FOLIO SCIENCE-FICTION

 

 

Jack Vance

 

 

 

 

 

Les langages

de Pao

 

Traduit de l'américain

par Brigitte Mariot

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Denoël

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cet ouvrage a été précédemment publié dans la collection Lunes d'encre aux Éditions Denoël.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Titre original:

THE LANGUAGES OF PAO

 

 

 

© Jack Vance, 1958, 2002.

© Éditions Denoël, 2004, pour la traduction française.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure mythique du space opéra et de l'eroic fantasy, Jack Vance, né en 1916 à San Francisco, a conservé de son expérience dans la marine marchande le goût des voyages au-delà des horizons. Maître incontesté du sense of wonder, il a marqué de son empreinte l'imaginaire de millions de lecteurs en les entraînant dans de somptueux périples exotiques avec La Planète Géante, Les langages de Pao, Lyonesse, un cycle comparable au Seigneur des Anneaux de J. R. R. Tolkien, Le cycle de Tschaï ou La geste des Princes-Démons.

 

 

 

 

 

I

 

 

Au cœur de l'amas Polymark, la planète Pao tourne autour de l'étoile jaune Auriol. Ses caractéristiques sont les suivantes :

 

Masse                     1,73 (en unité standard)

Diamètre              1,39

Gravité à la surface       1,04

 

Le plan de rotation diurne de Pao est le même que son plan orbital ; en conséquence, les saisons n'existent pas et le climat est uniformément doux. Huit continents s'alignent le long de l'équateur à intervalles approximativement égaux : l'Aimand, le Shraimand, le Vidamand, le Minamand, le Nonamand, le Dronamand, l'Hivand et l'Impland, ainsi nommés d'après les huit chiffres du système numéral paonais. L'Aimand, le plus grand de ces continents, a une superficie quatre fois supérieure à celle du Nonamand, le plus petit. Seul le Nonamand, situé dans les hautes latitudes méridionales, pâtit d'un climat déplaisant.

Aucun recensement exact de la population n'a jamais été fait. Avec ses six millions d'âmes, Eiljanre est la ville la plus grande du Minamand. Les deux villes jumelles, Koroi et Sherifte, situées sur l'Impland, cumulent également six millions d'habitants. Une centaine de villes, à peu près, en comptent un peu plus de cinq cent mille ; cependant, la majeure partie de la population — estimée à quinze milliards d'individus — vit dans des villages.

Les Paonais forment un peuple homogène. Taille moyenne, peau claire, cheveux aux couleurs s'échelonnant du châtain au brun foncé, physique et physionomie offrant peu de différences. Leur ressemblance est telle qu'un visiteur d'une autre planète, voyageant d'un continent à l'autre, à l'étrange sensation de passer son temps à rencontrer les mêmes personnes.

Jusqu'au règne du panarque Aiello Panasper, l'histoire de Pao est pauvre en événements marquants. Les premiers colons, trouvant la planète hospitalière, s'y multiplièrent à un point tel que la population atteignit une densité sans précédent. Leur mode de vie dédramatisait les frictions sociales ; il n'y eut ni grandes guerres, ni épidémies, ni désastres, à l'exception de famines récurrentes, que le peuple supportait avec courage. Les Paonais étaient des gens simples, modestes, sans religion ni culte. Ils ne demandaient à la vie que peu d'avantages matériels, mais accordaient en revanche une importance considérable aux changements de caste et de statut. Ils ne connaissaient pas les sports de compétition, mais aimaient à se réunir en immenses assemblées de dix ou même vingt millions d'individus pour psalmodier leurs hymnes antiques. Le Paonais type cultivait quelques arpents de terre et augmentait ses revenus grâce à l'artisanat ou au commerce. Il manifestait peu d'intérêt pour la politique ; son souverain héréditaire, le panarque, exerçait un pouvoir personnel absolu qui se faisait sentir, grâce à un vaste système administratif, jusque dans le village le plus éloigné. Le mot « profession », en paonais, était synonyme d'emploi dans la fonction publique.

En général, le gouvernement était assez efficace et le panarque pas trop ouvertement corrompu. En cas d'abus insolite, le peuple répliquait par une résistance passive, opposant une gigantesque nonchalance maussade que ni la menace, ni les amendes, ni les flatteries ne parvenaient à dissiper. Cette arme n'était utilisée que très rarement, mais le fait même qu'elle existât incitait la nature humaine de la caste dirigeante, faible devant le péché, à rester dans les limites du raisonnable.

Le langage de Pao était un dérivé du waydalique, mais doté de structures particulières. La phrase paonaise présentait le tableau d'une situation plutôt qu'elle ne décrivait un acte. On pourrait dire que la langue consistait en noms, en postpositions suffixées et en indicateurs temporels ; il n'y avait ni verbes, ni adjectifs, ni formes comparatives définies, telles que bon et meilleur. Il n'existait pas de mots comme «prestige», «intégrité», «individualité», «honneur», ou «justice», car l'idée que le Paonais moyen se faisait de lui-même — à supposer qu'il se considérât comme une personnalité distincte — était celle d'un bouchon flottant sur un océan de vagues innombrables, soulevé, attiré, bousculé par des forces incompréhensibles. Il faisait partie d'une masse uniforme, d'une multitude de gens que ne distinguaient que la couleur, la coupe et le tissage de leurs vêtements — symboles hautement significatifs sur Pao.

Il éprouvait pour son souverain un respect mêlé de crainte, mais ne témoignait à son égard ni admiration, ni envie, ni loyauté, ni vénération. Il se soumettait avec une obéissance aveugle, ne demandant en retour que la continuité dynastique car, sur Pao, rien ne devait jamais varier, rien ne devait jamais changer. Le panarque occupait une position paradoxale. Il gouvernait; il prenait des décisions ; il dominait le peuple comme une montagne se dresse au-dessus d'une plaine, et pour cette raison suscitait un respect craintif. L'homme moyen n'était confronté qu'aux choix les plus insignifiants : les rituels et les traditions modelaient le moindre de ses actes. Il prospérait et souffrait comme tous ses autres camarades, et ne pouvait s'empêcher de penser qu'une personne qui vivait seule, qui traitait avec la mort et accordait la vie, devait être un homme particulier aux veines remplies de glace et au crâne alimenté par un feu intérieur.

Cependant, le panarque, tout tyran absolu qu'il fût, était obligé, lui aussi, de se conformer aux usages. Là résidait le paradoxe : le souverain, individualiste et célibataire, pouvait s'adonner à des vices que l'homme normal eût jugés impensables et répugnants. Mais il lui était interdit de paraître gai ou frivole, de céder aux joies de l'amitié, de se montrer trop souvent dans des lieux publics. Par-dessus tout, il devait éviter de donner à son peuple le spectacle d'une indécision, d'une hésitation. Agir ainsi eût détruit l'archétype.

 

 

 

 

 

II

 

 

Pergolai, un îlot de la mer Jhelianse situé entre le Minamand et le Dronamand, avait été acquis par le panarque Aiello Panasper, grâce à son droit de préemption, et converti en une retraite arcadienne. Toute trace de l'ancien habitat avait été supprimée; des forêts avaient été transplantées dans les vieilles plantations de riz, des fleurs des champs semées, une rivière détournée pour former une série d'étangs. Son palais, édifice aérien de verre blanc, de pierres sculptées et de bois verni, ouvrait sur une prairie bordée de bambous paonais et de grands arbres à myrrhe. Le plan en était simple : une tour résidentielle, une aile réservée aux dépendances, un pavillon octogonal surmonté d'un dôme en marbre rose. C'était là, dans ce pavillon, qu'Aiello, vêtu du Noir Absolu, insigne de son rang, prenait, assis devant une table en ivoire sculpté, son repas de midi. C'était un homme imposant, à l'ossature fine, mais bien en chair. Sa chevelure d'un gris argenté brillait autant que celle d'un bébé ; du bébé, il avait aussi la peau claire et des yeux écarquillés qui ne cillaient pas. Ses lèvres aux commissures abaissées et l'arc élevé de ses sourcils lui donnaient un air perpétuellement inquisiteur, à la fois sardonique et sceptique.

A sa droite, siégeait son frère Bustamonte, l'Ayudor — plus petit de taille, une tignasse de cheveux foncés, des yeux noirs vifs, des muscles noués formant protubérance dans la chair de ses joues. Bustamonte faisait montre d'une énergie au-delà des normes paonaises. De ses voyages sur deux ou trois mondes voisins, il était revenu avec un certain nombre d'engouements, fort étrangers au tempérament paonais, qui lui avaient attiré l'antipathie et la méfiance de la population.

À la gauche d'Aiello était assis son fils, Béran Panasper, le Médaillon, un enfant maigre, hésitant et timide, aux traits délicats et aux longs cheveux noirs, qui ne ressemblait à son père que par sa peau claire et ses grands yeux.

Une vingtaine de personnes avaient pris place de l'autre côté de la table : des fonctionnaires du gouvernement, des porteurs de pétitions, trois représentants commerciaux de Mercantil et un homme au nez aquilin, vêtu de gris et de brun, qui ne parlait à personne. Ils se consacraient, avec plus ou moins d'appétit, à se sustenter de la nourriture présentée dans des soupières nacrées par de petites filles aux visages graves. Le service personnel d'Aiello était assuré par des jeunes filles en longues robes rayées de noir et d'or. Bustamonte goûtait chaque plat avant de le lui passer... coutume dont l'origine datait d'une époque où l'assassinat était la règle plutôt que l'exception. Autre manifestation de cette prudence ancienne: les trois Mamarones qui montaient la garde derrière Aiello. Il s'agissait de géants tatoués de noir mortuaire — des neutraloïdes dotés de réservoirs d'hormones synthétiques à la place de leurs glandes génitales mâles. Ils portaient de magnifiques turbans vert et cerise, des pantalons moulants de la même teinte, des emblèmes pectoraux de soie blanche et d'argent ; ils tenaient à la main des boucliers de réfrax qu'ils avaient charge de refermer devant le panarque en cas de danger.

Aiello grignotait d'un air morose durant ce repas qui s'éternisait. Il fit signe enfin qu'il était prêt à s'occuper des affaires du jour.

Vilnis Therobon, portant l'ocre et la pourpre de la fonction publique, se leva et se présenta devant le panarque. Il exposa son problème : les cultures de céréales des savanes de l'Impland méridional souffraient de la sécheresse; lui, Therobon, souhaitait y amener l'eau des bassins hydrographiques de l'Impland central, mais n'avait pu parvenir à un arrangement satisfaisant avec le ministre de l'Irrigation. Aiello écouta, posa une ou deux questions, puis, en une phrase concise, autorisa la création, dans l'isthme de Koroi-Sherifte, d'une usine de purification de l'eau et d'un réseau de pipelines longs de seize mille kilomètres qui la transporteraient là où l'on en aurait besoin.

Le ministre de la Santé publique prit la parole à son tour. La population de la plaine centrale du Dronamand s'était multipliée à un point tel que les logements ne suffisaient plus. Pour en construire de nouveaux, il faudrait empiéter sur les terrains réservés à la culture, ce qui aurait pour résultat d'accélérer la famine déjà menaçante. Tout en croquant dans un quartier de melon aux épices, Aiello ordonna le transfert d'un million de personnes par semaine vers le Nonamand, le sinistre continent méridional. En outre, tous les bébés qui naîtraient dans des familles comptant déjà plus de deux enfants seraient noyés. C'étaient là des méthodes classiques pour contrôler l'accroissement de la population. Elles seraient acceptées sans ressentiment.

Le jeune Béran assistait à la scène, fasciné et frappé de crainte respectueuse à la vue des immenses pouvoirs dont jouissait son père. Il était rarement présent aux séances concernant les affaires de l'État. Aiello n'aimait pas les enfants et ne s'intéressait guère à l'éducation de son fils. Depuis quelque temps, l'Ayudor Bustamonte s'attachait à Béran ; il lui parlait des heures d'affilée, tant et tant qu'à la fin le garçon sentait sa tête s'alourdir et ses yeux se fermer. Ils jouaient à des jeux bizarres qui déconcertaient Béran et le laissaient mal à l'aise. En outre, il était de plus en plus fréquemment sujet à des absences : il souffrait de trous de mémoire.

Là, Béran, assis devant la table d'ivoire du pavillon, tenait à la main un petit objet qu'il ne reconnaissait pas. Il ne se rappelait pas où il l'avait trouvé, mais il avait le sentiment qu'il devait en faire quelque chose. Il regarda son père et, brusquement, sentit une folle panique monter en lui. Il suffoqua, enfonça ses dents dans sa lèvre inférieure. Il s'interrogea fébrilement à voix basse: Pourquoi devrais-je faire cela? Pourquoi suis-je dans cet état? Il ne trouva pas de réponses. Son esprit bouillonnait ; sa tête subissait des pressions qui l'étourdissaient. Bustamonte l'examinait, les sourcils froncés. Béran se sentait gêné et fautif. Au prix d'un immense effort, il parvint à se redresser sur sa chaise. Il devait ouvrir les yeux et les oreilles, comme Bustamonte le lui avait ordonné. Furtivement, il inspecta l'objet qu'il tenait à la main. Il le trouva à la fois étrange et familier. Comme un souvenir issu d'un rêve, il sut que cet objet avait un usage précis — et une nouvelle vague de panique le submergea.

Il porta à sa bouche un morceau de queue de poisson grillée mais, comme d'habitude, l'appétit lui fit défaut. Il eut soudain la sensation d'être observé. Tournant la tête, il rencontra le regard de l'étranger en brun et gris. Cet homme avait un visage frappant, long et maigre, un front dégagé, une fine moustache, un nez en proue de navire. Ses cheveux noirs et luisants, épais et courts, ressemblaient à une fourrure. Ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, son regard sombre et magnétique, accentuèrent la gêne de Béran. Dans sa main, l'objet était lourd et brûlant. Il avait envie de le jeter, mais ne le pouvait pas. Malheureux, il transpirait.

Un dernier personnage prit la parole : Sigil Paniche, représentant commercial de Mercantil, la planète d'un monde voisin. Maigre, intelligent, vif, Paniche avait la peau cuivrée et des cheveux d'or brillants, noués en chignon et fixés par des agrafes de turquoise. C'était le type même du Mercantile, vendeur et commerçant, homme des villes dans son essence comme les Paonais étaient un peuple issu du sol et de la mer. Sa planète était en relations d'affaires avec tout l'amas; les péniches spatiales de Mercantil sillonnaient les deux. Ils livraient des machines, des véhicules, des avions, du matériel de communication, des outils, des armes, des générateurs d'énergie, et retournaient à Mercantil avec des denrées alimentaires, des produits de luxe et tous les matériaux bruts qu'il coûtait moins cher d'importer que de synthétiser.

Bustamonte se pencha pour susurrer quelque chose à l'oreille d'Aiello qui secoua la tête. Le murmure de Bustamonte se fit plus insistant. Aiello lui jeta un coup d'œil de côté, lent et sardonique. D'un air boudeur, Bustamonte s'adossa de nouveau contre son siège.

Sur un signal d'Aiello, le capitaine de la garde mamarone s'adressa aux convives d'une voix qui évoquait le grincement de l'acier : « Par ordre du panarque, que tous ceux qui ont fini d'exposer leurs problèmes s'en aillent. »

Les chaises glissèrent silencieusement sur le sol de marbre. Les ministres se levèrent, tendirent les bras en signe de respect, selon l'usage paonais, et prirent congé.

Seuls restèrent, de l'autre côté de la table, Sigil Paniche, ses deux assistants, et l'étranger en brun et gris.

Le Mercantile choisit de s'installer en face d'Aiello; il salua, puis s'assit. Ses deux assistants vinrent se placer debout derrière lui.

Le panarque Aiello leur souhaita la bienvenue avec désinvolture ; les Mercantiles répondirent en un paonais hésitant.

Tout en les évaluant du regard, Aiello jouait avec une coupe de fruits à l'eau-de-vie. «Pao et Mercantil entretiennent des relations depuis plusieurs siècles, Sigil Paniche. »

Le Mercantile s'inclina. «Nous respectons à la lettre les termes de nos contrats... c'est un principe pour nous. »

Aiello émit un rire bref. Le Mercantile eut l'air surpris, mais garda le silence. « Le commerce avec Pao vous a enrichis.

—       Nous négocions avec vingt-huit mondes, Suprématie. »

Aiello se laissa aller en arrière sur son siège. « J'ai deux affaires à discuter avec vous. Comme vous venez de l'entendre, nous avons besoin d'eau pour l'Impland. Il nous faut une installation capable de déminéraliser une quantité appropriée d'eau océanique. Vous pouvez soumettre la question à vos ingénieurs.

—       Je suis à vos ordres, sire{1}. »

Aiello reprit d'une voix impassible, presque informelle : « Nous vous avons commandé, et vous nous avez livré de grosses quantités de matériel militaire. »

Sigil Paniche acquiesça de la tête. Extérieurement, son attitude ne se modifia en rien ; pourtant, il eut brusquement l'air gêné. « Nous nous sommes exactement conformés à votre commande.

Ce n'est pas mon avis », rétorqua Aiello.

Sigil Paniche se raidit; son vocabulaire se fit encore plus protocolaire. «Je puis vous assurer, Votre Suprématie, que j'ai personnellement vérifié la livraison. Le matériel correspondait en tout point aux spécifications portées sur la commande et sur la facture. »

Aiello reprit de son ton le plus froid: «Vous nous avez livré 64{2} moniteurs de barrage, 512 voltigeurs de patrouille, un grand nombre de résonateurs multiples, de distributeurs d'énergie, de dards et d'armes légères. Tout cela correspond à notre commande.

—       Exactement, sire.

—              Cependant, vous n'étiez pas sans connaître le véritable objet de cette commande. »

Sigil Paniche inclina sa tête cuivrée. « Vous voulez parler de ce qui se passe actuellement sur la planète Batmarsh.

—              Précisément. La dynastie Dolberg a été éliminée. Une dynastie nouvelle, celle des Brumbos, a pris le pouvoir. Les nouveaux chefs batch ont pour coutume de déclencher des opérations militaires.

—              Telle est, en effet, la tradition, admit le Mercantile.

—              Vous avez fourni des armes à ces aventuriers. »

Sigil Paniche acquiesça de nouveau. « Nous vendons à tous ceux qui désirent acheter. Nous agissons ainsi depuis fort longtemps... vous ne pouvez nous le reprocher. »

Aiello haussa les sourcils. « Ce n'est pas le cas. Ce que je vous reproche, c'est de nous avoir vendu un équipement standard tout en proposant au clan Brumbo un matériel contre lequel vous garantissiez que nous serions impuissants. »

Sigil Paniche battit des paupières. « Quelle est la source de vos informations ?

—       Dois-je divulguer tous mes secrets ?

—       Non, non, s'écria Paniche. Vos allégations, toutefois, me semblent erronées. Notre politique est celle de la neutralité absolue.

—       Excepté quand vous pouvez tirer bénéfice du double jeu. »

Sigil Paniche se redressa. « Suprématie, je suis le représentant officiel de Mercantil sur Pao. Je dois donc considérer vos paroles comme des insultes publiques. »

Aiello parut légèrement surpris. «Insulter un Mercantile ? Grotesque ! » Le teint de Sigil Paniche vira au cramoisi. Bustamonte chuchota quelque chose à l'oreille d'Aiello. Ce dernier haussa les épaules et se retourna vers le Mercantile. Sa voix était froide, ses termes soigneusement pesés.

«Pour les raisons que je viens d'exposer, je déclare que Mercantil n'a pas rempli son contrat. Les marchandises ne peuvent nous convenir. Nous ne paierons pas. »

Sigil Paniche affirma : « Les articles livrés répondent aux spécifications du contrat ! » À son sens, il était inutile d'ajouter quoi que ce fût.

