Chapitre XXVIII






Au cours du dîner les garçons découvrirent que leur père avait changé. Jusque-là, il n’avait été qu’une présence, des oreilles qui entendaient sans écouter, et des yeux qui regardaient sans remarquer. C’était un nuage de père. Ses fils n’avaient jamais appris à lui dire leurs découvertes, ou leurs besoins. Lee avait été leur trait d’union avec le monde adulte. Il avait élevé, nourri, habillé, et discipliné les jumeaux, et leur avait enseigné le respect de leur père. Adam était un mystère pour ses fils, et sa loi était transmise par Lee qui, de toute évidence, l’élaborait lui-même, tout en disant qu’elle émanait d’Adam.

Cal et Aron furent d’abord étonnés, puis un peu gênés qu’Adam les écoutât, posât des questions, les regardât, et les vît. Le changement les intimida.

Adam dit :

« Il paraît que vous êtes allés chasser, aujourd’hui. »

Les garçons se retranchèrent derrière une certaine prudence, comme tout être humain qui affronte une nouvelle situation. Après une pause, Aron admit :

« Oui, papa.

– Avez-vous tué quelque chose ? »

Il y eut un temps encore plus long, puis :

« Oui, papa.

– Qu’est-ce que c’était ?

– Un lapin.

– Avec des arcs et des flèches ? Qui l’a touché ? »

Aron dit : « Nous ne savons pas, nous avons tiré ensemble.

– Vous ne reconnaissez pas vos flèches personnelles ? S’étonna Adam. De mon temps, on les marquait. »

Cette fois. Aron refusa de répondre pour ne pas s’attirer d’ennuis. Ce fut Cal qui, après avoir attendu, dit :

« C’était ma flèche, mais je crois qu’elle était dans le carquois d’Aron.

– Qu’est-ce qui te fait croire cela ?

– Je ne sais pas, mais je crois bien que c’est Aron qui a tué le lapin. »

Adam tourna les yeux.

« Et toi, qu’en penses-tu ?

– C’est peut-être moi, mais je n’en suis pas sûr.

– En tout cas, vous vous tirez rudement bien de la situation. »

L’inquiétude quitta les deux garçons. Ce n’était pas un piège.

« Où est le lapin ? demanda Adam.

– Aron en a fait cadeau à Abra.

– Elle l’a jeté, dit Aron.

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas. Je voulais aussi l’épouser.

– Vraiment ?

– Oui, papa.

– Et toi. Cal ?

– Je la lui laisse », dit Cal.

Adam éclata de rire, et c’était la première fois que ses fils l’entendaient rire.

« C’est une gentille petite fille ? demanda-t-il.

– Oh ! oui, dit Aron. Elle est gentille. Elle est bonne.

– Eh bien, tant mieux, si elle doit devenir ma belle-fille. »

Lee desservit la table, rangea la vaisselle et revint.

« C’est l’heure de dormir », dit-il.

Ils eurent un regard de protestation. Adam dit :

« Asseyez-vous, Lee. Laissez-leur quelques instants de répit.

– J’ai fait les comptes, nous les examinerons plus tard, dit Lee.

– Quels comptes, Lee ?

– Ceux de la ferme et de la maison. Vous voulez savoir où vous en étiez.

– Les comptes depuis dix ans ?

– Vous n’avez pas voulu vous en occuper avant.

– Vous avez raison. Asseyez-vous. Aron voudrait épouser la petite fille qui est venue cet après-midi.

– Sont-ils fiancés ? demanda Lee.

– Elle n’a pas encore dit oui, répondit Adam. Et cela peut demander quelque temps. »

Cal, d’abord désemparé par ce changement d’atmosphère, s’était vite repris, et il était en train d’examiner cette nouvelle fourmilière, se demandant où et quand il frapperait. Il prit sa décision.

« Elle est vraiment très gentille, dit-il. Je l’aime beaucoup. Tu sais ? Elle nous a dit de te demander où était la tombe de maman pour y porter des fleurs.

– Elle a dit qu’elle nous apprendrait à faire des couronnes », ajouta Aron.

Adam chercha rapidement une solution. Il était un assez piètre menteur. L’idée qui lui vint à l’esprit l’effraya, mais il s’entendit prononcer :

« Ce serait avec plaisir, mes enfants, mais je dois vous dire que la tombe de votre mère est très loin d’ici.

