvement.
Je pousse un hurlement démesuré et ridicule.
— Issie ! Devyn !
Devyn nous fait un signe et nous adresse un grand sourire. Il n’a plus de fauteuil roulant, juste des orthè-
ses et des bracelets de métal reliés à ses avant-bras.
Cassidy se tient à son côté.
La main de Nick agrippe mon bras.
— Il n’a plus de fauteuil, Zara ! Il n’a plus besoin de fauteuil !
Nick me relâche et se rue par-dessus la rampe. Il serre Devyn dans ses bras et le fait pivoter sous la force de son embrassade. Les élèves se dispersent pour leur laisser la place. Une des cannes tombe et va heurter la rampe.
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Issie saute par-dessus en montant l’escalier. Elle se précipite vers le groupe et enlace les autres en hurlant de joie.
Je savais que cela arriverait, mais de le voir ainsi…
marcher pour de vrai ? J’en ai le cœur bouleversé d’émotion. Je ramasse la béquille et monte les marches en trottinant.
— Pas étonnant que tu n’aies pas voulu qu’on t’em-mène ce matin, dit Issie en lui donnant des petites tapes sur le dos. Pas étonnant ! Tu as conduit tout seul ?
— Non, c’est Cassidy.
— Ben oui, dit Cassidy qui minaude en jouant avec sa barrette rose scintillante.
— Ah… bredouille Issie.
— Oui, je voulais vous réserver la surprise, dit Devyn qui me sourit. Alors, qu’est-ce que tu en dis, Zara ?
Je lui rends sa béquille.
— C’est l’un des plus beaux jours de ma vie ! Je n’exagère pas.
— Je vais enfin pouvoir faire ce que je veux ! lance-t-il.Je me raidis.
— C’est-à-dire ?
Devyn sourit. Cassidy s’éclaircit la gorge et le prend dans ses bras, elle aussi.
— Tu me fais craquer, Dev !
Ils se séparent, et Cassidy commence à se gratter la nuque.
— Je savais que tu y arriverais !
La manière dont elle s’exprime me fige sur place.
Elle a une voix presque surnaturelle. Mais elle s’est éloignée avant que je puisse réagir.
— Nous sommes en retard, dit-elle en se grattant toujours.
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— Félicitations, Devyn. Surtout, n’hésite pas, si tu as besoin qu’on te ramène !
Nous nous dirigeons vers nos salles respectives.
Pendant un court instant, Nick ne parle plus de nous protéger contre les lutins et la souffrance. Pendant un court instant, ses épaules se détendent et il sourit vraiment. Je comprends alors combien la situation est difficile à supporter pour lui.
Des larmes coulent de mes yeux sans que je sache très bien pourquoi. Je crois que j’ai peur que Devyn ne se blesse à nouveau. Je ne veux plus nous voir souffrir, ni les uns ni les autres.
Autrefois, l’espagnol était ma matière préférée. Ce n’est plus le cas, car toute la salle empeste l’odeur du lilas du parfum du professeur, ce qui me révulse. Cela me fait repenser à Megan. Megan était assise en diagonale devant moi et se retournait de temps en temps pour me regarder. Ensuite, elle faisait des messes basses avec son amie, Brittney, et elles se mettaient à ricaner.
Même si elle n’est plus là, je sens encore sa présence.
J’expire, je suce le bout de mon stylo et commence à dresser une liste.
LES ACTIONS ILLÉGALES QUE
NOUS AVONS COMMISES ET POURQUOI 1. Betty a tué Ian parce qu’il essayait de m’embrasser pour me transformer en lutin.
2. Megan a disparu, et Mme Nix a falsifié les docu-ments de transfert, mais c’est parfait, car ce n’était pas seulement une pétasse, c’était un lutin !
3. On a enfermé tous les lutins dans une grande maison, sinon ils auraient continué à tuer.
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Finalement, la liste n’est pas si longue, et je me sens un peu mieux, bien que nos actions illégales consistent en meurtre, faux et usage de faux et enlèvements en masse. Je replie le papier et le range dans La Maison aux esprits. Je recommence à traduire, tout en pensant que ma grand-mère a tué, que j’ai kidnappé des lutins, que je suis prise dans une histoire de violence et que je suis en porte-à-faux.
Je me bats pour la défense des droits de l’homme. Et les droits des lutins ? Ils sont plus ou moins humains, non ? Mais que faire d’autre, puisque le monde entier ignore jusqu’à leur existence ?
Ma réflexion ne me mène nulle part, si bien que je prends une nouvelle feuille de papier et travaille sur notre guide. Je gribouille une nouvelle entrée que je taperai sur l’ordinateur de Devyn ou celui de ma grand-mère plus tard.
DIX CHOSES À NE PAS OUBLIER QUAND ON A AFFAIRE À UN LUTIN
1. Ne pas croire que tous les lutins ressemblent à la fée Clochette ! C’est une erreur.
2. Les lutins ne vont pas se promener avec Peter Pan.
3. Les lutins ne dorment pas dans des vases de verre et n’ont pas de baguette magique.
4. Les lutins ont horreur du fer et de l’acier.
5. Les lutins vous appellent par votre nom et essaient de vous égarer dans les bois.
6. Les lutins savent se battre ; ils utilisent leurs griffes et leurs crocs.
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7. Les lutins ressemblent aux hommes, mais ils ne sont pas humains.
8. Les lutins peuvent aller à l’école ou travailler avec vous sans que vous n’en sachiez rien.
9. Les lutins ont des appétits terribles.
10. Ne laissez jamais un lutin vous embrasser !
— Zara ? ¿Atiende usted?
Mon professeur d’espagnol me regarde. Elle est juste devant moi et me sourit. Ses cheveux noirs sont retenus en queue de cheval. Elle lève le sourcil.
— Oui… euh, je voulais dire si…
J’essaie de me corriger. Je me donne un coup sur la tête avec le livre fermé. Brittney ricane.
— Usted no traduce el libro.
Du doigt, le professeur tapote ma page à moitié blanche, pour souligner son propos.
— Usted tenía cuidado la ventana.
Je ne traduisais pas, je regardais par la fenêtre.
Coupable, forcément coupable. J’essaie de trouver quelque chose à dire, mais je ne peux que m’excuser.
— Lo siento. Lo siento.
C’est vrai, je suis désolée, mais pas parce que je n’écoutais pas.
Je suis désolée parce que les lutins existent vraiment et que je mets la vie de mes amis en danger. Je suis désolée pour tout.
À la fin du cours, tout le monde se lève d’un bond et se disperse dans le couloir, tel un troupeau de bétail dans le Far West qui passe d’une plaine à l’autre. On court et on se bouscule avant de trouver son espace personnel et de se rendre au cours suivant.
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Quelqu’un m’attrape par le coude. C’est le bon, celui qui ne me fait pas mal, mais je crie quand même et le retire.
— Bébé, qu’est-ce qui t’arrive ?
Son beau visage est une boule d’angoisse.
— Rien, tout va bien. Je suis un peu nerveuse, dis-je pour le rassurer.
— Tu as peur du…
Il n’ose pas prononcer le dernier mot parce que nous ne sommes pas seuls. Il enfonce les mains dans les poches de son pantalon large.
— On ne l’a pas encore trouvé, mais on le retrouvera, je te le promets.
La cloche sonne.
— Nous sommes en retard !
J’essaye en vain de détourner le regard. Il a de si beaux yeux ! J’enlève les poils de chien de sa chemise bleu foncé. Il a l’air d’un athlète, aujourd’hui, d’un patineur. Ça me plaît.
Il hausse légèrement les épaules.
— Mme Nix nous donnera un billet d’excuses !
Il me prend par la main et m’entraîne dans l’escalier.
Nous nous asseyons sur une marche, tout en haut. En passant près de nous, Callie sourit.
— Alors, les amoureux !
On lui rend son sourire, et elle dévale l’escalier. Sa crête de mohawk sert d’éventail et nous envoie une bouffée d’air chaud. Il y a une mare de neige fondue à gauche de mes pieds.
— Tu es inquiète à cause du lutin ?
Je hausse les épaules pour ne pas répondre.
— Zara ?
— Oui, un peu.
Ma voix n’est qu’un souffle aphone dans l’escalier.
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Il pousse un gémissement, moitié grognement, moitié soupir.
— Qu’est-ce que tu me caches ?
— Rien.
— Zara ? On est plus efficace lorsqu’on travaille en équipe.
Pendant un moment, nous gardons le silence. Je ferme les yeux pour me protéger des lumières fluorescentes qui éclairent la sombre grisaille des murs de l’escalier.
J’aimerais emmener Nick à Charleston, dans le quartier de Battery, pour lui montrer les dauphins qui batifolent dans la baie, et nous moquer des touristes qui descendent des bateaux, tous habillés de la même manière, qui se précipitent sur les vendeurs de paniers d’osier, leur banane accrochée autour de la taille.
Cassidy se rue dans l’escalier en grimpant les marches deux par deux. Elle s’arrête brusquement en nous voyant. Elle ne me regarde pas, ne voit que Nick et reste bouche bée. Elle chancelle, recule et doit se rattraper à la rampe pour ne pas perdre l’équilibre.
Je me lève d’un bond pour la retenir. Nick fait de même.
— Ça va ?
Elle ferme les yeux pendant une longue seconde.
Lorsqu’elle ouvre les paupières, son regard est empli de tristesse.
— Oui. Ça va. J’ai eu peur, tout va bien.
Elle s’éloigne en murmurant des mots fragmentés.
Je me rassieds et donne une tape sur la marche pour que Nick s’asseye à côté de moi.
— C’était bizarre. J’espère qu’elle va bien. Tu as vu comment elle te regardait ?
— Normal. Je fais beaucoup d’effets aux dames ! dit 104
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Nick d’une voix langoureuse. À ma vue, elles chancellent et s’enfuient.
— Ah, vraiment ?
Je me tourne vers lui et lève les sourcils.
Du bout du doigt, il me caresse le visage en suivant la ligne de mon menton.
À l’intérieur de moi, quelque chose se noue et j’ai envie de toutes ces choses, toutes ces choses qui sont commandées par les hormones, toutes ces choses humaines, normales. Il me sourit, se penche vers moi et m’embrasse. Je l’embrasse également, un long baiser, doux et agréable. Il s’écarte enfin, les yeux pleins de tendresse et de passion, ce qui approfondit encore leur riche couleur marron.
— Tu es vraiment trop !
Je pose la main à plat sur sa poitrine et sens son cœur battre. Un battement, un autre. Le rythme régulier de la vie, un rythme rassurant.
— Je ne veux pas te perdre, dis-je avant de baisser la tête.
Doucement, il me relève le menton pour me regarder droit dans les yeux.
— Tu ne me perdras jamais, dit-il d’une voix rauque.
— C’est juré ?
J’ai chuchoté, mais ce tout petit mot menace déjà de me plonger dans un gouffre sombre de perte et de désespoir.
Nick me caresse le visage.
— Juré !
La cafétéria du lycée est une grande salle octogo-nale avec des comptoirs sur trois des côtés et la porte sur un quatrième. Les autres murs sont occupés par 105
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des vitres et une sortie de secours. La blancheur de la neige et l’éclairage de néon donnent une luminosité d’une intensité effarante, ce qui est très désagréable.
Avec Issie, nous prenons des bagels, présentés sur une assiette en carton, avec des couverts de plastique.
— Ce n’est pas très écologique ! dit Issie avec un petit bruit désapprobateur en glissant sa carte dans le lecteur.
— Cela fait des années que je m’insurge contre ça, insiste Giselle Brown, derrière nous.
Elle secoue la tête et ses dreadlocks volent tout autour d’elle. Elle porte un vieux t-shirt en batik. C’est l’une des rares élèves à assister à toutes les réunions d’Amnesty International le mercredi ; c’est pour ça que je l’aime bien, même si, de temps en temps, elle profère des jurons à l’encontre des dictateurs dans ses lettres.
Personne n’est parfait ! Quant aux insultes, après tout, autant les adresser à des dictateurs !
Giselle se penche vers Issie.
— Qu’est-ce que Cassidy magouille avec Devyn ?
Issie se raidit.
— De quoi parles-tu ?
— Elle lui colle aux basques ! Je croyais que vous étiez en couple.