« Mais ils ne correspondent pas à nos besoins et cela, Mercantil le savait. »

Les yeux de Sigil Paniche étincelèrent. «Votre Suprématie n'a sans doute pas manqué d'envisager les conséquences à long terme d'une telle décision. »

Bustamonte ne put retenir sa réplique. « C'était aux Mercantiles d'envisager les conséquences à long terme du double jeu. »

Aiello eut un petit geste d'impatience. Bustamonte se renfonça dans son siège. Par-dessus son épaule, Sigil Paniche regarda ses subordonnés ; ils s'échangèrent des murmures catégoriques. Puis, Paniche s'enquit : « Me sera-t-il permis de demander ce que sont ces conséquences à long terme auxquelles l'Ayudor vient de faire allusion ? »

Aiello hocha la tête. «J'attire votre attention sur le personnage qui se trouve à votre gauche. »

Tous les regards convergèrent sur l'étranger vêtu de brun et de gris. « Qui est cet homme ? demanda Sigil Paniche non sans brusquerie. Je ne reconnais pas ses vêtements. »

Aiello reçut des mains d'une jeune fille en robe noir et or un bol de sirop verdâtre. Fidèle à son devoir, Bustamonte en goûta une cuillerée. Aiello attira le bol vers lui et se mit à le siroter. « Cette personne est le seigneur Palafox. Il est ici pour nous offrir ses conseils. » Il but une seconde gorgée, puis déposa le bol loin de lui. La jeune fille l'enleva promptement.

Sigil Paniche observa l'étranger avec une froide hostilité. Ses assistants murmurèrent entre eux. Bustamonte était avachi sur son siège, comme s'il se dissociait d'un accord, quel qu'il fût, existant entre Aiello et l'étranger.

«Somme toute, reprit Aiello, si nous ne pouvons pas nous fier à Mercantil pour assurer notre protection, nous sommes bien obligés de chercher ailleurs. »

De nouveau, Sigil Paniche se tourna vers ses conseillers. Il y eut une discussion à voix basse. Paniche fit claquer ses doigts d'un geste autoritaire ; les conseillers s'inclinèrent et se turent. S'adressant à Aiello : « Naturellement, Votre Suprématie agira comme bon lui semble. Je dois lui rappeler, cependant, que rien n'égale les produits de Mercantil. »

Aiello jeta un coup d'œil à l'homme vêtu de brun et de gris. « Je ne suis pas disposé à en discuter. Le seigneur Palafox a peut-être son mot à dire là-dessus ? » Mais Palafox secoua la tête. Paniche fit un signe à l'un de ses subalternes qui s'avança à contrecœur. «Permettez-moi de vous montrer l'une de nos dernières découvertes. » Le conseiller lui tendit une boîte d'où il sortit une paire de petits hémisphères transparents.

À la vue de la boîte, les gardes du corps neutraloïdes s'étaient élancés devant Aiello avec leurs boucliers de réfrax. Sigil Paniche eut une grimace douloureuse. «Inutile de vous alarmer... il n'y a aucun danger. »

Il présenta les hémisphères au panarque, puis se les plaça sur les yeux. « Nos nouveaux optidynes ! Ils servent à la fois de microscopes et de télescopes. Leur portée extraordinaire est contrôlée par les muscles des yeux et des paupières. Vraiment merveilleux! Par exemple... », il se détourna, regarda par la fenêtre du pavillon, «... j'aperçois des cristaux de quartz dans les pierres de la digue qui longe la mer. Là-bas, un chaton gris est couché sous ce buisson de funella. » Il reporta son regard sur sa manche. « Je vois les fils, les fibres des fils, les minces écailles des fibres. »

Il contempla Bustamonte. « Je distingue les pores du remarquable nez de l'Ayudor. Je remarque plusieurs poils à l'intérieur de ses narines. » Il passa au Médaillon, évitant prudemment le manque de savoir-vivre qu'eût été un examen direct d'Aiello. « Le brave garçon est excité. Je compte ses pulsations : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit... onze, douze, treize... Il tient entre les doigts un petit objet pas plus gros qu'une pilule. » Il se tourna vers l'homme en gris. «Je vois... » Il le fixa et, d'un geste inattendu, retira les optidynes.

« Qu'avez-vous vu ? » s'enquit Bustamonte.

Sigil Paniche observa le grand étranger avec une attention reflétant à la fois un trouble et une crainte respectueuse. « J'ai vu son signe. Le tatouage d'un sorcier de Frakha ! »

Ces paroles semblèrent stimuler Bustamonte. Il regarda Aiello d'un air accusateur, Palafox d'un air de dégoût, puis s'absorba, d'un œil noir, dans la contemplation de l'ivoire sculpté de la table.

«Vous ne vous trompez pas, dit Aiello. Cette personne est le seigneur Palafox, dominie de l'institut de Frakha. »

Sigil Paniche inclina la tête avec une extrême froideur.

«Votre Suprématie me permettra-t-elle de lui poser une question ?

—       Faites.

—       Pourquoi le seigneur Palafox est-il sur Pao ? »

Aiello répliqua platement: «Il est venu à ma demande. J'ai besoin des conseils d'un expert. L'un de mes confidents... », il eut un regard assez méprisant pour Bustamonte, «... pense qu'il est possible d'acheter la coopération de Mercantil. Il croit que, pour une certaine somme, vous seriez disposés à trahir les Brumbos de Batmarsh, comme vous nous avez déjà trahis, nous. »

Sigil Paniche dit d'une voix crispée: «Nous revendons toutes sortes de marchandises. Nous pouvons être sollicités pour des recherches un peu particulières. »

D'une grimace de sa bouche rose, Aiello mima sa répugnance. « Je préférerais m'adresser au seigneur Palafox.

—       Pourquoi me dites-vous tout cela ?

—       Je ne voudrais pas que vos administrateurs s'imaginent que leur trahison est passée inaperçue. »

Sigil Paniche fit un grand effort sur lui-même. «Je vous supplie de réfléchir. Nous ne vous avons trompés en aucune manière. Nous vous avons livré exactement les articles commandés. Mercantil vous a bien servis par le passé... nous espérons vous servir encore dans l'avenir. Si vous traitez avec Frakha, songez à ce qu'entraînera ce marché !

—       Je n'ai encore rien conclu avec le seigneur Palafox», dit Aiello, jetant un coup d'œil rapide à l'étranger en brun et gris.

«Peut-être, mais vous y viendrez... et, si je puis parler franchement... » Il attendit.

«Je vous en prie, fit Aiello.

—       ... vous risquez d'être déçu.» Il s'enhardit. «N'oubliez pas, Suprématie, que l'on ne fabrique pas d'armes sur Frakha. Leurs recherches scientifiques ne sont pas mises en pratique. » Il se tourna vers Palafox. « N'est-ce pas ?

—       Ce n'est pas tout à fait vrai, répliqua celui-ci. Un dominie de l'Institut n'est jamais désarmé.

—       Mais fabrique-t-on sur Frakha des armes destinées à l'exportation ? insista Paniche.

—       Non, répondit Palafox avec un léger sourire. Chacun sait que l'on y fabrique exclusivement du savoir et des hommes. »

Sigil Paniche s'adressa à Aiello: «Seules les armes peuvent vous protéger contre la furie des Brumbos. Pourquoi ne pas examiner au moins quelques-uns de nos produits les plus récents ?

—       Cela ne peut pas nous faire de mal, renchérit Bustamonte. Et peut-être, après tout, n'aurons- nous pas besoin des services de Palafox. »

Aiello lui jeta un coup d'œil irrité, mais déjà, Sigil Paniche lui présentait un projecteur en forme de globe muni d'une poignée : « Voici l'une de nos découvertes les plus ingénieuses. »

Béran, le Médaillon, qui assistait, fasciné, à la scène, se mit brusquement à trembler, le cœur serré par une indescriptible inquiétude. Pourquoi ? Comment? Quoi? Il se releva à moitié sur sa chaise ; puis, tournant la tête, il rencontra le regard de Bustamonte. Il était éloquent. L'esprit de Béran se remplit d'effroi. Il devait quitter le pavillon, il devait partir! Mais il ne pouvait bouger de son siège. Il pencha la tête, attendit.

Paniche dirigeait son instrument vers la coupole de marbre rose. « Observez, s'il vous plaît. » La partie supérieure de la pièce, comme dissimulée par un panneau sombre, comme arrachée à l'existence, fut plongée dans l'obscurité. «Ce dispositif traque, attire et absorbe l'énergie de la phase visuelle, expliqua le Mercantile. Il est extrêmement précieux quand il s'agit de semer le trouble chez l'adversaire. »

Béran tourna la tête, supplia Bustamonte du regard.

« Voyez maintenant ! cria Sigil Paniche. Je tourne ce bouton, là... » Il s'exécuta ; la pièce disparut dans sa totalité.

La toux de Bustamonte fut le seul bruit qu'on entendit.

Puis il y eut un sifflement de surprise, des bruissements d'étoffe, un cri étranglé.

La lumière revint. Des exclamations horrifiées retentirent; tous les yeux se tournèrent vers le panarque. Il gisait sur son divan de soie rose. Sa jambe tressauta nerveusement, ébranlant les assiettes et les flacons posés sur la table.

« Au secours ! Un médecin pour le panarque ! » cria Bustamonte.

Les poings d'Aiello martelèrent spasmodiquement l'ivoire ; ses yeux se voilèrent, sa tête retomba en arrière dans la totale lassitude de la mort.

Les médecins examinèrent délicatement Aiello, masse informe aux membres déployés en tous sens. Béran, Nouveau Panarque, Souffle Déifié des Paonais, Tyran Absolu des Huit Continents, Maître de l'Océan, Suzerain du Système et Chef Reconnu de l'Univers (entre autres titres), s'agitait sur sa chaise, ne manifestant ni compréhension ni chagrin. Les Mercantiles, en groupe serré, murmuraient entre eux; Palafox, qui n'avait pas bougé de son siège, contemplait la scène avec impassibilité.

Bustamonte, devenu Ayudor-Senior, ne perdit pas de temps à affirmer l'autorité que l'on pouvait s'attendre à le voir employer, en sa qualité de régent. Il agita la main; une escouade de Mamarones alla promptement prendre position autour du pavillon.

«Personne ne sortira avant que ces tragiques circonstances ne soient éclaircies », déclara-t-il, se tournant vers les médecins: «Avez-vous déterminé la cause de la mort ? »

Le premier des trois médecins s'inclina. «Le panarque a succombé à un poison. La drogue a été administrée à l'aide d'un dard-projectile qui s'est fiché dans le côté gauche de sa gorge. Le poison...» Il consulta les cadrans, les graphiques et les rouages colorés d'un analyseur dans lequel ses collègues avaient introduit quelques échantillons de fluides corporels d'Aiello. «Le poison est apparemment un dérivé du mépothanax. Il s'agit sans doute d'extine.

Dans ce cas... » dit Bustamonte, et son regard passa du groupe serré formé par les négociants mercantiles au grave seigneur Palafox, «... le crime a été commis par l'une des personnes présentes dans cette pièce. »

Après un moment d'hésitation, Sigil Paniche s'approcha du cadavre. «Permettez-moi d'examiner ce dard. » Le médecin-chef lui indiqua une plaque de métal sur laquelle reposait l'aiguillon noir au petit bulbe blanc.

Sigil Paniche avait les traits tirés. « Cet objet est celui que j'ai aperçu dans la main du Médaillon il y a quelques instants. »

Bustamonte donna libre cours à sa rage. Ses bajoues rosirent, ses yeux s'enflammèrent. « Cette accusation... dans la bouche d'un escroc mercantile... est d'une impertinence déplacée; c'est le comble de la cruauté ! Vous accusez l'enfant d'avoir tué son père ? »

Béran se mit à pleurnicher; sa tête dodelina de gauche à droite. « Du calme, siffla Bustamonte. La nature de cet acte est limpide !

—       Non, non », protesta Sigil Paniche. Tous les Mercantiles se regardèrent, blêmes, impuissants.

«Il n'y a aucun doute possible, reprit inexorablement Bustamonte. Vous êtes venus à Pergolai sachant que votre duplicité avait été découverte. Vous étiez résolus à vous soustraire aux sanctions.

—       C'est absurde ! s'écria le Mercantile. Pourquoi aurions-nous planifié une démarche aussi stupide ? »

Bustamonte poursuivit d'une voix de tonnerre : « Le panarque ne se laissait pas fléchir. À la faveur de l'obscurité, vous avez tué le grand chef des Paonais!

—       Non, non !

—       Mais vous ne tirerez aucun bénéfice de ce crime. Vous me trouverez, moi, Bustamonte, plus intransigeant encore qu'Aiello. Votre condamnation sera mon premier acte d'autorité. »

Bustamonte leva le bras, la paume tournée vers l'extérieur, les doigts enserrant le pouce — geste traditionnel signifiant la mort pour les Paonais. Il appela le capitaine des Mamarones: «Noyez ces individus ! » Il regarda le ciel ; le soleil était bas. « Pressez-vous, avant le coucher du soleil ! »

En hâte, car une superstition paonaise interdisait de donner la mort pendant qu'il faisait nuit, les Mamarones emmenèrent les Mercantiles jusqu'à une falaise surplombant un bras de mer. On leur introduisit les pieds dans des tubes lestés, puis on les jeta à l'eau. Ils s'y enfoncèrent ; et la surface se referma sur eux, aussi calme qu'auparavant.

Vingt minutes plus tard, sur l'ordre de Bustamonte, le corps d'Aiello fut, à son tour, transporté sur la falaise, lesté sans cérémonie, et jeté à l'eau comme les Mercantiles. De nouveau, un bouillonnement d'écume blanche s'épanouit à la surface de la mer. De nouveau, les flots se refermèrent, tranquilles et bleus.

 

 

 

 

 

III

 

 

 

Le disque solaire flottait au-dessus de l'océan. Bustamonte, l'Ayudor-Senior de Pao, arpentait nerveusement la terrasse à grandes enjambées énergiques.

Le seigneur Palafox était assis non loin de là. Aux deux extrémités de la terrasse, un Mamarone pointait sur l'étranger son aiguillon igné, prêt à contrecarrer toute tentative de violence.

Bustamonte s'arrêta brusquement devant Palafox. «Ma décision a été sage... je n'en doute nullement !

—       De quelle décision parlez-vous ?

—       De celle qui concernait les Mercantiles. »

Palafox hésita. «Vous éprouverez peut-être quelques difficultés à renouer des relations commerciales.

Peuh ! Qu'ont-ils à faire de la mort de trois hommes tant qu'ils peuvent tirer des profits ?

—       Bien peu, certainement.

—       Ces hommes étaient des traîtres et des escrocs. Ils méritaient bien leur sort.

—       Et puis, observa Palafox, le crime a été suivi d'un châtiment approprié, sans délai susceptible de troubler l'âme populaire.

—       Justice a été faite », dit Bustamonte avec raideur.

Palafox hocha la tête. « Le rôle de la justice est, somme toute, de dissuader tous ceux qui pourraient avoir envie de commettre le même crime. L'exécution a bien rempli cette fonction. »

Bustamonte pivota sur ses talons et se remit à faire les cent pas sur la terrasse. «Il est vrai que quelques considérations opportunistes m'ont poussé, en partie, à agir. »

Palafox garda le silence.

«En toute franchise, reprit Bustamonte, je dois admettre que les preuves désignent un autre coupable, et que l'élément majeur de la difficulté reste caché, comme la masse d'un iceberg.

—       De quelle difficulté s'agit-il ?

—       Que vais-je faire du jeune Béran ? »

Palafox frotta son menton allongé. «Il faut replacer la question dans son véritable contexte.

—       Je crains de ne pas vous comprendre.

—       Nous devons nous demander si Béran a réellement tué le panarque. »

En avançant les lèvres, en écarquillant ses gros yeux, Bustamonte réussit à se muer en une créature grotesque, hybride de singe et de grenouille. « Ça ne fait aucun doute !

—       Pourquoi l'aurait-il fait ? »

Bustamonte haussa les épaules. «Aiello n'aimait pas Béran. Et il n'est pas certain qu'il en ait été le véritable père.

—       Vraiment? demanda Palafox. Et de qui Béran serait-il le fils ? »

De nouveau, Bustamonte haussa les épaules. «La divine Pétraia n'était pas particulièrement tatillonne dans ses débordements, mais nous ne saurons jamais la vérité... Aiello l'ayant condamnée à la noyade, il y a un an. Béran en a été très affligé, et c'est peut-être là qu'il faut chercher le mobile du crime.

—       Me prendriez-vous pour un imbécile?» s'enquit Palafox avec un singulier sourire figé.

Bustamonte sursauta. «Pardon? Que voulez- vous dire ?

—       Le meurtre a été exécuté de façon précise. L'enfant semblait agir sous hypnose. Sa main était guidée par un autre cerveau.

—       C'est votre sentiment ? » Bustamonte fronça les sourcils. « Et qui donc pourrait être cet autre cerveau ?

—       Pourquoi pas l'Ayudor-Senior ? »

Bustamonte s'arrêta de marcher, puis éclata de rire. « Quelle idée fantasque ! Pourquoi pas vous- même?

—       Je ne profite en rien de la mort d'Aiello, répondit Palafox. Il m'a convoqué dans un but précis. À présent, il est mort, et votre politique emprunte une orientation différente. On n'a plus besoin de moi ici. »

Bustamonte le retint. « Pas si vite. Aujourd'hui n'est pas hier. Il se peut, comme vous le suggérez, que les Mercantiles se montrent difficiles à amadouer. Peut-être accepterez-vous de me servir comme vous auriez pu servir Aiello. »

Palafox se leva. Au loin, le soleil plongeait peu à peu dans la mer; il planait, orange, déformé, dans l'air épais. Une brise tintait parmi des clochettes de verre et tirait d'une harpe éolienne des sons flûtés, mélancoliques; des cycas duveteux soupiraient et bruissaient.

Le soleil s'aplatit, se divisa en deux, puis en quatre.

« Regardez, vite ! lança Palafox. Guettez la lueur verte ! »

Les ultimes rayons, d'un rouge flamboyant, sombrèrent derrière l'horizon; puis il y eut un éclair vacillant du vert le plus pur qui vira au bleu, et la lumière du soleil s'éteignit.

Les deux hommes avaient contemplé les derniers reflets en silence. Bustamonte déclara alors d'une voix sourde : « Béran doit mourir. Le parricide est prouvé.

—       Vous réagissez de manière excessive à la situation, observa doucement Palafox. Vos remèdes sont pires que les maux.

—       J'agis comme je le juge nécessaire, dit Bustamonte d'un ton brusque.

—       Je suis prêt à vous débarrasser de l'enfant. Il peut partir avec moi pour Frakha. »

Bustamonte le regarda en simulant la surprise. « Que feriez-vous du jeune Béran ? Cette idée est ridicule. Je suis tout disposé à vous offrir un certain nombre de jeunes femmes pour accroître votre prestige, ou peu importe dans quel but particulier vous avez besoin de ces troupeaux de femelles.

—       Nos buts ne sont guère particuliers.

—       Bon... », Bustamonte haussa les épaules, «... nous en reparlerons plus tard. Pour l'instant, je vais donner des ordres pour régler le sort de Béran. »

Palafox sourit ; son regard se perdit dans le crépuscule. «Vous craignez que Béran ne devienne une arme dirigée contre vous. Vous voulez écarter toute menace éventuelle. »

Le visage rond de Bustamonte arbora une expression fourbe et sournoise. « Il serait inconvenant de le nier. »

Palafox fixa le ciel. «N'ayez crainte. Il ne se souviendra de rien.

—       Pourquoi vous intéressez-vous à cet enfant ? s'enquit Bustamonte.

—       Considérez que c'est un caprice.

—       Je suis au regret de vous désobliger, dit Bustamonte d'un ton cassant.

—       Mieux vaut m'avoir pour ami que pour ennemi », répliqua Palafox doucement.

