Chapitre XI
Lorsqu’il sut qu’Adam était allé en prison, Charles lu montra une sorte de déférence. Il eut pour son frère ce sentiment chaleureux que l’on éprouve seulement pour un être imparfait ; la haine n’a plus de raison d’être Adam en profita. Il essaya de séduire Charles.
« Te rends-tu compte que nous avons assez d’argent pour faire tout ce que nous voulons ?
– Et que voulons-nous ?
– Nous pourrions aller en Europe, visiter Paris.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Quoi ?
– J’ai cru entendre quelqu’un sur le perron.
– Ça doit être un chat.
– Sans doute. Il va falloir en tuer quelques-uns.
– Nous pourrions aller en Egypte, voir le Sphinx.
– Nous pourrions aussi rester ici et utiliser l’argent comme il faut. Et nous pourrions surtout nous mettre au travail et ne pas perdre la journée. Ah ! Les salauds de chats ! »
Charles bondit à la porte, l’ouvrit toute grande, et hurla :
« Foutez le camp ! »
Puis, il resta silencieux et Adam vit qu’il regardait quelque chose sur l’escalier. Il s’approcha de lui.
Un paquet sale de haillons et de boue tentait de ramper jusqu’en haut des marches. Une main maigre s’y agrippait. L’autre pendait lamentablement. La forme avait un visage tuméfié où perçait un regard à travers des paupières enflées et bleuies. Les lèvres étaient fendues, le front était ouvert et le sang coulait dans les cheveux collés.
Adam descendit l’escalier et s’agenouilla à côté du corps.
« Aide-moi, dit-il. On va la porter à l’intérieur. Attention à son bras. Il a l’air cassé. »
Elle s’évanouit lorsqu’ils la transportèrent. « Mettons-la dans mon lit, dit Adam. Tu ferais bien d’aller chercher le médecin.
Tu ne crois pas que l’on ferait mieux de la conduire chez lui ?
La transporter ? Tu es fou.
– Pas autant que toi. Réfléchis une minute.
Mais, bon Dieu, réfléchir à quoi ?
Deux hommes seuls avec ça dans leur maison ! » Adam était scandalisé. « Tu ne penses pas ce que tu dis ?
– Je le pense. Il vaudrait mieux l’emmener. Tout le pays le saura dans deux heures. Qu’est-ce qu’elle est ? Comment est-elle ici ? Que lui est-il arrivé ? Adam, tu prends un risque terrible. » Adam dit froidement :
« Si tu vas pas immédiatement, j’y vais et je te laisse avec elle.
– Je crois que tu fais une erreur. J’y vais, mais nous le paierons cher.
– Je paierai, dit Adam. Va. »
Après que Charles fut parti, Adam alla dans la cuisine et versa dans une cuvette l’eau chaude de la bouilloire. Puis il retourna dans la chambre, y prit un mouchoir, le trempa dans l’eau et nettoya la croûte de sang séché et de boue qui maculait le visage de la jeune femme. Elle revint à elle et ses veux bleus le regardèrent. Il se rappela soudain – c’était cette pièce, ce lit. Sa belle-mère était debout au-dessus de lui, une serviette humide à la main, et l’eau en pénétrant dans les plaies éveillait un fourmillement. Alors elle avait répété plusieurs fois la même chose. Il entendit mais ne put se rappeler le sens des mots.
« Tout va bien, dit-il à la jeune femme. Le médecin va arriver. »
Elle bougea les lèvres.
« N’essayez pas de parler. Ne dites rien. »
Tout en nettoyant doucement les plaies, une immense chaleur l’envahissait.
« Vous pouvez rester ici longtemps, aussi longtemps que vous voudrez. Je m’occuperai de vous. »
Il tordit son mouchoir, épongea le cuir chevelu et décolla les cheveux appliqués sur les lésions.
Il s’entendait parler tout en travaillant, comme un spectateur étranger.