L’assiette en carton tremble dans les mains d’Issie.
— Non, non. Nous sommes simplement amis.
— Oh ! je n’ai plus besoin de la détester, alors…
Elle me regarde et retrousse le nez.
— Ça pue la merde ici.
La dame de la cantine lève le nez et bat des cils.
— Ce n’est pas la merde, ce sont les choux ! proteste-t-elle.
Giselle fait un pas en arrière, laisse tomber sa banane.
Je la rattrape avant qu’elle ne tombe par terre.
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— Oh ! excusez-moi… Je ne disais pas ça mécham-ment. Je suis désolée. Vraiment…
La dame de la cantine brandit un stylo Bic vers Giselle.
— Taisez-vous ! Moi aussi, je trouve que ça pue.
Je fais passer ma carte dans le lecteur, puis me dirige vers une table avec Issie. C’est une petite table pour quatre, d’un rose à vomir. Nic et Dev sont déjà en train d’engouffrer leur pizza. Je m’installe à côté de Nick.
— Salut, bébé.
Il m’embrasse ; ses baisers sentent le poivron.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien.
J’ouvre mon bagel d’une main.
— Giselle a simplement dit à la dame que ça sentait la merde, dit Issie au moment où Giselle s’approche.
— Je ne voulais pas dire ça ! proteste Giselle.
Elle s’installe à une table avec Callie et d’autres élèves du cours de théâtre.
Nick étale du fromage blanc sur mon bagel, car je suis maladroite avec une seule main.
— Tu es le plus gentil des petits amis ! dis-je, et je lui donne un baiser sur la joue.
— Foutaises ! dit Devyn.
Taquin, Nick pointe son couteau de plastique vers lui.— Pure jalousie ! C’est ridicule, tu es la vedette du lycée, maintenant que tu es débarrassé de ton fauteuil roulant ! On ne parle plus que de toi !
— La vedette du lycée ? demande-t-il en avalant une gorgée de Gatorade.
— Les filles, surtout, dit Nick en montrant toutes les filles qui ricanent derrière eux. Elles adorent les miracles. Elles trouvent ça sexy. Tu te souviens du succès 107
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de Jay Dahlberg lorsqu’il est revenu après son enlèvement ?
Il ne parle pas des lutins, parce que ce n’est pas la peine.
— Ah ! bon, tu crois ?
Dev feint l’étonnement en agitant les sourcils, mais il s’y prend si mal qu’on croirait un abominable chien en chaleur. Issie pousse un petit couinement d’écureuil et laisse tomber sa bouteille d’eau. Elle n’était pas bouchée, et toute l’eau éclabousse les assiettes.
— Oh ! excusez-moi !
Elle essaye d’essuyer la table avec sa manche. Nick lui donne des serviettes pendant que je vais en chercher d’autres.
— Quelle andouille ! dit Issie, qui tente de réparer les dégâts. Je suis vraiment désolée !
Devyn lui prend la main.
— Issie, ma chérie, ce n’est pas grave.
Elle se raidit. Leurs regards se croisent. Leurs doigts s’effleurent. Elle murmure « ma chérie ».
On dirait que tout l’air et tous les bruits ont disparu de la cafétéria. Nick, moi et les autres, nous ne sommes plus que des spectateurs silencieux du film Devyn et Issie.
Nick arbore un sourire mégagéant, et je dois sans doute faire la même chose. La bouche d’Issie forme un gigantesque « O ». Devyn relâche sa main et lui ferme les lèvres en lui caressant doucement la joue.
— Un baiser, un baiser ! crie Callie.
D’autres élèves se mettent à scander :
— Un baiser, un baiser !
Issie devient écarlate. Elle couine et se lève. Elle s’enfuit de la cafétéria si vite que, pendant un instant, je crois qu’elle a du sang de lutin dans les veines.
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CAPTIVE
Contrairement au visage d’Issie, celui de Devyn devient blême. Les élèves, visiblement déçus, commencent à murmurer et à soupirer.
Nick attrape le paquet de serviettes mouillées qui traînent sur la table.
— Il va falloir t’y faire, mec ! Elle est folle amoureuse de toi.
Devyn hoche la tête.
— C’est impossible !
Il me faut une seconde avant de réagir.
— Tu as intérêt à ne pas être amoureux de Cassidy, si tu tiens à la vie !
— Cassidy ? demande-t-il, d’une voix hébétée.
— Mec, tout le monde ne parle plus que de ça ! dit Nick.
— Mais je ne suis pas amoureux de Cassidy !
— Alors, cesse de la brancher !
— La brancher ?
Du regard, Devyn implore l’aide de Nick. J’aboie :
— Oui, la brancher ! Tu es toujours collé à elle. Elle t’emmène au lycée. Tu ne parles que d’elle et tu n’arrê-
tes pas de lui envoyer des textos.
— Je n’ai pas la moindre idée de la manière qu’on s’y prend pour fricoter. Je n’ai aucun talent en matière de relations sociales.
Je ne le crois pas.
— Eh bien, tu fricotes, que tu le saches ou non !
— Zara, baisse d’un ton, dit Nick. On pourrait te croire jalouse.
— Ne me dis pas de baisser d’un ton ! Qu’est-ce que tu peux te montrer paternaliste, parfois !
Il baisse les yeux le premier.
— J’essaie simplement de la comprendre, dit Devyn sans faire attention à nous.
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CArrIE JonEs
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a de si fascinant ?
Elle n’arrête pas de se gratter. Et puis, tu as Issie. Elle est amoureuse de toi, tu le sais parfaitement. Je vais voir ce qu’elle devient.
Je brandis un doigt vers lui.
— Tu as intérêt à ne pas faire l’idiot et à l’embrasser bientôt, ou du moins à lui dire que tu l’aimes, sinon je te jure que c’est moi qui te briserai le dos et qui t’en-foncerai une flèche dans le corps la prochaine fois !
— Cassidy a besoin de moi…
Je file en vitesse, mais pas avant d’avoir entendu Nick péter les plombs et Devyn répondre :
— Moi qui la prenais pour une pacifiste !
— Pas quand il s’agit de ses amis. Alors, tu es amoureux de Cassidy, oui ou non ?
Je n’entends pas la suite, parce que je suis trop occupée à claquer la porte de la cafétéria.
Je trouve Issie dans les toilettes du couloir. J’entends des pleurs derrière la porte marquée du graffiti Ça plane pour toi ! tracé avec un gros feutre noir, le graffiti le plus idiot que j’aie jamais vu !
Je reprends mon souffle et frappe à la porte.
— Issie, tu es là ?
Pleurs.
— Issie ?
Une seconde plus tard, elle me répond d’une petite voix fatiguée :
— Non, ce n’est pas moi.
— Oh !
Je recule un peu pour regarder en dessous de la porte.
Pas de pieds.
— Je devrais donc être terrorisée, parce que les 110
CAPTIVE
toilettes me répondent ? Un peu trop d’analgésiques ce matin pour Zara, c’est ça ?
— Non…
Sa voix morose me parvient par les interstices, entre la porte et l’encadrement métallique. Ses pieds retombent lourdement par terre. Ses chaussures rouges vernies pointent sous la porte, semelle contre semelle.
— Tu étais debout sur les toilettes ?
Elle ouvre la porte et dévoile un village triste, tout bouffi. Issie a beaucoup pleuré.
Je la prends dans mes bras et la serre très fort.
— Oh ! ma chérie…
— Il n’a pas voulu m’embrasser, dit-elle entre deux sanglots.
— Issie !
Je laisse la main sur mon épaule, mais je m’écarte d’un pas pour la regarder droit dans les yeux.
— Tu aurais voulu échanger ton premier baiser dans la cafétéria du lycée, devant une centaine de garçons excités qui se moquaient de toi, la gueule pleine ?
— La gueule pleine ?
— La bouche pleine.
Elle se frotte le nez avec le dos du doigt.
— Je voulais… Je voulais qu’il m’embrasse.
Je hoche la tête, compréhensive, car je me souviens des jours qui ont précédé notre premier baiser, à Nick et à moi. Et encore, Nick n’était même pas le premier garçon que j’embrassais. Pauvre Issie !
— Je vois.
— Et je me moque qu’on me regarde… parce que cela aurait prouvé que je valais la peine qu’on m’embrasse.
Elle lève des yeux rougis vers moi. Son nez coule.
— Je ne mérite pas qu’on m’embrasse ? Cassidy est mieux que moi ?
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CArrIE JonEs
— Issie, tu mérites qu’on t’embrasse. Si j’étais un garçon, ou si j’étais gay ou bi, je te jure que je t’embrasserais !
Elle renifle.
— Pour de vrai ?
— Pour de vrai.
Je prends un papier de toilette brun que je replie plusieurs fois avant de le passer sous le robinet. Je tamponne le visage tuméfié d’Issie.
Elle se calme un instant, mais recommence vite.
— Pourquoi il ne m’aime pas ?
— Issie !
Je résiste à l’envie de la secouer comme un prunier.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Il ne m’aime pas !
Elle s’écarte et se regarde dans le miroir.
— Oh ! Regarde-moi ! Je suis dans un état ! Regarde mes lèvres…
Elle fait la moue.
— Elles sont bien trop fines. On ne les voit même pas ! Cassidy a une jolie bouche. Il ne m’aime pas, Zara. Tu te souviens du jour où tu m’as appelée, juste avant l’accident ?
Je m’en souviens. Il me semblait qu’elle pleurait.
Je ne lui ai jamais demandé pourquoi. La honte ! Tu parles d’une bonne copine !
— Je pleurais, dit-elle, toujours en reniflant, parce que je venais de dire à Devyn que je l’aimais bien, que je l’aimais vraiment, et tu sais ce qu’il a répondu ?
Elle ne me laisse pas la chance de parler.
— Il m’a dit qu’il ne savait pas quoi faire de cette information. J’avais fini par avouer que je l’aimais, et il m’a repoussée, comme une moins que rien !
J’essaie de comprendre.
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— Il t’a dit pourquoi ?
— Non, parce que tu as appelé et que… On n’en a jamais plus reparlé.
— C’est absurde. Ce n’est qu’un macho, ou un fondu de je ne sais quoi…
Je prends un autre papier pour lui essuyer les joues et effacer les larmes.
— Il t’a appelée « ma chérie », Issie. Les garçons ne disent pas ma chérie aux filles qu’ils n’aiment pas.
Après m’être montrée très persuasive, je ramène Issie à la table. Elle refuse de lever les yeux et se glisse sur son siège. D’une voix faible, à peine reconnaissa-ble, elle murmure :
— S’lut.
— S’lut, dit Dev tout aussi doucement.
— Bon… commence Nick qui ne sait pas quoi dire.
Vous croyez qu’on sert des bagels dans toutes les cantines de lycée ?
Je réponds d’une voix enjouée, totalement feinte :
— Oui, pourquoi pas ? Je crois qu’ils sont obligés, parce que ce sont des sucres, et donc, c’est de la nourriture, et comme on les sert dans des sachets plastique quand ils ne sont pas décongelés, ils peuvent servir d’arme fatale !
— Tiens, il faudra que je m’en souvienne la prochaine fois, dit Nick. Au lieu d’attacher un lutin à un arbre lorsque je n’aurai pas le temps de le ramener dans la maison, je pourrai l’estourbir pendant des heures en lui jetant des bagels congelés à la figure !
— Oui, tu devrais faire ça ! Au lieu de s’entraîner avec des arbalètes, des épées et des couteaux, on devrait passer aux bagels et aux paninis !
Nous nous lançons des regards désespérés. Issie et Devyn ont l’air malheureux. Le lutin blond me revient 113
CArrIE JonEs
à l’esprit de temps à autre, et je revois la manière dont il m’a serrée contre lui lorsque Yoko a explosé. Je repousse cette pensée en maugréant.
Au bout de quelques minutes de conversation horriblement forcée, Nick et Dev reprennent leur attitude
« nous sommes des hommes, nous protégeons les femmes ».
C’est ringard et macho, mais je trouve un certain charme à la façon dont ils se penchent, coudes sur la table, dos rond, poings serrés ou montrant mécham-ment du doigt, au rythme de leur colère ou de leurs inquiétudes.
— Je suis allé voir la maison ce matin, dit Devyn. Je n’ai rien vu d’anormal. Pas de poussière, nulle part.