Bustamonte se figea. Il hocha la tête, très aimable soudain. « Je ferais peut-être mieux de reconsidérer la question. Après tout, l'enfant n'est guère susceptible de provoquer des ennuis... Venez, je vais vous conduire auprès de lui ; nous observerons sa réaction à cette idée. »

Bustamonte s'éloigna, en se balançant sur ses jambes courtes. Un petit sourire aux lèvres, Palafox le suivit.

Devant le portail, Bustamonte donna, à voix basse, un ordre bref au capitaine des Mamarones. Derrière lui, Palafox s'arrêta, attendit qu'il ne fût plus à portée de voix, et s'adressa au grand neutraloïde noir, en levant la tête pour regarder le visage aux traits durs.

«Si je refaisais de vous un homme... comment me remercieriez-vous ? »

Ses yeux flamboyèrent, ses muscles ondulèrent sous la peau noire. Le neutraloïde répondit de son étrange voix douce :

« Comment je vous remercierais ? En vous brisant, en vous écrasant le crâne. Je suis supérieur à un homme, supérieur à quatre hommes... pourquoi souhaiterais-je redevenir faible ?

—       Ah ! s'étonna Palafox. Vous n'êtes pas sujet aux faiblesses humaines ?

—       Si, soupira le neutraloïde. J'ai une faiblesse, hélas ! » Il montra les dents en un sourire sinistre. « J'éprouve, à tuer, une joie anormale ; étrangler de petits hommes pâles est mon occupation préférée. »

Palafox se détourna, entra dans le pavillon. La porte se referma derrière lui. Il regarda par-dessus son épaule. Le capitaine l'observait fixement à travers le panneau transparent. Palafox inspecta les autres issues; partout, des Mamarones montaient la garde.

Bustamonte avait pris place dans l'un des sièges en mousse noire ayant appartenu à Aiello. Il avait jeté sur ses épaules un manteau noir, le Noir Absolu du panarque.

«Vous m'étonnez, vous, les hommes de Frakha,

dit Bustamonte. Votre audace est remarquable! Avec quelle désinvolture vous vous exposez au danger le plus épouvantable ! »

Palafox hocha la tête avec gravité. «Nous ne sommes pas aussi téméraires que nous en avons l'air. Un dominie ne se déplace jamais à l'étranger sans moyens d'assurer sa protection.

—       Vous faites allusion à votre réputation de sorcellerie ? »

Palafox secoua la tête en signe de dénégation. «Nous ne sommes pas des magiciens. Néanmoins nous avons à notre disposition des armes surprenantes. »

Bustamonte passa en revue le costume brun et gris qui n'offrait aucune possibilité de dissimuler quoi que ce fût. « Ces armes, en tout cas, ne sont pas détectables pour l'instant.

—       Je l'espère bien. »

Bustamonte ramena sur ses genoux les plis de son manteau noir. « Parlons franchement.

—       Avec joie.

—       Je contrôle Pao. En conséquence, je m'attribue le titre de panarque. Que dites-vous de cela ?

—       Je dirais que vous venez d'accomplir une manœuvre de logique pragmatique. À présent, si vous voulez bien m'amener Béran, nous partirons tous les deux et vous laisserons assumer les responsabilités de votre fonction. »

Bustamonte secoua la tête. « Impossible.

—       Impossible ? Pas du tout.

—       Impossible, cela ne cadre pas avec mes projets. Pao est régie par la continuité et la tradition. La sensibilité publique exige l'accession de Béran au trône. Il doit mourir avant qu'on apprenne le décès d'Aiello. »

Palafox caressa pensivement le trait noir de sa moustache. «Dans ce cas, il est déjà trop tard. » Bustamonte se pétrifia. « Que dites-vous ?

—       Avez-vous écouté le bulletin d'informations en provenance d'Eiljanre ? Le présentateur est justement en train de parler.

—       Comment le savez-vous ? » s'enquit Bustamonte.

Palafox lui montra le bouton de réglage du son placé dans le bras de son fauteuil. « Voilà le moyen de prouver que je n'ai pas tort. »

Bustamonte enfonça violemment le commutateur. Une voix épaissie par une émotion artificielle sortit du mur. « Pleure et gémis, ô Pao ! Le grand Aiello, notre noble panarque, est mort! Hélas, hélas, hélas! Perplexes, nos regards se tournent vers le ciel triste, et notre unique espérance, notre unique soutien en cette heure tragique est Béran, le nouveau panarque ! Puisse son règne être aussi stable et glorieux que celui du grand Aiello ! »

Tel un petit taureau noir, Bustamonte pivota brusquement pour fixer Palafox.

« Comment la nouvelle est-elle parvenue à l'étranger ? »

Palafox répondit avec insouciance et décontraction. « C'est moi qui l'ai annoncée. » Les yeux de Bustamonte se mirent à briller. « À quel moment l'avez-vous fait ? Vous êtes constamment resté sous surveillance.

Nous, les dominies de Frakha, ne sommes pas dépourvus de subterfuges. »

La voix, dans le mur, ronronnait toujours. « Sur ordre du panarque Béran, les Mamarones ont définitivement noyé les criminels responsables. L'Ayudor Bustamonte sert Béran avec une loyauté absolue, et l'aidera à préserver l'équilibre. »

Bustamonte donna libre cours à sa fureur. « Croyez-vous pouvoir déjouer mes plans par cette simple ruse ? » Il fit signe aux Mamarones. « Vous souhaitez rejoindre Béran. Et vous allez le faire... dans la vie et, demain matin dès l'aube, dans la mort. »

Les gardes s'étaient postés derrière Palafox. «Fouillez cet homme ! ordonna Bustamonte. Avec le plus grand soin ! »

Les gardes soumirent Palafox à des recherches extrêmement minutieuses. Ses vêtements furent examinés sous toutes les coutures ; lui-même, palpé et houspillé, sans la moindre considération pour sa dignité.

Ils ne découvrirent rien ; ni outils, ni armes, ni instruments d'aucune sorte. Bustamonte assista à la scène sans dissimuler son intérêt et sembla déçu par le résultat négatif. « Comment est-ce possible ? s'exclama-t-il avec mépris. Vous, un sorcier de l'Institut de Frakha ! Où sont vos appareils, vos trucs infaillibles, vos mystérieux générateurs d'énergie ? »

Palafox, qui n'avait manifesté aucune émotion pendant la fouille, répliqua d'une voix aimable : «Hélas, Bustamonte, je n'ai pas le droit de répondre à vos questions. »

Bustamonte éclata d'un rire vulgaire. Il fit signe aux gardes. « Conduisez-le en prison. »

Les neutraloïdes saisirent les bras de Palafox.

« Encore un mot, dit ce dernier, car vous ne me reverrez plus sur Pao. »

Bustamonte acquiesça. « Cela, je n'en doute pas.

—       Je suis venu sur la requête d'Aiello pour négocier un contrat.

—       Quelque mission infâme !

—       Plutôt un échange de surplus destiné à satisfaire nos besoins mutuels. Ma sagesse en échange de votre population. C'est une proposition honnête.

—       Je n'ai pas de temps à perdre en propos abstrus. » Bustamonte fit signe aux gardes. Ils entraînèrent Palafox vers la porte.

« Laissez-moi parler », proposa Palafox avec douceur. Les gardes ne lui prêtèrent aucune attention. Il eut un petit mouvement convulsif; les neutraloïdes hurlèrent et, d'un bond, s'écartèrent de lui.

«Qu'y a-t-il?» s'enquit Bustamonte, se levant brusquement.

«Il brûle! Il projette des radiations enflammées. »

Palafox parla d'une voix calme. «Comme je viens de vous le dire, nous ne nous reverrons plus sur Pao. Mais vous aurez besoin de moi, et le marché d'Aiello vous paraîtra tout à fait raisonnable.» Il salua Bustamonte, se tourna vers les gardes. « Venez, à présent nous pouvons partir. »

 

 

 

 

 

IV

 

 

Le menton posé sur l'appui de la fenêtre, Béran contemplait la nuit. Le ressac phosphorescent éclairait la plage. Les étoiles, gigantesques flocons givrés, scintillaient. On ne distinguait rien d'autre.

La pièce, austère et sinistre, se situait tout en haut de la tour. Les murs étaient tapissés de fibre brute ; la fenêtre protégée par un film épais de cleax ; la porte, enfin, s'intégrait étroitement au chambranle sans le moindre joint apparent. C'était une prison... et Béran ne l'ignorait pas.

Un bruit léger lui parvint d'en bas, le grognement rauque d'un neutraloïde qui riait. Béran était sûr qu'on se moquait de lui, de la fin misérable qu'allait connaître sa jeune existence. Les larmes lui montèrent aux yeux, mais, à la façon des enfants paonais, il ne manifesta pas autrement son émotion.

Il y eut du bruit à la porte. La serrure bourdonna, le panneau glissa sur lui-même, dévoilant le seigneur Palafox entre deux neutraloïdes.

Rempli d'espoir, Béran fit un pas en avant... mais l'attitude des trois personnages le figea sur place. Les neutraloïdes poussèrent Palafox sans ménagement. La porte se referma. Béran, abattu, déconfit, resta debout, au milieu de la pièce.

Du regard, Palafox en fit le tour, assimilant en un seul coup d'œil chaque détail. Il alla écouter à la porte puis, en trois longues enjambées élastiques, se dirigea vers la fenêtre. Il regarda au-dehors. Il ne vit que les étoiles et les ondes déferlantes. De la langue, il effleura un endroit clef à l'intérieur de sa bouche ; une voix imperceptible, celle du présentateur d'Eiljanre, parla dans son oreille interne. La voix était fébrile : « De Pergolai, l'Ayudor Bustamonte vient de nous faire parvenir des nouvelles graves ! Au cours de l'attentat criminel qui a coûté la vie au panarque Aiello, le Médaillon, lui aussi, a été touché, et sa vie est en danger ! Les meilleurs médecins de Pao veillent à son chevet. L'Ayudor Bustamonte demande que nous nous unissions tous pour propulser une immense vague d'espoir vers le Médaillon gravement blessé ! »

De la langue, Palafox coupa le son. Il se tourna vers Béran et lui fit signe. Béran s'approcha. Palafox se pencha vers lui et lui murmura à l'oreille : « Nous sommes en danger. On écoute tout ce que nous disons. Ne parlez pas, mais regardez-moi bien... et obéissez rapidement quand je vous l'ordonnerai ! »

Béran hocha la tête. De nouveau, Palafox inspecta la pièce, un peu plus lentement cette fois. Pendant qu'il s'y occupait, une partie de la porte devint transparente ; un œil regarda au travers.

Énervé, Palafox leva la main, mais se contint. Au bout d'un moment, l'œil disparut, le mur redevint opaque.

D'un bond, Palafox fut à la fenêtre ; il pointa son index. Un trait igné en jaillit et ouvrit en sifflant une brèche dans le film protecteur. La vitre se détacha et, avant que Palafox eût le temps de la saisir, disparut dans l'obscurité.

«Vite! murmura Palafox. Venez ici! Tout de suite ! » Béran hésita. « Vite ! reprit Palafox, toujours à voix basse. Avez-vous envie de vivre ? Sautez sur mon dos, vite ! »

En bas retentirent des bruits de pas, des exclamations.

Quelques instants plus tard, la porte glissa sur elle-même. Trois Mamarones firent irruption sur le seuil. Ils s'arrêtèrent, firent des yeux le tour de la pièce, et coururent à la fenêtre.

Le capitaine se tourna vers les hommes. «Descendons ! S'ils se sont échappés, c'est le fond de la mer qui nous attend ! »

Ils fouillèrent les jardins, mais ne trouvèrent aucune trace de Palafox ni de Béran. Rassemblés sous la lumière des étoiles, plus sombres que l'obscurité elle-même, ils parlementèrent à voix basse et parvinrent à une décision. Leurs voix douces se turent ; à leur tour, ils s'évanouirent dans la nuit.

 

 

 

 

 

V

 

 

 

Tout groupe, quels que soient le nombre et l'homogénéité des individus qui le composent ou la fermeté avec laquelle ils professent une doctrine commune ne tarde pas à se scinder en groupes plus petits épousant des versions différentes de la même foi ; de ces sous-groupes surgissent à leur tour des sous-sous-groupes, et ainsi de suite jusqu'à l'ultime limite de l'individu unique, dans lequel, du reste, s'exprimeront des tendances opposées.

 

ADAM OSTWALD,

La Société humaine.

 

 

Les Paonais, bien qu'au nombre de quinze milliards, formaient le groupe le plus homogène que l'on pût trouver dans l'univers humain. Néanmoins, chez eux, les caractéristiques communes passaient pour normales, alors que les différences, si minimes fussent-elles, attiraient l'attention.

Ainsi, l'on considérait les gens du Minamand — et surtout ceux de la capitale, Eiljanre — comme frivoles et citadins dans l'âme. Ceux du Hivand, le plus plat et le plus monotone des continents paonais, offraient l'exemple de la naïveté bucolique.

Ceux du Nonamand, le sinistre continent méridional, avaient la réputation d'être économes et courageux, tandis que les habitants du Vidamand, qui cultivaient des raisins et des fruits, et mettaient en bouteilles presque tout le vin de Pao, étaient considérés comme expansifs et généreux.

Depuis plusieurs années, Bustamonte entretenait une équipe d'informateurs secrets, dispersés sur les huit continents. Ce matin-là, de bonne heure, accablé par les soucis, il arpentait la galerie, aux lignes pures, du palais de Pergolai. Les événements ne s'arrangeaient pas au mieux. Sur les huit continents, trois seulement semblaient l'accepter comme panarque de facto : le Vidamand, le Minamand et le Dronamand. Du Shraimand, de l'Aimand, du Nonamand, de l'Hivand et de l'Impland, ses agents lui avaient fait parvenir des rapports sur une vague d'insoumission en perpétuel accroissement.

Rien ne laissait présager une rébellion active ; il n'y avait ni manifestations ni défilés. Chez les Paonais, le mécontentement s'exprimait sous forme de mauvaise volonté et de lenteur dans le fonctionnement du service public, d'un manque de coopération dans l'administration. Cet état de fait avait déjà entraîné, par le passé, une crise économique et un changement de dynastie.

Réfléchissant à sa position, Bustamonte fit craquer nerveusement ses phalanges. Il n'avait plus qu'une seule ligne de conduite à adopter. Le Médaillon devait mourir et, avec lui, le sorcier de Frakha.

Le jour s'était levé ; on pouvait désormais les exécuter dans les règles.

Il descendit au rez-de-chaussée et appela l'un des Mamarones. « Convoquez le capitaine Mornune. »

Plusieurs minutes s'écoulèrent. Le neutraloïde revint.

« Où est Mornune ? s'enquit Bustamonte.

—       Le capitaine et deux hommes de la section ont quitté Pergolai. »

Abasourdi, Bustamonte pivota brusquement.

« Quitté Pergolai ?

—       C'est ce qu'on m'a dit. »

Bustamonte foudroya le garde du regard, puis leva les yeux vers la tour. « Venez ! » Il se précipita vers l'ascenseur; lui et son compagnon furent emportés à toute allure vers le haut. Une fois arrivé, Bustamonte traversa le couloir au pas de charge, jusqu'à la cellule. Il inspecta la pièce par le judas. Enfin, fou de rage, il fit glisser la porte et se dirigea vers la fenêtre ouverte.

«Tout est clair, tempêta-t-il. Béran a disparu. Le dominie a disparu. Ils ont fui tous les deux à Eiljanre. Les ennuis ne sont pas loin. »

Il se posta devant l'ouverture, les yeux fixés sur le lointain. Il finit par s'en détourner. « Vous vous appelez Andrade ?

—       Hessenden Andrade.

—       Vous êtes promu au grade de capitaine, en remplacement de Mornune.

—       Très bien.

—       Nous retournons à Eiljanre. Prenez les dispositions nécessaires. »

Bustamonte descendit sur la terrasse, se servit un verre d'eau-de-vie et s'assit. Manifestement, Palafox désirait que Béran devînt panarque. Les Paonais aimaient à être régis par un jeune panarque et ne réclamaient qu'une succession dynastique paisible ; tout changement n'aurait pas manqué de perturber leur besoin de pérennité. Il suffirait à Béran de paraître à Eiljanre pour être aussitôt porté en triomphe jusqu'au grand Palais et revêtu du Noir Absolu.

Bustamonte but une longue gorgée d'eau-de- vie. Ainsi, il avait échoué. Aiello était mort. Bustamonte ne pourrait jamais démontrer que la main de Béran avait lancé le fatal projectile. En outre, trois marchands mercantiles n'avaient-ils pas déjà été exécutés pour ce crime ?

Que faire ? Il n'avait guère le choix. Il devait se rendre à Eiljanre dans l'espoir de s'y établir comme Ayudor-Senior et d'exercer la régence pour le compte de Béran. Si Palafox ne dirigeait pas Béran avec trop de fermeté, celui-ci oublierait probablement son emprisonnement ; et si Palafox se montrait intransigeant, il existait des moyens de s'en débarrasser.

Bustamonte se leva. À Eiljanre, se dit-il, pour y manger le pain de l'humiliation ! Il avait déjà passé plusieurs années à jouer les sycophantes pour Aiello et l'expérience lui rendrait grand service.

Durant les heures et les jours qui suivirent, Bustamonte eut trois surprises d'importance croissante.

D'abord, il découvrit que ni Palafox ni Béran n'étaient arrivés à Eiljanre, et que leur présence n'était signalée nulle part sur Pao. Bustamonte, d'abord hésitant et circonspect, se mit à respirer avec plus de facilité. Les deux fugitifs avaient-ils succombé à quelque catastrophe imprévisible? Palafox avait-il enlevé le Médaillon pour des raisons qui lui étaient personnelles ?

Cette incertitude n'avait rien d'agréable. Tant qu'il ne serait pas certain de la mort de Béran, il ne pourrait jouir en paix des prérogatives de la charge de panarque. Le doute avait également infecté les immenses populations paonaises. La résistance augmentait de jour en jour ; les informateurs de Bustamonte lui signalaient que partout on le désignait sous le sobriquet de Bustamonte Bereglo. «Bereglo» était un terme typiquement paonais ; il désignait un tueur d'abattoir maladroit, ou un animal qui joue avec sa victime avant de la dévorer.

Bustamonte rageait intérieurement, mais se rassurait en affichant une parfaite rectitude, et en espérant, soit que la population l'accepterait comme panarque, soit que Béran apparaîtrait pour démentir les rumeurs et s'exposer à une tentative d'assassinat plus précise.

Ce fut alors que survint le deuxième choc.

L'Ambassadeur mercantile fit parvenir à Bustamonte une note qui reprochait en termes très vifs au gouvernement paonais l'exécution sommaire des trois attachés, rompait toutes relations commerciales jusqu'au paiement d'une indemnité, et établissait le montant de ladite indemnité — une somme ridiculement élevée pour un souverain paonais qui, chaque jour, dans l'exercice de ses fonctions, pouvait condamner à mort quelque cent mille personnes.

Bustamonte avait espéré négocier un nouveau contrat d'armement. Comme il l'avait conseillé à Aiello, il offrait une prime pour s'assurer les droits exclusifs des armes les plus modernes. La note de l'Ambassadeur mercantile mettait un terme à tous ses espoirs dans ce domaine.

Le troisième choc fut le plus dévastateur de tous ; il réduisit même les deux premiers à de vulgaires incidents.

Le clan Brumbo de Batmarsh, parvenu à l'état de dynastie régnante malgré l'opposition d'une vingtaine de rivaux hargneux, avait besoin de quelques hauts faits pour cimenter sa position. En conséquence, Eban Buzbek, hetman des Brumbos, rassembla une centaine de vaisseaux, les chargea de guerriers, et se lança à la conquête de la grande Pao.

Peut-être, à l'origine, ne prévoyait-il qu'une simple incursion : un atterrissage, une attaque brutale, un rapide pillage, et voilà tout... mais, une fois la ceinture extérieure de détecteurs franchie, il ne rencontra qu'un semblant de résistance, puis, lorsqu'il se posa sur le Vidamand, le continent le moins peuplé, il n'en rencontra plus du tout. C'était un succès qui dépassait les espoirs les plus fous!