« Là. Cela fait mal ? Les pauvres yeux ! Je vous mettrai de la camomille. Tout ira bien. La coupure au front est profonde. Je crains que vous n’ayez une cicatrice. Pouvez-vous me dire votre nom ? Non. Inutile. Nous avons tout le temps. Tout le temps. Vous entendez ? C’est la voiture du médecin. N’est-ce pas qu’il a fait vite ? (Il se dirigea vers la porte de la cuisine) : Ici, docteur, elle est ici. »
Elle était très touchée. Si la radiographie avait existé, le docteur aurait sans doute découvert bien autre chose, mais ce qu’il trouva était suffisant. Elle avait le bras gauche, trois côtes, la mâchoire et le crâne fracturés. Trois dents du maxillaire inférieur gauche étaient cassées. Le cuir chevelu était déchiré et la peau du front fendue jusqu’à l’os. C’était tout ce que le médecin pouvait déceler. Il mit le bras entre des attelles, banda le thorax et sutura la plaie du front. Il couda une pipette sur la flamme d’une lampe à alcool et l’introduisit dans la bouche, à l’endroit où manquaient les dents pour que la blessée puisse boire et absorber une nourriture liquide sans bouger sa mâchoire cassée. Il lui fit une bonne piqûre de morphine, posa un flacon de pilules opiacées sur la table de chevet, se lava les mains et remit sa veste. Sa patiente dormait déjà.
Dans la cuisine, il s’assit à la table et but le café chaud que Charles lui offrait.
« Que lui est-il arrivé ? » demanda-t-il.
Charles répondit brutalement :
« Comment le saurions-nous ? Nous l’avons trouvée devant notre porte. Si vous voulez voir, allez jeter un coup d’œil sur les traces qu’elle a laissées en se traînant jusqu’ici.
– Savez-vous qui elle est ?
– -Seigneur ! Non.
– Vous qui allez à l’auberge, fait-elle partie de ces dames ?
– Je n’y suis pas allé récemment. Et, de toute façon, dans l’état où elle est… »
Le médecin se tourna vers Adam.
« L’aviez-vous déjà vue ? »
Adam secoua lentement la tête. Charles demanda sèchement :
« Où voulez-vous en venir ?
– Je vais vous le dire, puisque cela vous intéresse. Cette jeune femme n’est pas passée sous une batteuse, bien qu’elle en ait l’air. C’est l’œuvre d’un homme qui ne la portait pas dans son cœur. Si vous voulez la vérité, quelqu’un a essayé de la tuer.
– Interrogez-la, dit Charles.
– Elle ne pourra pas parler avant longtemps. Et puis. Dieu sait si elle se rappellera quelque chose, avec cette fracture du crâne. Voilà où je veux en venir : dois-je prévenir le shérif ?
– Non. »
La réponse d’Adam fut si violente que les deux hommes se tournèrent vers lui.
« Laissez-la tranquille. Qu’elle se repose.
Qui prendra soin d’elle ?
Moi, dit Adam.
– Ecoute… commença Charles.
– Ne te mêle pas de ça.
– Je suis ici chez moi. Autant que toi.
– Veux-tu que je m’en aille ?
– Je ne voulais pas dire ça.
– -Si elle part, je pars avec elle.
– Calmez-vous, dit le médecin. Inutile de vous mettre dans cet état.
Même un chien blessé, je ne le jetterais pas à la rue.
– Mais vous n’en feriez pas une affaire d’Etat. Essayez-vous de cacher quelque chose ? Êtes-vous sorti hier soir ?
– Il a passé la nuit ici, dit Charles. Il ronfle comme une locomotive.
Pourquoi ne pas la laisser en paix ? dit Adam. Laisse-la se rétablir. »
Le médecin se leva, se frotta les mains’
« Adam, dit-il, votre père était un de mes plus vieux amis. Je vous connais et je connais votre famille. Vous n’êtes pas bête. Mais vous semblez ne pas comprendre certaines choses. Il faut vous parler comme à un bébé. Cette jeune femme a été violentée. Et le coupable a essayé de la tuer. Si je n’en parle pas au shérif, j’enfreins la loi. J’admets qu’il m’est arrivé de la tourner, mais cette fois je tiens à m’y conformer.
– Alors, avertissez-le. Mais qu’il ne vienne pas l’ennuyer avant qu’elle soit rétablie.
– Je n’ai pas l’habitude de laisser maltraiter mes clients, répondit le médecin. Vous êtes décidé à la garder ici ?
– Oui.
– À votre guise. Je reviendrai demain. Elle va dormir. Donnez-lui de l’eau et du potage chaud par le tube, si elle en demande. »
Il sortit. Charles se tourna vers son frère.
« Pour l’amour du Ciel, Adam, qu’est-ce qu’il te prend ?
– Laisse-moi tranquille.
– Qu’est-ce que tu as ?
– Laisse-moi tranquille. Tu entends ? Je te demande de me laisser tranquille.
– Seigneur ! » Dit Charles.
Et il cracha sur le sol.
Puis il alla au travail, en proie à un étrange malaise.