— Moi non plus, je n’ai pas vu de signes de la présence de nouveaux lutins, ajoute Nick.
— Ils ont peut-être arrêté de venir.
— Ou alors, ils deviennent de plus en plus malins, dit Nick qui fait craquer ses articulations.
Je prends un raisin dans mon bagel.
— C’est peut-être une bonne chose.
— Tu ne peux pas te mentir à toi-même et te faire croire que tu es en sécurité. N’oublie pas, bébé : tu as failli mourir la semaine dernière.
— Non, c’est faux ! J’ai juste été blessée. Ce n’était pas grave. Et toi ? Tu vas toujours chasser tout seul !
Ce n’est pas sûr non plus !
Issie me donne un coup de pied en dessous de la table. Je me lève.
— Ce n’est rien, Zara, dit Issie pour me calmer.
Elle pose les mains sur l’horrible table de la café-
téria, écarte ses jolis doigts délicats. Je les regarde un instant, ils paraissent tout pâles sur le rose de la table, au milieu des assiettes de carton, des bagels entamés, 114
CAPTIVE
des couteaux en plastiques, des pots de fromage blanc à moitié vides et des bouteilles d’eau.
Je regarde, je regarde, je regarde… et j’éprouve l’étrange sensation des araignées… comme lorsque les lutins s’approchent de moi…, mais aussi quelque chose de nouveau, quelque chose de différent. J’ai les jambes qui flageolent.
— Je sens… je sens…
Je n’arrive pas à prononcer les mots.
Quelqu’un m’attrape par la taille et m’oblige à m’asseoir. Des mains puissantes. Des mains fermes. Les mains de Nick.
— Zara ? Zara ? Qu’est-ce qui se passe, bébé?
— Euh… Un drôle de truc… Les araignées. La sensation d’araignée revient.
Je lève la tête, regarde par la baie vitrée l’immense champ de neige qui s’étend jusqu’à la forêt.
C’est par cette fenêtre que j’avais vu mon lutin de père me montrer du doigt avant d’apprendre que c’était mon père.
Le monde bascule. Je ne vois rien. Je suis assise en biais sur ma chaise, et Nick est accroupi juste devant moi.
Les mains sur mes genoux, il me regarde droit dans les yeux. Il semble inquiet, tendre et attentionné. Puis il reprend les commandes.
— Devyn ? Tu sens quelque chose ?
Devyn inspire profondément.
— Non, il y a trop d’odeurs ici, je ne peux pas les isoler.
Nick pousse un gémissement rugueux.
— Moi non plus.
Il se lève et surveille la cafétéria. Tout son corps tremble. Ses mains agrippent les miennes.
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CArrIE JonEs
— Je ne le vois pas.
— Nick ?
De nouveau, son corps est pris de spasmes. Les élèves le regardent.
— Oh ! merde ! s’exclame Devyn. Il se transforme !
Je me lève, entraîne Nick le plus vite possible vers les toilettes.
— Non, retiens-toi ! Ne te transforme pas ! Pas ici !
Personne n’est en danger ! Non ! Calme-toi !
Issie accourt ainsi que Devyn, mais je suis si rapide qu’il ne peut pas suivre.
Une fois hors de la cafétéria, Nick s’arrête, toujours tremblant, s’appuie contre le mur. Sa voix est aussi implorante que son regard.
— Zara !
Je mets les mains sur ses joues.
— Non, tu ne vas pas te métamorphoser. Tout va bien, tout le monde est en sécurité. Il n’y a aucun lutin.
Regarde-moi ! Allez, mon chéri, écoute-moi, je vais bien !
Issie et Devyn nous rattrapent. Nick tremble toujours, comme s’il grelottait. Il essaie de se maîtriser. Je garde les mains sur ses joues :
— Je crois que ça va aller.
Une nouvelle, qui porte en bandoulière un sac Lillian Vernon rose, nous dévisage.
— Il va bien ? Vous voulez que j’appelle l’infir-mière ?
Issie rassure la gentille nouvelle et l’incite à s’éloigner pendant que j’essaie de calmer Nick avec Devyn.
— Ça ne se produit jamais par hasard, dit Devyn. Il y a forcément une raison.
— Il se transforme quand les gens sont en danger, 116
CAPTIVE
dis-je, citant une évidence. Quelqu’un était en danger, c’était ça, la raison.
— Oui, mais quel danger ?
Nick avale sa salive et bouge les lèvres. Cela lui demande un gros effort. On dirait qu’il meurt de soif.
— Le lutin blond. Il était là. Dans la cafétéria. J’en suis sûr.
— Personne ne l’a vu !
Nick lève la main et me prend la mienne. Sans regarder Issie ni Devyn, il me dit :
— Je n’ai pas besoin de le voir. Je le sais, c’est tout.
à propos des lutins
Les lutins sont comme les chats. Ils ne sont pas aussi sympathiques que Félix ou Grosminet, mais ils aiment terrifier leur proie avant de la tuer. Ça les amuse.
Nous décidons qu’il est temps de quitter le lycée et de nous regrouper, afin de planifier la suite.
Quelque chose ne tourne pas rond, nous en sommes certains.
Plus aucun lutin n’est venu écumer la région après une invasion régulière de plusieurs semaines. Et puis, si le lutin blond se trouvait réellement dans la cafétéria, il faut réévaluer les risques à la hausse.
Je contemple le fond de mon placard pendant une seconde avant de déclarer :
— Patrouiller ne suffit plus. Il faut décider de ce que nous allons faire de cette histoire de walkyrie et traquer le roi des lutins avant qu’il ne nous traque.
— C’est complètement absurde, dit Devyn en prenant son manteau.
119
CArrIE JonEs
— Hé ! Où allez-vous ? demande Cassidy qui sort de nulle part.
Elle m’adresse un demi-sourire et me regarde. Ses pupilles s’écartent. Le bas de sa jupe frôle mon jean, tant elle est proche de moi.
— Zara ? Tu vas bien ?
Je hoche la tête vigoureusement, comme chaque fois que je mens.
— Oui, pourquoi ?
Je remonte la fermeture éclair de mon manteau. J’ai les doigts qui tremblent. La cloche sonne, mais Cassidy ne bouge pas.
— Tu es toute bleue !
— Quoi ?
Ma question résonne dans tout le corridor. Nick, Issie et Devyn me regardent. Ils sont plus pâles que d’habitude. La bouche de Nick forme une fine ligne droite. Il m’attrape, m’éloigne de Cassidy et m’entraîne dans le couloir à toute vitesse.
— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
Personne ne me répond.
— Oui, Nick l’emmène à l’infirmerie, lance Devyn.
Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave. Je t’appelle plus tard !
Nick continue à me tirer dans le couloir.
— Arrête ! Qu’est-ce qui se passe ?
Il se mord les lèvres, me prend la main et remonte la manche de mon manteau, exposant mon bras nu.
— Empêche-la de s’évanouir ! crie Issie.
— Je ne vais pas m’évanouir, dis-je d’une voix plate en regardant ma peau.
Soudain, toutes les veines affleurent à la surface.
Toutes les veines transportent un sang bleu, bleu très clair, qui teinte ma peau de la couleur du ciel.
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— C’est beau, murmure Issie qui nous a rattrapés.
— C’est bizarre !
Je tire sur ma manche.
— Mon visage aussi ?
Nick me fait signe que oui. Je n’arrive pas à décrypter son regard sombre.
— Oh ! je… je ressemble à…
Je m’effondre sur le sol, le dos appuyé contre le radiateur brûlant qui longe le mur, sous les fenêtres.
— Tu es superbe, dit Issie pour me rassurer.
Elle s’assied par terre et me pose la main sur l’épaule qui ne touche pas le radiateur.
— Tu es toujours jolie.
— Jolie ou pas, ce n’est pas ce qui m’inquiète. Je ne parais pas humaine.
Je secoue la tête, tandis que la main qui me caresse dessine de petits cercles, comme le ferait une maman.
— Je ressemble à un lutin !
Nous gardons tous le silence pendant un instant.
— Ça s’aggrave ?
Issie me fait signe que non, mais Devyn est un adepte de la sincérité.
— Plus maintenant. La progression semble s’être arrêtée. Mais ce n’est pas seulement ta peau, tes yeux et tes dents aussi.
Je plonge la tête dans mes mains. Quelqu’un me soulève doucement, mais je n’ose pas lever les yeux.
— Allez, viens, dit la voix rauque de Nick. On va au bureau chercher un billet d’absence et on file !
La secrétaire, Mme Nix, est une amie de ma grand-mère. Un peu boulotte, elle a des cheveux très fins et un grand sourire qui respire le bonheur. C’est une secré-
taire de lycée à l’ancienne ; elle prépare des cookies 121
CArrIE JonEs
qu’elle dispose dans une grande assiette sur le comptoir, pour les élèves. Elle a des chevilles épaisses et porte des sweat-shirts avec des dessins de jolis chatons blancs. Chaussée de bons souliers plats, elle glisse ses pieds dans des bottes en caoutchouc pour traverser le parking et prendre sa Chevrolet.
C’est une métamorphe, également, qui se transforme en ours. Mais, pour l’instant, elle ne ressemble pas à un ours ! Elle pousse un petit cri aigu et a un geste de recul en me voyant. Nick me passe un bras protecteur autour des épaules et elle avance. D’un pas. Puis d’un autre.
Elle sort de derrière le comptoir et me tend la main. Ses doigts effleurent gentiment ma peau.
— Oh ! Zara. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je ne sais pas.
Je bascule en avant, et Nick me relâche pour que je puisse me réfugier dans les bras de Mme Nix. Elle sent bon la rose.
— Viens t’asseoir ici.
Elle m’installe sur une chaise de plastique jaune.
— Nick, amène les cookies !
Avec un petit sourire, Nick fait passer l’assiette.
— Ils sont excellents. Je suis toujours aussi bleue ?
— Pas tant que ça, dit Mme Nix. Nick, sois gentil, va me chercher mon sac.
Nick va dans l’arrière-salle et revient avec le sac à main de Mme Nix. Le téléphone sonne. Elle demande à Dev de répondre et de mettre le correspondant en attente pendant qu’elle fouille dans son grand sac de toile.
— Voilà !
Elle en sort un poudrier.
— Du fond de teint. Issie, aide-moi à lui mettre ça sur le visage.
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CAPTIVE
— C’est trop foncé ! dit Nick.
— Il faudra s’en contenter avant d’aller à la parfu-merie, pas vrai ? À moins que tu aies du maquillage caché sous cette veste de cuir, monsieur Colt ?
— Ouaouh ! Bien envoyé ! murmure Dev.
Les grands yeux bruns de Mme Nix plongent dans les miens, de grands yeux compatissants et inquiets.
— Personne ne t’a embrassée ?
— Des lutins ?
Cette pensée me submerge.
— Non.
Je hoche la tête en regardant Issie pour qu’elle confirme.
— Aucun. Mais lorsque j’étais inconsciente, dans la voiture ? Je l’aurais remarqué, non ?
— Sans aucun doute. Tu aurais été hors d’état pendant un bon bout de temps, même si tu avais survécu…
Soudain, sa voix se brise, et le bureau est bien trop silencieux. Elle reprend la parole.
— Bon, ça me soulage !
Issie étale le fond de teint en petits gestes rapides et doux sur mon menton.
— Voilà qui est mieux.
— Elle est orange, dit Dev, qui se penche vers moi et en profite pour prendre un autre cookie.
— Devyn ! s’exclame Issie qui le foudroie du regard.
— C’est toujours mieux que bleue ! s’exclame Devyn.
— Exact. Maintenant, elle ressemble à une photo de ma mère, prise dans les années quatre-vingt. Elle mettait une tonne de fond de teint et l’étalait mal. On voyait la ligne de démarcation sous le menton.
Nous nous regardons, car Issie a exactement le même 123
CArrIE JonEs
défaut. Mme Nix se penche pour observer mon visage.
Elle se frotte les mains.
— Oui, beaucoup mieux.
Je prends sur moi et lève les yeux vers Nick.
— Tu es splendide !
Quel menteur !
Mme Nix se tourne vers nous.
— Vous voulez une autorisation de sortie ?