Eban Buzbek, avec ses dix mille hommes, marcha sur Donaspara, la capitale du Shraimand ; personne ne s'opposa à sa progression. Six jours après son atterrissage sur Pao, il entrait à Eiljanre. La populace regarda passer, maussade, son armée glorieuse; elle laissa ravir ses biens et violer ses femmes sans réagir. L'esprit combatif — fût-ce la tactique éclair de la guérilla — n'était pas une caractéristique des Paonais. Ils avaient compté que les Mamarones les protégeraient, mais Bustamonte, prudent, avait quitté la capitale ; confusion et désorganisation avaient régné, et les Mamarones, bien qu'intrépides, manquaient d'initiative et ne furent jamais appelés à passer à l'action.

En tout cas, seul un petit pourcentage de la population fut touché par la conquête batch; les autres continuèrent à méditer leurs lentes et profondes pensées. Et le rythme de la vie paonaise suivit son cours habituel.

 

 

 

 

 

VI

 

 

Béran, Médaillon et fils du panarque Aiello, avait mené jusque-là une vie sans histoire. Son régime étant soigneusement étudié et équilibré, il n'avait jamais souffert de la faim, et donc jamais apprécié réellement ses repas. Ses distractions étaient supervisées par un corps de gymnastes entraînés, et considérées comme des «exercices»; en conséquence, il ne ressentait aucune inclination pour les jeux. On l'habillait, on le pomponnait ; on écartait de son chemin tout obstacle, toute menace ; jamais il n'avait affronté une difficulté quelconque, jamais il n'avait connu le triomphe.

Assis sur les épaules de Palafox qui, par la fenêtre, venait de pénétrer dans la nuit, Béran avait l'impression de vivre un cauchemar. Une brusque sensation de chute... ils étaient en train de tomber ! Son estomac se contracta, son souffle s'étrangla dans sa gorge. Il se tortilla, hurla de peur. Ils tombaient, tombaient toujours. Quand s'écraseraient-ils ?

« Silence », fit brièvement Palafox.

Les yeux de Béran commençaient à s'habituer aux ténèbres. Il cligna des paupières. Son regard rencontra une fenêtre éclairée. Elle passa au- dessous d'eux. Ils ne tombaient pas, ils montaient ! Ils survolaient le pavillon! Ils flottaient dans la nuit, légers comme des bulles, bien au-dessus de la tour, vers le ciel étoilé. Béran finit par se persuader qu'il ne rêvait pas; c'était donc par la magie du sorcier de Frakha qu'ils planaient dans les airs, emportés comme un duvet de chardon. À mesure que grandissait son émerveillement, sa peur diminuait. Il regarda Palafox.

« Où allons-nous ?

Là où j'ai ancré mon vaisseau. »

Béran contempla le pavillon qui étincelait, multicolore, pareil à une anémone de mer. Il ne souhaitait pas y retourner; il éprouvait simplement une sorte de vague regret. Pendant quinze paisibles minutes, ils flottèrent vers le firmament, et le pavillon se mua en une petite tache de couleur, bien loin au-dessous d'eux. Ses yeux s'emplirent de larmes; il sombra dans un état apathique, se souciant à peine de ce qui lui arrivait.

Palafox tendit la main gauche; les impulsions émises par le système de radar tissé dans sa paume lui revinrent, réfléchies par le sol et converties en stimuli. Altitude satisfaisante, conclut-il. Du bout de la langue, il effleura l'une des plaques insérées dans le tissu de sa joue et prononça une syllabe brève.

Quelques minutes passèrent; Palafox et Béran dérivaient comme des spectres. Puis une forme allongée surgit, leur masquant le ciel. Palafox tendit le bras, saisit une rampe et s'élança le long de la coque jusqu'au sas d'entrée, tout en maintenant Béran. Enfin, il le poussa à l'intérieur, le suivit et referma le panneau.

Des lumières s'allumèrent.

Béran, trop abasourdi pour s'intéresser aux événements, s'écroula sur une banquette. Il regarda Palafox monter sur un pont surélevé, pianoter sur quelques touches. Le ciel se ternit ; et l'enfant fut saisi par les vibrations oscillantes du sub-espace.

Palafox descendit de la plate-forme et l'examina d'un œil froid. Celui-ci évita de rencontrer son regard.

« Où allons-nous ? » demanda-t-il, non qu'il s'en souciât, mais parce qu'il ne trouvait rien de mieux à dire.

« Sur Frakha. »

Le cœur de Béran fit un petit bond dans sa poitrine.

« Pourquoi dois-je partir ?

Parce qu'à présent vous êtes panarque. Si vous restiez sur Pao, Bustamonte vous tuerait. »

Béran reconnut la justesse de ce raisonnement. Il se sentit triste, perdu, délaissé. Il ne savait rien de Frakha, mis à part ce que lui avaient transmis les attitudes et les propos d'autres personnes. L'image qui se formait dans son esprit n'avait rien de rassurant.

Il jeta un coup d'œil furtif à Palafox — ce dernier ne ressemblait plus du tout à l'étranger silencieux assis à la table d'Aiello. Ce Palafox-là était grand comme un démon de feu, magnifique d'énergie contenue. Un sorcier, un sorcier de Frakha !

Palafox regarda Béran. «Quel âge avez-vous, petit?

—       Neuf ans. »

Palafox caressa son menton allongé. «Mieux vaut que vous sachiez ce que l'on attend de vous. Le programme, dans son ensemble, n'est guère compliqué. Vous vivrez sur Frakha, vous suivrez les cours de l'Institut, vous serez mon pupille et, le moment venu, vous me servirez comme le font mes fils.

—       Vos fils ont-ils mon âge ? » demanda Béran avec espoir.

—       J'ai beaucoup de fils ! rétorqua Palafox avec un orgueil farouche. Je les compte par centaines ! » Remarquant l'intérêt fasciné que lui prêtait Béran, il eut un rire sans gaieté. « Mes propos doivent vous sembler incompréhensibles... Pourquoi me fixez- vous ainsi ? »

Béran répondit sur un ton d'excuse: «Si vous avez tant d'enfants, vous devez être vieux, beaucoup plus vieux que vous n'en avez l'air. »

Le visage de Palafox se transforma de façon étrange. Ses joues s'empourprèrent, ses yeux se mirent à scintiller comme des éclats de verre. Il dit d'une voix lente, glacée : « Je ne suis pas vieux. Ne répétez jamais cela. C'est une chose qu'il ne faut pas dire à un dominie de Frakha.

—       Je regrette, balbutia Béran. Je croyais...

—       Aucune importance. Venez, vous êtes fatigué, vous devez dormir. »

Palafox, sans faire preuve de bienveillance ni de sévérité, le souleva pour le porter sur une couchette. Des rayons de chaleur irradièrent la peau de Béran ; tournant son visage vers la cloison bleu nuit, il s'endormit aussitôt.

Béran s'éveilla tout étonné de ne pas se trouver dans son lit rose et noir. Lorsqu'il eut réfléchi à sa situation, il se sentit plutôt ragaillardi. L'avenir promettait d'être intéressant et, quand il retournerait sur Pao, il emporterait avec lui toute la science secrète de Frakha.

Il se leva et déjeuna en compagnie de Palafox qui semblait d'excellente humeur, ce qui l'encouragea à poser d'autres questions. «Êtes-vous vraiment sorcier?

—              Je ne fais pas de miracles, dit Palafox, excepté, peut-être, ceux de l'esprit.

—              Mais vous flottez dans les airs ! Votre index projette des flammes !

—       Cela, tout dominie de Frakha en est capable. »

Béran contempla avec admiration le long visage

ardent. « Alors, vous êtes tous sorciers ?

—              Bah ! s'exclama Palafox. Ces pouvoirs résultent de modifications physiques. Je suis hautement modifié. »

La stupeur de Béran se teinta de doute. «Les Mamarones sont modifiés, mais... »

Du haut de sa taille, Palafox lui adressa un sourire de loup. « Cette comparaison est inepte. Les neutraloïdes peuvent-ils flotter dans les airs ?

—       Non.

—       Nous ne sommes pas des neutraloïdes, annonça Palafox avec fermeté. Nos modifications accentuent nos pouvoirs au lieu de les éliminer. Un réseau antigravité est tissé dans la peau de mes pieds. Un système de radar, greffé dans ma main gauche, ma nuque et mon front, me fournit un sixième sens. Je vois trois couleurs en deçà du rouge et quatre au-delà du violet. Je perçois les ondes radio. Je marche sous l'eau, je flotte dans les airs. L'os de mon index a été remplacé par un tube propulseur. Je dispose encore d'un certain nombre de pouvoirs qui tirent leur énergie d'un banc miniature placé dans ma poitrine. »

Béran resta silencieux. Puis il demanda timidement: «Sur Frakha, est-ce que je serai modifié, moi aussi ? »

Palafox le considéra, comme frappé d'une idée nouvelle. « Si vous faites exactement ce que je vous dirai de faire. »

Béran tourna la tête. «Que devrai-je faire? s'enquit-il d'une voix contenue.

—       Il est inutile de vous en préoccuper pour le moment. »

Béran se dirigea vers le hublot et regarda au- dehors, mais il n'y avait rien à voir, à part des stries grises et noires provoquées par la vitesse.

« Dans combien de temps atteindrons-nous Frakha?

—       Nous y serons bientôt... Éloignez-vous du hublot. Le spectacle du sub-espace peut blesser un cerveau fragile. »

Sur le tableau de bord, les indicateurs vibrèrent et frémirent ; le vaisseau fit une brusque embardée.

Palafox alla se poster sous la coupole d'observation. « Voici Frakha ! »

Béran, debout sur la pointe des pieds, vit un monde gris et, derrière, un petit soleil blanc. L'appareil fendit l'atmosphère avec un sifflement aigu, et le monde s'agrandit.

Béran aperçut des montagnes dont l'immensité défiait l'imagination: des éperons rocheux dépassant les soixante kilomètres d'altitude, givrés par la glace et la neige, au sommet desquels s'effilochaient des plumets de vapeur. Le vaisseau se laissa glisser au-dessus d'un océan gris-vert, marbré d'algues flottantes amalgamées, et survola de nouveau les à-pic.

Il diminua sa vitesse pour plonger dans une immense vallée cernée de parois rocheuses, dont le fond se perdait dans le brouillard et les ténèbres. Au sommet d'une pente escarpée, large comme une prairie, apparut une vague croûte grisâtre. Il s'en approcha, et la croûte devint une petite cité accrochée au flanc de la montagne. Les bâtiments étaient bas, faits de roche fondue, avec des toits d'un brun roussâtre; certains, reliés entre eux, surplombaient l'abîme comme les maillons d'une chaîne. L'effet était sinistre, mais pas du tout impressionnant.

« Est-ce là Frakha ? demanda Béran.

—       C'est l'Institut. »

Vaguement déçu, Béran insista : « Je m'attendais à autre chose.

—       Nous accordons peu d'importance aux apparences. En outre, les dominies sont peu nombreux. Et nous nous voyons rarement. »

Béran voulut parler, puis hésita, sentant qu'il abordait un sujet délicat. D'une voix prudente, il interrogea : « Est-ce que vos fils habitent tous avec vous?

—       Non, fit Palafox brièvement. Ils suivent les cours de l'Institut, bien sûr. »

L'appareil descendait lentement. Les indicateurs, sur le tableau de bord, étaient agités de soubresauts, comme doués d'une quelconque vie.

Béran, qui regardait l'abîme, se remémora, avec un pincement au cœur, les paysages et les océans bleus de sa planète natale. « Quand retournerai-je sur Pao ? » demanda-t-il, soudain anxieux.

Palafox, qui pensait à autre chose, répondit avec désinvolture : « Dès que les circonstances le permettront.

—       Mais ce sera dans combien de temps ? »

Palafox lui jeta un coup d'œil rapide. «Vous voulez devenir panarque de Pao ?

—       Oui », fit Béran, avec décision. « À condition que je sois modifié.

—       Peut-être vos souhaits seront-ils satisfaits. Mais n'oubliez jamais une chose: qui ne donne rien n'a rien.

—       Que devrai-je donner ?

—       Nous en discuterons plus tard.

—       Bustamonte ne m'accueillera pas avec plaisir, dit Béran d'un air sombre. Je crois que lui aussi voudrait bien être panarque. »

Palafox rit. « Bustamonte a quelques petits problèmes à résoudre en ce moment. Réjouissez-vous que cette tâche soit la sienne actuellement et non pas la vôtre. »

 

 

 

 

 

VII

 

 

Les problèmes de Bustamonte étaient de taille. Ses rêves de grandeur volaient en éclats. Au lieu de régner sur huit continents paonais et de tenir sa cour à Eiljanre, il devait se contenter d'une petite escorte qui comprenait une douzaine de Mamarones, trois de ses concubines les moins désirables, et quelques fonctionnaires maussades appartenant à la magistrature. Son royaume était un village perdu dans les marais pluvieux du Nonamand ; son palais, une auberge. Encore devait-il ces prérogatives au bon vouloir des Brumbos qui, jouissant des fruits de leur conquête, n'étaient pas pressés de se lancer à sa poursuite ni de l'éliminer.

Un mois s'écoula. L'humeur de Bustamonte s'aigrit. Il battait ses concubines, admonestait les membres de sa suite. Les bergers de la région prirent l'habitude d'éviter le village; l'aubergiste et les villageois se renfermèrent dans un mutisme sans cesse croissant jusqu'au jour où Bustamonte s'éveilla et trouva le village désert, les marais vides de troupeaux.

Il envoya la moitié de ses neutraloïdes en quête de nourriture, mais ils ne revinrent jamais. Les ministres se mirent à parler ouvertement de repartir vers un endroit plus hospitalier. Bustamonte eut beau promettre, discuter, l'esprit paonais cédait difficilement à la persuasion.

À l'aube d'un jour particulièrement sinistre, les derniers neutraloïdes décampèrent. Les concubines refusèrent de s'activer et s'assirent dans un coin, serrées les unes contre les autres, reniflant lamentablement, atteintes de rhumes de cerveau. Toute la matinée, une pluie maussade tomba ; l'humidité envahit l'auberge. Bustamonte ordonna à Est Coelho, ministre des Transports intercontinentaux, de faire du feu dans la cheminée. Or, Coelho n'était pas d'humeur à s'abaisser devant Bustamonte. La discussion s'envenima ; les ministres sortirent alors comme un seul homme sous la pluie et se dirigèrent d'un bon pas vers le port côtier de Spyrianthe.

Les trois femmes s'agitèrent, suivirent la progression des ministres, puis, avec un bel ensemble, se retournèrent pour lancer à Bustamonte des regards sournois. Mais celui-ci veillait. En voyant sa physionomie rembrunie, elles se mirent à soupirer et à gémir.

Jurant, soufflant, Bustamonte brisa les meubles de l'auberge et fit un feu qui rugit dans la cheminée.

Du dehors parvint une clameur assourdie, un concert de hurlements lointains, un sauvage rip- rip-rip.

Bustamonte sentit le cœur lui manquer, sa mâchoire s'affaissa. C'était le taïaut des Brumbos, l'appel du clan.

Les hurlements et les rip-rip-rip se firent plus farouches, puis atteignirent l'unique rue du village qu'ils entreprirent de descendre.

Bustamonte jeta un manteau sur ses épaules trapues, alla à la porte, l'ouvrit toute grande et sortit sur le pavé.

De la route des marais, il vit déboucher ses ministres, trottinant comme des moutons; au- dessus de leurs têtes, une douzaine de guerriers du clan Brumbo, montés sur leurs chevaux volants, caracolaient en hurlant et en vociférant. À la vue de Bustamonte, ils se mirent à crier triomphalement, se laissèrent glisser du haut de leur selle, firent atterrir leurs montures et se jetèrent en avant, chacun d'entre eux désireux d'être le premier à poser la main sur la nuque de Bustamonte.

Ce dernier fit un pas en arrière, résolu à mourir en préservant sa dignité. Il sortit son dard. Le sang aurait coulé si les guerriers batch n'avaient reculé.

Alors arriva Eban Buzbek en personne, petit homme maigre et nerveux, aux oreilles en feuilles de chou, aux cheveux jaunes tressés en une natte de trente centimètres de long. La quille de son cheval volant racla le pavé ; après un dernier crachotement, les tuyères se turent.

Eban Buzbek se fraya un passage au milieu du petit groupe sanglotant des ministres, tendit la main pour saisir Bustamonte par la nuque et l'obliger à s'agenouiller. Bustamonte se rencogna dans l'embrasure de la porte et pointa son aiguillon. Mais les guerriers brumbos étaient rapides; leurs pistolets paralysants tonnèrent, repoussant avec

violence Bustamonte contre le mur. Eban Buzbek le saisit par le cou et le jeta dans la boue de la rue.

Bustamonte se releva lentement, tremblant de rage.

Eban Buzbek agita la main. Ses guerriers s'emparèrent de Bustamonte, le ligotèrent avec leurs ceintures et le roulèrent dans un filet. Puis, sans autre cérémonie, ils sautèrent en selle et reprirent leur chevauchée aérienne, Bustamonte suspendu au troussequin, comme un vulgaire cochon qu'on aurait conduit au marché.

À Spyrianthe, le groupe prit place dans un dirigeable surmonté d'un dôme. Bustamonte, étourdi par le vent, à demi-mort de froid, se laissa glisser sur le pont. Il ne sut rien de son retour à Eiljanre.

Le dirigeable se posa dans la cour du grand Palais ; Bustamonte fut traîné sans ménagement à travers les salles dévastées et enfermé dans une chambre.

Tôt dans la matinée du lendemain, deux servantes le réveillèrent. Elles le débarrassèrent de la boue et de la crasse dont il était couvert, le revêtirent d'un costume propre et lui apportèrent à boire et à manger.

Une heure plus tard, la porte s'ouvrit. Un guerrier fit signe à Bustamonte de s'avancer. Il s'exécuta, pâle, nerveux, mais indompté.

On le conduisit dans un petit salon qui surplombait les célèbres serres du palais. Eban Buzbek l'y attendait, en compagnie d'un groupe de guerriers et d'un interprète mercantile. Il semblait d'excellente humeur et, en voyant apparaître Bustamonte, il hocha la tête d'un air jovial. Il prononça quelques mots dans la langue saccadée de Batmarsh ; le Mercantile traduisit.

« Eban Buzbek espère que vous avez passé une bonne nuit.

—       Que me veut-il ? » grommela Bustamonte.

Après traduction du message, Eban Buzbek répondit par un discours assez long. Le Mercantile écouta attentivement, puis se tourna vers Bustamonte.

«Eban Buzbek retourne à Batmarsh. Il dit que les Paonais sont maussades et entêtés. Ils refusent de coopérer comme devrait le faire un peuple vaincu. »

Cette nouvelle n'étonna guère Bustamonte.

«Eban Buzbek est déçu par les Paonais. Il les compare à des tortues, car ils refusent de se battre et d'obéir. Il n'est pas satisfait de sa conquête. »

Bustamonte fusilla du regard le guerrier aux cheveux nattés qui se prélassait sur le Trône Noir.

« Eban Buzbek s'en va et vous autorise à prendre le titre de panarque. En échange de cette faveur, vous lui verserez un million de marks au début de chaque mois paonais, pendant toute la durée de votre règne. Acceptez-vous ? »

Bustamonte inspecta les visages les uns après les autres. Mais personne ne daigna croiser son regard ; leurs physionomies n'exprimaient rien. Chaque guerrier semblait étrangement crispé, comme un coureur attendant le signal du départ.

«Acceptez-vous? répéta le Mercantile.

—       Oui », marmonna Bustamonte.

Il y eut dans la pièce un bruissement imperceptible, comme si l'assemblée se détendait à regret.

