Chapitre
XXXIII
Les collines demeurèrent vertes jusqu’à la fin du mois de juin, puis tournèrent au jaune. La folle avoine était si chargée de graines que les tiges ployaient sous le poids. Les ruisseaux ne tarirent que tard dans l’été. Le bétail vacillait sous sa charge de graisse et les panses regorgeaient. C’était une de ces années où les habitants de la Vallée oubliaient les années sèches. Les fermiers achetaient plus de terre qu’ils n’en pouvaient cultiver, et calculaient leurs bénéfices futurs.
Tom Hamilton travailla comme un géant avec ses bras vigoureux et ses mains rugueuses, l’espoir au cœur. L’enclume résonnait à nouveau dans la forge. Il repeignit la vieille maison en blanc et échaula les granges. Il alla à King City pour étudier un modèle de chasse d’eau qu’il recopia et construisit avec une feuille de métal martelée et du bois, et, comme le débit du ruisseau était trop faible, il installa un réservoir en séquoia près de la maison où l’eau était amenée par une pompe éolienne si bien conçue qu’elle tournait au moindre souffle. Il réalisa des modèles réduits de deux inventions qu’il comptait faire breveter à l’automne.
Cette flambée de joie décuplait ses forces. Dessie devait se lever très tôt pour éviter que Tom ne fît tout lui-même. Mais elle n’était pas dupe : cet enthousiasme dévorant ne ressemblait pas à celui de Samuel. Il en avait l’apparence et la splendeur, mais il était fabriqué, habilement, au point de faire illusion, mais fabriqué de toutes pièces.
Dessie, qui avait plus d’amis que quiconque dans la Vallée, n’avait personne à qui se confier. Elle n’avait pas parlé de son mal, et le gardait secret.
Le jour où Tom découvrit sa sœur en proie à une crise, il s’écria :
« Dessie, qu’y a-t-il ? » Elle cacha sa souffrance, et répondit : « Une petite douleur, c’est tout. Rien qu’une petite douleur. Je vais déjà mieux. » Un moment après, ils riaient.
Ils riaient souvent et beaucoup, comme pour se rassurer. C’est seulement lorsqu’elle allait se coucher que Dessie retrouvait sa solitude et son mal insupportable. Tom, de son côté, dans l’obscurité de sa chambre, était désarmé comme un enfant. Il entendait battre son cœur, il essayait de ne pas penser, et fixait son attention sur des plans, des dessins, des machines.
Parfois, ils gravissaient la colline pour voir les reflets du soleil sur les montagnes, et pour respirer la brise venue de la Vallée. Généralement, ils restaient silencieux et jouissaient de la paix du soir. Ils étaient timides et ne parlaient jamais d’eux-mêmes. Ils ne savaient rien l’un de l’autre.
Aussi furent-ils étonnés lorsqu’un soir Dessie dit soudain :
« Pourquoi ne te maries-tu pas, Tom ? »
Il la regarda, puis détourna les yeux :
« Qui voudrait de moi ?
– Est-ce une plaisanterie, ou le penses-tu vraiment ?
– Qui voudrait de moi ? répéta-t-il. Qui voudrait d’un être comme moi ?
– Tu as l’air sincère ! » Dit-elle, alarmée.
Et aussitôt elle viola leur convention mutuelle :
« As-tu déjà été amoureux ?
– Non.
– Je voudrais le savoir », dit-elle comme si elle n’avait pas entendu.
Ils redescendirent en silence vers la ferme, mais, devant la porte, Tom dit soudain :
« Tu t’ennuies, ici, tu ne veux pas rester. »
Il attendit un moment, puis :
« Réponds-moi. C’est vrai, n’est-ce pas ?
– Je suis mieux ici que nulle part au monde. »
Puis elle demanda :
« Vas-tu voir les femmes ?
– Oui.
– Te sens-tu mieux après ?
– Pas beaucoup.
– Que vas-tu faire ?
– Je ne sais pas. »
Ils entrèrent silencieusement dans la maison. Tom alluma la lampe du vieux salon. Le canapé qu’il avait réparé était appuyé contre le mur, et, entre les portes, les pas avaient tracé un chemin plus clair sur le tapis.