Adam était content qu’il s’en allât. Il s’affaira dans la cuisine, fit la vaisselle, et nettoya le plancher. Quand tout fut en ordre, il alla dans la chambre et tira une chaise près du lit. La jeune femme, sous l’influence de la morphine, ronflait bruyamment. L’enflure de son visage avait diminué, mais le tour des yeux était toujours noir. Adam s’assit auprès d’elle, immobile, et la regarda. Son bras cassé était replié sur son estomac, mais son bras droit reposait sur la couverture, les doigts légèrement repliés. C’était une main d’enfant, presque de bébé. Adam toucha le poignet fiévreux et les doigts tressaillirent. Alors, avec mille précautions, comme s’il avait peur d’être surpris, il toucha le bout des doigts. Ils étaient roses et doux, mais le dos de la main avait des transparences de nacre. Adam eut un petit rire affectueux. Elle s’arrêta de respirer et il se tint sur ses gardes. Puis elle avala sa salive et le ronflement rythmé reprit. Adam souleva doucement la main et la couvrit. Puis il sortit de la pièce sur la pointe des pieds.
Pendant de nombreux jours, Cathy reposa dans un souterrain d’opium. Une carapace de plomb l’enveloppait et elle bougeait très peu à cause de la douleur. Mais elle percevait le mouvement autour d’elle. Graduellement, sa tête et son regard s’éclaircirent. Il y avait deux jeunes hommes dans la maison : l’un entrait rarement dans sa chambre ; l’autre très souvent. Un autre homme venait aussi ; c’était le médecin. Quant au quatrième, grand et maigre, il l’intéressait plus que tous les autres, car il lui faisait peur. Une peur née pendant son long sommeil artificiel.
Très lentement, elle se rappela les jours précédents et replaça les événements dans leur ordre. Elle revit Mr. Edwards. Elle revit la folie meurtrière déformer son visage placide. Elle n’avait jamais eu aussi peur de sa vie, mais désormais elle connaissait la peur. Et son esprit tournait en rond comme un rat qui cherche un trou pour fuir. Mr. Edwards savait tout sur l’incendie. Quelqu’un d’autre savait-il ? Comment l’avait-il appris ? Lorsqu’elle se posait ces questions, une terreur à en vomir l’emplissait.
D’après ce qu’elle entendait, elle apprit que le grand maigre était le shérif, qu’il voulait l’interroger et que le jeune homme qui s’appelait Adam s’y opposait. Peut-être le shérif était-il au courant de l’incendie ?
C’est en entendant une conversation à haute voix qu’elle définit sa ligne de conduite. Le shérif disait :
« Elle a bien un nom. Quelqu’un doit la connaître ?
– Comment pourrait-elle répondre ? Elle a la mâchoire cassée. »
C’était la voix d’Adam.
« Si elle est droitière, elle pourrait écrire. Vous comprenez, Adam, si quelqu’un a essayé de la tuer, il vaut mieux que je l’arrête pendant qu’il est encore temps. Donnez-moi un crayon. Je vais lui parler.
– Vous avez entendu le médecin ? Elle a une fracture du crâne, dit Adam. Peut-être ne se rappellera-t-elle plus.
– Donnez-moi du papier et un crayon, et nous verrons.
– Je ne veux pas que vous l’ennuyiez.
– Ce que vous voulez ne m’intéresse pas. Donnez-moi du papier et un crayon. »
Puis la voix de l’autre homme dit : « Qu’est-ce qu’il te prend ? À t’entendre, on dirait que c’est toi le coupable. Donne-lui un crayon. »
Lorsque les trois hommes entrèrent dans la pièce sans faire de bruit, Cathy avait les yeux fermés. « Elle dort », murmura Adam. Elle ouvrit les yeux et les regarda. Le grand maigre s’approcha du lit. « Je ne veux pas vous déranger, mademoiselle. Je suis le shérif. Je sais que vous ne pouvez pas parler, mais pouvez-vous écrire ? »
Elle essaya d’acquiescer et grimaça de douleur. Elle ferma rapidement les paupières en signe d’assentiment. « Bonne petite, dit le shérif. Vous voyez, elle accepte. » Il posa le bloc de papier sur le lit et plaça les doigts de la malade autour du crayon.
« Nous y voilà. Bon. Quel est votre nom ? » Les trois hommes observaient son visage. Sa bouche se pinça et ses paupières se plissèrent. Elle ferma les yeux et le crayon se mit en marche. « Je ne sais pas », s’inscrivit en grosses lettres malhabiles sur le papier.
« Voici une nouvelle feuille. Que vous rappelez-vous ? » « Tout noir. Peux pas penser », écrivit le crayon en couvrant toute la feuille.