Le Mercantile traduisit. Eban Buzbek fit un signe d'assentiment et se leva. Un joueur de fifre, se penchant vers son diplonet, joua une marche rapide.

Eban Buzbek et ses guerriers quittèrent la pièce sans accorder à Bustamonte le moindre regard.

Une heure plus tard, la corvette rouge et noir de Buzbek fendit le ciel comme une lame et disparut. Le soir venu, il ne restait plus un seul membre du clan sur Pao.

Au prix d'un terrible effort, Bustamonte proclama sa souveraineté, s'attribuant le titre et l'autorité de panarque. Ses quinze milliards de sujets, distraits de leurs soucis par l'invasion batch, ne lui opposèrent plus de résistance ; en ce sens, Bustamonte profita de l'incursion.

 

 

 

 

 

VIII

 

 

Les premières semaines de Béran sur Frakha furent lugubres et malheureuses. La monotonie régnait à l'intérieur comme à l'extérieur ; tout était couleur de roc, avec de simples variations de ton et d'intensité ; tout semblait étrangement lointain. Le vent mugissait continuellement, mais l'air était raréfié et l'effort que Béran devait fournir pour respirer lui laissait dans la gorge une sensation d'âcre brûlure. Petit spectre pâle, il errait dans les couloirs glacés du manoir de Palafox, cherchant, sans succès, quelque distraction.

Résidence typique d'un dominie de Frakha, la maison de Palafox était accrochée à la falaise, ses différents niveaux desservis par un escalier roulant. Le dernier étage, occupé par des ateliers, était interdit à Béran, mais il y avait aperçu des mécanismes merveilleusement complexes. Au-dessous, se trouvaient des pièces d'utilisation courante, lambrissées de bois sombre, pavées de roche fondue brun-roux, et généralement inoccupées, sauf par Béran. Au rez-de-chaussée, séparée des pièces principales en enfilade, s'étendait une vaste structure circulaire qui était — Béran le découvrit par la suite — le dortoir privé de Palafox.

La maison était austère, glaciale, dépourvue de tout ornement ; rien n'avait été prévu pour la distraction des habitants. Personne ne prêtait attention à Béran ; on eût dit que l'on avait oublié jusqu'à son existence. Il trouvait de quoi manger sur un buffet dressé dans le réfectoire central ; il dormait où et quand il voulait. Il apprit à reconnaître une demi- douzaine d'hommes qui semblaient considérer la maison de Palafox comme leur quartier général. Une ou deux fois, au rez-de-chaussée, il aperçut une femme. Personne ne lui adressait la parole, sauf Palafox, et encore ne le rencontrait-il que très rarement.

Sur Pao, il y avait très peu de différences entre les sexes ; hommes et femmes portaient des vêtements semblables et jouissaient de privilèges identiques. Ici, c'était le contraire. Les hommes portaient des costumes sombres en tissu collant et des calottes noires agrémentées de petits becs pointus. Les femmes que Béran avait entrevues arboraient des jupes à volants, aux couleurs gaies — la seule note colorée visible sur Frakha —, des brassières ajustées qui découvraient leur ventre, des babouches à grelots. Elles allaient tête nue, les cheveux artistiquement coiffés ; toutes étaient jeunes et belles.

Lorsqu'il lui fut impossible de supporter la solitude de la maison plus longtemps, Béran s'emmitoufla dans des vêtements chauds et se hasarda sur la montagne. Tête baissée pour mieux résister au vent, il poussa vers l'est jusqu'à la limite du hameau, à l'endroit où la rivière Rafale décroissait en une formidable perspective. À un kilomètre et demi au- dessous, s'étiraient une demi-douzaine de vastes édifices : des usines de fabrication automatisée. Au- dessus, la falaise rocheuse s'élevait jusqu'au ciel gris où l'extravagant petit soleil blanc virevoltait tel un disque d'étain ballotté par le vent. Béran rebroussa chemin.

Une semaine plus tard, il s'aventura de nouveau dehors mais, cette fois, il marcha vers l'ouest, dos au vent. Un passage de roche fondue serpentait entre une dizaine de maisons longues comme celle de Palafox, tandis que d'autres voies se croisaient et partaient dans d'autres directions, si bien que Béran craignit de se perdre.

Il fit halte en vue de l'Institut, groupe de bâtiments blafards échelonnés le long du versant. Dotés de plusieurs étages, ils dépassaient les autres bâtisses du hameau; aussi essuyaient-ils de plein fouet les bourrasques. La roche grise était striée de traînées verdâtres ou noirâtres aux endroits où le givre et le verglas accumulés pendant des années avaient laissé leurs empreintes.

Devant lui, un groupe de jeunes gens, plus âgés que lui, apparut sur la route qui débouchait de l'Institut ; ils s'en écartèrent pour escalader la colline, en file cérémonieuse ; ils se dirigeaient apparemment vers la base de lancement.

Curieux! pensa Béran. Quel air taciturne et sévère ils avaient! Des garçons paonais auraient sautillé et chahuté.

Il reprit le chemin du manoir de Palafox, en réfléchissant à l'absence de toutes relations sociales sur Frakha.

Pour Béran, le dépaysement avait perdu tout son charme ; le mal du pays le faisait cruellement souffrir. Assis sur le canapé de la grande salle, il s'occupait, l'esprit ailleurs, à nouer et dénouer un bout de ficelle. Un bruit de pas retentit. Il leva la tête. Palafox entra, commença à traverser la pièce et, l'apercevant, s'arrêta. «Eh bien, jeune panarque de Pao... pourquoi restez-vous là si tranquille dans votre coin ?

—       Je n'ai rien à faire. »

Palafox hocha la tête. Les Paonais n'étaient pas gens à se lancer arbitrairement dans quelque difficile exercice intellectuel ; et son intention première avait été de laisser Béran s'ennuyer le plus possible, afin de l'inciter à se mettre à la tâche.

«Rien à faire?» s'exclama-t-il, feignant la surprise. « Eh bien, nous allons remédier à cela. » Il fit mine de réfléchir. « Si vous devez suivre les cours de l'Institut, il vous faut apprendre le langage de Frakha. »

Béran parut soudain contrarié. « Quand vais-je repartir sur Pao?» demanda-t-il d'un ton grincheux.

Palafox hocha la tête avec gravité. «Je doute que vous ayez envie d'y retourner en ce moment.

—       Mais si ! »

Palafox prit place à côté de lui. « Avez-vous déjà entendu parler des Brumbos de Batmarsh ?

—       Batmarsh est une petite planète située à trois étoiles de Pao et habitée par des gens querelleurs.

—       Exact. La population est divisée en vingt- trois clans qui rivalisent continuellement d'intrépidité. L'un d'eux, le clan des Brumbos, a envahi Pao. »

Béran entendit la nouvelle sans la comprendre tout à fait. «Cela signifie que...

—       Que Pao est devenue la province personnelle d'Eban Buzbek, hetman des Brumbos. Il a suffi de dix mille guerriers, embarqués dans quelques vaisseaux peinturlurés, pour s'emparer de la planète tout entière, et votre oncle Bustamonte mène une existence misérable.

—       Que va-t-il se passer à présent ? »

Palafox eut un rire bref. « Qui sait ? Mais mieux vaut que vous restiez sur Frakha. Sur Pao, votre vie ne vaudrait pas grand-chose.

—       Je ne veux pas rester ici. Je n'aime pas Frakha.

—       Non ? » Palafox mima la surprise. « Et pourquoi donc ?

—       Tout est différent. Il n'y a ni océans ni arbres ni...

—       Évidemment ! s'écria Palafox. Nous n'avons ni océans ni arbres, mais nous avons l'Institut. Vous allez commencer vos études, et vous trouverez ensuite Frakha plus intéressante. D'abord, la langue ! Nous allons nous y mettre tout de suite. Venez ! » Il se leva.

Béran ne portait au langage de Frakha qu'un intérêt très limité mais, pour lui, n'importe quelle

activité serait la bienvenue — comme l'avait prévu Palafox.

À grandes enjambées, Palafox se dirigea vers l'escalier roulant, Béran sur ses talons; ils montèrent jusqu'aux étages supérieurs — jusque-là interdits à Béran — et entrèrent dans un vaste atelier qu'un plafond vitré exposait à la lumière grisâtre du ciel. Un jeune homme en costume ajusté marron foncé, l'un des nombreux fils de Palafox, y travaillait. Il leva la tête. Il était maigre et musclé, sa physionomie dure et hardie. Il ressemblait à Palafox de façon frappante, jusque dans les gestes et le port de tête. Palafox pouvait s'enorgueillir d'un tel témoignage de vitalité génétique qui tendait à faire de tous ses fils des représentations presque parfaites de sa propre personne. Laisser une image dynamique de soi dans l'avenir... efficacité créatrice et procréatrice... telle était, sur Frakha, la qualité fondamentale à la base de toute position sociale. Voilà pourquoi il existait, entre les dominies haut placés et leurs fils, une dissension paradoxale d'empathie qui avait tendance à les rapprocher — et d'opposition qui, elle, les éloignait.

Entre Palafox et Fanchiel, le jeune homme en costume marron, ni sympathie ni hostilité ne se manifestaient ouvertement; en fait, une émotion était si omniprésente dans les maisons, les dortoirs, les couloirs de l'Institut qu'on ne pouvait nier son existence.

Avant leur entrée, Fanchiel était en train de bricoler sur un minuscule fragment de mécanisme maintenu dans un étau. Il observait l'image tridimensionnelle agrandie de l'objet à hauteur des yeux ; équipé de gantelets, il contrôlait des micros outils et manipulait avec aisance des composants invisibles à l'œil nu. À la vue de Palafox, il abandonna son travail et se leva, se soumettant à l'ego plus excessif de son géniteur.

Les deux hommes parlèrent pendant plusieurs minutes dans la langue de Frakha. Béran commençait à espérer qu'on l'avait oublié... lorsque Palafox claqua des doigts. «Voici Fanchiel, le trente-troisième de mes fils. Il va vous enseigner beaucoup de choses utiles. J'aimerais que vous fassiez preuve de zèle, d'enthousiasme et d'application... non pas à la manière paonaise, mais comme l'étudiant de l'Institut que vous deviendrez, nous l'espérons. » Il partit sans rien ajouter.

Sans grand enthousiasme, Fanchiel rangea ses instruments.

«Venez», dit-il en paonais, et il passa dans la pièce contiguë.

«Commençons par une discussion préliminaire. » Il désigna un bureau de métal gris recouvert de caoutchouc noir. « Asseyez-vous là, s'il vous plaît.» Béran obéit. Fanchiel le détailla attentivement, sans le moindre égard pour sa sensibilité. Puis, avec un léger haussement d'épaules, il laissa tomber sa carcasse musclée sur une chaise.

«Notre occupation première, dit-il, sera l'apprentissage de la langue de Frakha.»

Soudain, tous les ressentiments que Béran avait accumulés se mirent à le tourmenter au tréfonds de son être: le manque d'intérêt qu'on lui avait porté, son ennui, son mal du pays, et là, ce mépris cavalier pour sa personnalité profonde, furent à l'origine d'une crise d'obstination revêche, typique chez les Paonais. « Je n'ai pas envie d'apprendre la langue de Frakha. Je veux retourner sur Pao. »

Fanchiel eut l'air vaguement amusé. « Quand le moment sera venu, vous retournerez certainement sur Pao... peut-être en qualité de panarque. Si vous y alliez à présent, vous seriez tué. »

Des larmes de solitude et de tristesse embuèrent les yeux de Béran. «Dans combien de temps pourrai-je partir ?

—       Je l'ignore, répondit Fanchiel. Le seigneur Palafox a conçu, en ce qui concerne Pao, un vaste projet... sans doute retournerez-vous là-bas quand il le jugera utile. En attendant, vous feriez mieux d'accepter les avantages qui vous sont offerts. »

La raison et la gentillesse naturelle de Béran luttaient contre l'obstination de sa race. «Pourquoi dois-je aller à l'Institut ? »

Avec une candeur ingénue, Fanchiel répliqua: «Le seigneur Palafox désire apparemment que vous vous familiarisiez avec Frakha et qu'ainsi vous vous montriez favorable à ses objectifs. »

Cela dépassait l'entendement de Béran; pourtant les manières de Fanchiel l'impressionnaient. « Qu'apprendrai-je à l'Institut ?

—       Mille choses... plus que je ne peux vous en décrire. À l'Institut de Culture comparée — où le seigneur Palafox est dominie —, vous étudierez les races de l'univers, leurs similitudes et leurs différences, leurs langues et leurs instincts prédominants, les symboles précis qui vous permettront de les influencer.

«À l'Institut de Mathématiques, vous apprendrez la manipulation des idées abstraites, les différents systèmes de réflexion... et vous vous entraînerez au calcul mental.

« À l'Institut d'Anatomie humaine, vous apprendrez la gériatrie et les méthodes de prévention de la mort, la pharmacologie, la technique des modifications et des adjonctions humaines... et vous serez peut être autorisé à en bénéficier d'une ou deux. »

Ce dernier détail stimula l'imagination de Béran. « Est-ce que je pourrai être modifié comme Palafox?

Ah, ah ! s'exclama Fanchiel. Voilà une idée amusante. Savez-vous que le seigneur Palafox est l'un des hommes les plus puissamment modifiés de Frakha ? Il maîtrise neuf sensibilités, quatre énergies, trois échos, deux annihilations, trois émanations mortelles, et je ne parle pas de ses pouvoirs variés tels que la règle à calcul mental, la faculté de survivre dans un monde dépourvu d'oxygène, les glandes antifatigue, une poche sanguine subclaviculaire qui annule automatiquement l'effet de tous les poisons qu'il pourrait ingérer. Non, mon jeune ami, vous êtes par trop ambitieux ! » Un instant, l'amusement adoucit ses traits marqués. « Mais si vous régnez un jour sur Pao, vous contrôlerez un univers débordant de filles fécondes et pourrez peut-être disposer de toutes les modifications connues des chirurgiens et des anatomistes de l'Institut de Frakha. »

Déconcerté, Béran fixa sur Fanchiel un regard vide. Même dans ces conditions incompréhensibles et sujettes à caution, la modification lui paraissait bien éloignée.

« À présent, dit Fanchiel avec vivacité, penchons- nous sur la langue de Frakha. »

La perspective d'une modification repoussée à un avenir très lointain fit remonter à la surface l'obstination de Béran. «Pourquoi ne parlerions- nous pas le paonais ? »

Fanchiel expliqua patiemment : « Il vous faudra apprendre beaucoup de choses qui vous seraient incompréhensibles si je vous les enseignais en paonais.

—       Mais je vous comprends en ce moment, marmonna Béran.

—       Parce que nous discutons les idées les plus générales qui soient. Chaque langue est un outil particulier, doué d'une faculté spéciale. Plus qu'un moyen de communication, c'est un système de pensée. Comprenez-vous ce que je veux dire ? »

L'expression de Béran fournit à Fanchiel sa réponse.

« Imaginez qu'une langue soit une ligne de partage des eaux qui stoppe le flux dans certaines directions et le canalise dans d'autres. La langue contrôle le mécanisme de l'esprit. Lorsque des hommes parlent des langues différentes, leurs esprits fonctionnent différemment, et ils agissent différemment. Par exemple, connaissez-vous la planète Vale ?

—       Oui. Le monde où tous les habitants sont fous.

—       Plutôt... où les habitants vous donnent, par leurs actions, l'impression d'être fous. En réalité, ce sont des anarchistes purs et durs. Or, si l'on examine la langue de Vale, on découvre, sinon une raison à leur comportement, du moins une ébauche de conformité. Leur idiome est une improvisation personnelle, presque complètement dénué de règles. Chaque individu choisit une façon de parler comme nous choisirions, vous et moi, la couleur d'un vêtement. »

Béran fronça les sourcils. « Nous, les Paonais, ne traitons pas ces choses à la légère. Notre façon de nous habiller est préétablie ; personne ne porterait des vêtements qui ne lui seraient pas familiers ou qui provoqueraient des malentendus. »

Un sourire éclaira les traits austères de Fanchiel. « C'est vrai. J'avais oublié. Les Paonais ne font pas d'un habillement voyant une vertu. Et, par voie de corollaire peut-être, les cas d'anomalie mentale sont rares. Les quinze milliards de Paonais sont harmonieusement sains d'esprit. On ne peut pas en dire autant des habitants de Vale. Tout, chez eux, est spontané : l'habillement, le comportement, la langue. Une question se pose alors : le langage induit-il l'excentricité ou se contente-t-il simplement de la refléter ? Lequel des deux existait avant l'autre : le langage ou le comportement ? »

Béran s'avoua incapable de répondre.

« En tout cas, dit Fanchiel, maintenant que vous connaissez la relation entre langage et comportement, vous devez avoir envie d'étudier celui de Frakha. »

Béran fit preuve d'une indécision peu flatteuse.

«Si je l'apprenais, deviendrais-je semblable à vous ? »

Fanchiel remarqua d'un air ironique: «Vous voudriez à tout prix éviter cela, je suppose! Rassurez-vous. En apprenant, nous changeons tous, mais vous ne deviendrez jamais un vrai homme de Frakha. Il y a bien longtemps, vous avez été modelé à la façon des Paonais. Cependant, en parlant notre langue, vous nous comprendrez... et quand deux hommes ont le même mode de pensée, ils ne peuvent se détester. À présent, si vous êtes prêt, nous allons commencer. »

 

 

 

 

 

IX

 

 

Sur Pao, la vie continuait, calme et sereine. La population labourait les champs, péchait dans les océans et, dans certaines régions, tamisait le pollen de l'air pour confectionner de délicieux gâteaux au goût de miel. Tous les huit jours, un marché avait lieu ; tous les huit fois huit jours, le peuple se rassemblait pour les hymnes; tous les huit fois huit fois huit jours, se déroulaient des foires continentales.

Les Paonais n'opposaient plus aucune résistance à Bustamonte. La défaite infligée par les Brumbos était oubliée ; les impôts mis en place par le nouveau panarque, moins lourds que ceux d'Aiello ; et son règne, empreint d'une simplicité qui seyait à son accession équivoque au Trône Noir.

Mais, bien qu'il eût atteint son but, la satisfaction de Bustamonte n'était pas complète. Divers aspects de sa nouvelle existence l'exaspéraient; des frayeurs, qu'il n'avait jamais soupçonnées, le plongeaient dans un trouble intense. Homme impulsif, sa réaction face à ces désagréables émois était souvent disproportionnée. Pourtant courageux de nature, il était obsédé par la crainte qu'on en voulût à sa vie; déjà, les fusils à percussion centrale des Mamarones avaient éliminé une douzaine de visiteurs coupables de n'avoir pas suffisamment surveillé leurs gestes. Bustamonte se croyait également en butte aux plaisanteries méprisantes de ses sujets; nombre de personnes avaient perdu la vie quand il avait surpris leurs expressions joyeuses. Mais ce qui le rendait le plus amer, c'était le tribut qu'il payait à Eban Buzbek, hetman des Brumbos.

Chaque mois, Bustamonte rédigeait mentalement un sanglant défi qu'il projetait d'expédier à Eban Buzbek, mais chaque mois, la prudence l'emportait; Bustamonte, le cœur débordant de rage impuissante, envoyait le tribut.

Quatre années s'écoulèrent. Puis, un matin, un vaisseau-courrier rouge, noir et jaune se posa sur la base de lancement d'Eiljanre. Cormoran Ben- barth, rejeton de la branche cadette des Buzbek, en sortit. Il se présenta au grand Palais comme un seigneur visitant l'une de ses fermes éloignées et adressa à Bustamonte un salut empreint d'une amabilité désinvolte.

Bustamonte, revêtu du Noir Absolu, parvint, au prix d'un immense effort, à conserver un visage impassible. Il posa la question d'usage : « Quel vent fortuné vous a poussé sur nos rivages ? »

Cormoran Benbarth, jeune guerrier de haute taille, aux cheveux tressés et aux magnifiques moustaches blondes, étudia Bustamonte de ses yeux aussi bleus que des barbeaux, aussi grands et innocents que les cieux paonais.

