Ce matin-là, alors qu'il remontait de la plage tout nu, mouillé et hors d'haleine, il rencontra un homme vêtu de noir qui l'attendait en silence.

Confus, Esteban Carbone s'arrêta. «Comme vous pouvez le voir, Panarque, votre visite me surprend. Je vous prie de bien vouloir m'excuser... le temps de m'habiller. »

Il courut jusqu'à ses quartiers et reparut presque aussitôt dans un superbe uniforme jaune et noir. «Je suis prêt à écouter vos ordres, Suprématie.

—       Ils seront brefs, dit Béran. Embarquez pour Pon dans un vaisseau de guerre et, à midi sonnant, détruisez l'Institut cogitant. »

L'étonnement d'Esteban Carbone fut à son comble.

«Vous ai-je bien compris, Suprématie?

—       Je répète : partez pour Pon dans un vaisseau de guerre et détruisez l'Institut cogitant. Qu'il vole en éclats. Les Cogitants sont avertis... ils sont en train d'évacuer. »

Esteban Carbone hésita un instant avant de répondre. «Il ne m'appartient pas de poser des questions en matière de politique, mais n'est-ce pas là une mesure radicale ? Je me sens obligé de vous conseiller d'y réfléchir à deux fois. »

Béran ne s'en offusqua nullement. «J'apprécie votre sollicitude. Mais cette décision est le résultat d'une longue réflexion... elle n'est pas prise à la légère. Ayez l'obligeance d'obéir sans plus tarder. » Esteban Carbone porta la main à son front et s'inclina très bas.

« Je n'ai rien à ajouter, panarque Béran. » Il rejoignit ses quartiers et transmit ses ordres à l'aide d'un petit appareil de communication.

Béran regarda le vaisseau de guerre, à la coque noire en forme de tonneau, s'élever dans les airs en ballottant, et prendre la direction du sud. Il se dirigea alors vers son engin volant personnel et repartit pour Eiljanre.

A midi sonnant, le vaisseau de guerre lança un missile sur la cible, un petit ensemble de bâtisses blanches sur le plateau situé derrière les sommets de la Tête-du-Drog. Il y eut un éclat aveuglant bleu et blanc. L'Institut cogitant disparut.

Quand Palafox apprit la nouvelle, un flot de sang noir lui monta au visage ; il se balança d'avant en arrière. « Ainsi, il se détruit lui-même, grommela- t-il entre ses dents. Ainsi, mes désirs seront satisfaits. Mais comme elle est cruelle, l'insolence de ce jeune fat ! »

Les Cogitants se rendirent à Eiljanre et s'installèrent dans le vieux quartier de Beauclare, au sud du canal de Rovenone. Au fil des mois, ils subirent une transformation psychologique dont ils prirent conscience, visiblement, d'un air soulagé et réjoui. Ils assouplirent cette rigueur doctrinaire qui avait fait d'eux, du temps de l'Institut, une classe à part, et formèrent bientôt une sorte d'intelligentsia bohème. Sous l'effet de quelque force obscure, ils ne s'exprimèrent plus en cogitant, sauf en de très rares occasions, et, comme ils méprisaient le paonais, ils traitèrent toutes leurs affaires en pastiche.

 

 

 

 

 

XX

 

 

Béran Panasper, panarque de Pao, était assis dans la rotonde à colonnades roses du pavillon de Pergolai; précisément sur ce siège noir, où son père, Aiello, était mort jadis.

Autour de la table en ivoire sculpté, les autres places étaient vides ; il n'y avait personne. Seules, à l'extérieur, les silhouettes de deux neutraloïdes d'un noir d'encre se dessinaient derrière la porte vitrée.

On s'agita devant la porte. Alors retentit la sommation des Mamarones, rauque comme un tissu qu'on déchire. Béran, reconnaissant le visiteur, leur donna l'ordre d'ouvrir.

Finisterle, l'air grave, entra dans la pièce sans accorder la moindre attention aux lourdes silhouettes noires. Il s'arrêta au centre et détailla Béran de la tête aux pieds. Il s'adressa à lui en pastiche ; ses mots étaient aussi ironiques et caustiques que la langue employée: «Vous vous comportez comme si vous étiez le dernier homme de l'univers. »

Béran eut un faible sourire. « Quand la journée s'achèvera, quelle que soit son issue, je dormirai mieux.

—       Je n'envie personne ! dit Finisterle d'un air songeur. Surtout pas vous.

—       Pour ma part, j'envie tout le monde, sauf moi », répondit Béran d'un ton morose. « Pour le peuple, je suis le parfait exemple du panarque... le surhomme qui porte son autorité comme une malédiction, qui lance ses décisions comme d'autres projettent leurs javelots... Et pourtant, je ne céderai pas ma place, car je suis suffisamment imprégné des idées de l'Institut de Frakha pour avoir la certitude que personne d'autre que moi n'est capable d'être juste et désintéressé.

—       Cette opinion contre laquelle vous vous élevez correspond peut-être à la réalité. »

Dans l'entrée, un carillon tinta à trois reprises.

«Le dénouement est proche, dit Béran. Dans l'heure qui vient, Pao sera détruite ou sauvée. » Il fit un pas vers le grand fauteuil noir et s'assit. Finisterle, en silence, choisit de s'installer sur un siège au bout de la table.