Sans attendre la réponse, elle nous rédige nos billets qu’elle distribue en un éclair. Lorsqu’elle a terminé, elle croise mon regard :
— Ne t’inquiète pas.
— Mais…
— Je suis sérieuse, Zara. Ne t’inquiète pas. Je suis sûre que ce n’est qu’une crise passagère et que cela n’a pas la signification que tu redoutes.
J’avale ma salive et m’appuie contre le comptoir.
— Vous ne croyez pas…
— Non, je ne crois pas que tu sois un lutin.
— C’est juré ? Parce que je crois que je ne le suppor-terais pas. Je deviendrais malfaisante, et mes dents ressembleraient à des dents de requins et… j’aurais des appétits…
Elle lève la main comme si elle prêtait serment. La hanche de Nick frôle la mienne. Je me blottis contre lui.
— Je jure que tu es cent pour cent humaine, Zara. Je n’ai pas le moindre doute.
Nous partons tous dans la voiture d’Issie. C’est Nick qui conduit. Sa Mini est trop petite pour nous tous et le barda de Devyn.
Issie et moi sommes à l’arrière, et Nick ouvre le coffre pour y ranger l’attirail de Dev. Furieux et désespéré, il s’installe derrière le volant.
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— C’est dingue, Zara, j’ai l’impression qu’il nous manque une pièce du puzzle.
— Dis-lui… me chuchote Issie.
Je n’en ai pas envie, pourtant…
— Euh… Nick…
Il sort de la place de parking. Issie me serre la main.
J’essaie de nouveau :
— Nick…
— Ça va aller, bébé, je te le promets. On va t’emmener voir Betty, elle nous aidera à comprendre.
— Ce n’est pas le problème.
Dev se tourne vers nous.
— Qu’est-ce qu’il y a alors ?
— Euh…
— Zara ?
La voix de Nick sonne comme un avertissement.
Je me racornis un peu plus sur mon siège.
— L’autre jour, Issie et moi… euh… nous avons plus ou moins fait sortir… mon père de la maison.
— On l’a ramené aussitôt, précise Issie.
— Oui, et on l’a emballé dans une couverture dans laquelle on avait cousu du fer.
Issie m’interrompt de nouveau :
— Et en voiture ! Il détestait la voiture, parce qu’elle est en fer et en acier. Attends, Zara, tu n’as pas mal à la tête ?
J’essaie de détacher mon regard de la nuque de Nick pour me tourner vers Issie.
— Non, pourquoi ? Parce que je suis en voiture et que je suis toute bleue ?
— Zara ! rugit Nick.
Dev attrape le volant, tellement Nick est nerveux.
— C’est bon, Devyn !
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Nick file sur le bas-côté, ce qui est une manière fort peu respectueuse de conduire la voiture d’Issie. C’est une voiture très sensible, et les pneus crissent pour protester. Il enfonce la pédale de frein et se retourne pour me regarder. Son regard n’a jamais été si noir.
— Calme-toi ! lui dit Devyn.
Nick ne lui prête pas la moindre attention.
— À quoi vous pensez, toutes les deux ?
Issie sert ma main plus fort.
— On croyait que…
Cette fois, c’est à moi de l’interrompre.
— Tu le sais bien, monsieur « C’est moi le chef » !
Dev a un sourire méprisant. Je m’en moque et continue.
Je me dégage de la main d’Issie et le montre du doigt.
Nick s’est retourné tandis que les voitures nous dépassent. Il attrape mon doigt avec sa main de géant.
Un muscle sursaute dans son menton. J’avale ma salive, mais sans détourner le regard. Quelque chose se modifie dans ses yeux. Son étreinte se fait plus légère.
— Tu as raison.
Issie pousse un énorme soupir et s’adosse au siège.
Elle murmure quelque chose du genre : « J’ai horreur des disputes. » Nick la regarde pendant une seconde, puis se tourne à nouveau vers moi. Sa voix est toujours dure et sévère, et ses épaules sont légèrement tombantes, comme s’il était déçu par notre attitude.
— C’est horriblement dangereux !
— Je sais, mais nous faisons tous des choses dangereuses. Nous menons des vies dangereuses.
— Et puis, il fallait qu’on sache, dit Issie.
— Que vous sachiez quoi ? demande Devyn d’une voix douce et lasse.
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— Quel est le danger.
— Et vous le savez ?
— Oui, dis-je doucement. On le sait.
Nick reprend le volant pendant qu’Issie et moi nous expliquons sur le chemin du quartier général des ambu-lanciers. Nous répétons ce que mon père nous a raconté.
Il était devenu si faible que les autres lutins arrivaient pour revendiquer son territoire s’étendant actuellement de la Nouvelle-Angleterre à l’est du Canada. Son quartier général est ici, en ville.
Un autre lutin va attaquer, sans se soucier des humains. Et c’est moi qu’il voudra comme trophée, parce que j’ai du sang lutin et que je suis la fille du roi.— Ce qui te met en danger, finis-je par dire, tandis que nous nous garons dans le parking.
Le gros camion de Betty est le plus éloigné possible de la porte d’entrée. Elle aime bien marcher.
— Et pourquoi suis-je en danger ? demande Nick.
C’est la première question qu’il pose. Devyn, lui, n’a pas arrêté de nous interrompre : pourquoi ci, pourquoi ça…
— Parce que…
Je n’ai pas envie de le dire ; je fais des efforts pour prononcer les mots.
— Parce que nous sommes ensemble et que tu constitues une menace.
— Ils ont intérêt à croire que je suis une menace !
grogne Nick.
La voiture semble vibrer sous son énergie. Les poils se dressent sur mes bras.
— Et voilà le numéro de macho qui recommence !
dit Devyn. C’est son côté loup !
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— Je ne recommence pas mon numéro. Je suis toujours comme ça ! dit Nick.
Pendant un instant, les tensions retombent, mais les muscles du visage de Nick se crispent de nouveau.
— Je n’arrive pas à croire qu’il ait osé t’utiliser comme ça. Il t’a manipulée, t’a fichu la trouille pour se payer une petite balade. Je trouvais que mes parents étaient des lâches, mais ton père me fiche vraiment les jetons, Zara !
Nick ouvre la portière et va chercher les béquilles de Dev.
Pendant qu’il s’éloigne, je murmure à Issie :
— Qu’est-ce qu’il veut dire avec ses parents ?
— Ah… il ne t’a pas raconté ? demande Issie dont le visage s’illumine.
— Raconté quoi ?
Je siffle presque. Les graviers craquent sous nos pieds. Un caillou va rouler dans une mare de boue glacée.
— Je t’expliquerai plus tard, répond-elle.
Dev attend ses béquilles. Un trente-huit tonnes chargé d’eau minérale Poland Spring longe la route.
L’an dernier, trois habitants de Birmanie ont donné de l’eau à des moines qui protestaient dans la rue pour le respect des droits de l’homme. Le gouvernement birman a dit que donner de l’eau aux moines constituait un acte de soutien au terrorisme. Pendant un instant, je rêve de pouvoir expliquer à ce gouvernement qui sont les lutins et ce qu’est la véritable terreur.
— Zara ? Tu es avec nous ? demande Issie en me prenant le bras.
— Oui, désolée. Je suis toujours aussi bleue ?
— Un peu, mais on ne voit pas vraiment avec le maquillage. Je crois que cela s’améliore.
128
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Du bout des doigts, j’effleure la carrosserie sale et dessine de petites lignes. Je soulève les doigts et examine la saleté.
— Tu mens parce que tu es ma meilleure amie et que tu ne veux pas me faire peur ?
Issie transforme mes lignes en un joli smiley souriant.
— Oui.
Nous entrons à l’intérieur du bâtiment et, dans le bureau de la réception carré, Josie se lève derrière son vieux bureau de métal monstrueux et nous sourit.
Des perles bleues et jaunes se balancent au bout de ses tresses.
— Regardez qui voilà ! Vous êtes dispensés de cours, ou vous faites l’école buissonnière ?
— Dispensés. On a des billets de sortie, répond Nick, qui sautille sur ses pieds.
Il a un trop-plein d’énergie et nulle part où l’éva-cuer.
— Je m’en doutais. On exploite le système, c’est ça, dit Josie en indiquant la machine à café. Vous voulez boire quelque chose ? Ou simplement voir Betty ?
— Je prendrais bien juste un verre d’eau, dit Devyn qui traverse le vieux linoléum tout droit sorti d’une solderie des années soixante-dix. Il prend un verre et le glisse sous la grande bouteille bleue.
Josie presse le bouton de l’interphone.
— Betty, vous avez de la visite, tout un troupeau !
La voix de ma grand-mère grésille.
— Qui est-ce ?
— Zara, son adorable joli cœur… dit Josie en papillonnant des yeux, et deux amis.
Nick rougit et Issie ricane.
— Faites-les venir.
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— Merci, Josie.
Je l’embrasse sur la joue.
— Vous sentez la noix de coco.
— Ma crème de beauté. Et si ton joli cœur venait me faire un bisou ?
Nick l’embrasse.
— Joli cœur ! dit Devyn, moqueur, le long des couloirs.
— Tu es jaloux ! grommelle Nick.
Dev rit par le nez comme seul un garçon peut le faire.
— T’as raison, joli cœur. Alors, t’es qui, M. Patate ou un Wolverine ? Non, voyons, un métamorphe !
— La ferme !
Je croise le regard de Nick. Il me sourit. Je m’écarte d’Issie pour qu’elle puisse se rapprocher de Devyn et pour ouvrir la porte de la salle de repos des urgentistes.
Nick me précède. Il ouvre la porte et la tient pour les autres.
— Merci, dis-je en respirant son parfum.
— De rien.
Sa main libre effleure le bas de mon dos. Cela me fait frissonner. Un frisson agréable qu’il remarque.
— Ça va?
— Hum, hum.
Je penche la tête vers lui.
Issie et Devyn sont déjà dans la pièce. Nick me prend par le bras et m’entraîne dans le couloir avec lui. Nous sommes seuls.
— Tu n’as pas besoin de te montrer courageuse avec moi, Zara. C’est cela, l’amitié. On se dit la vérité.
On dévoile ce que l’on n’a pas envie de montrer aux autres.
J’avale ma salive.
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— Je ne veux pas… Je ne veux pas que tu t’inquiè-
tes. Je suis désolée… Je n’aurais pas dû rencontrer mon père.
Il me met les mains sur les joues. Son pouce caresse ma peau, lentement et fermement à la fois.
— Je sais. Et excuse-moi d’être aussi macho.
Je serre les lèvres.
Il hoche la tête, comme s’il essayait de ne pas se laisser déborder par ses émotions.
— Allez, entrons, on va voir ce qu’en pense Betty.
Sous les lumières jaunes, Betty et Mike, un autre urgentiste, ont l’air d’avoir un ictère, c’est-à-dire la jaunisse. Assis sur le vieux divan délabré, Mike regarde CNN en jouant sans y penser avec un sparadrap qui ferme une déchirure du bras du divan. L’émission parle de scandales politiques et d’aventures extraconjugales.
Une boîte de beignets trône au milieu de la table, à gauche de la pièce. Betty marche sur le tapis roulant, un exemplaire de The Economist ouvert devant elle.
Autrefois, elle était présidente d’une compagnie d’assurances. Elle a pris sa retraite juste avant que la société commence à gagner huit millions de dollars par an. Pas de chance ! Je suis certaine que si elle était encore PDG, j’aurais déjà un nouvel ordinateur et une nouvelle voiture !
— Eh bien, Devyn, je vois qu’on remarche, dit-elle.
C’est un plaisir pour les yeux !
Ses cheveux gris rebondissent à chaque pas. Elle nous sourit.
— Je n’ai plus que trente secondes à faire pour attein-dre cinq cents calories. Vous devriez voir ma pulsation cardiaque !
— Régulière ?
— Solide comme un roc !
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CArrIE JonEs
Elle sourit et appuie sur un bouton. L’inclinaison du tapis se réduit. Elle ajuste la chemise de son uniforme et entre les extrémités dans le pantalon qu’elle doit porter, un affreux machin informe en polyester bleu marine.
— Vous séchez les cours ?
J’essaie de sourire, sans y parvenir. Nick se tient à côté de moi et me passe le bras autour de la taille.
— Zara se sent bleuir.
Il souligne les mots « sent » et « bleuir ».