Tom s’assit à côté de la table ronde, et Dessie sur le canapé. Elle vit que Tom était gêné par sa dernière phrase. Elle pensa : « Comme il est pur, comme il est inapte à vivre dans un monde que moi-même connais mieux que lui. » Il était un tueur de dragons, un sauveur de demoiselles en détresse, et ses petits péchés lui semblaient si grands qu’il se sentait indigne. Elle souhaita que leur père fût là ; il avait senti quelle grandeur habitait Tom, peut-être aurait-il su, lui, le libérer et lui permettre de prendre son vol ? Elle chercha un autre moyen d’allumer chez son frère un semblant de feu.
« Puisque nous parlons de nous-mêmes, as-tu jamais pensé que notre horizon est limité par la Vallée, que nous ne l’avons dépassé que pour aller à San Francisco ou San Luis Obispo ?
– C’est vrai, dit Tom.
– N’est-ce pas ridicule ?
– Nous ne sommes pas les seuls.
– Ce n’est pas une raison. Nous pourrions aller à Paris, à Jérusalem, à Rome. Je voudrais tant voir le Colisée. »
Il lui jeta un regard soupçonneux, s’attendant à quelque plaisanterie.
« Comment ferions-nous ? Il faut beaucoup d’argent.
– Je ne crois pas, dit-elle. Nous n’avons pas besoin d’habiter des palaces. Nous pourrions prendre les bateaux les moins chers et la classe la plus basse, c’est ainsi que notre père est venu d’Irlande. Nous pourrions aller en Irlande. »
Il restait sur la défensive, mais une flamme naissait dans ses yeux.
Dessie continua :
« Nous pourrions travailler pendant un an, économiser sou après sou. Je peux faire de la couture à King City.
Will nous aiderait. L’été prochain nous pourrions vendre le bétail et partir. Rien ne nous en empêche. »
Tom se leva et sortit. Il leva la tête vers les étoiles estivales, Vénus la bleue et Mars la rouge. Ses mains pendaient à ses côtés. Il les ouvrit et les referma plusieurs fois. Puis il rentra dans la maison. Dessie n’avait pas bougé.
« Tu veux vraiment partir, Dessie ?
– Plus que tout au monde.
– Alors nous partirons.
– Et toi, veux-tu ?
– Plus que tout au monde, dit-il. L’Egypte… As-tu pensé à l’Egypte ?
– Athènes, dit-elle.
– Constantinople.
– Bethléem.
– Oui, Bethléem. (Puis il ajouta soudain) : Va te coucher. Nous avons une année de travail devant nous. Va te reposer. Je vais emprunter de l’argent à Will pour acheter une centaine de truies.
– Et avec quoi les nourriras-tu ?
– Avec des glands, dit Tom. Je vais inventer une machine à cueillir les glands. »
Dès qu’il fut dans sa chambre, il se mit à marcher de long en large, et à parler à voix basse. Dessie se pencha à sa fenêtre et regarda la nuit étoilée. Elle était heureuse, mais elle se demandait si elle et son frère avaient vraiment envie de partir. Comme elle se posait la question, des prémices de douleur s’éveillèrent.
Lorsqu’elle se leva le lendemain matin, Tom était déjà devant sa planche à dessin, grommelant, et se frappant le front. Dessie regarda par-dessus son épaule.
« C’est la ramasseuse de glands ? demanda-t-elle.
– C’est facile à réaliser, dit-il, mais comment séparer les glands des branches ?
– Je sais que tu es un inventeur, mais je viens de découvrir la meilleure ramasseuse de glands du monde, et elle est prête à fonctionner.
– Comment cela ?
– Les enfants, répondit-elle. Toutes ces petites mains impatientes.
– Ils ne le feraient pas, même pour de l’argent.
– Ils le feraient pour des récompenses. Il y aura des prix pour tout le monde et un grand prix pour le gagnant d’une valeur de cent dollars. Ils nettoieront la Vallée. Veux-tu que j’essaie ? »
Il se gratta la tête.
« Pourquoi pas ? Mais comment centraliser les récoltes ?
– Les enfants les apporteront ici, dit Dessie. Laisse-moi faire. J’espère que tes granges sont assez grandes.
– Tu veux exploiter la jeunesse ?