«Ma mission est simple, annonça l'arrivant. Je suis entré en possession de la Baronnie septentrionale de Faden qui, vous le savez peut-être, ou pas, jouxte les territoires méridionaux du clan Griffin. J'ai besoin de fonds pour ériger des fortifications et recruter une escorte.

Ah ! » fit Bustamonte. Cormoran Benbarth tortilla ses longues moustaches blondes.

«Eban Buzbek m'a laissé entendre que, pour gagner ma gratitude, vous seriez susceptible de me consentir un million de marks, prélevé sur vos richesses. »

Pétrifié, Bustamonte soutint pendant trente secondes le regard bleu innocent de son interlocuteur, tandis que ses méninges fonctionnaient à toute allure. Se soumettre à cette extorsion pourrait entraîner le défilé incessant de membres de clans indigents au palais. Cette idée était intolérable. Mais pouvait-il renvoyer ce jeune brigand sans risquer des représailles ?

Dans l'esprit paonais retors de Bustamonte, il était inconcevable que cette demande fût autre chose qu'une exigence étayée par une menace implicite de violence contre laquelle il ne pouvait offrir aucune résistance. Levant les bras en signe de contrariété, il ordonna qu'on apportât la somme requise et reçut les remerciements de Cormoran Benbarth, dans une attitude silencieuse et misérable.

Affichant une gratitude modérée, Benbarth repartit pour Batmarsh. La rage provoqua chez Bustamonte des aigreurs stomacales et sa décision de défier les Brumbos devint le moteur de son existence.

Bustamonte s'absorba dans la réflexion pendant de sombres semaines interminables. Il finit par s'avouer qu'il lui fallait ravaler son orgueil et implorer les services de ceux qu'il avait, autrefois, repoussés : les dominies de l'Institut de Frakha.

Sous l'identité d'un ingénieur itinérant, il prit un billet pour la planète-dépôt Journal et, de là, s'embarqua sur un cargo pour traverser les Marklaïdes extérieures.

Peu de temps après, il arriva sur Frakha. Une allège se porta à la rencontre du cargo. Bustamonte, reconnaissant, quitta la coque surpeuplée et survola de gigantesques pics rocheux, en direction de l'Institut.

Au terminal, il n'eut à remplir aucune de ces formalités qui occupaient de si nombreux effectifs de l'administration paonaise ; en fait, on ne lui accorda pas la moindre attention.

Bustamonte en fut contrarié. S'approchant des portes, il regarda la cité, en bas, au loin. À gauche, les usines et les ateliers ; à droite, la masse sévère de l'Institut ; au centre, les divers bâtiments, manoirs et pavillons, flanqués de leurs dortoirs respectifs.

Un jeune homme au visage sérieux — à peine sorti de l'adolescence — lui tapota le bras, en lui faisant signe de s'écarter. Bustamonte recula pour laisser passer un contingent d'une vingtaine de jeunes femmes aux cheveux aussi clairs que de la crème. Elles prirent place dans un véhicule en forme de scarabée qui amorça aussitôt la descente.

Nul autre moyen de locomotion n'était en vue, et le terminal était quasiment désert. Bustamonte, livide de colère, ses muscles noués palpitant sous la peau de ses joues, dut enfin admettre, soit qu'il n'était pas attendu, soit qu'on n'avait pas pensé à venir l'accueillir. C'était intolérable ! Il allait exiger l'attention qui lui était due !

Il marcha à grands pas jusqu'au centre du hall et se mit à faire des gestes impérieux. Une ou deux personnes s'arrêtèrent et le regardèrent avec curiosité ; mais, lorsqu'il leur ordonna en paonais d'aller chercher un responsable, elles le dévisagèrent sans comprendre et poursuivirent leur chemin.

Bustamonte abandonna ses tentatives; hormis lui-même, le terminal était vide. Il déclama l'un de ces interminables jurons paonais et retourna vers les portes.

Le hameau lui était évidemment inconnu. La maison la plus proche se situait à huit cents mètres de distance. Inquiet, il regarda le ciel. Le petit soleil blanc avait disparu derrière l'à-pic; un brouillard grisâtre planait au-dessus de la rivière Rafale; le crépuscule tombait sur les habitations.

Bustamonte prit une profonde inspiration. Il n'y avait plus d'alternative ; le panarque de Pao allait devoir marcher pour trouver un refuge, comme un vulgaire vagabond. Il poussa la porte avec détermination et fit un pas en avant.

Le vent l'enveloppa et l'entraîna vers le bas de la descente; le froid le mordit à travers ses minces habits paonais. Bustamonte pivota et dévala le chemin sur ses épaisses jambes courtes.

Gelé jusqu'à la moelle, les poumons douloureux, il arriva devant la première maison. Les murs de roche fondue s'élevaient devant lui, dépourvus de toute ouverture. Il se traîna le long du bâtiment, mais ne put trouver l'entrée; aussi, hurlant de fureur et d'angoisse, poursuivit-il sa route.

Le ciel était noir. De petits grêlons commençaient à lui piquer la nuque. Il courut jusqu'à la maison voisine et, cette fois, trouva une porte ; mais il eut beau frapper, personne ne répondit. Il se détourna, grelottant et tremblant, les pieds insensibles, les doigts gourds. L'obscurité était désormais si profonde qu'il distinguait à peine le chemin.

Des fenêtres de la troisième maison fusaient des lumières; là non plus, personne ne répondit au martèlement de ses poings sur l'huis. Fou de rage, Bustamonte saisit une pierre et la lança contre la fenêtre la plus proche. La vitre rendit un son métallique qui résonna agréablement à ses oreilles. Il jeta une deuxième pierre qui attira enfin l'attention. La porte s'ouvrit. Bustamonte s'effondra à l'intérieur, raide comme un arbre qui s'abat.

Le jeune homme qui lui avait ouvert le retint et le tira jusqu'à un siège. Bustamonte s'assit, rigide, les pieds étendus, les yeux exorbités, la respiration entrecoupée de sanglots.

L'homme parla. Bustamonte ne put le comprendre.

«Je suis Bustamonte, panarque de Pao, bredouilla-t-il avec peine entre ses lèvres roides. Quel accueil inqualifiable... quelqu'un le paiera cher. »

Le jeune homme, l'un des fils du dominie qui résidait dans cette maison, ignorait le paonais. Il secoua la tête, visiblement gagné par l'ennui. Il regarda la porte, puis Bustamonte, comme s'il se préparait à éjecter cet obscur intrus.

«Je suis le panarque de Pao ! hurla Bustamonte. Amenez-moi à Palafox, au seigneur Palafox, entendez-vous ? À Palafox ! »

Ce nom suscita une réaction. L'homme fit signe à Bustamonte de rester assis et disparut dans une autre pièce.

Dix minutes s'écoulèrent. La porte s'ouvrit; Palafox entra et, platement formaliste, s'inclina.

« Ayudor Bustamonte, quel plaisir de vous voir. Je n'ai pas pu venir à votre rencontre, mais je vois que vous vous êtes parfaitement débrouillé. Ma maison est tout près et je serais heureux de vous offrir l'hospitalité. Êtes-vous disposé à me suivre ? »

Le lendemain matin, Bustamonte s'imposa une parfaite maîtrise de soi. L'indignation ne le mènerait à rien et risquerait de le mettre dans une situation gênante vis-à-vis de son hôte... bien que — il inspecta sa chambre avec mépris — l'hospitalité laissât vraiment à désirer ! Pourquoi des hommes aussi cultivés construisaient-ils des bâtiments aussi austères ? Et pourquoi vivaient-ils sur une planète aussi peu accueillante ?

Palafox arriva. Les deux hommes s'attablèrent devant une carafe de thé poivré. Le seigneur de Frakha limita la conversation aux plus anodines platitudes. Il ne fit aucune allusion au caractère déplaisant de leur dernière rencontre sur Pao et ne manifesta pas le moindre intérêt pour les raisons de la venue de Bustamonte.

Celui-ci finit par se pencher vers son hôte et aborda le problème. « Un jour, le défunt panarque Aiello a demandé votre aide. Je me rends compte à présent qu'il agissait avec prudence et sagesse. Aussi suis-je venu secrètement sur Frakha pour conclure avec vous un nouveau marché. »

Palafox hocha la tête et sirota son thé en gardant le silence.

« La situation est la suivante, reprit Bustamonte. Ces maudits Brumbos m'extorquent un tribut mensuel. Payer ne me plaît guère... néanmoins, je ne proteste pas, car m'armer contre eux me coûterait encore plus cher.

—       Mercantil semble donc le grand perdant de l'affaire, observa Palafox.

—       Exactement ! Toutefois, récemment, un autre tribut s'est ajouté au premier. Je crains qu'il ne présage d'autres extorsions. » Bustamonte décrivit la visite de Cormoran Benbarth. « Ma fortune va être constamment pillée... je ne serai plus qu'un trésorier pour tous les sicaires de Batmarsh. Je refuse de me soumettre à cet ignoble asservissement ! Je libérerai Pao : voilà ma mission ! C'est pourquoi je viens vous demander conseils et avis stratégiques. »

Palafox reposa son gobelet de thé avec une délicatesse plus significative que n'importe quel discours. «Les conseils sont les seuls produits que nous exportons. Ils vous appartiendront... contre règlement.

—       Et ce règlement ? » demanda Bustamonte, qui savait fort bien de quoi il retournait.

Palafox se carra plus confortablement sur sa chaise.

« Comme vous le savez, Frakha est, et a toujours été, depuis la fondation de l'Institut, un monde d'hommes. Mais, poussés par la nécessité, nous persistons à engendrer des fils, nous les élevons... ceux, du moins, que nous jugeons dignes de nous. Rares sont les enfants qui obtiennent le droit de s'inscrire à l'Institut. Pour l'un d'entre eux, vingt autres quittent la planète avec leur mère, une fois leur contrat expiré.

—       Bref, fit Bustamonte sèchement, vous voulez des femmes. »

Palafox acquiesça. « Nous voulons des femmes, des jeunes femmes saines, intelligentes et belles. C'est le seul luxe que nous ne pouvons fabriquer, nous les sorciers de Frakha... nous n'en avons, du reste, aucune envie.

—       Qu'en est-il de vos filles ? demanda Bustamonte avec curiosité. Ne pouvez-vous en engendrer aussi facilement que des garçons ? »

Ces mots n'eurent aucun effet sur Palafox; on eût dit qu'il ne les avait pas entendus. « Frakha est un monde d'hommes, répéta-t-il. Nous sommes les Sorciers de l'Institut. »

Bustamonte resta pensif. Il ignorait que, pour un homme de Frakha, une fille était à peine plus désirable qu'un mongolien à deux têtes. Le dominie de Frakha, comme les ascètes classiques, vivait dans le présent et n'était certain que de son propre ego. Le passé avait valeur d'annales ; l'avenir était un bloc informe, attendant d'être modelé. Il était capable d'échafauder des plans, un siècle à l'avance; en effet, si le sorcier de Frakha admettait le caractère inévitable de la mort, il la rejetait, sur le plan émotionnel, convaincu qu'en donnant naissance à une nombreuse progéniture mâle, il pourrait fusionner avec le futur.

La conviction de Bustamonte, qui ignorait tout de la psychologie de Frakha et qui pensait que Palafox avait l'esprit légèrement dérangé, n'en fut que plus affermie. Il lâcha à contrecœur: «Nous pouvons parvenir à un arrangement satisfaisant. De votre côté, vous devez nous aider à écraser les Brumbos, et garantir ainsi que jamais plus... »

Palafox secoua la tête, en souriant. «Nous ne sommes pas des guerriers. Nous ne vendons que le produit de nos cerveaux, rien de plus. Comment oserions-nous agir autrement? Frakha est vulnérable. Un seul missile suffirait à détruire l'Institut. Vous ne traiterez qu'avec moi seul. Si, demain, Eban Buzbek se présentait ici, il pourrait s'offrir les conseils d'un autre sorcier qui opposerait son pouvoir au mien.

—       Hum ! grommela Bustamonte. Et qu'est-ce qui me certifie que cela ne se produira pas ?

—       Rien. Rien du tout. Une neutralité détachée caractérise la politique de l'Institut... toutefois, chaque sorcier est libre d'accroître à sa guise le nombre d'occupants de ses dortoirs. »

Les doigts de Bustamonte tambourinèrent nerveusement sur la table. «Que pouvez-vous faire pour moi, si vous êtes incapable de me protéger contre les Brumbos ? »

Palafox médita, les paupières mi-closes, puis déclara: «Il existe plusieurs moyens de parvenir au but que vous désirez atteindre. Je peux engager pour votre compte des mercenaires de Hallowmede, de Polensis ou de Terre. Je pourrais sans doute fomenter une coalition des clans Batch contre celui des Brumbos. Ou encore nous pourrions dévaluer la devise paonaise, au point que le tribut perdrait toute valeur. »

Bustamonte fit la moue. «Je préfère des méthodes plus directes. Je veux que vous nous fournissiez des armes, afin que nous puissions nous défendre nous-mêmes, sans dépendre de quiconque. »

Palafox haussa ses sourcils noirs arqués. «Je m'étonne d'entendre, dans la bouche d'un Paonais, une proposition aussi dynamique.

Pourquoi ? s'enquit Bustamonte. Nous ne sommes pas des lâches. »

La voix de Palafox se teinta d'impatience. « Dix mille Brumbos ont triomphé de quinze milliards de Paonais. Votre peuple avait des armes. Mais personne n'a envisagé la possibilité d'une résistance. Tout le monde s'est incliné, comme des poules mouillées. » Bustamonte secoua la tête et, d'un air obstiné :

«Nous sommes des hommes comme les autres. Il nous faut seulement un peu d'entraînement.

—       L'entraînement ne suppléera jamais au désir de combattre. »

Bustamonte gronda : « Alors, c'est ce désir qu'il faut éveiller en nous. »

Palafox montra les dents, en une grimace singulière. Il se redressa sur sa chaise. « Nous voici enfin arrivés au cœur du problème. »

Bustamonte le regarda, intrigué par cette soudaine véhémence.

Palafox reprit : « Nous devons persuader les Pao- nais malléables de devenir des guerriers. Comment y parvenir ? De toute évidence, ils devront modifier leur nature profonde. Il leur faudra se débarrasser de leur passivité et de leur souplesse à s'adapter aux épreuves. Il leur faudra apprendre la brutalité, l'orgueil et l'esprit de compétition. Vous êtes d'accord ? »

Bustamonte hésita. Palafox l'avait devancé et semblait s'engager dans une voie différente de celle qu'il avait prévue. « Vous avez peut-être raison.

—       Vous comprenez bien que ce processus ne peut s'accomplir en une seule journée. Changer la psychologie d'un peuple est un travail de longue haleine. »

Il y avait, dans l'attitude de Palafox, une tension, une désinvolture voulue qui éveillèrent les soupçons de Bustamonte.

« Si vous désirez une force de frappe efficace, dit Palafox, c'est le seul moyen d'y parvenir. Il n'existe pas de raccourci. »

Bustamonte détourna les yeux. Il porta son regard au loin, vers la rivière Rafale.

«Vous croyez que cette force de frappe peut être créée ?

—       Certainement.

—       Et combien de temps faudrait-il pour cela ?

—       Environ vingt ans.

—       Vingt ans !

—       Nous devons commencer par les enfants, les bébés. »

Bustamonte garda le silence pendant plusieurs minutes. «Il faut que j'y réfléchisse.» Il se leva d'un bond et arpenta la pièce en secouant les mains comme pour les sécher.

Palafox ajouta, avec une nuance d'âpreté : « Comment pourrait-il en être autrement ? Si vous voulez une force de frappe, vous devez d'abord créer un esprit guerrier. Il s'agit d'un trait culturel qui ne peut être inculqué du jour au lendemain.

—       Oui, oui, murmura Bustamonte, je le conçois fort bien, mais je dois y penser.

—       Pensez aussi à un autre point, suggéra Palafox. Pao est vaste et peuplée. Il y a de quoi y créer non seulement une armée efficace, mais également un important complexe industriel. Pourquoi acheter des marchandises à Mercantil si vous pouvez les produire vous-mêmes ?

—       Comment parvenir à ce résultat ? »

Palafox éclata de rire. « C'est là qu'interviennent mes compétences particulières. Je suis dominie à l'Institut de Culture comparée de Frakha.

—       Néanmoins, reprit Bustamonte avec obstination, il me faut savoir comment vous vous proposez d'amener ces changements... vous ne devez pas oublier que les Paonais résistent au changement plus résolument encore qu'à la venue de la mort.

—       Voilà pourquoi nous devrons adapter la structure mentale des Paonais — du moins chez certains d'entre eux —, ce que nous obtiendrons plus facilement en adaptant le langage. »

Bustamonte secoua la tête. « Cette méthode me paraît par trop indirecte et précaire. J'avais espéré... »

Palafox l'interrompit d'un ton incisif. « Les mots sont des outils. La langue est une structure, et elle définit la façon dont on utilise ces mots-outils. »

Bustamonte observait Palafox d'un regard en biais ; son expression laissait entendre qu'il considérait le dominie comme un académicien dénué de sens pratique. «Comment cette théorie peut-elle être appliquée dans la réalité ? Avez-vous un plan défini, détaillé?»

Palafox le contempla avec un amusement méprisant. «Pour une affaire d'une telle importance? Vous demandez là un miracle dont même un sorcier de Frakha est incapable. Peut-être feriez- vous mieux de continuer à payer le tribut d'Eban Buzbek. »

Bustamonte ne répondit pas.

« Je maîtrise les principes de base, dit enfin Palafox. J'applique ces abstractions à des situations concrètes. Je vous ai brossé les grandes lignes de l'opération ; j'y grefferai, par la suite, des détails. »

Bustamonte s'obstinait à garder le silence.

«Je dois insister sur le fait qu'une opération de ce genre ne peut être réalisée que par un souverain puissant, insensible aux considérations sentimentales.

—       Je dispose d'un tel pouvoir, dit Bustamonte. Je pourrai être aussi cruel que les circonstances l'exigeront.

—       Voici ce qu'il faut faire. Nous choisirons l'un des continents paonais — ou n'importe quelle région appropriée — et nous persuaderons les habitants d'utiliser une nouvelle langue. Voilà sur quoi portera notre effort. Cette région finira par produire des guerriers en quantité. »

Bustamonte fronça les sourcils avec scepticisme. «Pourquoi ne pas entreprendre un programme d'éducation et d'entraînement au maniement des armes ? Modifier la langue me paraît un procédé bien trop détourné.

—       Vous n'avez pas saisi l'essentiel du problème, dit Palafox. Le paonais est une langue passive, dépourvue de passion. Il présente le monde en deux dimensions, sans contraste ni tension. Théoriquement, un peuple qui le parlerait devrait être docile, soumis, sans grande personnalité... c'est exactement le cas des Paonais. Le nouveau langage sera fondé sur le contraste, la confrontation des forces, et doté d'une grammaire simple et directe. Pour vous donner un exemple concret, prenons la phrase : Le fermier abat un arbre{3}. Dans la nouvelle langue, cette phrase deviendra: Le fermier surmonte l'inertie de la hache, et la hache brise la résistance de l'arbre. Ou encore : Le fermier vainc la résistance de l'arbre à l'aide de l'arme instrument qu'est la hache.

—       Ah ! fit Bustamonte avec reconnaissance.

—       Le vocabulaire sera riche en gutturales, dont la prononciation requiert une certaine concentration, et en voyelles dures. Un certain nombre d'idées clefs seront synonymes : plaisir et surmonter une résistance — repos et honte — étranger et rival. Les clans de Batmarsh eux-mêmes sembleront inoffensifs, en comparaison de la future armée paonaise.

—       Oui, oui, souffla Bustamonte. Je commence à comprendre.