Betty boit une gorgée de sa bouteille d’eau. Elle nous regarde en plissant les yeux.
— Vraiment bleuir, insiste Issie avant de regarder, prise de panique, vers Mike.
Betty saute de son tapis. Elle pose ses grandes mains sur mes épaules et se penche un peu pour regarder mes yeux.
— Le blues ? Hein, la déprime !
Je respire son odeur. Son déodorant fait des heures sup. C’est parfumé et agréable, mais ça sent un peu trop le bébé rose pour moi.
— Mike ? dit-elle plus fort.
Il tourne la tête vers nous et nous fait un signe. Dev et Issie le lui rendent.
— Cela t’ennuierait d’aller tenir compagnie à Josie quelques minutes pendant que je parle à ma petite-fille ? demande Betty.
Lorsqu’elle fait ce genre de requête, c’est ni plus ni moins un ordre. Croyez-moi, je suis au courant !
Elle utilise le même ton pour me demander de descendre mon linge. On n’a pas d’autre choix que d’obéir lorsqu’elle s’exprime ainsi.
— Pas du tout. J’ai envie d’un café de toute façon.
Mike se lève et s’étire. Il est presque aussi grand que Nick, mais si maigre qu’il a des membres d’épouvan-132
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tail à moineaux. Mike fait semblant de me tirer dessus avec un revolver imaginaire et sort de la pièce. La porte oscille derrière lui.
Dès qu’il a disparu, Betty entre en action.
— Devyn, passe-moi la mallette près de mon manteau.
Dev prend la grande boîte rouge qui ressemble à une boîte de pêcheur, sauf qu’il y a une croix rouge dessus.
C’est super de voir comme il se débrouille avec ses attelles et ses béquilles.
— Zara, enlève ton manteau.
Betty ouvre la boîte. Nick m’aide à me déshabiller.
— Remonte tes manches.
— Tu es vraiment bleue !
Elle s’arrête un instant, croisant mon regard.
— Je sais.
— C’était pire tout à l’heure, dit Nick.
Betty sort une seringue et un petit flacon. Elle semble estomaquée.
— J’ai jamais vu ça !
Issie me prend le bras.
— Tu veux que je te tienne la main ?
— Oui. Pourquoi me fais-tu une analyse de sang ?
— Pour voir si tu t’es transformée.
Je tremble.
— Reste tranquille, dit-elle pendant que le flacon se remplit.
— Ça se voit dans le sang ? Tu ne crois pas que je me sentirais différente ? Malfaisante, ou je ne sais quoi ?
— Dis-moi quand ce sera fini, dit Issie.
C’est elle qui change de couleur, à présent. Livide, elle semble sur le point de s’évanouir.
— Je ne peux pas… Je ne supporte pas les aiguilles et la vue du sang. Rien que le mot seringue…
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Je lâche sa main.
— Tout va bien, cela ne fait même pas mal. Enfin, pas trop.
— Tu es toujours si courageuse, Zara ! Tu n’es pas obligée, tu sais.
Betty enlève l’aiguille.
— Nick, fais-lui une compresse. Appuie doucement.
Elle referme le flacon et se tourne vers nous.
— Je vais l’envoyer pour qu’on fasse des tests.
— L’envoyer où ?
— Chez mes parents, répond Dev. Ce sont des spécialistes.
Je ne comprends pas.
— Je les croyais psychiatres.
— Oui, mais ils ont des activités annexes.
— Lesquelles ?
— La cryptozoologie. Les recherches médicales sur les différences entre les lutins, les garous… les autres.
— Les autres ?
— Hum, hum. Depuis que j’ai été attaqué, mes parents sont… font du zèle.
— Ce sont des gens très intelligents, interrompt Issie.
— Oui, mais ils perdent un peu la boule avec ça.
Ils ont reconverti le sous-sol en labo. Ils y travaillent vingt-quatre heures par jour, sept jours sur sept, et n’ont découvert l’existence des lutins qu’à l’automne dernier !
Je remets ma manche en place.
— Et pourquoi personne ne m’en a jamais rien dit ?
Tout le monde regarde Devyn, qui est installé sur une chaise pliante en métal, avec son étrange regard introspectif.
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— Parce qu’ils veulent me protéger.
Je résiste à l’envie de lui demander pourquoi et j’attends qu’il nous explique.
— Mes parents ne sont pas les gens les plus normaux qui soient, commence-t-il en se redressant, et ma maison est une véritable porcherie.
— Pire qu’une porcherie, dit Issie. Tu sais quel est le contraire de maniaque et thésauriseur ? C’est eux ! Ne le prends pas mal, Dev.
Il étend lentement ses jambes devant lui.
— Je n’invite jamais personne à la maison, à part Issie et Nick.
— Et il lui a fallu des années avant de me laisser entrer ! dit Nick.
— Il a fallu qu’il me batte d’abord, dit Devyn qui sourit. C’était en cinquième. Nous étions copains depuis la maternelle.
Je déglutis. Je comprends, mais je me sens toujours en dehors du coup. Je me sens dans la peau d’une nouvelle à qui on ne fait pas confiance, comme si je ne faisais pas partie de la bande. J’ai envie de protester, mais je me retiens.
— Comment est ma peau, Betty ?
Elle se penche et regarde dans mes yeux. Elle pose ses mains puissantes sur mes épaules.
— Inutile de se laisser gagner par la panique. On va s’occuper de ça. Vous disiez que ça s’estompait un peu ?
— Beaucoup même, dit Nick.
— Ça a commencé à quel moment ?
Elle me relâche et je me blottis contre Nick. C’est du réconfort en barre.
Il me passe le bras autour des épaules et lui parle de la drôle de sensation d’araignées. Il lui explique 135
CArrIE JonEs
comment on a fait sortir mon père de la maison avant de l’y enfermer à nouveau et lui raconte ce que mon père a dit de l’autre lutin. Elle écoute attentivement.
— Ce n’est pas une bonne nouvelle. Je ne comprends pas comment vous avez pris ce risque ! On ne peut pas faire confiance aux lutins.
— Alors, tu ne me fais pas confiance ?
— Tu n’es pas un lutin. Tu es humaine.
Elle referme violemment sa mallette d’urgence.
— Exact, et c’est pour cela que j’ai la peau bleue.
Mon estomac menace de percer un trou et de quitter mon corps pour protester.
— Zara ! s’exclame Nick sur le ton de l’avertissement.
— Elle est inquiète, dit Issie. C’est pour ça qu’elle est colérique. À moins que ce ne soit les analgésiques…
— Oui, ils influent sur l’humeur, confirme Devyn.
— Je ne suis pas colérique. Je m’énerve parce que personne ne m’écoute.
Je serre les poings.
— Ce n’est pas parce que vous n’arrivez pas à y croire que ce n’est pas vrai. Je me souviens de la manière dont vous avez réagi en apprenant qui était mon père.
Je n’ai pas oublié que vous aviez alors pris la poudre d’escampette ! Je sais que vous détestez les lutins et, si je suis un lutin, cela signifie que…
Nick tend le bras vers moi, les poings serrés.
— Zara !
— Non. Arrête ! Tais-toi ! Ne dis rien !
Je les regarde tous et recule d’un pas.
— Personne n’a rien à dire. Ce n’est pas votre problème, c’est le mien. Le mien. C’est moi, le monstre. Moi seule !
Betty se met à rire.
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— Zara, tu sais à qui tu t’adresses ?
— Vous êtes des garous. Sauf Issie. Les garous ne sont pas des lutins. Ils ne sont pas tous malfaisants.
Je prends le bouton de l’issue de secours et le tourne.
Il est fermé. Je tourne le petit mécanisme au milieu du bouton. Mes doigts tremblent, mais je finis par y arriver.— Où tu vas, ma chérie ? demande Issie qui s’approche de moi.
— Laisse-moi !
J’ouvre la porte. Le froid se rue à l’intérieur.
— Je m’en vais, c’est tout. Je m’en vais.
Je me précipite dehors, claque la porte derrière moi et traverse le parking pour rejoindre les bordures boueuses à l’orée du bois. Avant que la porte ne se referme, j’entends la voix de ma grand-mère.
— Laissez-la. Elle a besoin d’être seule. Elle est comme ça depuis que…
Je m’enfuis en trébuchant dans la boue qui s’engouffre dans les jambes de mon jean et je cours vers le bois.
Je m’enfuis, c’est bien joli, mais je dois avouer que je n’ai nulle part où aller !
à propos des lutins
Les lutins susurrent votre nom et essaient de vous égarer dans la forêt. ne les écoutez pas : vous ne reviendriez jamais. En général, évitez tout contact avec les voix désincarnées.
J’ai la maturité émotionnelle d’un enfant de deux ans. Je le sais, mais cela ne m’empêche pas d’essayer d’échapper à ma grand-mère et à mes amis pour ne pas voir la lueur de pitié dans leur regard, dans le regard de Nick, surtout !
Je cours aussi vite que possible dans la neige molle et la boue. Mes jambes m’entraînent si loin au cœur de la forêt que je n’entends plus les voitures. Je n’entends plus rien.
Le vent a cessé de souffler dans les frondaisons des grands pins. Les minces troncs bruns ne craquent même pas sous le poids de la neige et de la glace.
Aucun chant d’oiseau, aucun couinement d’écureuil, aucun glapissement, ou quel que soit le nom que l’on donne à leur cri.
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Rien.
Aucun bruit.
Rien.
Ce n’est pas normal ! Je hume l’air et respire. Cela sent le bois mouillé et les épines de pin. Olfactophobie, peur des odeurs. Mais la peur des odeurs a plusieurs catégories. La Bromidrophobie est la peur des odeurs corporelles. Par chance, je n’en souffre pas ! Je ne connais pas le nom de la phobie de l’absence d’odeur.
Ni le nom de la phobie de l’absence de son.
La peur du bruit est l’acoustophobie.
Pourquoi n’y a-t-il pas de nom pour la peur de l’absence des choses ? Pourquoi n’y a-t-il pas de nom pour la peur de l’absence d’humanité ? Parce que c’est ce que j’éprouve en ce moment : la peur de perdre mon humanité.
J’ai déjà vu le phénomène se produire. Jay Dahlberg avait été torturé, saigné et mordu lorsque je l’ai retrouvé dans la chambre du haut, dans la maison des lutins de mon père. Jay ne se rappelle rien, mais moi, je n’ai pas oublié. Je me souviens de son corps qui tremblait lorsque je le l’avais détaché avant de l’aider à descendre le grand escalier de marbre. Je me souviens de l’odeur de sa peur qui envahissait tout.
Les lutins l’avaient mutilé.
Je ne peux pas devenir l’un d’eux.
Non !
Je chasse les images de mon esprit et reste immobile, adossée à un tronc pendant près d’une demi-heure, à essayer de comprendre pourquoi je me suis enfuie.
Mais il n’y a pas grand-chose à comprendre : je ne veux simplement pas admettre que je deviens bleue !
Mes empreintes m’indiquent le chemin du parking, de l’ambulance, de la réalité. Je marche en observant 140
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ces marques sombres, creusées dans la neige. Et cela se reproduit ! La sensation des araignées qui grouillent sous ma peau, alors qu’il n’y en a aucune. Et autre chose : la douleur. Je me plie en deux, les mains sur l’estomac.
— Même tes gémissements sont adorables, dit une voix.
Une voix masculine, rauque et mélodieuse, comme celle d’un chanteur de country. Je la reconnais.
— Cela n’a rien d’étonnant.
La sensation s’intensifie. L’image de la neige se brouille. Je m’appuie sur un tronc d’arbre pour garder l’équilibre. Ma gorge se serre, piégeant presque les mots.
— Ah ! non, pas toi !
— Tu as l’air terrifiée.
Les troncs me cernent. La neige a presque disparu.
Tout est flou, mélange de blanc, de gris brun et de gris vert. Je dis, aussi fermement que possible :
— J’aurais moins peur si tu ne te cachais pas !
— Quelle forme préfères-tu ?
Quelle forme ? Il me faut un instant pour comprendre : lutin ou humain ? C’est ce qu’il veut dire. Je me penche sur l’arbre. Mes mains glissent sur le tronc rugueux.
— Humain.
— Humain, alors.