– Pourquoi ? demanda Aron.

– Certaines gens veulent être enterrées là où ils sont nés.

– Comment est-elle retournée là-bas ? demanda Cal.

– Nous l’avons mise dans le train et envoyée chez elle, n’est-ce pas, Lee ? »

Lee acquiesça.

« Il en est de même pour nous. Presque tous les Chinois demandent à être enterrés en Chine.

– Je le sais, répondit Aron, tu nous l’as déjà dit.

– -Vraiment ?

– Evidemment », dit Cal.

Il était vaguement désappointé.

Adam changea rapidement de conversation.

« Mr. Bacon m’a suggéré quelque chose cet après-midi, et je voulais vous en parler, mes enfants. Il pense qu’il serait préférable pour vous que nous allions nous installer à Salinas. Il y a de meilleures écoles et vous auriez beaucoup plus de camarades. »

Cette proposition stupéfia les jumeaux. Cal demanda :

« Mais… et la ferme ?

– Nous la garderions au cas où nous aurions envie d’y revenir

Aron dit :

« Abra habite Salinas. »

Et cela lui suffisait. Il avait déjà oublié sa boîte jetée, il ne se rappelait qu’un tablier, un bonnet, et des petits doigts très doux.

Adam dit :

« Pensez-y. Et maintenant, il est temps d’aller vous coucher. Pourquoi n’êtes-vous pas allés à l’école aujourd’hui ?

– La maîtresse est malade, dit Aron.

– Miss Culp est malade depuis trois jours, dit Lee. Ils ne retourneront à l’école que lundi. Debout les enfants ! »

Ils le suivirent avec obéissance.

Adam sourit vaguement à la lampe et tapota son genou du bout de son doigt jusqu’au retour de Lee.

« Savent-ils quelque chose ? demanda-t-il.

– Je l’ignore.

– Cela vient peut-être uniquement de la petite fille ? »

Lee alla dans la cuisine et rapporta une grosse boîte en carton.

« Voici les comptes. Chaque année est séparée des autres. J’ai tout relu. C’est complet.

– Comment ? Tous les comptes ? »

Lee répondit :

« Il y a un livre pour chaque année, et des factures acquittées. Vous vouliez savoir où vous en étiez. Voici le bilan. Avez-vous réellement l’intention de partir ?

– J’y pense.

– Ne pourriez-vous trouver un moyen de dire la vérité aux enfants.

– Il ne faut pas souiller l’amour qu’ils portent à leur mère.

– Avez-vous pensé à l’autre danger ?

– Lequel ?

– Supposez qu’ils découvrent la vérité ? Beaucoup de gens sont au courant.

– Peut-être pourrai-je mieux leur expliquer quand ils seront plus vieux.

– Je ne crois pas, dit Lee. Mais ce n’est pas encore le pire.

– Je ne vous suis pas, Lee.

– Je pense au mensonge que vous leur avez dit. Il peut infecter tout le reste. S’ils s’aperçoivent que vous leur avez menti à ce sujet, ils n’auront plus confiance en vous.

– Oui, je vois. Mais que puis-je leur dire ? La vérité tout entière ?

– Une partie seulement, assez pour que vous n’en souffriez pas, s’ils découvrent le reste.

– Il va falloir que je pense à cela.

– Si vous allez à Salinas, le danger sera encore plus grand.

– J’y penserai. »

Lee insista :

« Mon père m’a parlé de ma mère alors que j’étais très petit et il ne m’a pas épargné. Il m’a souvent raconté son histoire pendant que je grandissais. C’était différent, mais aussi affreux. Pourtant je suis heureux qu’il me l’ait dite. Il me déplairait de l’ignorer.

– Voulez-vous me la raconter ?

– Non, je n’y tiens pas. Mais peut-être vous persuaderait-elle de parler à vos fils. Vous pourriez leur dire par exemple qu’elle est partie, mais que vous ne savez pas où elle est.

– Mais je le sais !

– C’est bien là l’ennui. Il faut dire toute la vérité ou un demi-mensonge. Je ne peux pas vous forcer.