– Certainement ! Lorsque j’avais ma boutique, j’exploitais les jeunes filles qui voulaient apprendre à coudre, mais elles m’exploitaient aussi. Je crois que je vais appeler cela le Grand Concours de Cueillette de la Province de Monterey. Et je ne laisserai pas tout le monde y participer. Peut-être pourrions-nous offrir des bicyclettes en prix ? Tu ne ramasserais pas des glands dans l’espoir de gagner une bicyclette, Tom ?
– Si, bien sûr, répondit-il. Mais ne pourrions-nous pas les payer aussi ?
– Pas avec de l’argent, dit Dessie. L’amusement deviendrait un travail, et on n’aime pas travailler si l’on peut s’en passer. En tout cas, je suis comme ça. »
Tom se redressa et rit.
« Et moi aussi. Bon. Tu te charges des glands, je me charge des cochons. »
Dessie dit :
« Tom, est-ce que ce ne serait pas drôle si nous nous mettions à gagner de l’argent ?
– Tu en as gagné à Salinas ?
– Pas beaucoup, mais j’étais riche de promesses. Si mes factures avaient toutes été payées, nous n’aurions pas besoin des cochons, nous pourrions partir pour Paris dès demain.
– Je vais aller voir Will, dit Tom. (Il repoussa sa chaise et quitta sa planche à dessin.) Tu viens avec moi ?
– Non, il faut que je prépare tout pour le Grand Concours de Cueillette. »
En rentrant à la ferme en fin d’après-midi, Tom était triste et déprimé. Comme toujours Will avait éteint son enthousiasme. Il avait pincé sa lèvre, frotté ses paupières, gratté son nez, nettoyé ses lunettes, et mis un temps fou à couper et à allumer un cigare. L’affaire des cochons était pleine d’aléas, et Will les avait tout de suite décelés.
Le Concours de Cueillette était voué à l’insuccès, mais Will ne dit pas pourquoi. Toute l’affaire était branlante, surtout à une époque aussi instable. Tout ce que Will put promettre fut d’y repenser.
Au cours de la conversation, Tom eut envie d’exposer son projet de voyage, mais il s’en dissuada. Pour Will, l’idée d’aller vagabonder en Europe, à moins évidemment que l’on fût retiré des affaires avec des rentes solides, aurait été une folie dix fois plus dangereuse que l’affaire des cochons. Tom ne dit rien et laissa Will « y repenser », sachant d’avance que le verdict condamnerait les cochons et les glands.
Le pauvre Tom ne savait pas et ne pouvait pas apprendre que la dissimulation est l’une des joies créatrices de l’homme d’affaires. Montrer de l’enthousiasme eût été ridicule. Will avait vraiment l’intention d’y repenser. Une partie du projet le fascinait. Tom avait mis le doigt sur quelque chose d’intéressant. Acheter des truies à crédit, les nourrir avec une nourriture qui ne coûte presque rien, les revendre, rembourser le prêt, et prendre son bénéfice : voilà une assez jolie opération. Will n’avait pas l’intention » de voler son frère, il lui donnerait une part des bénéfices. Mais Tom était un rêveur auquel on ne pouvait pas faire confiance pour monter une affaire solide. Entre autres choses, il ignorait le prix de vente de la viande de porc. Si le projet se réalisait, Will était prêt à offrir à Tom un beau cadeau, peut-être même une Ford. Et pourquoi ne pas proposer une Ford comme unique et premier prix du concours ? Toute la Vallée se jetterait sur les glands.
Comme il s’engageait dans les collines, Tom se demanda comment il allait dire à Dessie que leur projet n’était pas viable. Si seulement il avait autre chose à suggérer à la place. Comment gagner assez d’argent en un an pour aller en Europe ? Il s’aperçut soudain qu’il ne savait même pas de quelle somme ils avaient besoin. Il ignorait le prix d’un billet de bateau. Ils pourraient passer la soirée à faire des comptes.
Il s’attendait à voir Dessie courir à sa rencontre. Il s’apprêta donc à masquer sa déconvenue et à lancer une blague. Mais Dessie ne sortit pas de la maison. « Elle doit se reposer », pensa-t-il. Il abreuva les chevaux, les conduisit à l’écurie, et leur donna leur ration d’avoine.
Quand Tom entra, Dessie était allongée sur le canapé « Tu fais un petit somme ? (Il vit la couleur de son visage.) Qu’est-ce que tu as ? »
Elle rassembla toutes ses forces.
« Mal à l’estomac.