Les Mamarones ouvrirent toute grande la porte chantournée. Dans la pièce pénétra, alors, un lent cortège de ministres, de secrétaires et de fonctionnaires divers ; en tout, deux douzaines. Courbant la tête en signe de respect, ils rejoignirent leur place, avec pondération, autour de la table.

Des jeunes filles arrivèrent et leur servirent du vin frais pétillant.

De nouveau, le carillon retentit. Une fois de plus, les Mamarones ouvrirent la porte. Marchant d'un pas vif, Esteban Carbone, grand maréchal des Vaillants, entra avec quatre subalternes. Ils portaient le plus resplendissant de leurs uniformes et des casques de métal blanc qu'ils retirèrent sur le seuil. Ils se rangèrent en ligne devant Béran, s'inclinèrent et demeurèrent là, impassibles.

Béran savait depuis longtemps que ce moment viendrait.

Il se leva et leur adressa un salut solennel. Les Vaillants s'assirent avec une rigueur étudiée.

«Le temps passe, les situations évoluent», dit Béran, en vaillant, d'une voix calme. «Les programmes dynamiques, jadis précieux, peuvent donner lieu à des excès nuisibles, quand ils sont devenus inutiles. C'est ce qui se passe actuellement sur Pao. Nous courons le danger de perdre notre unité.

«Je fais allusion, notamment, aux camps des Vaillants. Ils ont été créés pour parer à une menace bien définie. Cette menace a été repoussée ; nous sommes donc tranquilles. Les Vaillants, qui conserveront leur identité, doivent être maintenant réintégrés au sein de la population.

« À cette fin, des cantonnements seront implantés sur les huit continents et les îles les plus vastes. Les Vaillants y seront dispersés par unités de cinquante hommes et femmes. Ils les utiliseront comme centres d'entraînement et iront habiter à la campagne; au besoin, ils pourront recruter des habitants du voisinage. Les régions occupées actuellement par les Vaillants retrouveront leur fonction première.» Il s'interrompit et étudia chaque regard.

Finisterle, qui l'observait, s'étonnait de ce que cet homme, qu'il avait connu sous les traits d'un jeune garçon hésitant et lunatique, pût montrer un visage aussi résolu.

«Avez-vous des questions à poser ou des suggestions à faire ? » demanda Béran.

Le grand maréchal s'était figé comme une statue de pierre. Il finit par incliner la tête. « Panarque, j'ai entendu vos ordres, mais je les trouve incompréhensibles. Que Pao ait besoin d'une arme, offensive et défensive, suffisamment forte est un fait indéniable. Nous, les Vaillants, sommes cet instrument de combat. Nous sommes indispensables. Votre décision nous détruira. Nous serons dilués dans la masse et dissous. Nous perdrons notre unité, notre esprit de corps et de compétition.

—       J'en suis conscient, répondit Béran. Je le regrette. Mais c'est un moindre mal. Désormais, les Vaillants serviront de cadres de réserve, et notre armée redeviendra intégralement paonaise.

—       Ah, Panarque ! s'écria le grand maréchal, c'est le nœud du problème ! Vous autres, Paonais, ne vous intéressez pas aux questions militaires, vous... »

Béran leva la main. « Nous, Paonais, dit-il d'une voix rude. Nous tous, ici, sommes paonais. »

Le grand maréchal s'inclina. «J'ai parlé trop hâtivement. Mais, Panarque, il est absolument certain que cette dispersion affaiblira notre efficacité ! Nous devons nous entraîner tous ensemble, faire les exercices, prendre part aux cérémonies, aux compétitions... »

Béran avait prévu cette objection. « Les problèmes que vous mentionnez sont réels, mais ne posent que des questions de logistique et d'organisation. Je n'ai l'intention de diminuer ni l'efficacité ni le prestige des Vaillants. Mais l'intégrité de l'État est en jeu, et ces enclaves, à l'instar de la plus bénigne des tumeurs, doivent être extraites. »

Esteban Carbone fixa le sol d'un air sombre pendant quelques instants ; puis, il regarda à droite et à gauche vers ses hommes, comme pour chercher leur appui. Il ne vit que des visages désolés et découragés.

«Le facteur que vous négligez, Panarque, est celui du moral, annonça Carbone d'une voix accablée. Notre efficacité... »

Béran l'interrompit vivement: «Ce sont là des problèmes que vous, en tant que grand maréchal, devrez résoudre. Si vous n'en êtes pas capable, je nommerai quelqu'un d'autre. Inutile de discuter... Le principe de base, que j'ai exposé dans ses grandes lignes, doit être accepté. Pour les détails, voyez avec le ministre des Affaires territoriales. »

Il se leva et s'inclina pour donner congé. Les Vaillants lui rendirent son salut et quittèrent la salle.

Comme ils sortaient, un deuxième groupe, portant le sobre uniforme gris et blanc des Techniquants, entra. Ils eurent droit aux mêmes ordres que les Vaillants et formulèrent les mêmes protestations. « Pourquoi créer des unités si restreintes ?

Pao est suffisamment vaste pour accueillir un certain nombre de complexes industriels. N'oubliez pas que notre rendement dépend de la concentration des talents. Nous ne pourrons pas fonctionner en unités aussi petites !