« Ne vous rappelez-vous pas qui vous êtes ? D’où vous venez ? Réfléchissez. »
Elle sembla être en proie à un violent conflit intérieur, puis son visage exprima un renoncement tragique. « Non. Tout mélangé. Aidez-moi. »
« Pauvre gosse, dit le shérif. Merci d’avoir essayé. Quand vous irez mieux, nous essaierons à nouveau. Non. Inutile d’en écrire davantage. »
Le crayon écrivit : « Merci », et tomba de ses doigts. Elle avait conquis le shérif. Il se rangeait aux côtés d’Adam. Seul Charles demeurait contre elle. Lorsque les deux frères étaient dans sa chambre et qu’ensemble, ils la soulevaient pour l’asseoir sur le bassin, elle observait le visage morose de Charles. Il y avait en lui quelque chose qu’elle reconnaissait, qui la mettait mal à l’aise. Très souvent, Charles touchait sa cicatrice, la frottait en suivant le bourrelet du bout des doigts. Une fois, il surprit Cathy qui l’observait. Il eut un regard coupable vers ses doigts. Puis, il dit brutalement :
« Ne vous en faites pas. Vous en aurez une aussi. Et peut-être plus jolie encore. »
Elle lui sourit. Il détourna les yeux. Lorsqu’Adam entra avec le potage, Charles dit : « Je vais en ville. Je vais boire. »
Adam ne se rappelait pas avoir jamais été aussi heureux. Cela ne le gênait pas d’ignorer le nom de la jeune blessée. Elle disait s’appeler Cathy et cela lui suffisait. Il faisait la cuisine pour Cathy, employant des recettes de sa mère ou de sa belle-mère.
Cathy avait une grande vitalité. Elle recouvra ses forces rapidement. L’enflure de ses joues disparut et le charme de la convalescence embellit son visage. Bientôt, elle put s’asseoir, ouvrir et fermer la bouche avec précaution et manger des aliments qui ne demandaient pas un trop grand travail de mastication. Son front était toujours bandé mais le reste de son visage avait peu souffert, mise à part la cavité dans la joue, où les dents manquaient.
Elle était désemparée et ne trouvait pas d’issue à sa situation. Même lorsque cela lui fut possible, elle parla peu.
Un après-midi, elle entendit bouger dans la cuisine. Elle appela :
« Est-ce vous, Adam ? » La voix de Charles répondit : « Non, c’est moi.
– Voudriez-vous venir une minute, s’il vous plaît ? » Debout, dans l’encadrement de la porte, il la regarda d’un air sombre.
« Vous n’entrez pas souvent, dit-elle.
– C’est vrai.
– Vous ne m’aimez pas.
– C’est vrai aussi.
– Pouvez-vous me dire pourquoi ? » La réponse vint difficilement. « Je n’ai pas confiance en vous.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas. Je ne crois pas que vous ayez perdu la mémoire.
– Pourquoi mentirais-je ?
– Je ne sais pas. Et c’est pour cela que je n’ai pas confiance en vous. Il y a quelque chose… que je reconnais presque.
– Vous ne m’avez jamais vue de votre vie.
– Peut-être. Mais il y a quelque chose qui m’ennuie… je ne sais pas quoi. Et comment savez-vous que je ne vous ai jamais vue ? »
Elle resta silencieuse. Et il fit un mouvement pour sortir.
« Restez, dit-elle. Qu’avez-vous l’intention de faire ?
– À quel sujet ?
– À mon sujet. »
Il la regarda avec intérêt.
« Vous voulez la vérité ?
– Que voudrais-je d’autre ?
– Je ne sais pas. Mais je vais vous la dire. Je vais vous flanquer dehors aussitôt que je le pourrai. Mon frère est devenu idiot, mais je lui ferai encaisser mon point de vue, même si je dois l’assommer.
– Vous feriez ça ? Il est fort.
– Je le ferai.
– Où est Adam ?
– Il est allé en ville vous acheter vos cochonneries de médicaments.
– Vous êtes méchant.
– Vous savez ce que je pense ? Je ne crois pas être moitié aussi méchant que vous sous votre jolie peau. Je crois que vous êtes un démon. »
Elle rit doucement.
« Alors nous sommes deux, dit-elle. Charles, combien me donnez-vous ?
– Pour quoi faire ?
– Quand me jetterez-vous dehors ? Dites-moi franchement.
– Très bien. Dans une semaine. Dix jours au plus. Dès que vous pourrez marcher.
» – Et si je refuse de partir ? »
Une lueur de bataille s’alluma dans ses yeux. Il avait l’air presque heureux à l’idée d’un combat.