– J’y penserai, dit Adam. Quelle est l’histoire de votre mère ?

– Vous voulez vraiment l’entendre ?

– Seulement si cela ne vous gène pas.

– Je serai très bref, dit Lee. Nous habitions dans une cabane obscure, au milieu d’un champ de pommes de terre, et mon père me racontait l’histoire de ma mère. C’est un de mes premiers souvenirs d’enfance. Mon père parlait le cantonnais, mais lorsqu’il racontait l’histoire, il s’exprimait dans la haute et riche langue des mandarins. Bon, il faut que je vous dise… »

Et Lee remonta dans le temps.

« Il faut d’abord que je vous dise que vos chemins de fer de l’Ouest ont été construits par des Chinois, des milliers de Chinois qui ont aplani les voies, posé les traverses, chevillé les rails. C’était un travail terrible, mais ces hommes étaient peu payés, travaillaient dur et, s’ils mouraient, personne n’était inquiété. C’étaient pour la plupart des Cantonnais, petits, forts, résistants, et paisibles. Ils étaient liés par contrat, et peut-être l’histoire de mon père est-elle un cas typique.

« Il faut aussi que vous sachiez qu’un Chinois doit payer toutes ses dettes avant, ou le jour même de la fête du Nouvel An. Il doit commencer chaque année sans arriéré. S’il n’en est pas ainsi, il perd la face, ainsi que toute sa famille, et il n’y a aucune excuse.

– Ce n’est pas une mauvaise idée, dit Adam.

– Bonne ou mauvaise il en était ainsi. Mon père eut de la malchance. Il avait une dette qu’il ne pouvait payer. Sa famille se réunit et en discuta. Nous sommes une famille honorable. Ce n’était la faute de personne si mon père avait eu de la malchance, mais la dette appartenait à toute la famille. Elle paya donc pour mon père, qui s’engagea à rembourser. Or, c’était presque impossible.

« Les agents recruteurs des compagnies de chemin de fer donnaient une petite somme comptant à la signature du contrat. C’est de cette façon qu’ils prirent à leur piège beaucoup d’hommes endettés.

« Jusqu’ici, il n’v a rien que de raisonnable et d’honorable. Mais mon père était un jeune homme récemment marié, et il était attaché à sa femme par un sentiment profond, très fort, et très beau, et elle l’aimait certainement de toutes ses forces. Ils se dirent cérémonieusement au revoir, en présence des chefs de la famille, comme des gens bien élevés. J’ai souvent pensé que la politesse des manières était un remède contre la douleur des séparations.

« Le troupeau d’hommes était entassé au fond d’une cale sombre et ne revoyait le jour qu’au moment du débarquement à San Francisco, six semaines plus tard. Vous pouvez imaginer ce qu’était le voyage. Comme la marchandise devait être livrée en état de travailler, elle n’était pas maltraitée, et ceux de ma race ont appris à travers les siècles à vivre en communauté, à rester propres, et à se nourrir dans des conditions intolérables pour d’autres.

« Ils étaient en mer depuis une semaine lorsque mon père découvrit ma mère. Elle était habillée comme un homme, et elle avait natté ses cheveux. En restant très calme, et en ne parlant pas, elle avait évité d’être découverte, et vous pensez bien qu’à cette époque il n’y avait pas d’examen physique ou de vaccination. Elle prit sa paillasse et l’allongea à coté de celle de mon père. Ils ne pouvaient se parler que dans le noir, de bouche à oreille.

Mon père était mécontent qu’elle eût désobéi, mais, en même temps, il en était heureux.

« Le contrat les condamnait à cinq ans de travaux forcés. Il ne leur vint pas à l’esprit de s’échapper lorsqu’ils furent en Amérique, car c’étaient des gens honorables qui avaient signé un contrat. (Lee prit un temps). Evidemment, je pourrais vous dire cela en quelques phrases, mais il faut que vous sachiez le pourquoi des choses. Je vais me chercher un verre d’eau. En voulez-vous ?

– Oui, répondit Adam, mais il y a une chose que je ne comprends pas. Comment une femme pouvait-elle exécuter ce travail ?

– Je reviens tout de suite », dit Lee.

Et il alla dans la cuisine chercher des gobelets d’eau qu’il posa sur la table.