—       Votre responsabilité ne s'arrête pas à la production de marchandises. Vous devrez éduquer et former vos camarades paonais. Cela entraînera sûrement une période de légères perturbations, mais la nouvelle politique finira par tourner à notre avantage. »

Les Techniquants se retirèrent, aussi amèrement déçus que les Vaillants.

Un peu plus tard dans la journée, Béran se promenait sur la plage en compagnie de Finisterle, cet homme qui parlait sans détour, ne disant pas uniquement ce que Béran avait envie d'entendre. Les vagues tranquilles venaient mourir sur le sable avant de se retirer dans la mer, emportant avec elles des débris de coquillages scintillants, des fragments de corail d'un bleu éclatant et des rubans de varech pourpre.

Béran se sentait vidé et affaibli par les plaidoyers passionnés qu'il venait d'affronter. Finisterle marchait, affichant un air détaché; il ne parla qu'au moment où Béran lui demanda son opinion.

Finisterle ne mâcha pas ses mots, mais resta impartial.

«À mon avis, vous avez commis une erreur en édictant vos ordres ici, à Pergolai. Les Vaillants et les Techniquants vont retrouver leur environnement habituel. Ils auront l'impression d'un retour à la réalité et vos décisions leur sembleront d'autant plus invraisemblables. À Deirombona et à Cloeopter, vos ordres auraient été plus en relation avec leurs préoccupations.

—       Vous pensez que je ne serai pas obéi ?

—       Il y a de fortes chances. »

Béran soupira. «C'est aussi ce que je crains. Mais il est impossible de légitimer la désobéissance. Nous allons devoir payer au prix fort les folies de Bustamonte.

—       Et l'ambition de mon père, le seigneur Palafox», ajouta Finisterle.

Béran se tut. Ils revinrent au pavillon où le panarque convoqua aussitôt le ministre de la Fonction publique.

«Mobilisez les Mamarones... tout le régiment.»

Le ministre resta debout là, l'air hébété. « Que je mobilise les Mamarones ? Où cela ?

—       À Eiljanre. Immédiatement.»

Béran, Finisterle, et une petite escorte, filaient dans le ciel paonais sans nuage, en direction de Deirombona. Derrière eux, six barges des airs, dissimulées encore par l'horizon, transportaient le régiment des Mamarones qui grognaient et marmonnaient entre eux.

Leur appareil atterrit. Béran et ses compagnons mirent pied à terre, traversèrent l'esplanade déserte, passèrent sous la Stèle des Héros et pénétrèrent dans la construction longue et basse, que Béran connaissait aussi bien que le grand Palais d'Eiljanre; Esteban Carbone y avait établi son quartier général. Ignorant les visages surpris et le flot de questions qui accueillirent son entrée, Béran se dirigea vers la salle d'état-major et poussa la porte coulissante.

Le grand maréchal et quatre autres officiers levèrent la tête avec une irritation aussitôt remplacée par une expression de surprise mêlée de culpabilité.

Poussé par une colère qui avait vaincu sa timidité naturelle, Béran s'avança à grands pas. Sur la table était posé un manuel intitulé: Opération de campagne 262 : Manœuvre de Type C des vaisseaux de guerre et des Unités de Torpilles Auxiliaires.

Il fixa sur Esteban Carbone des yeux flamboyants.

« Est-ce ainsi que vous exécutez mes ordres ? »

Carbone, sa première surprise passée, ne se laissa pas intimider.

«J'ai tardé, Panarque, je plaide coupable. J'étais certain qu'après avoir réfléchi, vous comprendriez l'erreur de votre première injonction...

—       Ce n'est pas une erreur. Alors, veuillez appliquer sur-le-champ les instructions que je vous ai données hier ! »

Les deux hommes s'affrontèrent, les yeux dans les yeux, chacun d'eux résolu à suivre une voie qu'il jugeait capitale, bien décidé à ne pas céder.

«Vous nous poussez à bout», dit le maréchal, d'un ton glacial. « Ici, à Deirombona, nous sommes nombreux à penser que nous, Vaillants, qui détenons le pouvoir, devrions jouir de ses fruits... alors, si vous ne voulez pas courir le risque de...

—       Obéissez ! » s'écria Béran. Il leva la main. « Sinon, je serai obligé de vous tuer ! »

Derrière lui, une brusque agitation. Une étincelle de lumière bleue, un cri rauque, un cliquetis de métal. Il pivota et découvrit Finisterle, penché sur le corps d'un officier vaillant. Un pistolet paralysant gisait à terre ; Finisterle tenait à la main une aiguille-à-énergie encore fumante.

Carbone leva le poing et frappa Béran en pleine mâchoire. Ce dernier culbuta en arrière et tomba sur le bureau. Finisterle se retourna pour tirer, mais la confusion qui régnait l'obligea à retenir son geste.

Quelqu'un cria: «Tous à Eiljanre! Mort aux tyrans paonais ! »

Béran se redressa. Le maréchal avait disparu. Tout en frottant sa mâchoire endolorie, il parla dans le micro dissimulé dans son épaulette. Les six barges, enfin arrivées au-dessus de Deirombona, fondirent sur l'esplanade et se posèrent ; des flots de Mamarones monstrueux, couleur d'ébène, en débarquèrent.