Des mains m’attrapent, me stabilisent. Je me dégage, mais l’étreinte est étrangement douce. Il ne sourit pas quand je me tourne vers lui. Il me laisse le dévisager.
Grand, il a un front haut et des cheveux blond cendré coupés court. Ses yeux verts sont très enfoncés dans les orbites. Les lèvres épaisses sont rudes, comme le reste de son corps. Il a de grosses articulations, comme s’il 141
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avait de l’arthrite ou passait son temps à cogner contre les murs. Il est exactement comme lorsqu’il m’avait sortie de la voiture, mais en plus grand, en plus fort. Il doit être totalement guéri. Il semble avoir à peu près mon âge ; il est beau comme les types de la classe dont tout le monde, profs y compris, tombe amoureux.
Je me débats, recule et me colle contre le tronc.
— C’est toi, l’autre roi, non ?
— Le roi, puisque ton père n’est pas en grande forme.
— Ah ! oui, et tu sais tout ça ?
Je cherche une arme. Une branche d’arbre ? Pourrais-je casser une branche d’arbre ? Ai-je vraiment besoin d’une arme ? Après tout, il m’a sauvé la vie. Je cherche à gagner du temps.
— Tu sais qui je suis ?
Il soupire, se passe les mains dans les cheveux et change de sujet.
— Qu’est-ce qu’il fait froid dans le Maine ! Ton pauvre père est coincé sur son territoire. Il a dû s’attirer des ennemis.
Il fait la grimace, comme si toute la région l’écœurait.— Tu n’es pas obligé de rester !
Je regarde à droite et à gauche. Il me faudrait environ trois minutes pour retourner au parking. Mais à quoi bon ? Il me rattraperait.
— Je te rattraperais, dit-il.
— Ah… parce que tu lis dans les pensées ?
— Une supposition, c’est tout.
Je claque des dents.
— Tu vois ? Tu n’aimes pas la région, toi non plus.
J’ai fait des recherches. Tu es une fille du Sud, pas vrai ? Charleston. Les mint juleps. Les longues heures 142
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à paresser au soleil sur la véranda. Et maintenant, tu manges des bagels avec tous ces gens…
— C’est moi qui ai décidé de venir.
Il lève le sourcil. Un geste lent et calculé, comme le ton de sa voix.
— J’ai du mal à y croire. Tu es ici parce que tu n’as pas le choix, pas plus que moi.
Je croise son regard. Il a un regard profond et fascinant. J’ai dit profond ? Oui, bon, c’est faux… Ses yeux ont une force d’attraction, comme les courants, comme les aimants… ils sont captivants, comme lorsqu’on voit une décapotable renversée sur l’autoroute, avec des sacs pour les corps et qu’on ne veut pas regarder, mais que l’on regarde quand même, parce qu’on ne peut pas s’en empêcher, parce qu’on est fascinés…
Arrête ! Arrête !
— Tu vas me laisser repartir ?
Je fais signe en direction de l’ambulance.
— Bien sûr. Je ne suis pas du genre à égarer les gens dans la forêt ou à les piéger.
— Humm… et tu n’appelles pas les gens par leur nom dans les bois…
— C’est archaïque ! Ils faisaient ça ?
Sa voix perd de son caractère hypnotisant et devient simplement curieuse. Il paraît jeune, comparé à mon père, trop jeune pour être roi.
Je commence à marcher. La neige pénètre dans mes chaussures. J’ai les pieds trempés, frigorifiés. Il me suit de si près que je sens son souffle dans mon cou. Si je m’arrête, il me rentre dedans !
— Tu ne m’enlèves pas non plus ? Parce que je ne suis pas d’humeur à me faire kidnapper !
— Pas d’enlèvement.
Il lève la main et a toujours l’air amusé.
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CArrIE JonEs
— Parole d’honneur de lutin !
— Parole de lutin, tu parles ! J’ai déjà été enlevée avant. La parole d’honneur des lutins, je sais ce que cela vaut !
Il m’attrape par l’épaule et me retourne d’un coup, avec une brutalité alarmante. Je flanche. Ses lèvres bougent rapidement.
— Je sais que tu as eu de mauvaises expériences avec nous, princesse, mais ton père était faible. Son peuple était devenu incontrôlable. Ce n’est pas comme ça que nous sommes censés régner.
— Ah bon ? dis-je en me dégageant. Désolée, j’ai appris que vous étiez loin d’être dignes de confiance !
Il m’étudie. Sa voix devient plus profonde, comme s’il était vraiment inquiet.
— Tu deviens toute bleue. C’était à peine visible quand je t’ai vue, mais c’est beaucoup plus marqué à présent.
Soudain, le vent se lève. Je chancelle de nouveau, je ne suis pas loin de la chute.
Il m’entoure de ses bras.
— Je vais te porter.
— Non !
Il n’écoute pas mes protestations et me soulève.
— J’ai dit non !
— Tu n’y arriveras jamais.
Il m’attire contre lui, comme si je ne pesais rien. Le monde oscille d’avant en arrière, de manière chaoti-que.
— Qu’est-ce…
— Qu’est-ce qui t’arrive ? finit-il pour moi. Je ne peux pas le jurer, mais je crois que tu réagis à ma présence. Elle réveille ton sang lutin. Il n’y a pas beaucoup d’hybrides comme toi, Zara. C’est interdit, et 144
CAPTIVE
aucun ne descend d’un roi. Nous n’avons pas beaucoup de recul pour analyser la situation.
— Je ne suis pas devenue bleue en présence de mon père.
— Parce que c’était ton père. Cela aurait été comme si… tu étais attirée par lui.
Il prononce ces mots de façon hésitante, toute son assurance antérieure semble disparue.
— Je crois que quelque chose dans mon sang appelle le tien. Nous sommes attirés l’un par l’autre.
Je hoche la tête.
— Tu ne m’attires pas du tout. Je suis amoureuse de Nick.
— Nick ! Le loup s’appelle Nick !
— Ne lui fais pas de mal. Si tu lui fais le moindre mal, je te tue !
Le mouvement me fait mal. Il s’arrête de marcher un instant.
— Je ne ferai que ce que j’ai à faire, Zara.
Il garde le silence un instant. Je le laisse réfléchir.
— Pour l’instant, l’important, c’est toi. C’est ta peau.
Tu as les yeux dans le vague.
— Je me transforme ? Je me transforme en lutin ?
Il marche à grands pas à travers bois, faisant des écarts pour éviter les arbres. Sa démarche est puissante et gracieuse.
— Non, je ne crois pas. Il faudrait qu’on t’embrasse pour que tu te transformes. Et ton odeur est toujours humaine et agréable. Je n’en suis pas certain, malgré tout. Il va falloir que je cherche.
Je repense au moment où Ian avait essayé de m’embrasser. Il m’avait enlevée et voulait me transformer pour destituer mon père et lui voler le pouvoir.
— Tu ne vas pas m’embrasser ? dis-je en lui marte-145
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lant la poitrine. Promets-le-moi ! Promets-moi de ne pas m’embrasser !
Sa bouche reforme le même sourire malicieux, sans découvrir les dents, qui donne à son visage une expression de bonheur, ou de moins grande tristesse.
— Je ne peux pas te le promet re, mais je te promets de ne pas t’embrasser tant que tu ne me le demanderas pas.
— Tu peux toujours attendre ! dis-je en le montrant du doigt. Et ne fais pas de mal à Nick !
— D’accord.
Il rit et je détourne le regard pour observer mes mains. Elles sont presque entièrement bleues. Elles sont posées sur la laine sombre de sa veste. J’ai les poings serrés et je tremble.
Je me réveille dans la voiture d’Issie. Il a ouvert la porte arrière et m’a installée sur la banquette. Ma main touche un vieux contrôle de français d’Issie, froissé et boueux, comme si on avait marché dessus. Le lutin tremble. Il se tient près de la portière. Il me pose gentiment la main sur le bras.
— N’essaie pas de te lever tout de suite. Tu t’es évanouie. Je crois que ma présence est trop difficile à supporter pour toi, dans ton état humain.
Il me fait un clin d’œil de maboul, comme s’il était une sorte de lutin farceur.
— Je ne t’ai pas amenée à l’intérieur, car je voulais éviter un bain de sang. Tu rentreras tout à l’heure, quand tu ne seras plus aussi bleue.
Il tend le bras et me touche le visage, effleure ma joue du bout du doigt. Je tremble.
— Moi aussi, j’ai horreur des voitures, dit-il. Nous les détestons tous.
— Ce n’est pas pour ça que je tremble.
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Je m’assieds et balance les jambes sur le côté. Je brandis le doigt vers lui en essayant de me maîtriser.
— Je suppose que je devrais te remercier de m’avoir amenée ici sans m’avoir transformée ni dévorée…
Son large visage retombe un peu. Ses mâchoires se crispent.
— Ce n’est pas à ça que je joue !
— Jouer ?
Mes mains glissent sur la tapisserie du dossier, tombent sur le vieux devoir, le déchirent un peu plus.
— Je ne joue pas en fait. Pas comme ça. Nous ne sommes pas tous comme ça !
— Comment ?
— Comme ton père.
— Tu n’arrêtes pas de le répéter.
— Parce que tu refuses de me croire !
De nouveau, son visage change et j’aperçois la teinte bleutée sous la peau. J’attrape le devoir, essaie de lui donner une forme plus présentable. Je le plie en carrés, superposant bien les coins du papier, juste pour m’occuper les mains.
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
Ses mains se tordent, juste à côté de mes genoux. Il me fait penser à un boxeur à l’ancienne, tout en puissance derrière la peau et les mots.
— Si j’avais voulu te tuer, tu serais déjà morte.
Je tourne la tête et lui attrape les poignets. Le devoir tombe dans une mare de neige boueuse, à l’extérieur de la voiture.
— Tu ne feras de mal à personne, c’est compris ?
Même pas à mon père ! Ne lui fais pas de mal.
— Ce n’est pas moi qui devrais t’inquiéter.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Bien sûr que c’est toi qui m’inquiètes !
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Il se déplace un peu, et mes doigts relâchent ses poignets. Il se redresse et s’éloigne, les épaules bien droites, mais pas comme tout à l’heure. Il y a une certaine humilité dans son allure. Je ne comprends plus rien.
— Hé ! Comment tu t’appelles ?
Ma voix est faible, mais cela suffit pour qu’il s’arrête.
Il se retourne. Cette fois, il sourit vraiment, révélant des dents parfaites, blanches et régulières. Son visage se transforme et devient magnifique, comme le visage de Nick lorsqu’il se transforme.
— Astley.
Je pose les pieds sur le sol et répète son nom :
— Astley ?
Il hausse les épaules et sourit.
— Ce n’est pas nous qui choisissons nos noms, malheureusement.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire quelque chose ?
— étoile.
Il se tourne et disparaît dans le bois, comme s’il n’était jamais venu.
— Attends ! Tu peux me parler des walkyries ?
Pas de réponse. Je m’effondre sur la banquette et observe ma peau, qui redevient toute pâle, presque comme s’il ne s’était rien passé. Presque.
— Je ne t’embrasserai jamais, je n’embrasserai jamais personne à part Nick.
Bien sûr, personne ne m’entend.
à propos des lutins
Les lutins ne se contentent pas de manger du pol en et du miel. Loin de là !
À Charleston, j’avais des amies qui souffraient d’anuptaphobie. Elles sont terrifiées de ne pas être en couple. Elles ont tellement peur du célibat, qu’elles sortent avec n’importe qui ou n’importe quoi, pour ne pas être seules.
Je ne comprenais pas. J’avais envie de leur donner des gifles non violentes et de leur dire que sortir avec un joueur de foot qui sniffe de la colle avec sa mère et couche avec la fille de la bande qui gratte ses écorchures au coude, ce n’est guère plus réjouissant que de rester seule, surtout si son haleine pue la sauce au roquefort !
Je n’ai jamais été comme ça. Mais à présent que j’ai rencontré Nick, je comprends mieux leur angoisse. La pensée de ne plus jamais embrasser personne, de ne plus sentir l’odeur de savon et le parfum de la forêt, de ne plus jamais entendre les mots « Je t’aime » prononcés par quelqu’un qui le pense vraiment…
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Je sors de la voiture d’Issie. Mes pieds trouvent des endroits stables pour se poser, mais je titube toujours un peu. Je m’appuie sur la carrosserie et me salis les doigts.