« Ecoutez ce que je vais vous dire. Quand vous étiez bourrée de drogues, vous avez parlé. Comme dans un rêve.
– Je ne vous crois pas. »
Il rit, car il avait vu la petite bouche se pincer rapidement.
« Ne me croyez pas. Si vous débarrassez le plancher, je garde ça pour moi. Sinon, le shérif l’apprendra.
– Je ne vois pas ce que j’ai pu dire de mal.
– Je ne discuterai pas avec vous. J’ai du travail. Vous m’avez demandé, je vous ai répondu. »
Il sortit. Derrière le poulailler, il rit et se tapa sur les cuisses.
« Je la croyais plus forte. »
Il ne s’était pas senti aussi léger depuis longtemps.
Elle avait peur de Charles. Il était de la même race qu’elle. C’était la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un jouant le même jeu qu’elle. Cathy pouvait suivre les pensées de Charles et cela ne la rassurait pas. Elle savait qu’il ne tomberait pas dans ses pièges. Or elle avait besoin d’être protégée et de reprendre des forces. Elle n’avait plus d’argent. Il lui fallait un abri pour un long moment. Elle était fatiguée et malade, mais déjà elle envisageait l’avenir.
Adam revint de la ville avec une potion. Il en versa dans une cuiller.
« C’est très mauvais, dit-il, mais cela vous fera du bien. »
Elle avala sans protester et ne fit même pas de grimace.
« Vous êtes bon avec moi, dit-elle. Pourquoi ? Je ne vous ai apporté que des ennuis.
– Non. Vous ensoleillez toute la maison. Vous ne vous plaignez jamais malgré ce que vous endurez.
– Vous êtes si bon, si gentil.
– Parce que j’en ai envie.
– Avez-vous à sortir ? Ne pouvez-vous rester et causer avec moi ?
– Bien sûr, je peux. Il n’y a rien qui soit plus important pour moi.
– Approchez une chaise, Adam, et asseyez-vous. »
Lorsqu’il fut assis, elle lui tendit sa main droite qu’il emprisonna entre les siennes.
« Si bon, si gentil, répéta-t-elle. Adam, vous savez tenir une promesse, n’est-ce pas ?
– J’essaie. Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Je suis seule et j’ai peur, gémit-elle. J’ai peur.
– Puis-je vous aider ?
– Personne ne peut m’aider.
– Je puis toujours essayer. Dites-moi ce qui vous fait peur ?
– Voilà le pire. Je ne peux même pas vous le dire.
– Pourquoi ? Si c’est un secret, je ne le répéterai pas.
– Ce secret ne m’appartient pas. (Ses doigts serrèrent la main d’Adam.) Je n’ai jamais perdu la mémoire.
– Mais alors pourquoi avez-vous… ?
– C’est ce que j’essaie de vous expliquer. Avez-vous aimé votre père, Adam ?
– Je le respectais plus que je ne l’aimais.
– Ne feriez-vous pas tout ce qui est en votre pouvoir pour sauver quelqu’un que vous respectez ?
– Evidemment. Je crois.
– Eh bien, c’est mon cas.
– Mais comment avez-vous été blessée ?
– C’est une partie du secret. C’est pourquoi je ne puis le dire.
– Etait-ce votre père ?
– Non. Mais tout se tient.
– Vous voulez dire que, si vous dénoncez celui qui vous a blessée, votre père en souffrira ? »
Elle soupira. Il allait bâtir une histoire tout seul.
« Adam, me ferez-vous confiance, même si je ne vous dis rien ?
– Evidemment.
– C’est une chose horrible à demander.
– Non, si vous protégez votre père.
– Le secret ne m’appartient pas. Sinon je vous l’aurais déjà confié.
– Je comprends. J’aurais agi de même.
– Oh ! Vous êtes si compréhensif. »
Ses yeux se gonflèrent de larmes. Il se pencha vers elle et elle l’embrassa sur la joue.
« Ne vous inquiétez pas. Je vous défendrai. »
Elle se laissa tomber sur l’oreiller.
« Vous ne pourrez pas.
– Et pourquoi ?
– Votre frère ne m’aime pas. Il veut me chasser d’ici.
– Vous l’a-t-il dit ?
– Oh ! Non. Mais je le sens. Il n’est pas aussi compréhensif que vous.
– Il a bon cœur.
– Je le sais. Mais il n’a pas votre gentillesse. Et si je dois m’en aller, le shérif me posera des questions et je serai à sa merci. »
Adam regarda droit devant lui.
« Mon frère ne peut pas vous forcer à partir. Je possède la moitié de cette ferme. Et j’ai de l’argent à moi.