« Encerclez le quartier général, ordonna Béran. Que personne n'entre ni ne sorte. »

De son côté, Carbone avait lui aussi donné ses ordres ; des bruits de pas précipités retentirent dans les baraques voisines et des groupes de guerriers vaillants se déversèrent sur l'esplanade. A la vue des neutraloïdes, ils s'immobilisèrent. Les Mamarones, en magenta et vert, examinèrent les jeunes combattants ; l'air parut soudain se charger de haine sur une ligne qui était celle que suivaient leurs regards.

Les chefs d'escouade vinrent se placer à l'avant ; la horde de Vaillants indisciplinés se rangea aussitôt en un puissant bloc compact. Le silence régna un court moment, pendant que Mamarones et Myrmidons s'évaluaient mutuellement.

Dans le cou des chefs d'escouade, les vibrateurs grésillèrent. La voix du grand maréchal, Esteban Carbone, jaillit d'un filament : « À l'attaque, pas de quartier. N'épargnez personne, tuez-les tous. »

Ce fut la bataille la plus acharnée de toute l'histoire de Pao. On combattit sans un seul mot, sans aucune pitié. Les Myrmidons étaient plus nombreux que les Mamarones, mais chaque neutraloïde possédait trois fois la force d'un homme ordinaire.

Au signal, les Myrmidons s'élancèrent, zigzaguant et esquivant. Les Mamarones ouvrirent le feu avec leurs rayons destructeurs et en tuèrent plusieurs dizaines. Leurs compagnons, qui s'étaient jetés à terre, ripostèrent. Les neutraloïdes, protégés par leurs boucliers amortissants, attendaient tranquillement.

Les Myrmidons attaquèrent par vagues, cherchant à les encercler. Une première les obligeait à s'abriter derrière leurs boucliers, tandis qu'une autre continuait d'avancer. Ils traversèrent la place, en progressant par bonds de quinze mètres.

A l'intérieur du quartier général, Béran lança un appel dans son micro : «Maréchal, je vous supplie de faire cesser cette effusion de sang. Elle est inutile. De braves Paonais vont mourir ! »

Pas de réponse. Sur l'esplanade, une centaine de mètres seulement séparait les adversaires. Ils étaient presque nez à nez. D'un côté, les neutraloïdes arboraient des sourires dépourvus d'humour, pleins de ressentiment, et affichaient leur mépris pour la vie et leur ignorance de la peur ; de l'autre, les Myrmidons, avides de gloire, bouillonnaient d'impatience et d'enthousiasme. Derrière leurs boucliers, adossés au mur du quartier général, les neutraloïdes étaient à l'abri des petites armes, mais dès qu'ils s'en éloigneraient, leurs dos deviendraient vulnérables.

Soudain, ils baissèrent leurs boucliers et leurs armes semèrent la mort parmi les rangs les plus proches: cent hommes tombèrent en un instant. Les boucliers reprirent leur place et encaissèrent la riposte sans subir de dommages.

En première ligne, les espaces vides furent comblés instantanément. Des cors se mirent à jouer une fanfare entraînante; les Myrmidons tirèrent leurs cimeterres et chargèrent les géants noirs.

Ces derniers baissèrent leurs boucliers et firent feu ; cent guerriers, deux cents succombèrent. Mais une poignée de Vaillants, une vingtaine, ou peut- être une trentaine, parcourut au pas de course la courte distance qui séparait les deux camps. Les neutraloïdes empoignèrent leurs grands sabres; leurs lames taillèrent et tranchèrent. Ce ne furent plus qu'éclairs d'acier, sifflements et appels rauques. Et les Mamarones parvinrent à se libérer de nouveau. Mais ils avaient dû baisser leurs boucliers ; les lances enflammées de l'arrière-garde des Myrmidons atteignirent alors leurs cibles, et une douzaine de neutraloïdes périrent.

Les rangs d'ébène se resserrèrent avec flegme. Chez les Myrmidons, nouvelle sonnerie de cors, nouvel assaut... et l'acier hacha, fendit, taillada. L'après-midi tirait à sa fin. À l'ouest, des nuages effilochés voilaient le soleil. De temps à autre, un rayon de lumière orangée jouait sur le champ de bataille, embrasait les somptueux édifices, se reflétait sur les corps noirs et luisants, éclairant le sang répandu d'un éclat funeste.

Au quartier général, Béran était en proie à une amère déception. Ces hommes faisaient montre d'une telle stupidité, d'une telle arrogance! Ils étaient en train de détruire la Pao qu'il avait tant espéré construire — et lui, lui qui régnait sur quinze milliards de sujets, n'avait pas été capable de trouver des forces suffisantes pour soumettre quelques milliers de rebelles.

Sur l'esplanade, les Myrmidons parvinrent enfin à percer la ligne adverse ; ils s'engouffrèrent dans la brèche et séparèrent, en deux groupes, les guerriers géants.

Les neutraloïdes comprirent que leur dernière heure était proche ; leur haine féroce de la vie, des hommes et de l'univers entier se mit à bouillir et se coagula en un caillot de rage incontrôlable. Faisant tournoyer leurs grands sabres d'une main, saisissant des cous et des têtes, de l'autre, ils se mirent à aller et venir sur la place, laissant sur leur passage un sol jonché de cadavres et de corps tronçonnés. Les uns après les autres, ils tombaient sous les milliers de coups qui pleuvaient sur eux. Leur nombre diminua — de cinquante, ils passèrent à trente, puis à vingt... à dix. Enfin, ils ne furent plus que cinq.