« Que voulez-vous savoir ? demanda-t-il.

– Comment votre mère pouvait-elle faire un travail d’homme ? »

Lee sourit.

« Mon père disait qu’elle était forte et je crois qu’une femme peut être plus forte qu’un homme si l’amour habite son cœur. Une femme qui aime est presque indestructible. »

Adam fit une grimace.

Lee dit :

« Vous verrez, un jour vous verrez.

– Je ne ressens aucune amertume, dit Adam. D’ailleurs, comment le pourrais-je, après une seule expérience ? Continuez.

– Il est une chose que ma mère ne murmura pas à mon père durant la longue traversée, et, comme beaucoup souffraient horriblement du mal de mer, on ne remarqua pas ses malaises.

– Elle n’était pas enceinte ? s’écria Adam.

– Elle l’était, dit Lee, mais elle ne voulait pas charger mon père d’un nouveau souci.

– Le savait-elle en partant ?

– Non, elle l’ignorait. J’ai fait acte de présence dans ce monde au moment le plus inopportun. C’est une histoire plus longue que je ne le croyais.

– Vous ne pouvez plus vous arrêter, dit Adam.

– Non, je ne le crois pas. À San Francisco, le bétail fut chargé dans des wagons, et les locomotives les tirèrent vers les montagnes. Ils allaient niveler des collines et percer des tunnels sous les pics. Ma mère fut séparée de mon père, et il ne la revit qu’au camp, installé sur une prairie de montagne. L’endroit était très beau, avec son herbe haute, ses fleurs et ses montagnes enneigées. Alors seulement, elle dit à mon père que j’existais.

« Ils se mirent au travail. Les muscles d’une femme durcissent comme ceux d’un homme, et ma mère avait une volonté de fer. Elle prit son pic et sa pelle et accomplit le labeur pour lequel elle était payée, et ce dut être affreux. Bientôt la peur s’empara d’eux lorsqu’ils se demandèrent où elle accoucherait. »

Adam dit :

« Comment cela ? Ne pouvait-elle aller trouver le contremaître, lui dire qu’elle était une femme, et enceinte ? Elle aurait sûrement été soignée.

– Non, dit Lee. Et je comprends que je ne vous en ai pas assez dit. Voilà pourquoi c’est si long. Ce bétail humain était importé dans un seul but : le travail. Lorsqu’il était fait, les survivants étaient réexpédiés en Chine. Seuls les mâles étaient importés. Pas de femmes. Le pays ne voulait pas qu’elles fissent souche. Un homme, une femme et un enfant s’accrochent à la terre, construisent un foyer dont il est difficile de les arracher, tandis qu’un troupeau d’hommes inquiets, excités, tourmentés par le manque de femmes, ira n’importe où, et plus particulièrement, rentrera chez lui. Ma mère était la seule femme au milieu de ces demi-brutes. Plus le temps passait, plus la fièvre montait. Pour les gardes ce n’étaient plus des êtres humains, mais des animaux dangereux s’ils n’étaient pas surveillés. Vous comprenez pourquoi ma mère n’alla pas demander d’aide. Ils l’auraient chassée du camp et, qui sait, peut-être l’auraient-ils tuée et enterrée comme une vache contagieuse. Une fois, quinze hommes furent abattus à la suite d’une simple mutinerie. Ils faisaient respecter l’ordre comme ils avaient appris à le faire. Nous disons qu’il y a de meilleurs moyens, mais nous conservons les mêmes : le fouet, la corde, et le fusil. Je regrette d’avoir commencé à vous raconter cela.

– Et pourquoi ? demanda Adam.

– Je revois le visage de mon père. C’est un souvenir lamentable, déchirant, douloureux qui me revient. Lorsqu’il arrivait à ce point, mon père devait s’arrêter et reprendre possession de lui-même. Lorsqu’il reprenait son récit, il parlait sèchement et il utilisait des mots durs et coupants comme s’il eût voulu se blesser.

« Pour rester ensemble, ils dirent qu’elle était le neveu de mon père. Les mois passèrent, et heureusement ma mère ne grossit pas trop. Elle accomplissait sa tâche dans la douleur. Mon père l’aidait bien un peu en disant : « Mon neveu est jeune et ses os sont fragiles », mais ils ne savaient pas ce qu’ils feraient, le moment venu.