La voiture d’Issie a besoin d’un bon lavage. J’ai besoin d’un bon bain. Je fais des efforts pour retourner à l’hôpital. Les portes s’ouvrent au moment où je veux mettre la main sur la poignée.
Nick me regarde. Je n’arrive pas à décrypter l’expression de son visage, et j’ai horreur de ça. Ses pupilles semblent se transformer, devenir plus ovales… comme celles d’un loup. Il a une voix gutturale.
— Tu vas bien ?
— Oui, merci.
J’ai du mal à avaler ma salive.
— Je suis désolée d’avoir joué les divas.
— Ce n’est rien. Tu avais beaucoup de tension à supporter.
Il tend la main vers moi, mais Issie passe devant lui, s’approche de moi et me dit dans sa petite voix chantonnante, une voix de tous les jours :
— Elle est gênée. C’est normal d’être gênée, Zara, mais tes émotions sont normales, tout à fait normales.
Ce n’est pas grave d’être bouleversée par des choses comme ça, mais il faut que tu t’affirmes, que tu insistes sur les points positifs, pas sur cette histoire idiote de sang de lutin !
Je la regarde.
— Psychologie, initiation 1 ! Tu aurais dû t’inscrire.
On dégotte un A comme de rien !
Elle me chahute, et Devyn arrive lui aussi.
— Betty vient d’être appelée. .
Je n’avais pas encore remarqué que l’ambulance avait disparu.
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— Oh ! Pas de problème.
Issie me retourne vers sa voiture.
— Nous allons te raccompagner chez toi. Ne fais pas d’histoires. On t’aime toujours. Pas vrai, Nick ?
Nick s’approche pour me passer le bras autour de la taille et s’arrête. Sa voix n’est plus qu’un cri de douleur.
— Zara !
J’avale ma salive. Nick retrousse les narines. Dev s’approche.
— Merde !
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Elle sent ! dit Nick.
Figé sur place, il ne sait s’il doit avancer ou reculer.
Issie ne comprend pas.
— Tout le monde a une odeur. Ce sont les phéromones ou le parfum.
Elle renifle mes cheveux.
— Zara sent l’après-shampoing au miel et aux aman-des de Body Shop, avec un peu de lotion à la mangue, je me trompe ?
J’arrive à peine à esquisser un signe de tête.
— Issie sent le lutin, dit Dev.
— Oh !
Elle s’approche encore un peu plus près ; c’est pour cela que je l’adore, mon Issie !
— Cela signifie qu’elle se transforme ?
Nick ne la regarde même pas. Ses yeux marron restent plongés dans les miens.
— Elle sent le type du bois !
— Zara, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? demande Devyn. Tu te balades avec les lutins ?
Ses mots me percent les entrailles comme autant de flèches. C’est un supplice. Pourtant, Dev n’est pas un 151
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tortionnaire, et c’est moi qui cache des informations !
Moi, pas lui.
— Non. Et comment se fait-il que vous n’ayez jamais senti l’odeur de Ian ou celle de Megan ? C’étaient des lutins, eux !
Nick m’étudie toujours.
— Parce que je ne savais pas à quoi correspondait cette odeur avant, explique Nick.
Il inspire profondément, essayant visiblement de garder son calme.
— Maintenant, je sais. Ça sent comme le savon Dove.
— Le problème, dit Devyn, c’est que beaucoup de gens utilisent du savon Dove.
Je m’extirpe gentiment des bras d’Issie et ouvre la portière du passager.
— Si nous allions nous mettre au chaud, que je vous raconte ce qui est arrivé, d’accord ?
Dev et Nick se regardent. J’aimerais savoir ce qu’ils pensent, mais Nick fait un signe, et ses mains me font assez confiance pour qu’il écarte une mèche de cheveux de mon visage.
— D’accord.
Nick roule si vite que les arbres défilent en un flou continu pendant que je leur raconte ma rencontre avec Astley.
— Astley ? Cela signifie « étoile », dit Devyn.
— Comment tu le sais ? demande Issie qui se penche en avant, mais se ravise bientôt et se réinstalle sur la banquette.
— C’est un génie ! Devyn, tu es un génie, mon pote !
Nick tend la main et ébouriffe les cheveux de Dev.
C’est le premier indice qui me montre qu’il n’explo-sera sans doute pas.
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— Je ne suis pas un génie. J’ai une bonne mémoire.
Je retiens tout, surtout ce qui ne sert à rien, dit Devyn qui sourit et ne s’occupe même pas de se recoiffer.
— Alors, qu’est-ce que cela signifie à ton avis ?
demande Nick en prenant une épingle à cheveux.
Issie et moi sommes ballottées à l’arrière.
— Mon avis ? Je ne sais pas, répond Dev.
— Eh bien, c’est le roi des lutins dont nous a parlé le père de Zara, dit Issie en essayant de ne pas tomber sur moi.
— La poussière d’or… la sensation d’araignées…
— Ce que je me demande, c’est pourquoi il insiste tant pour dire qu’il n’est pas comme le père de Zara, dit Devyn d’une voix lente. Tu vois, il est si… On a l’impression qu’il cherche à dire quelque chose sans le dire vraiment. Tu nous as tout raconté, Zara ?
Il se tourne pour me regarder dans les yeux. Je suis embarrassée.
— Bien sûr que oui !
— Bon, bon… Mais vous n’avez pas été très amènes, Issie et toi, à propos de la petite balade avec ton père, dit Dev, accusateur.
— Amènes ! dit Nick. Chochotte, va !
— Oh ! ça va, dit Dev en donnant un coup de coude à Nick. J’améliore l’étendue de mon vocabulaire. Il n’y a pas de quoi se sentir vexé !
— Sois fier de toi, monsieur le champion de la linguistique ! s’exclame Issie d’un air faussement enjoué.
Ses paroles retombent dans le vide. Pour la soutenir, je reprends :
— Champion de linguistique ! Cela pourrait devenir ton nom de code !
Nous poursuivons la route dans un silence maladroit.
Le malaise d’Issie est perceptible. Ce n’est pas facile 153
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pour elle de se trouver dans le même véhicule que Devyn, car elle aimerait lui demander d’être son cavalier pour le bal, mais elle ne sait pas comment réagir à l’omniprésence de Cassidy.
Nous doublons des camions de transport de bois en traversant la forêt. Nous montons les collines et prenons les courbes, quand soudain Nick pile net. Je me cogne contre l’appuie-tête.
— Que se passe-t-il ?
— Nom de… dit Nick en se ruant hors de la voiture.
Il regarde le ciel. Nous sortons, nous aussi. Je tends le cou. Il y a un drôle d’objet qui vole au-dessus de nous. On dirait deux silhouettes enlacées, entre des ailes géantes.
— C’est la walkyrie ! Elle emmène quelqu’un !
Nous contemplons la scène quelques secondes et je demande à Devyn :
— Tu peux te transformer ?
— Je crois que oui.
— Suis-la ! Regarde où elle va !
Devyn s’accroupit. Issie s’approche de moi, et Devyn commence à se débarrasser de ses vêtements.
En un éclair, il est un oiseau. Ses grandes ailes d’aigle déployées battent dans le vent tandis que, dans la froi-deur du ciel blanc, il s’élève vers les nuages noirs et menaçants.
— Sois prudent ! hurle Issie. Reste en vie, Champion de linguistique !
Il continue à voler et disparaît. Issie se blottit contre moi, et nous remontons en voiture. Nick ramasse les vêtements de Devyn et nous rejoint. Il pousse le chauffage à fond, et nous attendons. Personne ne parle ni de lutins, ni du bal de la promo, ni d’amour, ni du dernier 154
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contrôle de math, ni des peaux bleues. Par chance, Devyn ne tarde pas à revenir. Il se métamorphose en homme près de la voiture et tremble de froid aussitôt.
En se réchauffant les mains devant le ventilateur, il nous raconte ce qu’il a vu.
— Elle tenait un lutin femelle. Je l’ai perdue. Elle a disparu dans les nuages, et plus rien. Je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas pu la suivre.
Devyn et Nick se lancent dans de grandes théories, disant que c’est bon signe que la walkyrie soit venue, car, si elle s’en prend aux lutins, nous aurons moins de travail.
Ils estiment que c’est peut-être grâce à elle que nous n’en avons pas revu, la semaine dernière. Moi qui l’ai vue de près, je ne partage pas leur optimisme.
à propos des lutins
Les lutins sont encore plus forts la nuit. restez chez vous ! La nuit, ce n’est pas le moment de chasser les lutins.
C’est la chose la plus terrifiante que j’aie jamais vue ! s’exclame Issie.
Nous sommes arrivés chez moi et je leur montre le livre que j’ai trouvé dans la bibliothèque et sur lequel mon père a griffonné quelques notes.
— Les luttes des isthmes… Ce n’est pas très révélateur, comme indice, dit Nick, joueur. Désolé, bébé !
Je lui assène un coup de coude dans les côtes et passe le livre à Devyn.
— Laisse-moi réfléchir…
— Il y a des sites d’anagrammes sur le Net, dit Issie en ouvrant l’ordinateur de Betty. Voyons ce que ça donne.
Elle tape les mots et obtient 14 683 résultats ! Nous nous rassemblons autour de l’écran et commençons à les consulter.
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— Ça ne donne rien ! grogne Nick.
Il commence à s’éloigner, mais je lui prends le bras, et sa respiration s’apaise. C’est un peu comme si on amadouait un cheval.
— Il y a trop de résultats, et encore, on ne voit que les cent premiers ! Il n’y a aucun moyen d’accéder aux autres !
— On ne va pas abandonner. Cela n’a peut-être rien à voir avec la situation, mais ça pourrait être important.
Ce doit être une sorte de rébus.
Et elle ouvre un nouveau document vierge.
— Bon, et si on mélangeait les deux phrases en prenant une syllabe de chaque mot ! Les lutins existent ! Eh bien, avec ça, on est bien avancés ! Il a dû écrire ça il y a des lustres !
— Merde !
Tous mes espoirs s’effondrent.
On ne renonce pas, mais cela ne nous mène nulle part.
Devyn s’en va chez lui pour poursuivre les recherches et donner un échantillon de mon sang à ses parents.
Nick part en patrouille avec Issie.
Au lieu de me recroqueviller en position fœtale, j’écris des lettres au Georgia Board of Pardons and Parole, en souhaitant pouvoir en faire plus pour la défense des droits de l’homme. Pourtant, tout au fond de mon esprit, je ne cesse de m’inquiéter. Que va donner le test sanguin ? Pourquoi le lutin était-il si gentil avec moi ? Que fera Nick si je suis un lutin, parce que, il faut voir la réalité en face, les garous ont les lutins dans le collimateur, et, après avoir vu ce que j’ai vu, je ne peux guère le leur reprocher.
Cesse de réfléchir. Tu n’arrêtes pas de ressasser les mêmes choses. Cesse de t’occuper de ta petite personne.
Continue les recherches.
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Je suis donc en train de récolter tout ce que je peux trouver sur la manière de « ne pas se transformer en lutin » lorsque ma grand-mère franchit la porte, toujours en uniforme, grande, courageuse, sans crainte… pas comme moi.
— Salut ! dit-elle en claquant la porte derrière elle.
Tu boudes toujours ? Toujours aussi émotionnée ?…
— Oh ! ne sois pas si péjorative.
Je ferme l’ordinateur et passe la main sur la surface blanche et froide.
— Pourquoi ? Tu préfères « affolée » ? Il n’y a rien de mal à exprimer ses émotions. Il y a beaucoup d’émotions positives.
Le téléphone sonne. Betty répond.
J’attends. Les images d’Astley me reviennent à l’esprit. Je m’efforce de les chasser. Je pense à Charleston, aux dauphins qui brisent la surface de l’eau, à la chaleur, aux fleurs…
— Non, Josie, je viens de rentrer. Que se passe-t-il ?
Je branche la prise pour recharger l’ordinateur et vais rejoindre ma grand-mère, qui est allée à la cuisine, le téléphone toujours collé à l’oreille. Je lui murmure :
— Je vais prendre une douche. J’ai un rendez-vous…
avec un loup-garou qui déteste les lutins. Il faut que je retrouve une odeur humaine.