– Ah ! bon, dit Tom. Tu m’as fait peur. J’ai ce qu’il te faut. »
Il alla à la cuisine et revint avec un verre plein d’un liquide pétillant qu’il tendait à sa sœur.
« Qu’est-ce que c’est, Tom ?
– Les bons vieux sels de la famille. C’est un peu violent, mais ça te fera du bien. »
Elle but et fit une grimace.
« Je me rappelle ce goût, c’était le médicament de maman à l’époque des pommes vertes.
– Maintenant, allonge-toi, dit Tom. Je vais faire le diner. »
Elle l’entendit qui s’affairait dans la cuisine. La douleur rugissait en elle. Elle avait peur. Le médicament consumait son estomac. Elle se traîna jusqu’aux nouvelles toilettes à chasse d’eau, et essaya de vomir. La transpiration coulait de son front et brûlait ses yeux. Elle voulut se relever, mais les muscles de son abdomen étaient durs, pliée en deux, elle alla se recoucher.
Lorsque Tom apporta des œufs brouillés, elle secoua la tête.
« Merci, dit-elle. Je préfère aller me coucher.
Les sels vont bientôt faire leur effet, assura Tom. Tu iras beaucoup mieux. (Il l’aida à se coucher.) Qu’est-ce que tu as bien pu manger ? »
Dessie, allongée dans sa chambre, lutta de toutes ses forces contre la douleur, mais vers dix heures, sa volonté faiblit, et elle cria :
« Tom ! Tom ! (Il ouvrit la porte. Il tenait le World Almanac à la main.) Tom, excuse-moi, je souffre horriblement. »
Il s’assit sur le bord de son lit, dans la demi-obscurité.
« C’est si douloureux que ça ?
– Terrible !
Peux-tu vomir ?
– Non.
– Je vais amener une lampe et rester à côté de toi. Peut-être vas-tu pouvoir t’endormir. Ce sera passé demain matin, le temps que les sels agissent. »
Sa volonté reprit le dessus, et elle essaya de garder son calme pendant que Tom lui lisait des passages de l’Almanac. Il s’arrêta de lire quand il pensa qu’elle dormait, et s’assoupit sur sa chaise.
Un cri l’éveilla. Il s’approcha des draps sous lesquels le corps se débattait. Dessie avait les yeux laiteux, affolés, comme ceux d’un cheval enragé. Son visage était violacé, et l’écume bouillonnait à ses lèvres. Tom glissa la main sous la couverture et sentit les muscles noués, durs comme des pierres. Puis soudain elle arrêta de lutter, sa tête retomba et ses yeux à demi clos brillèrent sous la lampe.
Tom ne prit pas le temps de seller le cheval et lui passa seulement une bride. Il partit au galop, arrachant d’une main sa ceinture pour fouetter le cheval apeuré qui bondissait entre les ornières de la route.
Les Duncan, qui dormaient au deuxième étage de leur maison, sur le bord de la route, n’entendirent pas les coups frappés à leur porte, mais ils entendirent le fracas effroyable qu’elle fit en cédant, arrachant gonds et verrou. Lorsque Red Duncan descendit avec son fusil, il trouva Tom, hurlant dans le téléphone mural à l’adresse du central de King City :
« Docteur Tilson ! Trouvez-le ! Je m’en fous ! Trouvez-le ! »
Red Duncan en bâillant, le menaça de son fusil. Le docteur Tilson répondit : « Oui, oui, j’entends. Vous êtes Tom Hamilton. Qu’a-t-elle ? Son estomac est dur ? Qu’avez-vous fait ? Des sels. Bougre d’imbécile ! »
Puis le médecin reprit possession de lui-même. « Tom, Tom, mon garçon, du calme. Retournez là-bas et faites-lui des compresses froides, du calme, aussi froides que possible. Je suppose que vous n’avez pas de glace ? Bon. Changez les compresses. J’arrive aussi vite que je peux. Vous m’entendez ? Tom, m’entendez-vous ? »
Il raccrocha le récepteur et s’habilla. Furieux et las, il ouvrit son placard, prit des scalpels, des pinces, des éponges, et du fil à suture. Il secoua sa lampe à essence pour s’assurer qu’elle était pleine, et disposa dans son sac une bouteille d’éther et un masque.