« Alors mon père imagina un plan. Ils fuiraient dans la haute montagne, dans une prairie supérieure, et là, derrière un lac, ils installeraient un berceau pour la naissance, et lorsque ma mère aurait accouché, mon père retournerait au camp et subirait son châtiment. Il signerait pour cinq nouvelles années pour remplacer son neveu échappé. Aussi pitoyable fût-il, ce plan était le seul qu’ils pouvaient exécuter, et il les satisfaisait. Mais deux conditions étaient nécessaires : que le moment fût propice pour l’accouchement, et que les provisions de nourriture fussent suffisantes. Mes parents… (Puis il s’arrêta, sourit en utilisant ces mots, et cela lui sembla si bon qu’il les colora.)… mes chers parents commencèrent à faire leurs préparatifs. Ils mirent de côté une partie de leur riz quotidien qu’ils cachèrent sous leurs paillasses. Mon père, avec une ficelle et un hameçon en fil de fer, fabriqua une ligne pour pêcher les truites des lacs de montagne. Il ne fuma plus pour garder ses allumettes. Ma mère ramassa tous les petits morceaux d’étoffe qu’elle put trouver. Elle déchira une partie de ses vêtements pour faire du fil, et elle cousit tous ces chiffons avec une longue épine pour me faire des langes. J’aurais voulu la connaître.

– Moi aussi, dit Adam. Avez-vous raconté cela à Sam Hamilton ?

– Non, mais j’aurais dû. Il aimait célébrer l’âme humaine. Cette histoire eût été pour lui comme un triomphe personnel.

– J’espère qu’ils réussirent, dit Adam.

– Je n’en doute pas. Lorsque mon père en arrivait à ce point du récit, je lui disais : « Arrive au lac, conduis-y « ma mère, fais que cette fois vous soyez heureux. Dis-« moi que tu atteignis le lac et que tu bâtis une maison « en branches de sapin. » Alors mon père devenait très Chinois. Il me répondait : « Il y a plus de beauté dans « la vérité, même si c’est une horrible beauté. Les mendiants qui racontent des histoires aux portes de la ville travestissent si bien la vie qu’elle paraît belle et douce aux paresseux, aux bornés et aux lâches, et cela ne fait « qu’affermir leurs infirmités. Cela n’apprend rien, ne soigne rien, et empêche le cœur de s’ouvrir. »

– Continuez », dit Adam avec irritation.

Lee se leva, se dirigea vers la fenêtre, et finit son histoire en regardant les étoiles. Le vent de mars soufflait.

« Un petit rocher se détacha d’une colline et cassa la jambe de mon père. On le soigna et on lui donna un travail d’infirme : redresser des clous tordus sur une pierre, avec un marteau. Alors, causées par le travail ou l’inquiétude – cela n’a aucune importance – ma mère eut ses premières douleurs. Les hommes, demi-fous, comprirent, et leur raison chavira. Un appétit en aiguisa un autre. Un crime cacha le crime précédent, et tous les crimes commis contre ces hommes affamés alimentèrent un immense brasier de folie.

« Mon père entendit le cri : « Une femme ! » Et il comprit. Il essaya de courir, recassa sa jambe, et rampa tout le long du sentier qui menait à la voie où se déroulait cette horreur.

« Lorsqu’il l’atteignit, une peine obscure couvrait le ciel, et les hommes de Canton fuyaient en silence pour se cacher, pour oublier que les hommes peuvent être aussi cela. Ma mère était allongée sur un tas de cailloux. Elle n’avait même plus d’yeux pour voir, mais sa bouche bougeait encore. Elle lui transmit ses instructions. Mon père m’arracha de la chair écrasée de ma mère avec ses ongles. Elle mourut dans l’après-midi sur son tas de cailloux. »

Adam était haletant. Lee continua d’une voix chantante.

« Avant de haïr ces hommes, sachez ceci, car mon père l’ajoutait toujours à la fin : aucun enfant ne fut soigné comme moi. Le camp tout entier devint ma mère. C’est beau d’une beauté atroce. Et maintenant, bonne nuit. Je ne peux plus parler. »

Adam ouvrit tous ses tiroirs, examina toutes ses étagères, leva les couvercles de toutes ses boîtes, il fouilla dans toute la maison, et enfin il dut appeler Lee et lui demander :

« Où sont l’encre et la plume ?