Elle fait une moue dégoûtée, fort exagérée.
— Sympa ! Pour une grand-mère cool…
D’un geste, elle m’envoie à l’étage. Congédiée !
Mon portable sonne quand je suis sous la douche et, comme je suis accro à la technologie, je réponds aussitôt. — Zara ?
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— Bonsoir, Nick.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Mon bras valide dégouline sur le petit tapis rose devant la cabine, rendant la couleur plus vive.
— Tu prends une douche ?
— Oui.
Il ne répond pas. Je ne dis rien. Son souffle est si rauque que je l’entends malgré l’eau qui coule. Je suis nue. Il le sait. Cela me rend folle. Je jette un coup d’œil vers la serviette et dis :
— Je ne suis plus bleue.
— Parce que tu es rouge ?
— Comment sais-tu que je suis rouge ?
— Parce que tu rougis ! dit-il, moqueur.
L’eau m’éclabousse les chevilles qui sont toujours sous le jet. Il ne dit plus rien, je ne dis plus rien. Je gaspille l’eau. Je m’en moque. Vilaine Zara ! Pseudo-
écologiste ! Pseudo-humaine !
— Tu n’es pas sous la douche avec ton téléphone, j’espère, parce que c’est dangereux !
Il toussote.
Je sers les lèvres un instant avant de tout gâcher.
— Tu ne me fais pas confiance, c’est ça ?
— Si, si, répond-il bien trop vite.
— Ouais, je vois.
Malgré le vacarme de l’eau, j’entends toujours son souffle exaspéré.
L’eau s’écoule au fond du bac. Je gaspille l’eau.
— Tu sais, dit-il, je suis terriblement amoureux de toi.— Tu parles comme le parfait petit ami.
Je sors de la douche, attrape une serviette.
Il se met à rire.
— Je parle comme le parfait petit ami, mais comment 160
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j’agis ? Hein ? Toi qui te plains toujours de mon machisme canin…
— Oui, ça et ton amour secret pour les confiseries pour chien !
— Tu avais promis de ne jamais en parler ! dit-il, faussement scandalisé.
— Non, j’avais promis de ne jamais parler des réverbères !
— Zara !
— Ni des aboiements devant l’aspirateur !
— Ne t’aventure pas sur ce terrain ! dit-il, mais il le prend toujours à la rigolade.
— Malgré ton infamie, nous avons toujours rendez-vous ce soir. Et tu es toujours mon cavalier.
Je l’imagine en train de se tenir les côtes et je ferme les yeux.
— Tu crois que tu peux demander à Devyn d’accompagner Issie ?
— J’essaierai.
— Cool.
Nick vient me chercher plus tard. Il entre sans se donner la peine de frapper, comme s’il habitait ici, ce qui est presque le cas.
— J’enlève votre petite-fille, crie-t-il à Betty.
Elle fait la vaisselle dans la cuisine. Je suis dispensée, grâce à mon bras blessé. Cool !
— Bien. Garde-la un moment ! El e passe tel ement de temps sur mon ordinateur qu’el e en a les doigts crochus.
Sourire aux lèvres, elle entre au salon en s’essuyant les mains avec un torchon jaune vif.
— Amusez-vous bien ! Et ne rentrez pas trop tard !
Je traverse la pièce et vais l’embrasser sur la joue.
Elle me donne une petite caresse.
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— Tu es un amour.
Nick se précipite vers elle pour faire la même chose et lui donne un baiser claquant. Il l’attrape dans ses grosses pattes de loup et la fait tournoyer.
— Tu es bien familier, toi ! dit-elle en riant et en lui donnant un coup de torchon. Allez, filez !
On saute dans la Mini de Nick, encore chaude, qui sent un peu le chien. Je tire ma ceinture, mais j’ai les mains si froides que je n’arrive pas à la boucler. Mon poignet blessé n’arrange pas les choses. Nick s’en charge pour moi. Ses doigts frôlent les miens. Tous mes organes sont tourneboulés et je frissonne. Sa bouche est magnifique. Je contemple… je contemple ses lèvres.
Je devrais l’embrasser. Je me penche vers lui. Il entrouvre les lèvres. Le monde entier est englouti. Il n’y a plus que sa bouche contre la mienne. Il me passe la main au creux des reins, une main ferme, puissante.
Mon corps s’approche du sien.
— Où sont tes moufles ?
Il a murmuré. Son souffle me caresse les lèvres.
— Laisse tomber.
— Tu veux que j’aille les chercher ?
Je fais signe que non, mais il est déjà en route.
— Une seconde.
— Nick !
— Pas de doigts gelés pour ma petite amie !
Il sourit, se précipite vers la maison, avale les marches et disparaît. Je m’installe, m’adossant au dossier de la Mini et fermant les yeux quelques instants. Ces derniè-
res semaines ont été très dures. J’ai kidnappé mon père ; j’ai sauvé la vie d’un lutin malgré moi ; ma voiture a explosé ; ma peau a changé de couleur ; sans parler du contrôle d’espagnol et du projet artistique que je dois rendre ; et, en plus, je n’ai rien à me mettre pour le bal, 162
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à part des t-shirts, et c’est une soirée de gala ! Je souffle sur mes mains et tremble…
… la sensation ! La sensation des araignées… Ça recommence ! Des centaines d’araignées grouillent sous ma peau.
J’entends crier. Un cri mi-humain, mi-animal. Cela ne présage rien de bon. C’est un cri de douleur. Il n’est pas très proche. J’attrape la poignée, serre le métal froid dans mes mains. J’écoute… Rien. Je murmure dans l’obscurité.
— Astley.
Pas de réponse. La porte de la maison s’ouvre, et Nick revient vers la Mini. Je m’attends à voir une ombre surgir de l’obscurité et sauter sur lui. Je m’attends à voir du sang et des combats.
Il ne se passe rien. Nick referme la porte, sourit et me tend mes moufles bleu layette, toutes douces, mes préférées.
— Tiens, ce sera mieux ! fait-il en se penchant vers moi et en m’embrassant sur le nez.
Il appuie sur le bouton du starter et met le chauffage. Le moteur n’est pas encore chaud, si bien que le ventilateur projette un courant d’air froid. Ce n’est que de l’air glacial qui passe du moteur à l’habitacle, de l’habitacle à l’extérieur…
— Zara ? Tu vas bien ?
Je glisse les mains dans les moufles, sens la chaleur, essaie de me transformer en personne normale, pas en hybride de…
— Oui.
Il penche la tête, se tourne vers moi.
— C’est bien certain ?
— Tout à fait !
— Pas de vilaines araignées ?
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— Un petit peu, peut-être.
Je prends sa main dans ma main gantée.
— Je crois avoir entendu un cri.
De nouveau, il se rue hors du véhicule. Cette fois, je sors avec lui. Il tend le cou, à l’écoute.
— Je n’entends rien.
La forêt est si sombre… Le brouillard s’installe, dissimulant tout dans la brume, enfermant tous les secrets. Je le tire par le bras.
— Je me suis sans doute fait des idées. Remontons dans la voiture.
De retour dans la Mini, nous inspirons profondément.
Nick se penche vers moi et murmure à mon oreille :
— Je t’aime.
Je lui dis que je l’aime aussi. C’est la seule vérité que je connaisse.
— Son visage s’illumine d’un large sourire.
— Pour de vrai ?
— Pour de vrai.
à propos des lutins
Les lutins n’ont pas besoin d’invitation pour s’introduire dans les lieux publics, comme les bowlings ou les cafétérias. se trouver dans un endroit public ne vous garantit pas la sécurité.
On se tient par la main pendant tout le trajet, et, pendant un instant, j’oublie ma peau bleue, les lutins, les femmes qui emportent les guerriers dans le ciel. Je ne pense qu’au contact de sa main sur la mienne.
Lorsqu’on dit à quelqu’un qu’on l’aime, on se sent un peu comme une glace au chocolat, douce, tendre, sirupeuse, savoureuse. Nous montons la colline vers Eastward Lanes, et Nick se gare.
— Un bowling ?
— Hum, hum.
— Tu m’emmènes au bowling ?
Il hoche la tête, et un sourire idiot illumine son visage.
— Tu joues vraiment les divas, parfois !
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— Je ne suis pas une diva ! J’ai une entorse au poignet et des ecchymoses monstres sur tout le torse !
Je relâche sa main.
— Ouais, mais tu trouves que tu mérites mieux qu’une vulgaire partie de bowling dans le Maine !
— Je ne mérite pas mieux qu’une partie de bowling dans le Maine ou ailleurs.
J’ouvre grand la portière, et l’air glacial s’engouffre dans la Mini.
— Je trouve simplement que le bowling, ce n’est pas très…
— Romantique ? Je peux arranger ça !
Je hausse les épaules et lui prends la main. Nos doigts s’entrelacent, et je me sens enfin revenue sur terre, ancrée dans la réalité. Enfin, ce n’est qu’une partie de la vérité.
La situation est encore très dangereuse… On pourrait être attaqués d’un instant à l’autre par une guerrière qui nous emporterait dans le grand ciel noir…
Nous traversons le parking. Pour ne pas marcher sur le verglas, je zigzague entre les plaques, mais je sais que Nick me rattrapera si je tombe. Un néon clignotant est accroché à l’entrée. Il est tellement ringard qu’il dégage un charme rétro. Nick me pousse vers la porte vitrée et pose la main sur la poignée. Je le prends par le bras.
— Nick !
— Oui ?
— Je n’ai jamais joué au bowling.
— Et alors ?
— Alors, je vais être nulle. Et puis, tu sais… j’ai mal au poignet.
Je lève la main pour donner du poids à mes excuses.
Il se penche et m’embrasse sur le front.
— Je t’aiderai, tu verras, c’est marrant !
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— J’ai horreur d’être nulle.
— Cela te fait du bien, ça t’apprend à rester modeste.
— Oh ! merci, monsieur je ne suis « Nul en rien » !
Il ouvre la grande porte.
— C’est faux !
— Menteur ! Cite-moi un truc dans lequel tu es nul ?
— Garder mon calme. Ne pas me montrer paternaliste.
— Eh bien, au moins, tu en es conscient, tu vois ?
En riant, j’entre dans le bowling. Issie, Devyn et une kyrielle d’élèves du lycée sont déjà là. Issie loue des chaussures au comptoir. Cassidy est déjà en piste. Une boule disco pend au plafond, et des projecteurs clignotent dans toute la salle. On passe une musique rétro des années quatre-vingt.
— Alors, qu’est-ce que tu en penses ? murmure Nick.
— J’adore !
Cela ne dure pas longtemps, car il faut voir la réalité en face : le bowling, c’est chiant !
— Je commence à devenir phobique du bowling !
S’il y a un terme pour la peur des gargouil ements des boyaux (borbophobie), il devrait y avoir un mot pour la peur du bowling ! Le bowling mérite sa phobie à lui seul !
Je tiens la boule dans une main. Par chance, c’est du minibowling, une sorte de jeu souvent pratiquée en Nouvel e-Angleterre. La boule est plus légère. Je pense aux formes, aux alignements, aux lois de la physique avec lesquel es Dev me rebat les oreil es depuis mon accident. Cela ne m’est d’aucun secours. Cet e saleté de boule brune s’obstine à virer à gauche et à filer dans la rigole !
— Pourquoi ne fait-elle pas ce que je lui demande ?
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Plié en deux, Nick éclate de rire. La main sur la bouche, Devyn est pris de spasmes, tellement il essaie de se retenir. Issie tend le bras vers eux.
— Je vous interdis de rire ! La boule ne veut jamais rester sur la piste !
Je vérifie que ma chaîne de cheville est bien attachée ; elle est si fragile ! Je suis terrifiée à l’idée de la perdre.
— Il faut la lancer droit, dit Nick.
Il se lève, prend une boule sur le rail de retour qui se trouve entre les pistes, là où les boules reviennent. Sur les autres allées, les boules font tomber les quilles.
— Super méga cool ! crie Cassidy.
— Beau boulot, applaudit Devyn.
Issie essaie de relacer ses chaussures et s’emmêle les doigts.
— Bon, lorsque tu lances la boule avec la main droite, mets-toi en appui avant sur le pied gauche. C’est le contraire pour les gauchers, explique Nick.