—       Une seconde région pourrait être assignée à l'inculcation d'un autre langage, reprit Palafox avec désinvolture. Cette fois, la grammaire sera extrêmement compliquée, mais cohérente et logique. Les vocables, discrets, s'accorderont selon des règles très complexes. Quel sera le résultat? Quand on offre matériel et équipement à un groupe d'hommes imprégnés de ces stimulants, le développement industriel coule de source.

« Et si vous décidiez de rechercher des marchés extraplanétaires, je ne saurais trop vous recommander la création d'une équipe de négociants et de vendeurs. Leur idiome serait symétrique, doté d'une analyse grammaticale rigoureuse, de formules minutieuses pour apprendre l'hypocrisie, d'un vocabulaire riche en homophones pour faciliter l'ambiguïté, d'une syntaxe dûment pensée, indéfectible et récurrente pour mettre en valeur les échanges qu'ils auront à traiter avec leurs homologues humains.

« Toutes ces langues s'appuieront sur la sémantique. Pour les militaires, un homme qui réussit sera synonyme de vainqueur dans un violent combat ; pour les industriels, de fabricant infaillible ; pour les commerçants, de vendeur irrésistible. De telles empreintes s'insinueront dans chacun de ces idiomes. Bien entendu, l'effet ne sera pas le même sur chaque individu, mais l'action sur la masse devrait être décisive.

—       Merveilleux ! » s'écria Bustamonte, tout à fait conquis. « Voilà ce qui s'appelle de la manipulation humaine ! »

Palafox alla à la fenêtre et contempla la rivière Rafale. Il souriait légèrement et ses yeux noirs, habituellement si sombres et si durs, étaient perdus dans le vague. Un instant, son âge véritable — le double ou davantage de celui de Bustamonte — devint apparent... mais un instant seulement, et quand il se retourna, son visage avait retrouvé son impassibilité coutumière.

« Comprenez bien que là, je parle sans réfléchir, je formule des idées, pour ainsi dire. Il faudra organiser tout cela sur une grande échelle, opérer la synthèse des divers langages, formuler leurs vocabulaires, recruter des instructeurs. Là, je puis compter sur mes propres fils. Il restera à former un dernier groupe, peut-être simplement dérivé du premier : un corps d'élite de coordinateurs entraînés à parler couramment chaque idiome. Ceux-ci, par la suite, deviendront des cadres qui épauleront votre administration actuelle. »

Bustamonte haussa les sourcils et gonfla ses joues. «Eh bien... c'est possible. Mais, pour le moment, attribuer une fonction à ce groupe paraît inutile. Il suffit de créer une force armée pour châtier Eban Buzbek et ses bandits ! »

Bustamonte, tout émoustillé, se leva d'un bond et se mit à marcher de long en large. S'arrêtant brusquement, il jeta à Palafox un coup d'œil sournois. « Il nous reste un point à discuter. Quel sera le montant de vos services ?

Quatre nichées de femmes par mois, annonça calmement Palafox. Des femmes physiquement et intellectuellement supérieures, âgées de quatorze à vingt ans, qui vous seront retournées au bout de quinze ans maximum, avec la progéniture femelle et ceux de leurs fils non conformes à nos normes. » Bustamonte secoua la tête avec un sourire averti. «Quatre nichées... n'est-ce pas excessif? Vous ne pouvez tout de même pas systématiquement féconder soixante-quatre femmes par mois ! » Palafox le fusilla du regard. Mettre en doute la vigueur procréatrice d'un dominie de Frakha était du plus mauvais goût. Conscient de son erreur, Bustamonte reprit hâtivement: «Néanmoins, j'accepte ce nombre. En échange, vous me rendrez mon neveu bien-aimé, Béran, afin qu'il puisse se préparer pour une carrière utile.

—       En allant visiter le fond de la mer ?

—       Nous devons tenir compte des réalités, murmura Bustamonte.

—       C'est bien mon avis, rétorqua Palafox d'un ton catégorique. Et ces réalités veulent que Béran Panasper, panarque de Pao, termine son éducation à l'Institut de Frakha. »

Furieux, Bustamonte protesta. Palafox lui répondit d'une manière acerbe. On frôlait la dispute avec Bustamonte qui laissait exploser sa rage. Mais Palafox ne se départit pas de son calme et l'Ayudor finit par céder.

Le marché fut enregistré sur film et les deux parties se séparèrent, sinon avec des sentiments d'amitié, du moins d'accord l'une avec l'autre.

 

 

 

 

 

X

 

 

L'hiver, sur Frakha, était une période de frimas. Des nuages déliés flottaient au-dessus de la rivière Rafale ; des grêlons, aussi fins que des grains de sable, sifflaient sur la pierre. Le soleil oblique ne faisait que de brèves apparitions au-dessus de la gigantesque masse rocheuse méridionale ; et l'Institut de Frakha était plongé dans l'obscurité la plus grande partie de la journée.

Par cinq fois, cette sinistre saison revint et s'enfuit. Et Béran Panasper acquit les principes éducatifs fondamentaux de Frakha.

Il vécut les deux premières années dans la maison de Palafox et consacra à l'étude de la langue presque toute son énergie. Ses idées préconçues sur la fonction du discours lui furent inutiles, car le paonais et le langage de Frakha différaient sur nombre de points essentiels. Le paonais était du type « polysynthétique », avec des mots racines qui s'adjoignaient des préfixes, des suffixes et des postpositions pour élargir leur signification. La langue de Frakha était fondamentalement «isolative», mais unique en ce qu'elle dérivait entièrement de l'individu qui la maniait ; c'est-à-dire que cet individu était la structure référentielle dont dépendait la syntaxe, système valable à la fois par son élégance logique et sa simplicité. Le Moi étant implicitement exprimé, le pronom «Je» était inutile. Il en allait de même pour les autres pronoms personnels, à l'exception des constructions à la troisième personne — celles-ci étant, en fait, des contractions de phrases nominales.

La négation n'existait pas ; on l'avait remplacée par de nombreuses antonymies — exemple : « partir » et « rester ». Il n'y avait pas de voix passive — chaque idée verbale était indépendante: «frapper », « recevoir un choc ». La langue était riche en termes servant à la manipulation intellectuelle, mais très pauvre en ce qui concernait la description d'états émotionnels. Au cas où un dominie de Frakha se serait mis en tête de briser sa coquille solipsiste et de révéler son humeur, il aurait été obligé d'employer des circonlocutions disgracieuses.

Certains concepts paonais aussi répandus que «colère», «joie», «amour», «haine», «chagrin» étaient absents du vocabulaire de Frakha. Par contre, celui-ci abondait en termes définissant d'innombrables types de raisonnements, de subtilités inconnues des Paonais — distinctions qui déconcertèrent Béran au point que, par moments, sa stase tout entière et la solidité de son ego en furent menacées. Semaine après semaine, Fanchiel expliquait, donnait des exemples, paraphrasait; petit à petit, Béran assimilait ce mode de pensée qui lui était si étranger, ainsi que le point de vue des hommes de Frakha sur l'existence.

Puis, un jour... Palafox le convoqua. Il l'informa que sa connaissance de l'idiome était suffisante pour entrer à l'Institut; il serait donc immédiatement inscrit dans le cours élémentaire.

Béran se sentit solitaire, délaissé, démuni. Il avait trouvé, au domicile de Palafox, une certaine sécurité mélancolique. Que lui réserverait l'Institut ?

Palafox le congédia et, une demi-heure plus tard, Fanchiel l'escorta jusqu'au grand rectangle de roche fondue et supervisa son inscription et son installation dans une cellule du dortoir des étudiants. Après quoi, il s'en alla. Béran ne le revit pas de sitôt, ni Palafox d'ailleurs.

Ainsi commença une nouvelle période de l'existence de Béran sur Frakha. Jusqu'alors, toute son éducation avait été confiée à des précepteurs; il n'avait jamais participé aux vastes récitatifs paonais durant lesquels des milliers de jeunes enfants psalmodiaient tout leur savoir à l'unisson — les plus petits récitant de leur voix flûtée les nombres « Ai ! Shrai ! Vida ! Mina ! Nona ! Drona ! Hivan ! Impie ! », les plus vieux débitant d'un ton monocorde les poèmes épiques, thème principal de l'éducation paonaise. Ainsi Béran ne fut-il pas aussi déconcerté qu'il aurait pu l'être par les coutumes de l'Institut. Chaque étudiant était reconnu comme un individu, aussi singulier et lointain qu'une étoile dans l'espace. Il vivait seul, ne partageait aucune étape officielle de son existence avec ses camarades. Si des conversations spontanées s'engageaient, leur but était d'apporter un point de vue original ou un aspect inattendu et nouveau. Plus l'idée s'écartait de l'orthodoxie, plus elle avait de chances d'être immédiatement attaquée. Alors, celui qui la soutenait devait la défendre jusqu'aux limites de la logique, mais pas au-delà. S'il y parvenait, il y gagnait en prestige ; s'il échouait, sa réputation en était ternie.

Autre sujet de discussion secrètement apprécié par les étudiants : le sujet de la longévité et de la mort. Cette question était plus ou moins taboue — surtout en présence d'un dominie —, car personne ne mourait de maladie ou de dégénérescence corporelle sur Frakha. Les dominies parcouraient l'univers entier ; nombre d'entre eux succombaient à une mort violente, malgré leurs armes et leurs moyens de défense incorporés. Mais presque tous restaient sur Frakha, pratiquement inchangés, hormis quelques légères modifications de leur structure osseuse qui se faisait plus anguleuse. Puis, inexorablement, le dominie s'approchait du stade de l'émeritus: il devenait moins méticuleux, plus émotif; son égocentricité commençait à prendre le pas sur les conventions sociales ; il se laissait aller à des manifestations de violence, de rage, et enfin, à la mégalomanie... à ce moment-là, l'émeritus disparaissait.

Au début, intimidé, gêné par son élocution qui manquait d'aisance, Béran se tint à l'écart des discussions. Puis, quand il se mit à parler le langage plus couramment, il se risqua à y prendre part; après avoir essuyé quelques défaites, il se découvrit capable de remporter d'assez honorables succès. Ces expériences lui procurèrent les premières joies qu'il eût jamais connues sur Frakha.

Les relations entre les étudiants n'étaient ni cérémonieuses, ni aimables, ni agressives. Le sujet de la procréation, dans toutes ses ramifications possibles, éveillait chez les jeunes de Frakha un très vif intérêt. Béran, conditionné par les critères de pudeur paonaise, en fut tout d'abord affligé, mais l'habitude finit par dépouiller la question de son côté embarrassant. Il se rendit compte que sur Frakha le prestige était fonction, non seulement des réussites intellectuelles, mais aussi du nombre de femmes que l'on abritait dans son dortoir, du nombre de fils qui triomphaient des tests, de leur degré de ressemblance paternelle, tant physique que mentale, et aussi de leurs propres exploits. Certains dominies jouissaient à cet égard d'une estime particulière, et l'on entendait de plus en plus fréquemment le nom du seigneur Palafox.

Lorsque Béran entra dans sa quinzième année, la réputation de Palafox rivalisait avec celle du seigneur Karollen Vampellte, Grand Dominie de l'Institut. Le jeune homme ne pouvait s'empêcher de le considérer comme un parent, et donc d'éprouver une certaine fierté.

Un an ou deux après la puberté, l'étudiant de l'Institut pouvait s'attendre à se voir offrir une femme par son père. Dans l'expectative de ce jour, les jeunes pubescents passaient un temps considérable à l'aérogare spatiale où ils pouvaient examiner à loisir les essaims de jeunes femmes qui y débarquaient.

À l'écart, rassemblés en bandes solennelles, ils les évaluaient avec gravité, spéculant sur la planète d'origine de certaines d'entre elles, se remémorant les habitudes sexuelles sur ladite planète, et à l'occasion, si leur connaissance de la langue le leur permettait, vérifiaient leurs suppositions à l'aide d'une série de questions perspicaces.

À ce stade de son développement, Béran était un jeune homme au physique agréable, assez mince, presque frêle. Ses cheveux étaient brun foncé, ses yeux gris et largement écartés, sa physionomie pensive. Du fait de son origine exotique, et d'une certaine timidité naturelle, il participait peu à ces rares activités du groupe. Lorsqu'il ressentit enfin, pour la première fois, les émotions de l'âge préadulte et qu'il commença à rêver à la jeune fille dont Palafox allait sans doute lui faire présent, il se rendit seul au terminal.

Il choisit le jour où devait arriver la navette en provenance de Journal, et pénétra dans les lieux au moment où celle-ci se détachait du vaisseau en orbite. Un désordre manifeste régnait dans le grand hall. Sur un des côtés, des femmes, en fin de contrat, se tenaient en files silencieuses, presque impassibles, en compagnie de leurs petites filles et de ceux de leurs fils qui avaient échoué aux tests. Leurs âges variaient de vingt-cinq à trente-cinq ans ; elles allaient retrouver leur pays natal, riches, et avec de longues années à vivre devant elles.

Le nez de la navette vint se glisser sous l'avancée du bâtiment. Les portes s'ouvrirent; des jeunes femmes en sortirent. Elles regardèrent d'un air inquisiteur à droite et à gauche, oscillant et se balançant sous la poussée violente du vent. Contrairement à celles qui repartaient après avoir honoré leur contrat, elles étaient indécises et nerveuses, défiant l'assistance du regard, dissimulant leurs appréhensions. Chacune d'elles jetait des coups d'œil furtifs, curieuse de voir celui qui la revendiquerait comme sienne.

Béran regardait, fasciné. Il ne s'intéressait pas aux adultes, mais les plus jeunes lui paraissaient paisibles et gracieuses, véritables visions de délices exotiques. Presque toutes étaient plus âgées que lui; mais certaines avaient tout juste dépassé le stade de la puberté.

Les arrivantes remarquèrent celles qui attendaient leur transfert; les deux groupes s'examinèrent avec une fascination déguisée.

Un chef de groupe donna un ordre soudain ; les nouvelles se mirent en rang et allèrent s'aligner devant les bureaux d'inscription. Béran, s'approchant nonchalamment, se faufila vers l'une des plus jeunes. Celle-ci posa ses immenses yeux verts sur lui et se détourna brusquement. Béran s'avança... puis s'arrêta net. Ces femmes le rendaient perplexe. Quelque chose en elles lui était familier : le parfum d'un passé agréable. Il les écouta, tandis qu'elles parlaient entre elles. Cette langue, il la connaissait bien.

Il alla se poster à côté de la jeune fille. Elle le regarda sans la moindre gentillesse.

«Vous êtes paonaise», s'écria Béran, stupéfait. « Que font des Paonaises sur Frakha ?

—       La même chose que toutes les autres.

—       Mais ça n'est jamais arrivé jusqu'à maintenant!

—       Vous ne savez pas grand-chose de Pao, dit- elle avec amertume.

—       Si ! Si ! Je suis paonais.

—       Alors, vous devez être au courant de ce qui se passe là-bas. »

Béran secoua la tête.

«J'ai quitté Pao à la mort du panarque Aiello. »

Elle répliqua à voix plus basse, les yeux perdus dans le lointain. «Vous avez bien fait, car Pao vit des temps troublés. Bustamonte est un fou.

—       Il envoie des femmes sur Frakha ? » s'enquit Béran d'une voix rauque, étouffée.

«Cent{4} par mois. Celles qui ont perdu leurs parents ou leurs biens dans la tourmente. »

Béran sentit la voix lui manquer. Il voulut parler. Alors qu'il tentait de bredouiller sa question, la jeune fille commença à s'éloigner. « Attendez ! » fit-il faiblement, en courant pour rester à sa hauteur. « De quelle tourmente s'agit-il ?

—       Je ne peux attendre, dit amèrement l'adolescente. Je suis sous contrat. Je dois faire ce que l'on m'ordonne.

—       Où allez-vous ? Dans le dortoir de quel seigneur ?

—       Je suis au service du seigneur Palafox. »

Béran se pétrifia. Il fixa la silhouette qui fuyait. Un véhicule attendait près des portes. Béran reprit sa course et rejoignit la jeune fille qui ne lui prêta aucune attention.

« Comment vous appelez-vous ? Dites-moi votre nom ! »

Gênée, indécise, elle ne répondit pas. Deux pas de plus et elle disparaîtrait, perdue dans l'anonymat du dortoir. « Dites-moi votre nom ! Je vous réclamerai comme épouse. Le seigneur Palafox, que je connais bien et qui est très puissant, ne me le refusera pas. »

Elle jeta rapidement par-dessus son épaule: «Gitan Netsko...», avant de passer la porte et de se dérober à son regard. Le véhicule s'engagea sur la rampe, oscilla dans le vent, descendit la pente et s'éloigna.

L'air abattu, Béran quitta le terminal, petite silhouette perdue sur le flanc de la montagne, chancelant et luttant contre le vent. Il passa entre les rangées de maisons et arriva au domicile de Palafox.

Il hésita devant la porte de la bâtisse, se représentant mentalement le personnage, à la taille imposante, qu'elle abritait. Rassemblant tout son courage, il tapota l'écusson collé sur le placage. La porte s'ouvrit. Il entra.

À cette heure, Palafox devait se trouver dans son bureau du sous-sol. Béran descendit les marches familières, traversa les salles de pierre et de bois précieux dont il se souvenait si bien. À une époque, il avait jugé cette maison sinistre et austère ; là, il en percevait la subtile beauté, parfaitement adaptée au paysage.

Comme il l'avait subodoré, Palafox était dans son bureau ; un stimulus émis par l'une de ses modifications l'ayant averti de la venue de Béran, il l'attendait.

Le jeune homme avança lentement, les yeux fixés sur le visage interrogatif, mais indifférent, et alla droit au but. Avec Palafox, il était inutile de tourner autour du pot. « Je me suis rendu à l'aérogare tout à l'heure. J'y ai vu des femmes paonaises qui venaient sur Frakha contre leur gré. Elles parlent de tourmente et de difficultés. Que se passe-t-il sur Pao ? » Palafox regarda Béran, puis hocha la tête d'un air vaguement amusé. «Je vois. Vous avez l'âge de fréquenter le terminal. Avez-vous trouvé une femme qui vous agrée ? »

Béran se mordit les lèvres. « Ce qui m'intéresse, c'est la situation sur Pao. Jamais encore notre peuple n'a connu une telle dégradation ! »

Palafox feignit d'être choqué. « Servir un dominie de Frakha n'est nullement dégradant ! »

Sentant qu'il avait marqué un point contre son redoutable adversaire, Béran reprit courage. « Vous n'avez pas répondu à ma question.

C'est vrai. » Du doigt, Palafox désigna une chaise. « Asseyez-vous... je vais vous décrire exactement ce qui se passe.» Béran prit place avec précaution. Palafox l'examina à travers ses paupières mi-closes. « Ce que vous avez entendu dire des tourmentes et des difficultés qui règnent sur Pao est à demi exact. Il s'y passe en effet des événements de cette nature. C'est regrettable, mais inévitable. »

Béran était perplexe. «Pao souffre-t-elle de sécheresse ? D'épidémies ? De famine ?

—       Non. D'aucun de ces maux. Simplement de certains changements sociaux. Bustamonte s'est embarqué dans une entreprise originale et surtout courageuse. Vous vous rappelez l'invasion en provenance de Batmarsh ?

—       Oui, mais où...

—       Bustamonte veut empêcher qu'un événement aussi honteux ne se reproduise. Il est en train de former un corps de guerriers qui sera chargé de défendre Pao. Il leur a assigné comme lieu de résidence le littoral de Hylanth du continent Shraimand. L'ancienne population a été déportée. Ce nouveau groupe, entraîné aux idéaux militaires et parlant un langage différent du paonais, a pris sa place. Sur le continent du Vidamand, Bustamonte use de moyens semblables pour créer un complexe industriel qui rendra Pao indépendante de Mercantil. »

Béran se tut, impressionné par l'envergure de ces immenses projets ; son esprit, cependant, nourrissait encore quelques doutes. Palafox attendit patiemment. Béran fronça les sourcils d'un air indécis, se mordilla une phalange et s'écria enfin : «Mais les Paonais n'ont jamais été des guerriers ni des techniciens... ils ne connaissent rien à ces choses ! Comment le plan de Bustamonte pourrait- il réussir ?