– Vous n’en avez pas, dit Lee. Vous n’avez pas écrit un mot depuis des années. Je puis vous prête les miens, si vous voulez. »

Il alla dans sa chambre et revint avec une bouteille d’encre, une plume, un bloc de papier et une enveloppe qu’il disposa sur la table.

Adam demanda :

« Comment saviez-vous que j’allais écrire une lettre ?

– Vous allez essayer d’écrire à votre frère, n’est-ce pas ?

– C’est vrai.

– Ce sera difficile, après si longtemps. »

Et ce fut difficile. Adam griffonna, mangea le bout du porte-plume, et sa bouche grimaça. Il écrivait une phrase, puis déchirait la page et recommençait. Il se gratta la tête avec le porte-plume.

« Lee, si je partais pour l’Est, garderiez-vous les jumeaux jusqu’à mon retour ?

– C’est plus facile de voyager que d’écrire, dit Lee. Oui, je resterai.

– Non, je vais écrire.

– Pourquoi me demandez-vous pas à votre frère de venir ?

– C’est une bonne idée, Lee. Je n’y avais pas pensé.

– Cela vous donne une raison pour écrire. »

La lettre vint alors facilement. Il la corrigea, puis la recopia au propre. Ensuite, il la lut lentement pour lui-même avant de la mettre dans l’enveloppe.

Mon cher frère Charles,

Tu vas être surpris d’avoir de mes nouvelles après si longtemps. J’ai souvent pensé t’écrire, mais tu sais comme on remet ça d’un jour à l’autre.

Je me demandé comment cette lettre te trouvera. En bonne santé, j’espère. Après tout, tu as peut-être cinq ou même dix enfants. Ha ! Ha ! J’ai deux fils et ils sont jumeaux. Leur mère n’est pas ici. Elle n’aimait pas la vie de la campagne. Elle habite une ville à côté et je la vois de temps à autre.

J’ai une belle ferme, mais je dois dire à ma honte que je ne l’entretiens pas. Peut-être ferai-je mieux maintenant. Je prends toujours de bonnes résolutions. Pendant plusieurs années j’ai été bien bas. Je vais mieux maintenant.

Comment vas-tu ? J’aimerais te voir. Pourquoi ne pas venir me rendre visite ? C’est un pays merveilleux, et tu pourrais y trouver un endroit où t’établir. Il n’y a pas d’hiver froid ici, et c’est bien agréable pour des « vieux » comme nous. Ha ! Ha !

Donc, mon cher Charles, j’espère que tu y réfléchiras et que tu me répondras. Le voyage te ferait au bien. J’ai envie de te voir. J’ai beaucoup de choses à te dire que je ne peux pas écrire.

Mon cher Charles, écris-moi une lettre et donne-moi des nouvelles du vieux pays. Il a dû se passer beaucoup de choses. Au fur et à mesure que l’on vieillit, tout ça que l’on entend dire des gens, c’est qu’ils sont morts. Ainsi va le monde. Ecris-moi et dis-moi si tu viendras. Ton frère,

Adam.

Il resta assis, tenant sa lettre à la main. Il voyait se dessiner le visage sombre au front barré d’une cicatrice. Il voyait le scintillement des yeux bruns, les lèvres retroussées, dégageant les dents, et l’animal sauvage se lançant à l’attaque. Il secoua la tête pour effacer cette vision, et il essaya de se rappeler le visage souriant et le front sans la cicatrice, mais il dut y renoncer. Il prit son porte-plume et écrivit sous sa signature :

P. -S. – Charles, malgré tout, je ne t’ai jamais haï. Je t’ai toujours aimé parce que tu es mon frère.

Adam plia la lettre et souligna les plis entre l’index et l’ongle du pouce. Il colla le dos de l’enveloppe et l’écrasa d’un coup de poing.

« Lee, appela-t-il. Oh ! Lee ! »

Le Chinois apparut à la porte.

« Lee, combien de temps faut-il à une lettre pour aller dans l’Est ?

– Je ne sais pas, dit Lee, quinze jours peut être. »