– S’il le veut, je m’en irai. Je ne veux pas gâcher votre vie. »
Adam se leva et sortit rapidement de la pièce. Il alla jusqu’à la porte de derrière et s’emplit les yeux du spectacle qu’offrait l’après-midi. Loin dans le champ, son frère soulevait des pierres et les empilait sur le mur. Adam regarda le ciel. De l’est venait un banc de nuages fusiformes. Il aspira profondément et ressentit une sorte de fourmillement dans sa poitrine. Ses tympans craquèrent comme après un bâillement trop fort et il entendit le pépiement des poussins et le vent d’est qui soufflait au ras du sol. Il entendit les sabots d’un cheval marteler la route et les coups de marteau d’un voisin qui réparait sa grange. Et tous ces bruits se mêlaient pour former une mélodie. Adam eut l’impression de voir pour la première fois. Les barrières, les murs, les bâtiments se dressaient dans l’après-midi orange et ils participaient à la symphonie joyeuse. Tout semblait changé. Un groupe d’hirondelles s’abattit dans la poussière, chercha sa nourriture et reprit son vol comme une écharpe grise tordue dans la lumière. Adam reporta son regard sur son frère. Il avait perdu la notion du temps et il ne savait plus depuis quand il était debout à la porte.
C’était la même minute. Charles luttait toujours avec la même grosse pierre et Adam n’avait pas encore expiré la grande bouffée d’air qu’il avait avalée quand le temps s’était arrêté.
Soudain, il comprit que la joie et la peine sortent du même creuset. Le courage et la peur aussi ne sont qu’une même chose. Il s’aperçut qu’il s’était mis à chantonner. Il fit demi-tour, retraversa la cuisine et s’arrêta à la porte, regardant Cathy. Elle lui sourit faiblement et il pensa : « Quelle enfant. Quelle enfant sans défense. » Et une grande vague d’amour le submergea.
« Voulez-vous m’épouser ? » demanda-t-il.
Le visage de Cathy se crispa et sa main se ferma convulsivement.
« Je ne vous demande pas de me répondre tout de suite, ajouta Adam. Il faut que vous y pensiez. Si vous m’épousez, je pourrai vous protéger. Personne ne vous fera plus de mal. »
Cathy s’était reprise immédiatement.
« Venez, Adam. Asseyez-vous. Donnez-moi votre main. Comme c’est bon. »
Elle lui prit la main et l’éleva à hauteur de sa joue.
« Cher, dit-elle d’une voix cassée, cher Adam, vous avez eu confiance en moi. Puis-je vous demander encore autre chose ? Ne dites pas à votre frère ce que vous m’avez proposé.
– De vous épouser ? Et pourquoi ?
– Je veux y penser cette nuit. Et peut-être plus longtemps. Voulez-vous me laisser le temps ? (Elle porta la main à son front.) Je ne suis pas sûre de mes pensées. Et je veux en être sûre.
– Croyez-vous pouvoir m’épouser ?
– Je vous en prie, Adam, laissez-moi seule pour penser. Je vous en prie. »
Il sourit et dit nerveusement :
« Ne soyez pas trop longue. Je suis comme un chat qui est monté trop haut dans un arbre et qui ne sait plus comment redescendre.
– Laissez-moi réfléchir… Adam, vous êtes gentil. »
Il sortit et se dirigea vers son frère qui empilait des pierres.
Dès qu’il fut parti, Cathy se leva, et se dirigea d’un pas mal assuré vers la glace. Elle se pencha en avant et examina son visage. Le bandage entourait toujours son front. Elle le souleva pour voir l’horrible marque rouge. Non seulement elle était décidée à épouser Adam, mais elle y avait pensé bien avant lui. Elle avait peur. Elle avait besoin d’argent, besoin d’être protégée. Adam pouvait y pourvoir. Elle le mettrait à sa merci, elle le savait. Le mariage n’était pas son but, mais, en attendant, ce serait un refuge. Une seule chose l’ennuyait : Adam était poussé vers elle par un sentiment qu’elle ne comprenait pas. Elle n’avait jamais ressenti quoi que ce fût qui y ressemblât, pour personne. Mr. Edwards lui avait vraiment fait peur. C’était l’unique fois de sa vie où les événements avaient dicté leur loi. Elle décida que cela ne se reproduirait plus jamais. Elle sourit en pensant à ce que Charles dirait. Elle se sentait attirée par Charles. Cela ne la gênait pas qu’il la soupçonnât.
Charles se releva à l’approche d’Adam. Il mit ses paumes sur ses reins et frotta ses muscles fatigués.