Ces derniers se regardèrent et laissèrent éclater leurs rires, beuglements rauques et inhumains. Ils moururent à leur tour et, à l'exception de quelques sanglots étouffés, le calme régna de nouveau. Loin derrière, près de la Stèle, les Vaillants entonnèrent alors un chant de victoire, une mélopée triste, mais triomphante, et les survivants, haletants et brisés, se joignirent au paean.

Béran avait déjà quitté l'état-major avec son escorte ; un appareil les emportait vers Eiljanre. Il souffrait le martyre, tremblait de tout son corps; ses yeux le brûlaient jusqu'au fond des orbites, des spasmes insoutenables lui tordaient l'estomac. Quel échec! Tous ses rêves s'écroulaient; c'était le début du chaos ! Et cela au bénéfice de Palafox !

Il revit sa haute silhouette sèche, son visage maigre au nez aquilin, ses yeux d'un noir opaque. Cette image était porteuse d'une émotion si intense qu'il se mit presque à la chérir, comme une chose à préserver de tout mal, hormis de ce néant dans lequel il la plongerait lui-même — si toutefois, bien évidemment, il survivait. Étant donné que la haine avait déjà engendré le carnage, il était inconcevable que les Myrmidons ne fussent pas tentés de repasser à l'offensive. Avec quelles armes allait-il pouvoir les vaincre? Il n'avait ni armée, ni aviation militaire, ni marine spatiale, ni même de Mamarones. Il ne possédait que ses deux mains, rien de plus.

Béran éclata de rire tout haut. Pourrait-il engager Palafox pour l'aider ?

Alors que les derniers rayons de soleil vacillaient sur les toits d'Eiljanre, il arriva enfin au grand Palais.

Palafox, dans son habituel costume gris et brun, avait pris place dans la salle du Trône ; un sourire mi-ironique mi-triste sur ses lèvres, une étrange lueur dans ses yeux.

Des Cogitants, ses fils pour la plupart, s'étaient assis çà et là dans la pièce. Tous avaient l'air sombre, grave et respectueux. Quand Béran apparut, ils détournèrent leur regard.

Les ignorant avec superbe, il s'approcha lentement de Palafox, jusqu'à n'être plus qu'à dix pas de lui.

L'expression de ce dernier resta inchangée; le même petit sourire triste tremblotait sur ses lèvres, la même lueur dangereuse scintillait dans ses yeux.

Béran sut alors avec certitude que Palafox avait succombé au syndrome de Frakha. Il avait atteint le stade d'émeritus.

 

 

 

 

 

XXI

 

 

Palafox salua Béran d'un geste d'une apparente affabilité ; mais rien dans sa physionomie ne corrobora cette impression. « Mon jeune disciple rebelle ! J'ai cru comprendre que vous aviez essuyé un sérieux revers. »

Béran avança de quelques pas. Il lui suffisait de lever la main, de pointer l'index pour faire disparaître cet astucieux mégalomane. Comme il se préparait à agir, il entendit Palafox murmurer quelques mots à voix basse; il se sentit aussitôt saisi par quatre hommes inconnus de lui et vêtus du costume de Frakha. Sous le regard tranquille des Cogitants, ces hommes le projetèrent face contre terre, écartèrent ses habits et effleurèrent sa peau avec un objet métallique. Une douleur fulgurante le transperça et un engourdissement se propagea le long de son dos. Il entendit un cliquetis d'instruments, sentit des mains tremblotantes qui les manipulaient, une torsion ou deux... et ils en eurent terminé avec lui.

Pâle, bouleversé, humilié, il se redressa et remit de l'ordre dans ses vêtements. « Vous jouez trop facilement avec l'arme dont on vous a pourvu, dit Palafox avec décontraction. Maintenant qu'elle a été neutralisée, nous serons plus à l'aise pour bavarder. »

Béran ne trouva rien à répondre. Il émit un grognement guttural, fit quelques pas et s'arrêta devant Palafox. Il ouvrit la bouche pour parler, mais les mots qui lui vinrent à l'esprit lui semblèrent de si piètres messagers pour exprimer sa haine qu'il préféra se taire.

Palafox eut un léger sourire. « Une fois de plus, Pao a des ennuis. Une fois de plus, c'est au seigneur Palafox de Frakha qu'on fait appel.

—       Je n'ai fait appel à personne», répondit Béran d'une voix rauque.

Palafox ignora sa réponse. « Un jour, l'Ayudor Bustamonte a eu besoin de moi. Je lui ai apporté mon aide et Pao est devenue un monde puissant et glorieux. Mais celui qui jouissait de cette puissance et de cette gloire — le panarque Béran Panas- per — a rompu le contrat. Aujourd'hui, le gouvernement paonais est, une fois de plus, menacé de ruine. Et seul Palafox peut le sauver. »

Comprenant que les explosions de colère ne faisaient qu'amuser Palafox, Béran s'efforça de parler avec modération. « Votre prix, je suppose, sera le même que précédemment ? Liberté sans limite à votre satyriasis ? »

Palafox arbora un large sourire. «Vous l'exprimez crûment mais de manière adéquate. Cependant, je préfère le terme de fécondité. Tel est mon prix, en effet. »

Un Cogitant entra dans la pièce, s'approcha de Palafox et lui dit quelques mots dans la langue de Frakha. Palafox regarda Béran. «Les Myrmidons arrivent. Ils claironnent qu'ils vont incendier Eiljanre, tuer le panarque et se lancer à la conquête de l'univers. C'est là, prétendent-ils, qu'est leur destinée...