Sa femme, en chemise et bonnet de nuit, entra dans la pièce. Le docteur Tilson lui dit :
« Je vais au garage. Appelle Will Hamilton. Dis-lui qu’il faut qu’il me conduise à la ferme de son père. S’il discute, dis-lui que sa sœur est mourante. »
Tom retourna à la ferme une semaine après l’enterrement de Dessie, chevauchant droit sur sa selle, le corps raide, la tête haute, comme un garde à la parade. Son chapeau Stetson reposait bien droit sur sa tête. Samuel lui-même n’aurait pu montrer plus de dignité que son fils. Un épervier qui s’abattait sur un poulet ne lui fit pas tourner la tête.
Devant la grange, il mit pied à terre, abreuva son cheval, l’attacha, et mit de l’orge dans sa mangeoire. Il enleva la selle et retourna la couverture pour la faire sécher. Lorsque le cheval eut terminé son repas, Tom le guida vers l’extérieur, puis il le libéra pour qu’il aille paître de par le monde.
Dans la maison, les meubles, les fauteuils, le poêle semblèrent reculer à son approche. Un tabouret l’évita comme il entrait dans le salon. Ses allumettes étaient mouillées, et c’est avec un sentiment de honte qu’il alla dans la cuisine en chercher d’autres. Seule la lampe du salon semblait amicale. A la première allumette, la mèche s’enflamma et donna une bonne clarté.
Tom s’assit et regarda autour de lui. Il évita de poser les yeux sur le canapé. Un léger bruit de souris dans la cuisine lui fit tourner la tête et il vit sur le mur une ombre avec un chapeau. Il se découvrit.
Assis sous la lampe, il laissa errer son esprit, mais il savait qu’on allait appeler son nom et qu’il devrait s’asseoir au banc d’infamie, jugé par lui-même, devant le jury de ses crimes.
Alors son nom fut lancé d’une voix stridente. Il alla au-devant de ses accusateurs : la Vanité – il était négligé, sale et vulgaire ; le Désir – il avait payé des prostituées ; la Malhonnêteté – il avait fait croire qu’il avait du talent ; la Paresse et la Gourmandise, bras dessus bras dessous. Mais Tom était réconforté car ses accusateurs masquaient le grand crime glauque assis dans le fond et qui attendait. Il appelait à son secours ses péchés mineurs comme des vertus, pour le sauver : L’Envie – Will et son argent ; la Trahison – le Dieu de sa mère ; le vol – du temps et de l’espoir.
Samuel parla doucement, mais sa voix emplit la pièce.
« Sois bon, sois pur, sois grand, sois Tom Hamilton. »
Tom ignora son père. Il dit : « Il faut que j’accueille mes amis. » Et il salua de la tête l’Impolitesse et la Laideur, et le Mauvais Amour Filial, et les Ongles Sales. Puis il revint à la Vanité. Alors le crime glauque se fraya un chemin. Il était trop tard pour se cacher derrière les péchés mineurs. Le grand crime glauque était l’Assassinat.
Tom sentit le verre froid dans le creux de sa main. Il vit le liquide pétillant et les cristaux qui se dissolvaient en tournant sur eux-mêmes, et les petites bulles qui montaient, et il répéta à voix haute dans la pièce vide, vide : « C’est un peu violent, mais ça te fera du bien. » C’était ce qu’il avait dit. Et les murs et les fauteuils et la lampe l’avaient entendu et étaient là pour en témoigner. Il n’y avait plus sur la surface du globe un seul endroit où Tom Hamilton pût vivre. Pourtant, il avait bien cherché, il avait retourné les possibilités comme des cartes. Londres ? Non. L’Egypte ? Il y a des pyramides en Egypte, et le Sphinx. Non. Paris ? Non. Et pourtant il paraît que l’on cultive le péché là-bas. Non. Bon, essayons autre chose. Bethléem ? Grands dieux, non ! Un étranger doit se sentir seul là-bas.
Il est difficile de se rappeler comment on meurt et quand. Un sourcil qui se lève, un murmure, c’est peut-être cela. Ou une nuit troublante, un bouillonnement de plomb fondu qui trouve le secret de l’être et s’injecte dans les veines.
Tom Hamilton était mort et il n’avait plus que quelques petites choses décentes à faire pour que tout fût terminé.