—       N'oubliez pas, dit sèchement Palafox, que je suis le conseiller de Bustamonte. »

Cette phrase entraînait un corollaire assez troublant — le marché qui existait certainement entre les deux parties. Refusant même d'y penser, Béran écarta volontairement cette idée. D'une voix radoucie, il demanda : « Était-il nécessaire de chasser les habitants de chez eux ?

—       Oui. Il ne fallait pas que le nouveau groupe fût influencé par l'ancien idiome ou les anciennes coutumes. »

Paonais de naissance, conscient que les tragédies de masses étaient des lieux communs dans l'histoire de Pao, Béran était capable d'accepter le poids de l'explication de Palafox. «Les membres de ces groupes seront-ils... de véritables Paonais ? »

Palafox parut surpris. « Pourquoi pas ? Ils seront de sang paonais ; ils seront nés et élevés sur Pao, fidèles à leur pays, indépendants de toute autre allégeance. »

Béran ouvrit la bouche pour parler, puis la referma, pris de doute.

Palafox attendit. Béran qui, de toute évidence, n'était guère réjoui, ne parvenait pas à formuler son sentiment avec logique.

« Et à présent, fit Palafox sur un tout autre ton, dites-moi comment vous vous tirez d'affaire à l'Institut.

—       Très bien. J'ai terminé ma quatrième thèse... Le prévôt a trouvé matière à intérêt dans mon dernier mémoire personnel.

—       Quel en était le sujet ?

—       Une expansion du syntagme paonais praesens que je me suis efforcé de transposer dans des exemples de comportements typiques sur Frakha. »

Palafox l'interrogea d'une voix quelque peu tranchante: «Et comment pouvez-vous analyser aussi facilement notre mentalité ? »

Un peu surpris par cette désapprobation implicite, Béran n'en répondit pas moins avec assurance: «Quelqu'un comme moi, qui n'appartient ni à Pao ni à Frakha, mais aux deux à la fois, est sûrement le plus apte à faire des comparaisons.

—       Plus apte, dans ce cas précis, qu'une personne comme moi ? »

Béran réfléchit avec soin, puis: «Les éléments me manquent pour vous répondre. »

Palafox le dévisagea et éclata de rire. «Il faut que je me procure votre mémoire et que je le lise avec attention. Avez-vous déjà décidé de l'orientation maîtresse de vos études ? »

Béran secoua la tête. « Une douzaine de possibilités s'offrent à moi. Pour l'instant, je suis absorbé par l'histoire de l'humanité, par sa trame probable, mais singulièrement absente. Toutefois, il me reste beaucoup à apprendre, nombre d'autorités à consulter... peut-être alors ce canevas m'apparaîtra-t-il !

—       Vous vous inspirez, à ce qu'il semble, des travaux du dominie Arbursson, le téléologue.

—       J'ai en effet étudié ses idées, dit Béran.

—       Ah ! Et elles ne vous intéressent pas ? »

De nouveau, Béran pesa ses mots. « Le seigneur

Arbursson est un dominie de Frakha. Moi, je suis paonais. »

Palafox eut un rire bref. «L'essence même de votre formulation implique une équivalence entre ces deux conditions d'existence. »

Béran, que l'irritabilité de Palafox laissait songeur, se garda de tout commentaire.

«Eh bien! dit Palafox d'une voix légèrement accablée. J'ai l'impression que vous suivez votre chemin et que vous semblez réussir et progresser. » Il toisa Béran de la tête aux pieds. « En outre, vous avez commencé à fréquenter le terminal. »

Conformément au comportement paonais, Béran rougit. « Oui.

—       Alors, il est temps que vous fassiez vos débuts dans la pratique de la procréation. Sans doute n'ignorez-vous rien de la théorie requise ?

—       Les étudiants de mon âge parlent rarement d'autre chose. S'il vous plaît, seigneur Palafox... aujourd'hui... à l'aérogare...

—       Ainsi nous allons enfin connaître l'origine de ce qui vous tourmente ! Eh bien, comment s'appelle- t-elle ?

—       Gitan Netsko, avoua Béran d'une voix rauque.

—       Attendez-moi ici. » Palafox quitta la pièce à grandes enjambées.

Vingt minutes plus tard, il reparut sur le seuil et fit signe à Béran. « Venez. »

Un biplace aérien, au toit bombé, attendait devant la maison. À l'intérieur, recroquevillée dans un coin, était assise une petite silhouette solitaire. Palafox fixa sur Béran un regard sévère.

« La coutume veut qu'un père assure l'éducation de son fils, lui procure sa première femme, et lui dispense un minimum de conseils objectifs. Vous bénéficiez déjà de l'éducation... dans ce véhicule, que vous pouvez conserver, se trouve la femme de votre choix. Quant aux conseils, les voici, et retenez-les bien, car vous n'en recevrez jamais de plus précieux ! Contrôlez dans vos pensées tout ce qui pourrait être de la sentimentalité et du mysticisme paonais. Repérez ces impulsions... prenez- en conscience, mais ne cherchez pas nécessairement à les effacer, car leur influence s'exercerait alors à un niveau plus profond, plus essentiel. » Il leva une main, geste typique sur Frakha. « Je me suis acquitté de mes responsabilités. Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une carrière pleine de succès, une centaine de fils de grande valeur, et l'envie respectueuse de vos pairs.» Il inclina la tête cérémonieusement.

« Je vous remercie », dit Béran, en lui rendant son salut. Puis il pivota et, dans les hurlements du vent, marcha jusqu'au biplace.

La fille, Gitan Netsko, leva les yeux à son entrée, les détourna aussitôt et reporta son regard sur la rivière Rafale.

Incapable d'exprimer sa joie par des paroles, Béran s'assit en silence. Il tendit alors la main et prit celle de la jeune fille; il la trouva molle et fraîche ; son visage, lui, était paisible.

Béran tenta de lui transmettre son sentiment: «Vous êtes maintenant sous ma responsabilité... je suis paonais...

Le seigneur Palafox m'a affectée à votre service », dit-elle d'une voix mesurée, sans passion.

Béran soupira. Il se sentait malheureux, empli de scrupules, de cette sentimentalité et de ce mysticisme paonais que Palafox lui avait expressément conseillé d'étouffer. Il fit décoller l'appareil ; porté par le vent, il le laissa glisser le long de la colline jusqu'à son dortoir. Ce fut en proie à des émotions contradictoires qu'il conduisit la jeune fille dans sa chambre.

Debout dans la petite pièce austère, ils se regardèrent avec gêne. «Demain, je vous ferai aménager un appartement plus confortable. Aujourd'hui, il est trop tard», dit Béran.

Les yeux de la jeune fille s'étaient peu à peu embués. Elle se laissa soudain tomber sur la couchette et se mit à pleurer — des larmes de solitude, d'humiliation et de chagrin roulaient lentement sur ses joues.

Béran, se sentant coupable, alla s'asseoir à ses côtés. Il lui prit la main, la caressa, lui murmura des mots réconfortants qu'elle n'entendit pas. C'était son premier contact intime avec le chagrin ; il en fut extrêmement troublé.

La jeune fille parlait, d'une voix basse et monotone: «Mon père était un homme bon... il n'avait jamais fait de mal à personne. Notre maison avait près de mille ans. Les siècles avaient noirci sa charpente et la mousse poussait sur ses vieilles pierres. Nous vivions près de l'étang Mervan. Derrière la maison s'étendait notre champ de mille- feuilles et, sur les pentes de la montagne Bleue, notre verger de pruniers. Quand les agents sont venus pour nous ordonner de partir, mon père en a été stupéfait. Quitter notre vieille maison ? Vous plaisantez! Jamais! Ils n'ont prononcé que trois mots et mon père s'est tu, pâle de colère. Cependant, nous sommes restés. Et quand ils sont revenus... » La voix mélancolique s'éteignit peu à peu; les larmes laissaient de douces empreintes sur le bras de Béran.

«Tout cela sera réparé ! », s'écria-t-il, son humanitarisme abstrait envolé, son esprit consumé par la fureur.

Elle secoua la tête. «C'est impossible... et je préférerais être morte, moi aussi.

Non, ne dites jamais cela ! » Béran s'efforça de la consoler. Il lui caressa les cheveux, l'embrassa sur la joue. Malgré lui — car ce contact l'excitait —, ses caresses se firent plus intimes. Elle ne lui opposa aucune résistance. Au contraire, on eût dit qu'elle accueillait les gestes de l'amour comme une distraction à son chagrin. Peu de temps après, épuisés l'un et l'autre pour des raisons diverses, ils s'endormirent.

Ils s'éveillèrent dans un petit matin blême. Le ciel avait encore la couleur du plomb fondu; la montagne, celle noire et triste du goudron; la rivière Rafale rugissait dans les ténèbres.

Au bout d'un moment, Béran déclara: «Vous savez si peu de chose sur moi. N'êtes-vous pas curieuse ? »

Gitan Netsko marmonna de façon évasive, Béran en ressentit quelque irritation.

«Je suis paonais, annonça-t-il avec sérieux. Je suis né à Eiljanre, il y a quinze ans. Mon séjour sur Frakha n'est que provisoire. » Il se tut, espérant qu'elle lui demanderait la raison de son exil, mais elle détourna la tête et regarda le ciel à travers la haute fenêtre étroite. « En attendant, je suis les cours à l'Institut. Jusqu'à hier soir, j'étais indécis... je ne savais pas dans quel domaine me spécialiser. À présent, je sais ! Je vais devenir dominie en linguistique ! »

Gitan Netsko reporta son regard sur lui. Il ne put traduire l'émotion qu'il lisait dans ses yeux. Ils étaient immenses, d'un vert marin ; sa peau claire les mettait en valeur. Il la savait plus jeune que lui d'un an ; mais là, devant elle, il se sentait peu sûr de lui, absurde, inefficace.

« À quoi pensez-vous ? » demanda-t-il d'un ton plaintif.

Elle haussa les épaules. «À très peu de chose...

—       Oh, voyons ! » Il se pencha vers elle, l'embrassa sur le front, sur la joue, sur la bouche. Sans toutefois lui résister, elle ne l'encouragea pas. Béran s'inquiéta. « Je vous déplais ? Je vous ennuie ?

—       Non, dit-elle d'une voix douce. Comment serait-ce possible ? Tant que je suis liée par contrat à un homme de Frakha, mes sentiments n'ont aucune importance. »

Béran se redressa, comme mû par un ressort.

« Mais je ne suis pas un homme de Frakha ! Ce que je vous ai dit est vrai ! Je suis paonais ! »

Gitan Netsko ne répondit pas. Elle parut se perdre dans son univers personnel.

«Un jour, je retournerai sur Pao. Bientôt, peut- être, qui sait ? Et vous viendrez avec moi. »

Toujours pas de réaction. Exaspéré, Béran s'écria : « Vous ne me croyez pas ? »

Elle répliqua d'une voix étouffée : « Si vous étiez un vrai Paonais, vous sauriez ce que je crois. »

Béran se tut. Il finit par affirmer : « Quelle que soit ma véritable identité, je constate que vous ne me croyez pas paonais ! »

Furieuse, elle éclata: «Qu'est-ce que cela change? Pourquoi devriez-vous en être si fier? Les Paonais sont de misérables vers de terre... ils se laissent molester, dépouiller, assassiner par le tyran Bustamonte sans lever le petit doigt! Ils s'éparpillent comme des moutons offrant leurs postérieurs au vent menaçant. Certains fuient vers un autre continent, d'autres... », elle darda sur lui un regard glacé, «... vers une planète lointaine. Je ne suis pas fière d'être paonaise ! »

Béran, l'air sombre, se leva, gardant les yeux fixés dans le vide pour éviter ceux de la jeune fille. S'imaginant mentalement devant elle, il fit la grimace : quel personnage grotesque il devait faire ! Il n'avait rien à dire pour sa propre défense ; plaider l'ignorance, l'impuissance, eût été abject. Il poussa un profond soupir et entreprit de s'habiller.

Il sentit une main sur son bras. Gitan Netsko, à genoux sur le lit, souriait d'un air hésitant. «Pardonnez-moi... je sais que vous ne pensiez pas à mal. »

Béran, qui se sentait vieux de mille ans, secoua la tête. «Je ne pensais pas à mal, c'est vrai... Mais tout ce que vous m'avez dit l'est aussi... Il y a tant de vérités... Comment peut-on se faire une idée de la réalité ?

Je ne sais rien de toutes ces vérités-là, reconnut la jeune fille. Je ne connais que mes propres sentiments, et je sais que, si je le pouvais, je tuerais le tyran Bustamonte ! »

Aussitôt que le permettaient les coutumes de Frakha, Béran se présenta chez Palafox. L'un de ses fils, qui demeurait là, lui ouvrit la porte et lui demanda le but de sa visite, question que Béran éluda. On le fit patienter quelques minutes. Béran les passa à arpenter nerveusement le sol d'un austère vestibule, situé à l'avant-dernier étage de la maison.

Son instinct lui conseillait la circonspection, une étude préliminaire du terrain — mais il savait, et son estomac se nouait à cette pensée, qu'il manquait de la finesse nécessaire.

Enfin, il fut convoqué et conduit à un étage inférieur, par l'escalier mécanique, jusqu'à un petit salon lambrissé de bois. Palafox, vêtu d'un peignoir bleu foncé, y était attablé et grignotait des morceaux de fruits chauds épicés. Sans que son expression se modifiât, il le regarda en lui adressant un signe de tête presque imperceptible. Béran s'inclina respectueusement et dit de sa voix la plus sérieuse : « Seigneur Palafox, je viens de prendre une décision importante. »

Palafox le fixa d'un air absent. « Et pourquoi n'en auriez-vous pas été capable ? Vous avez atteint un âge où l'on est responsable; aucune de vos décisions ne devrait être prise à la légère. »

Béran déclara d'un air têtu: «Je veux retourner sur Pao. »

Palafox ne répondit pas immédiatement, mais il était évident que la requête de Béran n'éveillait chez lui aucun enthousiasme. Puis il répliqua d'un ton très sec : « Je suis étonné par votre manque de sagesse. »

Encore une diversion subtile, une canalisation de l'énergie adverse dans des chemins compliqués. Mais, dans le cas de Béran, cet artifice était inutile. Il continua sur sa lancée: «J'ai réfléchi au programme de Bustamonte, et je suis inquiet. Il apportera sans doute des avantages... mais j'ai la sensation que des forces anormales et insolites sont à l'œuvre. »

La bouche de Palafox se durcit. « En supposant que vos impressions correspondent à la réalité... que pourriez-vous faire pour contrarier cette tendance ? »

Béran s'empressa de répondre: «C'est moi le véritable panarque, n'est-ce pas ? Bustamonte n'est qu'Ayudor-Senior. Si je me présentais devant lui, il devrait m'obéir.

En théorie. Comment prouverez-vous votre identité ? Que ferez-vous s'il cherche à vous faire passer pour un fou, pour un imposteur ? »

Béran se tut; voilà un point qu'il n'avait pas envisagé.

Palafox continua impitoyablement. « Vous seriez soumis à la noyade. Le cours de votre vie serait interrompu. Qu'auriez-vous accompli ? »

Béran pinça les lèvres. «Je pourrais ne pas annoncer ma venue à Bustamonte. Si je débarquais sur Tune des îles... Ferai ou Viamne...

—       Très bien. Supposons que vous convainquiez un certain nombre de personnes de votre identité, Bustamonte n'en résisterait pas moins. Vous pourriez précipiter les troubles... peut-être même déclencher une guerre civile. Si Bustamonte vous paraît agir sans pitié, revoyez vos propres intentions dans ce sens. »

Enfin sûr de son fait, Béran sourit. «Vous ne comprenez pas les Paonais. Il n'y aurait pas de guerre. Bustamonte se retrouverait tout simplement privé de pouvoir. »

Palafox ne sembla guère goûter la justesse de l'explication de Béran. «Et si Bustamonte a vent de votre arrivée, s'il lance à l'assaut de votre vaisseau un escadron de neutraloïdes, que se passera- t-il alors ?

—       Comment l'apprendrait-il ? »

Palafox mordit dans une pomme épicée. «Je le lui dirais, déclara-t-il posément.

—       Vous avez donc l'intention de vous opposer à moi ? »

Palafox lui adressa un mince sourire. «Non, à moins que vous n'agissiez à l'encontre de mes intérêts... et il se trouve qu'en ce moment ils coïncident avec ceux de Bustamonte.

—       Quels sont donc ces intérêts ? s'écria Béran. Qu'espérez-vous obtenir ?

—       Sur Frakha, précisa Palafox d'une voix douce, ce sont des questions que l'on ne pose jamais. »

Béran resta momentanément silencieux. Puis il se détourna et s'enquit avec amertume: «Pourquoi m'avez-vous amené ici? Pourquoi m'avez- vous inscrit à l'Institut ? »

La base du conflit étant désormais bien définie, Palafox se détendit et s'enfonça plus confortablement dans son siège. « Qu'y a-t-il là de mystérieux ? L'habile stratège se dote du plus grand nombre possible d'outils et d'artifices. Votre fonction consistait à servir de levier contre Bustamonte, en cas de besoin.

—       Et maintenant, je ne vous suis plus d'aucune utilité ? »

Palafox haussa les épaules : « Comment le saurais-je... je suis incapable de lire dans l'avenir. Cependant, mes plans pour Pao...

—       Vos plans pour Pao !

—       ... s'agencent en douceur. J'ai dans l'idée que vous n'êtes plus un atout pour moi, puisque vous menacez d'entraver le cours tranquille des événements. Mieux vaut, en conséquence, que nos relations soient bien définies. Je ne suis pas le moins du monde votre ennemi, pas plus que nos intérêts ne coïncident. Vous n'avez nulle raison de vous plaindre. Sans mon aide, vous seriez mort. Je vous ai fourni le gîte et le couvert, ainsi qu'une éducation jamais égalée. Je continuerai à cautionner votre carrière jusqu'au jour où vous agirez contre moi. Voilà tout ce que j'ai à vous dire. »

Béran se leva et s'inclina, respectueux du protocole. Il fit un pas vers la porte, hésita, puis jeta un coup d'œil en arrière. En croisant les immenses yeux noirs et brûlants de Palafox, il éprouva un choc. Il n'avait plus en face de lui le dominie bien connu, raisonnable, intelligent, hautement modifié, deuxième autorité après le seigneur Vampellte. Cet homme-ci était étrange et cruel ; il émanait de lui une force mentale supérieure — au-delà même de toute mesure — aux normes de la logique.

Béran retourna à sa cellule. Il trouva Gitan Netsko assise sur le rebord de pierre de la fenêtre, le menton sur les genoux, les bras noués autour des chevilles.

Elle leva la tête à son entrée et, malgré son état dépressif, Béran ressentit un agréable frisson nostalgique à la pensée qu'il en était propriétaire. Il la trouvait charmante: c'était une Paonaise typique des Régions Viticoles, élancée, claire de peau, à l'ossature fine, aux traits bien modelés. Son expression était indéchiffrable ; il n'avait pas la moindre idée de l'opinion qu'elle se faisait de lui, mais le fait était coutumier sur Pao, où les relations intimes entre jeunes gens se drapaient traditionnellement de déloyauté et d'ambiguïté. Un mouvement de sourcils pouvait indiquer la passion la plus violente ; une hésitation ou une inflexion plus grave dans la voix... une totale aversion. Béran déclara soudain: « Palafox ne veut pas que je retourne sur Pao.

—       Vraiment ? Et alors ? »

Il alla à la fenêtre et contempla d'un air sombre le gouffre où s'étirait un voile brumeux. «Alors... je me passerai de sa permission. Je saisirai la première occasion. »

Les Langages De Pao
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