« Mon Dieu ! Il y en a des pierres !
– Un copain dans l’armée m’a dit qu’il y avait des vallées en Californie – des milles et des milles – où on ne trouve pas une pierre, pas la plus petite pierre.
– Quand ce n’est pas les pierres, c’est autre chose, dit Charles. Où qu’on aille il y a toujours des ennuis. Dans l’Ouest, ce sera les sauterelles. Autre part, les tornades. Qu’est-ce que c’est que quelques pierres à côté !
– Tu as raison. Je venais te donner un coup de main.
– Merci à toi. Je croyais que tu allais passer le reste de ta vie à tripoter les mains de ta pensionnaire. Combien de temps va-t-elle encore rester ? »
Adam était sur le point de lui parler de sa proposition, mais le ton de voix de Charles le fit changer d’idée.
« Tu sais, dit Charles, Alex Platt est venu me voir, il y a quelque temps. Tu sais ce qu’il lui est arrivé ? Il a trouvé une fortune.
– Comment ça ?
– Tu connais l’endroit où sa terre est bordée de cèdres le long de la route communale ?
– Je connais. Et alors ?
– Alex, en chassant les lapins, est passé entre les arbres et son mur de pierre. Il a trouvé une valise avec des vêtements d’homme, bien pliés. Mais tout était trempé de pluie. Ça devait être là depuis un moment. Il y avait aussi une cassette en bois avec une serrure. Et, quand il l’a forcée, il a trouvé quatre mille dollars dedans. Et il a trouvé un sac de dame aussi. Il n’y avait rien dedans.
– Pas de nom, ni de papiers ?
– C’est justement ce qu’il y a de bizarre. Pas de nom sur les costumes. Pas de marque sur le linge. Comme si le type ne voulait pas être retrouvé.
– Est-ce qu’Alex va les garder ?
– Il a porté le tout au shérif qui va faire passer une annonce et, si personne ne répond, Alex pourra les garder.
– On le réclamera sûrement.
– Je pense bien. Je ne l’ai pas dit à Alex. Il a l’air si content. C’est drôle qu’il n’y ait pas eu de marques. Et elles n’ont pas été coupées. Il n’y en a jamais eu.
– -Ça fait beaucoup d’argent, dit Adam, Quelqu’un le réclamera sûrement.
– Alex est resté un moment avec moi. Tu sais, sa femme voit du monde. »
Charles prit un temps, puis se décida :
« Il faut que nous parlions. Tout le pays fait des ragots.
– À quel sujet ?
Mais elle, bon Dieu ! Deux hommes seuls ne peuvent pas vivre avec une fille chez eux. Alex m’a dit que les femmes discutent ferme. Ça ne peut pas continuer. Nous, nous habitons ici. Nous avons notre réputation.
– Tu veux que je la jette dehors avant qu’elle soit rétablie ?
– Je veux que tu te débarrasses d’elle. Je ne l’aime pas.
– Depuis le premier jour, je le sais.
– Je n’ai pas confiance en elle. Il y a quelque chose, je ne sais pas ce que c’est, mais ça me déplaît. Quand t’en débarrasses-tu ?
– Je vais te dire. (Adam parla lentement.) Donne-moi encore une semaine et je prendrai une décision.
– Promis ?
– Promis.
– J’aime mieux ça. Je le dirai à la femme d’Alex. Tout le pays le saura demain. Seigneur Jésus, je serai content quand on se retrouvera tous les deux seuls. La mémoire ne lui est pas revenue ?
– Non », dit Adam.
Cinq jours plus tard, alors que Charles était parti acheter de la nourriture pour les bêtes, Adam arrêta le boghei devant les marches de la cuisine. Il aida Cathy à monter, lui enroula les jambes dans une couverture et lui couvrit les épaules. Il alla jusqu’à la ville et épousa Cathy devant le juge de paix.
Charles était à la maison quand ils rentrèrent. Il leur jeta un regard amer quand ils pénétrèrent dans la cuisine.
« Je croyais que tu l’avais emmenée pour la conduire au train.
Nous venons de nous marier ». dit simplement Adam.
Cathy sourit à Charles.
« Pourquoi avez-vous fait une chose pareille ?
– On n’a plus le droit de se marier ? »
Cathy se dirigea vers sa chambre et referma la porte sur elle. Charles laissa exploser sa colère.
« Elle ne vaut rien, je te dis. C’est une putain.
– Charles !
– Je te dis que c’est une putain. Elle est fausse comme un jeton. Putain ! Traînée !