—       Comment allez-vous vous y prendre avec eux ? demanda Béran.

—       C'est très simple. Je les domine parce qu'ils me craignent. Je suis l'homme le plus hautement modifié de Frakha, l'homme le plus puissant qui existe. Si Esteban Carbone manque de m'obéir, je le tuerai. Leurs projets de conquêtes me laissent indifférent. Qu'ils détruisent cette cité, qu'ils les détruisent toutes, libre à eux.» Il élevait le ton — son excitation montait. « Ils vont me faciliter la tâche, et celle de ma progéniture ! Voici mon univers. C'est ici que je vivrai, magnifié par un million, un milliard de fils. Ma semence va engendrer tout un monde ; jamais on n'aura vu une descendance d'une telle importance ! Dans cinquante ans, la planète ne connaîtra plus d'autre nom que celui de Palafox; on verra mes traits sur tous les visages. Le monde m'appartiendra! Je serai le monde ! »

Ses yeux noirs flamboyants brillaient comme des opales. Béran fut également contaminé par sa folie ; la pièce devint irréelle, des gaz brûlants tourbillonnèrent dans son esprit. Palafox, perdant toute figure humaine, revêtit des formes variées qui s'enchaînèrent à un rythme incroyable : une anguille géante, un phallus, un pieu carbonisé avec, en guise d'yeux, des trous laissés par ses nœuds, une vacuité noire.

« Un démon ! souffla Béran. Le démon du mal ! » Se précipitant sur lui, il saisit son bras et le projeta au sol.

Palafox s'y affala avec un bruit sourd, un cri de douleur. Il se redressa aussitôt, en se tenant le bras celui-là même que Béran avait déjà blessé. Là, il incarnait vraiment le démon du mal.

«Tu vas mourir, petite mouche du coche!» Il leva la main, pointa l'index. Un murmure s'éleva parmi les Cogitants.

L'index resta tendu. Aucune flamme n'en sortit. Son visage se tordit sous l'effet de la rage. Il tâta son bras et examina son doigt. Lorsqu'il releva les yeux, il semblait de nouveau calme. Il fit signe à ses fils. «Tuez cet homme ! Maintenant, tout de suite. Il ne respirera pas plus longtemps l'air de ma planète. »

Il y eut un silence de mort. Personne ne bougea. Palafox les fixa avec incrédulité; Béran regarda autour de lui d'un air hébété. Toutes les têtes pivotèrent, sans poser les yeux ni sur lui ni sur Palafox.

Béran retrouva soudain l'usage de la parole. «Vous parlez comme un dément!» s'écria-t-il d'une voix enrouée. Il se tourna vers les Cogitants. Palafox s'était exprimé en langage de Frakha ; lui opta pour le pastiche.

« À vous, Cogitants, de choisir le monde que vous souhaitez habiter ! Préférez-vous Pao telle qu'elle est aujourd'hui, ou le monde que vous propose cet émeritus ? »

L'épithète piqua Palafox au vif ; il eut un brusque mouvement de colère. Dans sa langue de Frakha, considérée comme celle de l'élite, il aboya: «Tuez cet homme ! »

En pastiche, le langage des interprètes, de ces hommes dévoués au service d'autrui, Béran rétorqua : « Non, tuez plutôt ce mégalomane sénile ! »

Palafox se précipita avec fureur vers les quatre hommes de Frakha — ceux-là même qui avaient déconnecté les circuits de Béran — et, d'une voix grave et sonore, leur déclara: «Moi, Palafox, le Père Suprême, je vous ordonne de tuer cet homme ! »

Les quatre hommes s'avancèrent.

Les Cogitants paraissaient s'être changés en statues. Soudain, ils s'animèrent, comme mus par une décision commune. Des flammes jaillirent en vingt points de la salle. Vingt fois transpercé, les yeux exorbités, les cheveux ébouriffés en un halo par la violence de la charge, Palafox, seigneur de Frakha, trépassa.

Incapable de rester debout plus longtemps, Béran s'effondra sur un siège. Prenant alors une profonde inspiration, il se releva en chancelant. «Je ne peux rien vous dire pour l'instant... si ce n'est que je vais tâcher de bâtir un monde où Cogitants et Paonais pourront vivre en harmonie. »

Finisterle qui se tenait à l'écart, la mine sombre, répondit: «Je crains que cette décision, si admirable soit-elle, ne dépende pas entièrement de vous. »

Béran suivit le regard de Finisterle, par-delà les imposantes fenêtres. Très haut dans le ciel, des bouquets colorés éclatèrent, s'éparpillant en mille feux, comme si l'on célébrait quelque événement glorieux.