Le canapé émit une critique craquante. Tom le regarda, puis la lampe fumante dont le canapé avait voulu parler. « Merci, dit Tom au canapé. Je n’avais pas remarqué. » Et il descendit la mèche pour que la lampe ne fumât plus.
Son esprit s’assoupit. L’Assassinat le gifla pour le réveiller. Tom. Le sanglant Tom, était trop fatigué pour se tuer. C’est un acte peut-être douloureux et qui vous vaut peut-être l’Enfer.
Il se rappela que sa mère avait une profonde répulsion pour le suicide, synthèse des trois choses qu’elle désapprouvait le plus violemment : mauvaise éducation, lâcheté et péché. C’était presque aussi affreux que l’adultère ou le vol, peut-être même plus affreux. Il devait y avoir un moyen d’éviter la désapprobation de Liza.
Samuel ne lui en voudrait pas. On ne pouvait éviter Samuel car il emplissait l’espace. Tom devait donc le lui dire. « Père, excuse-moi. Je n’y puis rien. Tu m’as surestimé. Tu t’es trompé. Je voudrais pouvoir justifier l’amour et l’orgueil que tu avais mis en moi. Peut-être trouverais-tu une solution. Moi, je ne peux pas. Je ne peux pas vivre. J’ai tué Dessie et je veux dormir. »
Et son esprit répondit pour son père absent : « Je comprends. Il y a tant de manières de retourner à la terre. Voyons comment nous pouvons arranger cela avec ta mère. Pourquoi es-tu si impatient ? »
« Je ne peux plus attendre. Voilà pourquoi, dit Tom. Je ne peux plus attendre. »
« Mais si, tu peux, mon fils, mon cher fils. Tu es grand comme je l’avais prévu. Ouvre le tiroir de la table et utilise ce navet que tu appelles ta tête. »
Tom ouvrit le tiroir et vit un bloc de papier, un paquet d’enveloppes assorties, deux crayons mâchonnés, et dans un coin, quelques timbres. Il posa le bloc sur la table et tailla les crayons avec son couteau.
Il écrivit :
Chère maman, j’espère que tu vas bien. Je vais essayer de passer plus de temps auprès de toi. Olive m’a invité pour le Thanksgiving et je te promets que je viendrai. Notre petite Olive cuit les dindons aussi bien que toi, mais tu ne l’admettras jamais. Je viens de profiter d’une occasion. J’ai acheté un cheval pour quinze dollars. Il est entier et il m’a l’air d’un pur sang. Je l’ai eu bon marché car c’est un animal qui n’aime pas les hommes. Son propriétaire précédent a passé plus de temps sur terre que sur son dos. Je dois dire qu’il est assez vicieux. Il m’a déjà jeté bas deux fois, mais je persévère et, si je peux le dresser, j’aurai un des meilleurs chevaux de la province. Je le dresserai, même si cela me demande tout l’hiver. Je ne sais pas pourquoi je m’acharne, peut-être parce que l’homme à qui je l’ai acheté m’a dit une chose amusante. Il a dit : « Ce cheval est si méchant qu’il mangerait son cavalier. » Te rappelles-tu ce que papa disait lorsque nous allions à la chasse ? « Reviens avec ton bouclier ou couché dessus. » Donc à bientôt. Ton fils Tom.
Il se demanda si cela suffisait, mais il était trop fatigué pour recommencer. Il ajouta :
P. -S. Il parait que Coco est toujours aussi grossier. Ce perroquet me fait rougir.
Sur une autre feuille il écrivit :
Cher Will, tu pourras penser tout ce que tu voudras, mais je t’en prie, aide-moi. Pour l’amour de notre mère, je l’en prie. J’ai été tué par un cheval, jeté bas et frappé à la tête, je t’en prie… Ton frère Tom.
Il timbra les enveloppes, les mit dans sa poche, puis il demanda à Samuel : « Est-ce bien ainsi ? »
Dans sa chambre, il ouvrit une boîte neuve de balles, en glissa une dans le barillet de son Smith et Wesson 38, et tourna la chambre chargée, d’un cran sur la gauche. Son cheval attendait près de la barrière, et arriva au coup de sifflet. Tom le sella.
Il jeta les lettres à la poste de King City à trois heures du matin. Puis il partit vers le Sud, vers les collines stériles des Hamilton.
C’était un garçon qui savait vivre.