– Charles, tais-toi. Tu vas te taire immédiatement. Je te défends de dire un mot sur ma femme.
Elle te sera aussi fidèle qu’une chatte en chaleur. »
Adam articula lentement :
« Je crois que tu es jaloux, Charles. C’est toi qui voulais l’épouser.
– Espèce d’imbécile. Moi jaloux ! Je ne vivrai pas sous le même toit qu’elle. »
Adam répondit d’un ton égal :
« Je ne te le demande pas. Je pars. Je te vends ma part si tu veux. La ferme est à toi. Tu peux réaliser ton plus cher désir. Tu peux rester ici et y pourrir. »
Charles baissa la voix :
« Débarrasse-toi d’elle, je t’en prie. Adam. Jette-la dehors. Elle te mettra en pièces. Elle te détruira, Adam. Elle te détruira.
– Comment sais-tu tant de choses sur elle ? »
Le regard de Charles était trouble.
« Je ne sais rien », dit-il.
Et il referma la bouche.
Adam ne demanda pas à Cathy si elle voulait prendre son repas dans la cuisine. Il apporta deux assiettes dans la chambre et s’assit à côté d’elle.
« Nous allons partir, dit-il.
– C’est à moi de partir. Je t’en prie, laisse-moi partir. Je ne veux pas que tu te brouilles avec ton frère à cause de moi. Pourquoi me déteste-t-il ?
– Je crois qu’il est jaloux. »
Elle plissa les yeux.
« Jaloux ?
– C’est ce que je pense en tout cas. Mais ne t’inquiète pas. Nous partons. Nous allons en Californie. »
Elle répondit calmement :
« Je ne veux pas aller en Californie.
– Voyons. C’est joli là-bas. Il y a toujours du soleil.
– Je ne veux pas aller en Californie.
– Tu es ma femme, dit-il doucement. Tu viendras avec moi. »
Elle resta silencieuse et ne reparla plus du départ.
Ils entendirent Charles claquer la porte et Adam dit :
« Ça lui fera du bien. Il va aller s’enivrer un peu et après, il se sentira mieux.
Cathy baissa modestement les yeux et regarda ses doigts.’
« Adam, je ne pourrai être réellement ta femme que lorsque j’irai mieux.
– Je sais, dit-il. Je comprends. J’attendrai.
– Mais il faut que tu restes avec moi. J’ai peur de Charles. Il me hait tellement…
– -Je vais apporter mon lit ici. Tu pourras m’appeler si tu as peur. Tu pourras tendre ta main et me la donner.
– Tu es si bon, dit-elle. J’aimerais boire une tasse de thé.
– Bonne idée. Moi aussi. »
Il revint bientôt avec les tasses fumantes et retourna dans la cuisine chercher le sucrier. Il s’assit dans un fauteuil près du lit.
« Il est fort. N’est-ce pas trop fort pour toi ?
– Je l’aime comme cela. »
Il finit sa tasse.
« Tu ne trouves pas qu’il a un drôle de goût ? »
Elle porta la main à sa bouche.
« Donne que je goûte ! (Elle but le fond de la tasse.) Adam, s’écria-t-elle, tu t’es trompé de tasse ! C’était la mienne, avec mon médicament. »
Il s’humecta les lèvres.
« Ça ne peut pas me faire de mal. »
Elle rit doucement.
« Non. Mais j’espère que je n’aurai pas besoin de toi cette nuit.
– Pourquoi ?
– Tu as bu mon somnifère. Tu aurais du mal à te réveiller. »
Adam tomba dans un sommeil lourd d’opium contre lequel il essayait de lutter.
« Le docteur t’a-t-il dit de prendre une dose aussi forte ? demanda-t-il, la bouche pâteuse.
Tu n’as pas l’habitude », dit-elle.
Charles rentra à onze heures. Cathy entendit ses pas feutrés. Il entra dans sa chambre, se débarrassa de ses vêtements et se coucha. Il grogna, se retourna, cherchant une position confortable. Tout à coup, il ouvrit les yeux. Cathy était debout à son chevet.
« Que voulez-vous ?
– Qu’est-ce que vous croyez ? Poussez-vous un peu.
– Où est Adam ?
– Il a bu mon somnifère par erreur. Poussez-vous un peu. »
Il respira bruyamment.
« Je viens déjà de coucher avec une putain.
– Vous êtes un grand mariol. Poussez-vous un peu.
– Et votre bras cassé ?
– Je m’en charge. Chargez-vous du reste. »
Charles s’esclaffa :
« Pauvre cocu ! » dit-il.
Et il rejeta la couverture pour qu’elle entrât dans le lit.