«Les Myrmidons, dit Finisterle. Ils viennent se venger. »

Les cieux étaient parsemés d'étincelles multicolores qui explosaient en guirlandes fleuries, en flocons neigeux tridimensionnels et en médaillons héraldiques. Une douzaine de gigantesques vaisseaux de guerre, noirs, survolèrent Eiljanre. Arrivés au-dessus du palais, ils se mirent à décrire des cercles qui diminuèrent régulièrement pour former un immense entonnoir orienté vers la plate-forme d'atterrissage.

Finisterle effleura le bras de Béran. «Vous feriez mieux de vous enfuir, tant qu'il est encore temps. Ils ne feront preuve d'aucune pitié envers vous. »

Béran ne répondit pas. Finisterle le prit par le bras. «Vous n'accomplirez rien ici, vous ne ferez que préparer votre propre mort. Il n'y a plus de gardes pour vous protéger... nous sommes tous à leur merci. »

Béran se dégagea doucement. « Je resterai, je ne peux pas fuir.

—       Ils vous tueront ! »

Béran eut ce haussement d'épaules particulier aux Paonais.

« Tous les hommes meurent.

—       Mais vous avez mieux à faire. Mort, vous ne ferez plus rien! Quittez la ville! Dans quelque temps, les Myrmidons finiront par se lasser de la nouveauté et retourneront à leurs jeux.

Non, protesta Béran. Bustamonte s'est enfui. Les Brumbos l'ont poursuivi et lui ont fait mordre la poussière. Je ne fuirai plus devant personne. J'attendrai ici avec dignité et, s'ils doivent me tuer... qu'il en soit ainsi.»

Une heure s'écoula. Les minutes s'égrenèrent lentement, une à une. Les appareils de guerre, réduisant leur altitude, se mirent à planer à quelques pieds du sol. Le vaisseau amiral, lui, se posa avec précaution sur la plate-forme du palais.

Béran siégeait calmement sur le Trône Noir de la dynastie, les traits tirés par la fatigue, les yeux grands ouverts, le regard sombre. Les Cogitants, debout, se tenaient par petits groupes ; ils murmuraient entre eux, observant Béran du coin de l'œil.

Du lointain s'éleva une sorte de clameur, un chant grave qui alla s'amplifiant, un chant de consécration, de victoire, entonné au rythme régulier des battements d'un cœur et de la progression cadencée de soldats en marche.

Le son gagna en intensité — on distingua d'abord des centaines de voix, puis le martèlement de milliers de pieds.

Le chant enfla ; la porte s'ouvrit brusquement : Esteban Carbone, grand maréchal des Vaillants, fit son entrée dans la salle du Trône. Derrière lui, venaient une douzaine de jeunes commandants que suivaient plusieurs rangs d'officiers.

Esteban Carbone s'approcha du Trône Noir et affronta Béran.

« Béran, lança-t-il, vous nous avez offensés d'une façon impardonnable. Vous avez prouvé que vous êtes un panarque déloyal, inapte à gouverner Pao. Aussi, nous sommes venus en force pour vous renverser du Trône Noir et vous faire subir votre châtiment. »

Béran hocha la tête d'un air songeur, comme si Esteban Carbone était là pour lui présenter une pétition.

« La direction de l'État échoit à celui qui détient le pouvoir : c'est un axiome historique fondamental. Vous n'avez aucun pouvoir ; seuls les Myrmidons sont puissants. Par conséquent, nous allons gouverner. Je déclare donc que le grand maréchal des Myrmidons remplira, dès maintenant et à jamais, les fonctions de panarque de Pao. »

Béran ne dit rien ; en vérité, il n'y avait rien à dire.

« En conséquence, Béran, rassemblez le peu de dignité qui vous reste, quittez le Trône Noir et préparez-vous à mourir. »

Les Cogitants intervinrent alors par la voix de Finisterle qui s'écria avec colère: «Un instant! Vous allez trop loin, et trop vite ! »

Esteban Carbone se retourna vivement. «Que voulez-vous dire ?

—       Votre thèse est exacte : celui qui détient le pouvoir doit effectivement gouverner... mais je nie que vous déteniez ce pouvoir sur Pao. » Esteban Carbone éclata de rire. « Existe-t-il un être capable de nous détourner de notre voie, quelle que soit celle que nous aurons choisie ?

—       Là n'est pas la question. Aucun homme ne peut gouverner Pao, sans le consentement des Paonais. Vous n'avez pas ce consentement.

—       Aucune importance. Nous ne nous mêlerons pas des affaires des Paonais. Ils pourront se gouverner eux-mêmes... aussi longtemps qu'ils nous fourniront ce dont nous avons besoin.

—       Vous croyez donc que les Techniquants continueront à vous fournir des outils et des armes ?

—       Pourquoi ne le feraient-ils pas ? Peu leur importe qui achète leurs produits.

—       Et qui leur fera connaître vos besoins ? Qui donnera des ordres aux Paonais ?

—       Nous, naturellement.

—       Comment pourront-ils vous comprendre ? Vous ne parlez ni le techniquant ni le paonais, et eux ne parlent pas le vaillant. En outre, nous, les Cogitants, refusons de vous servir. »

Esteban Carbone éclata de rire. « Voici une proposition intéressante. Ne seriez-vous pas en train de suggérer que les Cogitants, en raison de leurs aptitudes linguistiques, pourraient gouverner les Vaillants ?

—       Non, je vous fais remarquer que vous êtes inaptes à diriger la planète, puisque vous ne pouvez communiquer avec ceux que vous prétendez avoir pour sujets. »

Esteban Carbone haussa les épaules. « Cela n'a pas grande importance. Nous parlons quelques mots de pastiche, assez en tout cas pour nous faire comprendre. Nous ferons rapidement des progrès et nous l'apprendrons aussi à nos enfants. »

Pour la première fois, Béran intervint. « J'ai une suggestion qui satisfera peut-être les ambitions de tout le monde. Reconnaissons que les Vaillants sont capables de tuer autant de Paonais qu'ils le désirent... tous ceux qui s'opposeraient activement à eux; ils peuvent donc être considérés comme aptes à exercer une autorité. Toutefois, ils se retrouveront dans une situation difficile ; d'abord, ils auront à faire face à la traditionnelle résistance des Paonais vis-à-vis de la coercition; ensuite, à leur incapacité à communiquer avec les Paonais et les Techniquants. »

Carbone écoutait, la mine sévère. «Le temps mettra fin à ces obstacles. Nous sommes les conquérants, ne l'oubliez pas.

—       C'est entendu, dit Béran d'une voix lasse. Vous êtes les conquérants. Mais vous gouvernerez mieux en apportant le moins de changement possible. Et tant que les habitants de Pao n'auront pas un langage unique, le pastiche par exemple, vous ne pourrez régner sans rencontrer d'énormes difficultés.

—       Alors, que Pao adopte un langage unique ! s'écria Carbone. C'est un remède assez simple! Qu'est-ce qu'une langue, si ce n'est une collection de mots! Voici ma première ordonnance: tout habitant de Pao, homme, femme ou enfant, doit apprendre le pastiche.

—       Et pendant qu'ils l'apprendront ? » demanda Finisterle

Esteban Carbone se mordilla les lèvres. «Les choses devront suivre, autant que faire se peut, leur cours habituel. Et maintenant, reconnaissez- vous mon pouvoir ? » dit-il à l'adresse de Béran.

Ce dernier se mit à rire «Volontiers. Et pour joindre mes vœux aux vôtres, j'ordonne que tout enfant de Pao, qu'il soit Vaillant, Techniquant, Cogitant ou Paonais de pure souche, apprenne le pastiche avant la langue de son père. »

Esteban Carbone fixa sur lui un regard pénétrant. Il dit enfin: «Vous vous en sortez mieux que vous ne le méritez, Béran. Il est vrai que les Vaillants ne sont guère tentés de gérer les détails afférents au pouvoir; c'est l'un de vos atouts, votre unique utilité. Tant que vous vous montrerez soumis et efficace, vous pourrez demeurer sur le Trône Noir et conserver le titre de panarque. » Il s'inclina, tourna les talons et sortit.

Les jeunes commandants l'imitèrent avec beaucoup d'élégance ; les officiers firent de même. Le chant reprit, au rythme des pas qui résonnaient sur les marches de l'escalier de marbre. Il diminua de volume et finit par devenir inaudible. Peu de temps après, les noirs vaisseaux de guerre quittèrent Eiljanre, en s'élevant dans les airs, au milieu d'une pluie de feux d'artifice colorés. Ils prirent la direction du sud-ouest vers Deirombona.

Béran s'effondra sur le Trône Noir. Son visage était pâle et défait, mais sa physionomie reflétait le calme.

«J'ai pactisé, j'ai été humilié, dit-il à Finisterle. Mais, en un jour, j'ai réalisé la totalité de mes ambitions. Palafox est mort, et nous voici embarqués dans l'œuvre maîtresse de ma vie... l'unification de Pao. »

Finisterle lui tendit un gobelet de vin épicé, se servit à son tour, et but à longs traits. « Ces jeunes coqs vaniteux ! À l'heure qu'il est, ils doivent parader autour de leur Stèle, en se frappant la poitrine, et à tout moment...» Il tendit l'index vers une coupe de fruits. Une flamme bleue jaillit ; la coupe vola en éclats.

«Il vaut mieux les laisser se réjouir de leur triomphe, fit Béran. Au fond, ce sont de braves gens, mais un peu naïfs ; ils coopéreront avec une plus grande ardeur s'ils se croient les maîtres. Et dans vingt ans... »

Il se leva. Lui et Finisterle traversèrent la salle du Trône et allèrent contempler le ciel, au-delà des toits d'Eiljanre. «Le pastiche... une synthèse de la langue de Frakha, de techniquant, de vaillant et de paonais. Le pastiche... la langue de l'administration. Dans vingt ans, tout le monde le parlera. Il amendera les vieux esprits, modèlera les nouveaux. À quoi ressemblera Pao, alors ? »

Leurs regards se perdirent dans la nuit, bien au- delà des lumières d'Eiljanre. Et ils méditèrent.

 

DU MÊME AUTEUR

 

 

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Composition IGS.

Impression Société Nouvelle Firmin-Didot

à Mesnil-sur-VEstrée, le 11 février 2008.

Dépôt légal : février 2008.

Numéro d'imprimeur : 88865.

 

ISBN 978-2-07-035566-2/Imprimé en France.

 

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